Jay'la et l'Histicide
Jay’la n’appréciait guère se mettre en danger. Mais sans personne de confiance à disposition, il fallait parfois se jeter à l’eau et salir ses propres mains. En réalité, elle détestait plus encore l’humidité. Elle lui ébouriffait le poil et ruinait ses vêtements
Dans de telles circonstances, autant dire qu’une expédition au Marais-Noir dans laquelle elle s’engageait en personne ne lui procurait guère de sentiments spécialement agréables.
Le pauvre Teramzu subissait les frais de l'irritation de son inattendue invitée. Aussi courtoise et patiente qu’elle s’efforça de l’être, l’embarras dans lequel se plongeait l’argonien n’avait rien d’absurde : mais lorsque Jay’la, baronne du crime de Rimmen, se présentait à votre porte avec pour garde du corps un senche de deux mètres de long, il était en effet plus prudent de la lui ouvrir.
Teramzu ne ressemblait en rien à l’érudit qu’il était pourtant. Il vivait seul dans une cabane de boue isolée en bordure d’un village miteux et sans nom. Son logis ne comprenait qu’une minuscule pièce, sombre, humide, étouffée par l’âcre fumée de tourbe du feu dans l’âtre qu’un trou percé dans le toit peinait à évacuer. Une natte de jonc, quelques paniers et poteries, une table encombrée de parchemins et un unique tabouret formaient l’essentiel du mobilier. L’odeur des détritus qui se décomposaient dans une fosse, celle des anguilles qui séchaient au plafond, les relents infects du marais putride juste là dehors donnaient à Jay’la l’envie de vomir. Teramzu se tenait à moitié nu devant elle, vêtu seulement d’un linge brunâtre noué autour de ses maigres hanches écaillées.
— Ce n’est que pour ça que vous avez parcouru un tel chemin ?
— Rien que pour ça. Juste pour t’entendre parler à Jay’la de l’annexion de l’Argonie par Réman II, en l’an 2811 de l’Ere Première, c’est exact. Alors parle, s’il te plait.
Le visage reptilien de Teramzu fixa celui de Jay’la à la recherche d’un signe qui indiquait si ou non elle plaisantait. Il n’en trouva aucun. Elle affichait une expression aussi neutre que possible. Si Teramzu ressentait quant à lui peur ou surprise, il n’en laissait rien non plus paraître. Ceux de son peuple se montraient avares en émotions.
— C’est une chronique complète qu’il vous faut ? Ça risque de prendre un peu de temps, mais soit… Réman II était un souverain ambitieux, un pur produit de l’aristocratie colovienne de son temps. Il s’était d’ailleurs entouré dès son adolescence de divers seigneurs de guerre de Kvatch et de Skingrad, et n’a cessé d’accompagner son père l’empereur Kastav dans ses diverses expéditions militaires : la Crevasse en 2799, Fortdhiver en 2804…
Kastav mourut en 2806, après avoir passé l’intégralité de son règne à consolider l’empire fondé par Réman Cyrodiil, premier du nom. Réman II quant à lui, adopta une fois couronné une politique expansive plutôt que défensive. Il y a débat parmi les historiens quant à déterminer si cet état d’esprit résultait d’un opportunisme dicté par les événements où d’un choix stratégique mûrement réfléchi décidé à l’aval, du vivant même de son père. Le déchiffrement du Codex Sancretorum, découvert à l’occasion de fouilles heureuses dans la nécropole impériale, inclut des extraits de comptes rendus de rencontres diplomatiques avec les souverains du Val-Boisé qui sont autant de preuves inclinant pour la seconde hypothèse, mais l’examen de nombreuses incohérences pointées par le protomagister Aulinwëhiin dans la politique étrangère de Réman et l’évolution de ses liens avec le clergé de la Phalène indiquent que…
— Teramzu, tu t’égares.
— Oui,madame. Excusez-moi. Réman II a passé son règne à étendre les frontières de son Empire, même au delà du Mundus. Je trouve absolument remarquable l’expédition engagée la Société du Temple Zéro lancée à travers l’Oblivion pour retrouver la trace de la conquête de Secunda par les mananauthes rémaniens et les vestiges des provinces lunaires. C’est une occasion unique de…
— Teramzu…
— Oui, oui, excusez-moi. C’est de votre faute madame. Je vous ai dit que cela risquait de prendre un peu de temps.
La bibliothèque dont le vieil argonien tirait son savoir s’étendait intégralement contenue à l’intérieur de sa caboche. Doté d’une mémoire photographique, il lui suffisait de les parcourir un volume une fois du regard pour en enregistrer le savoir enfermé. Il se contentait, depuis son antre au milieu des marais, de communiquer par courrier avec ses confrères de tout Tamriel. Jay’la le suspectait d’avoir eu affaire aux enseignements d’Hermora. Elle ne voyait nulle autre explication à son génie sans limite et la démence dont elle était le corollaire. Un simple aperçu des rayons infinis d’Aprocryphia suffisait à faire perdre raison au plus solide des esprits. Pour préférer une vie de paria malpropre à l’angoissante compagnie des intellects inférieurs, celui de Termazu ne devait plus être très sain. Si seulement il savait à quel point il épouvantait Jay’la, la visite chez lui d’une criminelle ne l’inquiéterait plus tant…
— La version courte, à présent. Et vite, celle-ci n’a pas toute la journée : Réman a envoyé un de ses sorciers préparer l’invasion du Marais Noir par ses troupes. C’est de lui dont la khajiit veut que tu lui parles.
— Floranius Folfoliol… » Teramzu recula, sa main tâtonna pour prendre appuie contre son bureau. Un geste sans arrière pensée, juste pour adopter une position plus confortable. Peut-être. Ou peut-être pas. Tout innocent qu’il fût, le soudain mouvement éveilla l’attention suspicieuse d’Adherakii, toujours prompt à protéger sa maîtresse de menaces potentielles. Le senche se glissa à pas de velours devant Jay’la.
Au contraire d'elle et de son interlocuteur, son garde-du-corps ne dissimulait pas ses émotions le moins du monde. Il hérissait son poil pour paraitre plus massif encore qu’il ne l’était déjà. Ses oreilles rabattues en arrière, ses pupilles dilatées, le grondement bas et guttural qui s’échappait de sa gorge, ses muscles prêts à bondir ne laissaient aucun doute sur ses intentions au cas où Teramzu commettrait l’erreur puérile de tenter quelque chose de stupide.
Le khajiit quadrupède occupait à lui seul un bon quart de la piteuse baraque de Teramzu. Le pauvre homme-lézard pouvait difficilement ignorer la menace et il retira sa main plus vite encore qu’il ne l’avait mise là. Il la laissa bien en évidence pour le reste de la conversation. Jay’la n’émit nul commentaire. Elle l’invita silencieusement à poursuivre.
« Euh… Floranius Folfoliol ? Si vous connaissez ce nom, je suppose que c’est que vous avez lu tout ce que les livres sur le sujet disent…
Au ton de sa voix, Jay’la percevait facilement la terreur monter chez le lézard, même si son visage faisait montre d’un sang-froid identique. Adherakii la sentait également et c'était une erreur.. Elle s'était montré trop directe en orientant si brutalement la conversation vers Folfoliol. Quitte à gaspiller un peu de son précieux temps, sans doute aurait-il mieux fallu le laisser s’exprimer sereinement pour le mettre en confiance, lui laisser une chance d’aborder seul le sujet, l’aiguiller dans la bonne direction par d’astucieuses questions détournées. Hélas, la patience de Jay’la n’aurait supporté une seconde de plus les incessantes digressions du savant. Quitte à sacrifier la diplomatie, au moins obtiendrait-elle les réponses souhaitées sans devoir supporter un cours magistral sur la chronologie complète de l'Empire rémanien.
— La khajiit souhaite précisément savoir ce que les livres sur le sujet ne disent pas.
— Eh bien… Floranius Folfoliol était un alchimiste impérial, a priori originaire du comté de Leyawiin : les sources sont floues concernant sa naissance, entre 1E2975 et 1E2880. Il était d’origine roturière modeste et son talent est largement passé inaperçu de ses contemporains une bonne partie de sa vie. Les premières mentions attestant avec certitude de son existence datent de la période de son apprentissage des sciences occultes auprès des Direnni de Balfiera, en 1E2902.
— Teramzu, parle à celle-ci de l’invasion du Marais-Noir…
— J’y viens, madame, j’y viens. Abrégeons : il a beaucoup voyagé, s’est initié auprès des maisons Direnni, Telvanni, du culte de Vaermina mais tout passionnant que cela soit, ce n’est pas ça que vous voulez entendre. J’occulte pour vous la manière dont il est entré au service de l’Empereur Réman II, son poste d'espion en Val-Boisé, le rôle joué dans la conception du sceau hématique de Havreciel. Réman II fit appel à lui en 2824 et lui confia la tâche de planifier en amont l’annexion de l’Argonie par ses légions. Folfoliol, sous couvert d’une expédition savante au service de la Société Géographique Impériale a mené une reconnaissance approfondie du pays. Il étudia la faune, la flore, la géographie, la culture locale… Le rapport transmis à l’Empereur concluait sur le danger immense que représentait cette entreprise. Folfoliol fût le premier à l’avertir des risques encourus : la maladie, l’enlisement… Il prévoyait de lourdes pertes avant que les principaux objectifs ne soient atteints et prédit que les argoniens se battraient jusqu’à la mort tout en évitant une confrontation directe sur le champ de bataille. A terme, les centres urbains seraient conquis au prix de la vie de nombreux légionnaires mais Réman n’appliquerait aucun contrôle effectif sur l’arrière-pays. A moins d’y engager des moyens si considérables pour pacifier le territoire qu’ils surpasseraient les gains espérés. Folfoliol estimait à dix ans le temps nécessaire pour conquérir les régions économiquement viables de l’Argonie. Si les événements ont ultérieurement confirmé les craintes soulevées dans son rapport, il avait néanmoins sous-estimé les capacités de Réman et de ses légions, qui n’ont mis que sept ans à pacifier ces zones dans leur ensemble.
Avant d’être espion pour l’Empire, Folfoliol était surtout un alchimiste excessivement doué. Maître de la catalyse et de la transmutation, il est réputé avoir mis au point des élixirs d’une puissance inégalée. Inspiré dans ses rêves par les murmures de la maitresse des cauchemars, d’aucuns racontent qu’il serait à l’origine de la Torpeur, ce breuvage que consomment les adorateurs de Vaermina lors de leurs noires cérémonies et il est presque certain qu’il a, en son temps, créé un philtre de vie éternelle dont la recette est à aujourd’hui perdue. Réman II n’avait pas engagé Folfoliol uniquement pour mener une simple reconnaissance, mais aussi pour apporter des solutions. Lorsqu’il réalisa la taille des obstacles auxquels la force d’invasion allait se frotter, il se tourna tout naturellement vers les arcanes alchimiques pour en trouver.
C’est à partir de là, hélas, que les ouvrages commencent à devenir flous et imprécis. Folfoliol avait installé un laboratoire dans les marais, pour y travailler en secret directement sur le terrain. Son emplacement exact est aujourd’hui inconnu et les travaux qu’il renferment perdus. Il est dit que Folfoliol aurait commencé par mettre au point des remèdes aux diverses maladies rencontrées dans les marais. Qu’il aurait fabriqué un produit capable de tuer toute vie végétale, pour forcer mon peuple à se battre à découvert, des toxines assez puissantes pour contourner nos résistance naturelles. L’ignominie des recherches de Folfoliol courrouça grandement les Hists qui agirent contre lui. Et il était temps : la propagande du An-Xileel clame qu’il était sur le point de créer l’Histicide, un poison capable de se propager à travers leur réseau de racines et que l’Empire envisageait d’y recourir massivement.
— Est-ce vrai ?
— Non, c’est un mensonge éhonté. »
Teramzu ferma les yeux, s'abandonna au fil des salles et des couloirs qui jalonnaient le palais mental où s’ordonnait sa mémoire. Les informations qu’il cherchait s’y trouvaient, bien rangées selon une logique qui lui était propre. L’argonien solitaire vivait en chair dans une hutte de boue séchée mais son esprit, lui résidait dans un château digne des plus grands princes.
« Folfoliol n’était pas sur le point, en réalité, de créer l’Histicide : il l’avait déjà fait. Mais l’Empire ignorait son existence : Folfoliol œuvrait en autonomie, dans le plus grand secret et ne communiquait que rarement avec l'extérieur pour garder le secret sur ses actions. Tous ses efforts n’ont toutefois pas suffit à garder caché l'emplacement de son antre. Ses tractations de plus en plus fréquentes avec les puissances de d’Oblivion et l'enlèvement d’autochtones comme cobaye ont fini par attirer sur lui l'attention des Hists. L’assaut fût donné. Folfoliol mourut. Lorsqu’ils découvrirent ce que renfermait le laboratoire, les Hists horrifiés le firent disparaître. »
— Est-ce là tout ? L'histoire de Folfoliol s’achève donc-t-elle sur la destruction de son œuvre ?
— Je n’ai point parlé de destruction, madame, mais de disparition. Le Marais-Noir est mouvant. Les Hists n’y vivent pas, ils l’incarnent. Vous autres peaux-sèches ne comprenaient pas. Les arbres et sentiers vont et viennent selon leur volonté. Ils n’ont pu détruire la tour de Folfoliol. La magie qui l’imprégnait le leur interdisait. Alors ils l’ont dissimulé aux yeux des mortels. Elle est là, quelque part. Intacte, mais inaccessible. Les Hists seuls en gardent le secret.
Jay’la soupira d'aise. Enfin... Elle soupçonnait déjà cette dernière information, mais avait voyagé jusqu’ici rien que pour entendre Teramzu la lui confirmer. L’heure de choisir ou non de s’en servir approchait. Elle risquait gros, très gros à miser sur la véracité des mots de l’argonien. Mais raflerait tant si elle emportait le pari.
La khajiit s’absorba dans ses pensées. Rien qu’une seconde, juste le temps de contempler le point de non-retour qui se dressait tel un mur devant elle. Devait-elle le franchir ou reculer ? Les mots de la promesse qu’elle s’était juré enfant lui revinrent en mémoire : s’échapper. Un jour, vivre libre et s’échapper de l'infâme réalité. Mais Jay’la avait en grandissant comprit que mieux que la fuite, le contrôle aussi offrait la liberté. Pourquoi dégager la botte qui l’écrasait quand il suffisait de la chausser à son tour pour vivre au sommet du monde ?
Mais la liberté coûtait cher, tant et toujours plus. Le sommet du monde n'était qu'une illusion qui se dérobait sous ses pas. Elle ne contrôlait rien, elle fuyait vers l’avant. Si elle s’arrêtait, elle chutait. Et chuter si haut signifiait mourir.
Elle ne franchirait pas le mur. Elle l'enfoncerait.
De la main qu’elle fit passer à travers le rideau qui tenait lieu de porte d’entrée, elle communiqua à ses mercenaires le signal convenu avec eux juste avant sa rencontre avec Teramzu. Il était temps de se mettre en route et de rentabiliser ce voyage.
— Teramzu, celle-ci va partir. Et tu vas venir avec elle.