Jay'la et l'Histicide
Chapitre 4 : Les Griffes de la Khajiite
2757 mots, Catégorie: G
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— Pardonne à la khajiite pour ses manières peu cavalières, Teramzu. Mais celle-ci avait une proposition à te faire et n’attendait pas de toi que tu la refuses.
Le lézard mastiqua sans lever les yeux la cuisse de guar basset froide qu’on lui avait offerte pour déjeuner. Le silence peu coopératif qu’il opposait à ses tout nouveaux compagnons de voyage en disait long sur ses sentiments à leur égard. Ce ne fut pas toujours le cas. Teramzuse montra d’abord frénétique lorsque Jay’la lui somma séance tenante de rassembler ses affaires. Les babines retroussées et les grondements d’Adherakii ne suffirent pas à lui rendre raison. Il comprenait qu’aucun mal ne lui était souhaité, que le senche menaçait dans le vent. Teramzu brailla, pleura, hurla mille malédictions dans sa langue natale. Ce ne fut que lorsque Jay’la menaça de réduire en poussière son maigre logis que le vieux savant sombra dans le mutisme apathique qui poursuivait ses ravisseurs jusqu’à présent.
— Madame, et s'il refuse de coopérer ?
Jay’la s’entourait de mercenaires dunmers et impériaux. Neuf sans compter Adherakii, vêtus de cuir de netch, de maille rouillée sous des lainages épais. A la ceinture de chacun d’eux pendait une lame courte dans son fourreau, mi-épée, mi-machette. Quelques-uns complétaient leur arsenal d’un heaume cabossé et d’un bouclier. Deux d'entre eux portaient des arcs dans leurs étuis, un troisième une petite arbalète. Des armes et armures usées par le temps mais d’excellente qualité, comme l’arc de l’un des impériaux forgé de métal daedrique. Nul doute qu’ils sauraient en faire usage le moment venu.
— A Cutlxecuh-Ta-Xolothl, il coopérera, ne vous inquiétez pas. Tout ce dont il avait besoin, c’était d’un coup de pouce pour passer la porte.
Teramzu releva la tête dès qu’il entendit la mention de ce nom. Il regarda d’un d’un air ahuri Jay’la, puis le mercenaire, comme s’il craignait d’avoir mal entendu. Il le connaissait. Il s’agissait d’une Xanmeer, une pyramide du temps des anciens argoniens. Le dernier endroit où il eut pensé être emmené. Un morceau de viande pendouillait encore au coin de ses lèvres. Il menaçait à chaque instant de tomber par terre. Teramzu n’y prêta nulle attention, il le laissa vaciller jusqu’à ce qu’il finisse à ses pieds : Jay’la s’en était allée. Elle fouillait dans sa pirogue un sac d’amandes, duquel elle tira une grosse poignée. Ses doigts graciles s’agitèrent pour les décortiquer. Les mercenaires mangeaient. Celui avec lequel elle venait d’échanger, un impérial trapu à la barbe mal entretenue s’était assis à côté de lui. Juste sur le même tronc. Teramzu ne décela aucune lueur amicale dans son regard mais pour le moment, éplucher une pomme à l’aide d’un petit canif d’argent mobilisait toute son attention.
L’homme-lézard n’avait que peu de temps duquel tirer parti. Il savait ce qu’il risquait si on le surprenait, mais le rythme de son cœur n’accéléra même pas d’un battement lorsque sa main se glissa discrètement derrière le tronc. A l’aveugle, il traça du bout d’une griffe dans la vase meuble la silhouette grossière d’une pyramide à degré. Teramzu renonça à écrire entièrement le toponyme : impossible sans regarder ni perdre un temps précieux. Les initiales suffiraient : “ CTX”. Et pour s’assurer que le message soit bien compris, il ajouta une flèche, comme invitation insistante à suivre la direction.
Comment s’appelait-elle, cette chercheuse dont il attendait la venue, jusqu’à ce que Jay’la et ses sbires ne fassent irruption chez lui ? Teramzu s’immergea un instant dans son palais mental. L’information ne se cachait pas bien loin, juste sur une étagère dans le vestibule. Toute neuve et prête à servir : Cuiwen. Le récit de son périple inattendu dans les entrailles de de la cité Arkngthunch-Sturdumz la rendit célèbre aux yeux du monde. La découverte sous les sables d’une île perdue du tombeau de l’empereur Hira lui apporta la reconnaissance des sommités académiques. Pour sa part, Teramzu ne souhaita réellement rencontrer l’exploratrice qu’après la lecture de ses recherches sur la disparition de peuples indigènes pendant la peste khahataine et le long périple qu’elle entreprit de part et d’autre du Marais-Noir pour en trouver les vestiges.
Cette mademoiselle Cuiwen incarnait la symétrie miroir de ce que Teramzu représentait. Elle vivait l’aventure au jour le jour, bravait à chaque instant dangers et mystères pour découvrir de fabuleuses reliques, foulait du pied des salles vierges depuis des ères. Au frisson de l’inconnu, lui préférait le cadre familier de son petit chez-lui, la routine tranquille de sa lecture et de ses écritures. Les aléas du monde extérieur, non merci : Teramzu les avait bien assez goûtés au cours de sa jeunesse, alors que la soif avide de savoir qui le rongeait ne connaissait aucune limite. Il préférait depuis une vie monotone, mais sans surprise. S’exiler ne suffisait visiblement pas à empêcher les ennuis de venir à lui …
Mais Cuiwen, mademoiselle Cuiwen… Le huitième soleil du mois de Hautzénith s’était levé ce matin. Si elle ne s’était perdue, n’avait renoncé, n’était en retard, elle se présenterait chez lui d’ici la fin de la semaine. Jay’la ignorait sa venue. Elle se serait sinon montrée plus prudente. S’il existait la moindre chance que l’aventurière se souciât de lui, qu’elle envoie une expédition à son secours, il fallait la saisir. Une bouteille jetée à la mer qui très certainement jamais n’atteindrait son destinataire. Mais à moins de courber l’échine et d’accepter son sort, il devait s’accrocher à ce fragile espoir et guetter l’occasion de marquer son passage à nouveau.
Lorsqu’ils furent rassasiés, la troupe rejeta les pirogues à l’eau. Ils en comptaient quatre, qui se suivaient à la queue-leu-leu. Teramzu naviguait au centre de la file. Il partageait son esquif avec l’impérial barbu amateur de pommes d’une part et un dunmer couvert de cloques d’autre part, auquel il manquait la moitié d’une oreille. Rongée dans le passé par une mouche carnivore, devina l’argonien. Les étrangers commettaient trop souvent l’erreur de s’assoupir lorsqu’elle bourdonnait autour d’eux et ne se réveillaient que trop tard, une paire de mandibules solidement ancrées dans la chair.
La pirogue de Jay’la, en deuxième position précédait la leur de quelques mètres. Contrairement aux autres, celle-ci ne portait pas de bagages : l’horrible senche qui jamais ne lâchait sa maîtresse occupait la majeure partie de l’espace disponible, allongé en son centre. La pirogue s’enfonçait plus que de raison sous son poids, mais Jay’la préférait la proximité de son garde du corps à toute autre mesure de sécurité. La khajiite pagayait à l’avant, en rythme avec le mercenaire dunmer assis à l’arrière.
Depuis toute petite, Jay’la aimait les robes et les tissus colorés. L’exil ne changea pas ses goûts et la fortune lui donna les moyens de les exprimer. Pour une expédition dans un marais puant, où il fallait dormir sous la pluie à même le sol fangeux, se frayer un chemin à la machette à travers des forêts de fougères, s’enfoncer jusqu’à mi-cuisse dans les couches successives de siècles de décomposition, il fallut bien laisser de côté sa précieuse garde robes de soieries aux teintes chaleureuses, si onctueuses au toucher, si suaves à l’odeur. Elle avait choisi la voie du pragmatisme, se vêtant d’un long imperméable de cuir et d’une chemise de lin ample et légère. Un foulard noué en cravate habillait son cou, des braies tout à la fois solides et flexibles et une paire de bottes montantes, ses jambes. Petite touche de coquetterie qu’elle se permettait, Jay’la portait un joli chapeau de paille bas de forme décoré de rubans et d’une rose de laurier. Des trous découpés dans le bord permettaient d’y faire passer ses oreilles sans avoir à les plier. L’or brillait aux doigts de la khajiite, surchargés de bagues en tout genre. Teramzu ne pensait pas qu’il ne s’agissait de simple vanité ; il la soupçonnait de transporter ainsi ses liquidités de voyage, sans s'embarrasser d'une lourde et encombrante bourse de monnaie. Les bijoux mettaient ses mains en valeur, d’une beauté toute particulière. Elles étaient longues et fines et se mouvaient avec grâce. Des griffes fuselées les prolongeaient, peintes de vernis iridescent.
Le dunmer qui les guidait tous depuis la pirogue de tête se nommait Salamandre. Son visage mince comme un couteau, sa voix rocailleuse et ses gestes nerveux n’inspiraient guère la sympathie. Il se dressait, debout sur la proue, tandis que pagayaient les deux impériaux qui l’accompagnaient. A l’aide d’une longue perche, il sondait parfois le fond trouble de la rivière pour en estimer la profondeur, chassait les obstacles flottant qui encombraient le passage. Jay’la veillait toujours à naviguer à portée de voix et se tenait informée du moindre souci rencontré. Tous ses mercenaires étaient des durs à cuire, des baroudeurs sans scrupule. Des individus qui aspiraient au danger comme une drogue et acceptaient sans sourciller l’or qu’on leur offrait pour tuer. Teramzu n'aimait pas ces gens mauvais. Mais celui-ci que les autres appelaient Salamandre lui inspirait une horreur glaciale sans qu’il ne sût pourquoi.
Il en comprit la raison au détour d’une conversation qu’il surprit entre lui et Jay’la ; l’argonien gardait les lèvres closes, mais ses oreilles grandes ouvertes. Deux jours s’étaient écoulés depuis qu’il avait appris leur destination. Il n’avait eu de cesse, à chacune de leurs pauses, de semer le même signe qu’il fit la première fois. Aucun signe d’éventuels secours ne s'était encore manifesté et plus le temps passait, moins Teramzu voyait de raison pour que mademoiselle Cuiwen, une parfaite inconnue, se souciât de son sort. Une part de lui heureusement ne désespérait pas et le motivait à persévérer sa discrète résistance.
Le voyage se poursuivait, plus monotone que jamais. La file de pirogues circulait au milieu d’un enchevêtrement de racines et de bois morts couverts de mousse grise, baignant dans l’eau stagnante. Les cris stridents de cisaillailes qui s’éparpillaient à leur passage résonnaient tout autour d’eux. Une pluie fine tombait sans discontinuer depuis le milieu de la nuit et le brouillard flottait au ras de l’eau. Ce n’était plus la région familière des marais que Teramzu avait l’habitude d’arpenter aux alentours de sa hutte. Il s’y sentait déboussolé, comme un adulte accompli qui reviendrait après de longues années dans les ruines de sa maison d’enfance.
— La khajiite a l’impression de tourner en rond, » confia Jay’la au guide ce jour-là. « Sommes nous encore loin de Cutlxecuh-Ta-Xolothl ? »
— Xolothl est tout proche. Et très loin en même temps. »
Salamandre explicita, sans même attendre de sentir dans son dos le regard de sa patronne perturbée par ce charabia :
« L’espace ne signifie pas grand-chose dans une région où tout est en mouvement perpétuel. Je vous conduis à Xolothl, n’ayez crainte. Mais n’espérez pas que je puisse vous dire où nous sommes précisément. »
— Alors comment savoir que nous sommes sur le bon chemin ?
— Quand je traquais pour les châtier les esclaves en fuite, j’ai appris à me repérer dans les marais où ils se croyaient chez eux en sécurité, bien loin des plantations de riz-de-sel de la maison Drès. Je les connais maintenant mieux que la plupart des lézards alors n’ayez crainte, vous arriverez à destination. »
Salamandre garda le silence le temps de se baisser pour faire passer sa pirogue sous un pont de racines sèches et blanches comme des os. Il reparla après l’avoir franchi :
« Il est inutile de se servir de cartes. Il faut visualiser les marais comme un tout et percevoir les mouvements subtils qui l'agitent, les cycles qui se répètent. Comme une toile d’araignée frémit lorsqu’un insecte s’y pose, chaque action entraîne une réaction qui se répercute à travers toute la région. L’assèchement d’une mare à Gidéon peut entraîner la migration d’une forêt près de Lilmoth. Écouter, voir, permet de ressentir, d'appréhender cette danse complexe et délicate, de rationaliser le chaos apparent dessiné par des vagues en perpétuelle évolution.
C’est facile pour les lézards. L’Hist les imprègne, il est le moteur du phénomène. Ils en sont à la fois objets, acteurs et spectateurs. Il faut être capable pour apprivoiser pleinement ce grand schéma des choses de penser comme un lézard, de s’imprégner de leur psyché. Sinon, le marais vous dévore. »
Alors voilà pourquoi Salamandre répugnait Teramzu : un chasseur d'esclaves. Un tueur à gages payé pour la vengeance. Un boucher, un exécuteur sans pitié. Son instinct ne l’avait pas trompé. A la peur qui lui nouait la gorge se mêla une colère sourde, la haine d’un être envers son oppresseur. Et le désespoir grandit en son cœur : Où qu’il fuie, où qu’il se cache, Salamandre le rattraperait. Il faudrait en tenir compte au moment d’une éventuelle évasion. Aussi amer que cela le rendait de l’admettre, les vantardises de Salamandre n’étaient pas vaines. Le dunmer comprenait la nature du Marais-Noir et les menait à travers lui aussi bien que n’importe quel indigène.
Par l’Hist, que mijotait donc Jay’la ? Qu’espérait-elle trouver à Cutlxecuh-Ta-Xolothl ? Termazu réfléchissait à la question depuis qu’il eut ouï le nom de l’antique pyramide. Les anciens argoniens de la civilisation Saxhleel alors au sommet de leur puissance l’avaient construite pour vénérer Sithis. Le marais l’avait engloutie, jusqu’à ce qu’elle ressurgisse aux yeux du monde voilà quelques années. Les aventuriers la fouillaient depuis en quête de trésors oubliés. Était-ce simplement ce que cherchait là Jay’la, l’or d’Argonie ? Teramzu en doutait sincèrement.
Mais Cutlxecuh-Ta-Xolothl avait sombré dans l’oubli des centaines d’années avant la mort de Folanius Folfoliol, auquel Jay’la semblait vouer une curiosité toute particulière. Teramzu eut beau fouiller de fond en comble le palais de sa mémoire, aucun lien à sa connaissance ne liait les deux événements.
Aussi sûr qu’il s’était méfié de leur guide au premier regard, son instinct soupçonnait qu’un coup fourré se tramait. Pourquoi gaspiller son argent à engager quelqu’un comme Salamandre, lorsque quelques piécettes jetées au premier argonien rencontré pouvait vous conduire n’importe où dans la province ? Pourquoi une expédition au cœur des marais ne comptait aucun indigène dans ses rangs ?
Teramzu commençait à apercevoir à l'œuvre au-dessus de sa tête la patte griffue de la politique. Celle-là même qu’il exécrait, au point de s’éloigner à tout prix des villes, des universités où son odeur empestait l’air. Dans quel nid de vipère s’était-il fourré ? Et si elle tentait de le secourir, ignorante de ce qui l’attendait ; dans quel merdier avait-il entraîné la pauvre mademoiselle Cuiwen ?