Jay'la et l'Histicide

Chapitre 1 : Les Larmes de Méridia

2538 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a presque 3 ans

Assise sur une souche, Jay’la écoutait son vieux maître. Pour quelque instants encore, elle oubliait la misère, oubliait la guerre, la faim. Loin du poids du quotidien au milieu de la clairière moussue, n’existait qu’elle, Khumeius Psellos et les enseignements qu’il prodiguait.


— Un alchimiste, vois-tu, porte tout à la fois vie et tout à la fois la mort dans sa besace. Le même ingrédient qui guérit d’une affliction peut tuer s’il n’est pas dosé correctement. A l’inverse, le poison mortel qu’utilisent certains assassins prodigue parfois des effets qui en font un remède s’il est dispensé au bon moment. 


L'impérial grisonnant fouilla dans ladite besace pour en faire la démonstration à son élève. Il en sortit une petite fiole de liquide d’un rouge aussi sombre que du sang, qu’il exhiba entre ses deux doigts encore épais et vigoureux mais recouverts par l’âge de tâches brunes. Le vieillard se déplaçait de plus en plus lentement chaque jours. Le temps viendra bientôt où ses jambes le trahiraient, qu’il ne pourrait s’aventurer dans la forêt d’Epervine collecter ses herbes. Il lui fallait à présent songer à transmettre son savoir avant qu’il ne disparaisse avec lui. La curieuse Jay’la, avide de science des plantes et élixirs lui donnait l’espoir que son affaire se perpétue. 


— Cette mixture, par exemple : elle est à base de jus de belladone, qui fluidifie le sang. Les guerriers s’en servent sous forme d’huile dont ils enduisent leurs lames ou trempent la pointe de leur flèche. De cette manière, Jay’la, les blessures occasionnées ne cicatrisent que difficilement, la victime impuissante succombe d’hémorragie des suites d’une bénigne estafilade. Mais appliquée sur la morsure de certaines espèces de serpents, ce même jus de belladone en annulera à coup sûr les effets. Et si l’on fait boire à un patient l’alcool qui en est produit par la distillation, dilué pour un dixième dans un grand bol de lait de mammouth, on éliminera les caillots dont son sang serait affligé. 


Khumeius déposa la fiole dans la main velue de Jay’la, qui observa à la lumière qui filtrait entre les feuilles les reflets carmin du liquide contenu. Toute cette science, cet art d’extraire du monde environnant l’essence même des choses et s’en servir pour modifier les propriétés du vivant fascinait la jeune khajiit. 


Jay’la était une cathay-rath dont le pelage fauve dessinait un entrelacs complexe de stries brunes, noires, noisettes, et blondes. Elle aimait les vêtements riches et colorés, bien que cela dépassa ses maigres moyens. Elle ne portait qu’une simple robe de laine écrue teinte en bleu, mais qu’elle avait agrémentée de lambeaux de beaux tissus glanés ça et là. La khajiit les exhibait sous forme de châles, de ceintures, simplement pendus au bout de ses manches, accompagnés de babioles brillantes et de breloques qui encombraient son cou et ses poignets. Les soies et les velours depuis longtemps décolorés, effilochés, n’avaient que piètre allure mais Jay’la les entretenait avec autant de soin qu’une véritable robe de bal. Un jour, tout son habit ne serait que satins et soieries. 

Pour le moment, ses grands yeux de chat dorés pétillaient, ses moustaches frémissaient de l’excitation qu’elle ressentait à l’idée de la puissance qu’elle tenait dans le creux de sa main. La vie et la mort, selon l’occasion. Ça lui plaisait. Derrière elle, la longue queue qui jaillissait du bas de son dos battait placidement la mesure, trahissait le délice qu’il y avait à paresser au soleil après une longue promenade entre les arbres, à écouter les leçons de son mentor. Tout, pour fuir l’angoisse du camp de réfugié. 


Lorsqu’il jugea que son élève eut consacré assez de temps à le contempler, Khumeius reprit le flacon de mains de Jay’la, qui le lui rendit presque à contrecœur, et le remit précautionneusement dans la petite poche de sa besace qui lui était dédiée. Cette besace était un véritable coffre au trésor. L’alchimiste fourrait pêle-mêle dans le compartiment le plus vaste les ingrédients qu’il récoltait au cours de ses promenades. Il l’avait aujourd’hui remplit de poignées d’aconits, d’absinthe, de véronique, d’une truffe de Namira énorme, quoique rongée de vers. Khumeius emportait toujours une réserve de flacons vides, grâce auxquels il avait recueilli deux libellules et une dizaine de larves de mouches-à-viande. Certains herboristes ne voyaient pas de soucis à user d’insectes séchés dans leur mixture. Lui préférait les tuer fraîchement au moment de la préparation. 


Dans une autre poche, il rangeait les ingrédients basiques, ceux qu’il était nécessaire de garder sur soi en toute circonstance tant leur usage importait au quotidien : la lavande, dont l’odeur et la fumigation chassait les miasmes impurs de la maladie, de l’ancolie, des lys-des-cimes, une griffe d’ours réduite en poudre mais aussi des composants plus exotiques : un flacon de sels de givres, un de sels de feux, un dernier de sels du vide, un paquet sanguinolent de peau de galopin, une boite d’oeufs d’araignées géantes et bien d’autres choses dont Jay’la ignorait encore les effets qu’on pouvait en tirer.  


Bien sûr, Khumeius n’emportait pas seulement des ingrédients bruts, il gardait toujours sur lui un large choix de potions prêtes à l’emplois : des potions de guérison, d’invisibilité, des toniques, des analgésiques, de l’huile contre les morts-vivants à base de champignon lumineux des cavernes et de poussière d’argent dont le vieil alchimiste avait, une fois, testé personnellement l'efficacité lorsque de retour après le coucher du soleil d’une de ses récoltes, un vampire l’avait pris à parti. Il s’était échappé repoussant l’importun à l’aide de sa serpette enduite du fameux mélange : 


— Ce qui est un poison mortel pour ces créatures impies n’est qu’une soupe inoffensive pour nous autres vivants. Comme ce bouquet d’aconit, Jay’la, que tu portes à la ceinture : cette plante est toxique, mais dont l’odeur seule éloigne les lycanthropes. Voilà pourquoi elle est si souvent cueillie et utilisée. Comme le skooma qui à dose thérapeutique peut apaiser un patient, mais rend dépendant ceux qui en abusent. Vois-tu où je veux en venir ? Il n’y a pas de limite distincte entre le positif et les effets néfastes. Tout dépend de l’usage, de l’effet recherché, du contexte, du buveur : une boisson qui d’une gorgée ferait éclater le cœur d’un homme ne serait pour un bosmer ou un argonien qu’un agréable fortifiant, tu me comprends ? 


Jay’la comprenait. Khumeius aimait que les choses soient bien expliquées, c’était peut-être pour ça qu’il était si passionnant. La khajiit ne connaissait pas grand-chose à l’alchimie avant de faire sa rencontre, mis à part les “potions magiques” à base de boue et de feuilles cuisinées avec Yobine et Fleur-de-Lys dans les pots de fleurs de la Cité Impériale, lorsqu’elles étaient plus jeunes. 

A présent, elle se prenait à rêver d’un jour créer ses propres élixirs, grâce à eux devenir riche et libre. 


— Oh, poursuivi Khumeius. Il y a quand même quelques exceptions notables à ce principe : Regarde ce que j’ai là mais s’il te plait, Jay’la, ne cours pas crier sur tous les toits que j’en transporte sur moi. Cela pourrait donner naissance à des rumeurs regrettables à l’égard de ma personne. 


Ce ne fut qu’après s’être assuré que personne d’autre ne se trouvait par hasard à proximité avec eux dans la clairière que Khumeius tira une petite fiole de cristal d’un compartiment secret de sa sacoche. Jay’la tendit la main pour observer l’objet de plus près, mais l’alchimiste l’écarta hors de sa portée.


— Non. Toucher avec les yeux, ça sera bien assez. 


La mixture, très fluide et translucide, était d’une jolie teinte dorée. Des veines de couleurs plus claires flottaient mollement sous la surface, apparaissaient, tournoyaient, se dissipaient au gré d’imperceptibles courants. A la voir ainsi, Jay’la se vit tentée d’en connaître le goût. Mais savait que ce serait une erreur. Khumeius le confirma : 


— Ceci est le produit de la distillation d’une racine de jarrin macérée sept ans durant dans une solution de larmes d’auroriens, de sel de vide et de vinaigre d’aloe. Lors d’une nuit où la lune du Nécromancien est en conjonction à l’intérieur de la constellation du Serpent, le distillat est, par un procédé complexe, clarifié par adjonction de plasme azur, filtré à travers des couches successives de divers morpholites concassés.

La racine de jarrin pure est un poison extrêmement virulent mais sublimé ainsi, il atteint de sommets de sadisme et de létalité. Consommée, une goutte des “ Larmes de Méridia” donne la mort en l’espace d’une seconde. Mais cette seconde, l’ultime seconde de l’existence du buveur est faite de souffrance si intense, à ce point inimaginable qu’elle semble durer pour la victime une existence entière, comme si le temps se distordait.. Le seul remède à ce poison est finalement le poison lui-même, qui par la mort l’en délivre au terme de cette interminable seconde. Le poison ne stoppe pas le cœur, ni les poumons. Il ne paralyse ni le système sanguin, ni le système nerveux ni aucune autre fonction vitale. Le corps meurt bel et bien sous l’indicible puissance de la douleur qu’il subit. 

De ce produit là, jamais rien de bon ne sera tiré, Jay’la. Voilà un poison dont la seule et unique fonction est de tuer et ce, pas de la manière la plus douce. N’oublie jamais que les êtres dit “civilisés” peuvent se montrer très inventif lorsqu’il s’agit d’imaginer des aberrations contre-nature. Vois par quels rituels impies il faut passer pour produire quelques millilitres de Larmes de Méridia. La vie et la mort se confondent dans la besace de l’alchimiste. A condition de faire preuve d’éthique. A condition de ne pas se prendre pour un dieu tout-puissant. 


Jay’la hocha la tête. Elle détestait beaucoup de personnes mais pas au point de les tuer ainsi. Khumeius avait raison, tout ce processus n’en valait pas la peine. Jay’la n’était rien qu’une gamine crasseuse sans foyer, jetée sur les routes par le hasard de la guerre. Un jour, elle serait plus que ça. Mais jamais une déesse toute-puissante.  

Elle baissa le regard et contempla pensivement les efflorescences du bouquet d’aconit dont elle avait enfilé les tiges dans sa ceinture. Elle les avait cueillies elle-même tout à l’heure, Khumeius lui avait appris à les reconnaitres.

Elle trouvait jolies les fleurs en forme de capuchon et leur agréable couleur mauve. L’aconit était un poison. Son odeur nauséabonde pour les loup-garous les gardait au loin. Jay’la l’aimait bien, elle. Elle était douce et sucrée. Rien qu’à regarder la plante à sa ceinture, elle se sentait protégée. Protégée des monstres lycanthropes, mais aussi des monstres plus familiers qui hantaient son quotidien. Cette fleur, cette jolie fleur était comme une arme qu’elle gardait élégamment sur elle mais dont le suc pouvait la débarrasser de ses tortionnaires. La vie comme la mort, juste à portée de sa main. 


— N’aie crainte, Jay’la. De cette fiole de Larmes de Méridia, je ne suis pas le créateur. Je l’ai simplement confisquée dans le passé à un confrère bien moins scrupuleux, qui m’a causé de grands torts. Un jour, je te raconterai. Pas aujourd’hui. Je suis fatigué, il est temps de rentrer. Je la garde depuis pour me rappeler des limites qu’il ne vaut mieux pas franchir, des formules auxquelles il ne vaut mieux pas s’abaisser. 


Khumeius se leva du sapin effondré qui lui servait de siège improvisé. Jay’la lui emboita le pas. La promenade touchait à son terme, mais pas la leçon. Tandis qu’ils reprenaient à travers les bois la direction d’Epervine, son vieux maître lui demanda : 


— Alors, Jay’la ? Te rappelles-tu ce que je t’ai enseigné la semaine dernière ? Voyons cela : dis-moi donc ce qu’est un excipient. 


La jeune khajiit enjamba sans les abîmer les millepertuis du parterre qu’ils traversaient. Elle se baissa pour en cueillir un plan, fit couler le nectar de la tige au bout de ses doigts. Elle s’amusa à voir sa fine fourrure duveteuse absorber la laitance. 


— Un excipient ? C’est un ingrédient qui n’a, euh… aucun effet sur la mixture. Enfin, pas en tant que tel. Il change l’aspect, la texture, le goût pour en faciliter l’absorption ou la conservation. C’est comme ajouter du miel dans une potion pour qu’elle soit moins amère. Le miel est un excipient. 


— Oui, c’est ça ! Il existe une infinité d’excipient qui change du tout au tout les propriété physique d’une mixture, mais pas son principe actif : le miel, tu l’as dit, est un édulcorant. L’huile permet que le poison dont les guerriers enduisent leur arme imbibe correctement la lame et pénètre comme il faut dans la blessure. Une émulsion de cire de dreugh agit comme un retardateur, si elle est correctement incorporée : le principe actif se retrouve enfermé dans de minuscules bulles de cires, qui fondent et libèrent le produit lorsqu’un effort musculaire les réchauffe. C’est très pratique pour des potions de vitesses, par exemple. Cela permet au buveur d’absorber la mixture quelques heures en avance, elle ne fera effet que lorsqu’il se mettra réellement à courir. 


Une fois franchie la crête d’une colline, les toits de chaumes de la morne Epervine s’offrirent à leur regard. Comme un champignon parasite accolé à la ville nordique, le village plus laid encore de tentes et de cabanes des réfugiés cyrodiléens s’étendait à ses portes, au-delà des palissades. Un poids serra la poitrine de Jay’la. La réalité la rattrapait. 


Un jour, elle s’en échapperait.   

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