Chapitre XII

Dans l’aile médicale

Le brouhaha ambiant d’Astera, omniprésent dès lors que l’on quittait un bâtiment, se tut sitôt Elenaril et Marissa – ainsi que Randall qui marchait à peu de choses près d’une façon normale grâce à leur soutien – eurent refermé derrière elles la porte d’entrée de l’aile médicale. Situé un peu à l’écart d’Astera afin de garantir aux blessés et malades un repos à l’abri de l’ébullition de la colonie, le bâtiment partageait avec ses voisins cet air de patchwork, à force d’agrandissements étalés sur les décennies qui s’étaient succédées. Si à l’origine il ne s’était agi que d’une simple cabane de quatre murs et un toit, l’endroit s’était enrichi, fortifié et diversifié. Et s’il n’y avait pas eu cette démarcation naissant des disparités des murs et des sols, jamais Elenaril n’aurait deviné que l’endroit en était à une énième version remodelée par les habitants d’Astera.

Une fois l’entrée passée, plusieurs couloirs faits de brique, pierre et bois s’étiraient en longueur, et menant à diverses ailes. D’un côté, les chambres des blessés grave, ceux nécessitant les soins les plus intensifs ; de l’autre, les salles de consultation où se rendaient ceux qui réclamaient un avis sur leur condition physique. Avec la quantité de chasseurs et scientifiques réunis à Astera, il avait rapidement fallu ajouter des étages, des pièces supplémentaires. Elenaril eut le sentiment que si elle perdait de vue Marissa ou Randall dans ces lieux, elle ne saurait jamais retrouver la porte de sortie.

L’assistante entraîna le chasseur jusqu’à l’une des salles de consultation, non sans oublier de frapper à une porte au préalable. De celle-ci se fit entendre une voix qui indiquait qu’elle arriverait tant bien qu’assez vite, en leur demandant de se rendre dans la salle dont la porte de bois était affublée d’un caractère dans une graphie qu’Elenaril ne parvenait à lire. Si son sort de traduction – qui fonctionnait à merveille, cela étant dit – lui permettait de comprendre avec aisance tout ce que disaient les individus de ce monde, elle n’obtenait cependant pas la faculté de lire leur écriture aux courbes et lignes étranges pour son œil habitué aux lettres altmeri.

« Assieds-toi là, Randall, souffla Marissa en le guidant jusqu’au fauteuil d’apparence confortable où l’homme s’affaissa sans résistance. Elle ne devrait pas trop tarder.

— Puis-je attendre avec vous ? osa Elenaril. J’aurai sûrement beaucoup de choses à apprendre de vos façons de guérir vos blessures.

— Je ne préfère pas, répondit une voix qui lui était inconnue, suivie du claquement de la serrure. Je vais devoir vous demander de sortir, pour accorder un minimum d’intimité à votre camarade de flotte. »

L’Altmer dévisagea la nouvelle venue, non sans une pointe d’irritation. Elle n’avait guère apprécié le ton employé ici, infantilisant et agaçant, mais se rasséréna dès lors qu’elle constata les cernes berçant les paupières inférieures de la femme, sous les iris d’un bleu clair captivant. L’épuisement n’était pas seulement visible sur son visage ; toute la posture de la nouvelle venue traduisait une fatigue telle qu’Elenaril en avait elle-même rarement ressentie.

« C’est un plaisir de te voir, Dylis, grimaça le chasseur. Même si j’aurais apprécié te croiser dans d’autres circonstances…

— C’est rare de te voir ici, Randall. D’ordinaire c’est toi qui amènes les blessés jusqu’ici, non pas l’inverse.

— Il faut croire qu’une mauvaise chute aura eu raison de mon record, rit-il doucement, quoique sa paupière tressauta alors qu’il tendait la main jusqu’à son genou afin de le masser. Oh, pardon Elenaril, je ne vous l’ai pas présentée, voici Dylis, la meilleure guérisseuse d’Astera…

— Épargne à ton amie ces titres inutiles, répliqua la femme, un sourire timidement amusé sur les lèvres. D’autres font et feront le travail bien mieux que moi.

— En—Enchantée, madame, salua l’elfe en tendant la main droit devant elle en direction de la guérisseuse. Je suis arrivée récemment à Astera, alors je ne connais pas tout de son fonctionnement ni tous ses recoins, mais je suis honorée d’en apprendre plus sur votre culture. »

Dylis secoua la main de l’Altmer, les sourcils froncés. Comme pour elle-même, elle murmura à voix haute.

« J’ignorais qu’une nouvelle flotte était arrivée si tôt après nous. Étrange. »

Randall voulut rectifier la méprise, très certainement sans dévoiler tout des dessous magiques de cette affaire, mais il eut tout juste le temps de l’interpeller. La femme secoua sa tête, faisant virevolter quelques mèches blondes s’étant échappées de sa longue tresse en épi, et frappa doucement dans ses mains. L’air austère qu’Elenaril lui avait trouvé à son arrivée avait laissé place à une chaleur agréable et bienveillante, semblable à celle qui émanait de Randall ou encore de Marissa. Quelque chose chez Dylis lui donnait envie de rester avec elle et discuter, mais force était de constater que l’elfe devait rendre au chasseur son intimité, durant la consultation.

« Je me chargerai de vous une fois que j’aurai examiné son genou, lui sourit-elle en saisissant la porte afin de la refermer derrière elles. Allez m’attendre dans la salle voisine, d’accord ? »

Toutes deux s’exécutèrent, et passèrent une seconde porte, qui déboucha dans une chambre agréable. Les murs avaient été enduits de chaux, et étouffaient bien le bruit entre chaque pièce, en plus d’apporter un cachet agréable de par leur douce couleur beige. Une fenêtre apportait la lumière nécessaire, bien qu’une petite lampe à huile fixée au plafond pût remplir la même fonction lorsque le soleil se cachait. Quelques plantes en pot avaient été dispersées ici et là, de jolies fleurs ou bien de simples tiges vertes feuillues, et parfumaient l’endroit. Afin d’examiner les patients qui arrivaient, un lit réhaussé à l’aide d’un astucieux mécanisme qu’elle ne pouvait prendre le temps d’analyser, un peu plus en hauteur que d’ordinaire, ainsi qu’un fauteuil confortable – du même genre que celui dans lequel Randall s’était installé – avaient été disposés. Si Marissa s’empressa de s’asseoir sur le lit, Elenaril fit preuve de grâce et de retenue en prenant place sur le siège. Elle avait beau ne pas être en compagnie de ses pairs, elle restait une Altmer, et elle avait une certaine prestance à conserver, tout de même.

« Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? lâcha finalement Marissa en balançant ses jambes, ses talons cognant de temps à autre dans la structure métallique du lit.

— C’est si évident que cela ? rit doucement l’elfe en posant son regard sur la femme. À moins que Randall ne vous en ait parlé ?

— Oh, non, je ne l’ai pas croisé depuis un bon mois, peut-être même plus. La dernière fois qu’on s’est vus, il amenait son palico ici. Elle s’est cassé la patte en tentant de l’extirper d’un piège à fosse. Lui s’en est sorti sans une seule égratignure. La pauvre Posie s’est blessée en maniant son surin pour l’aider. »

Il n’y avait aucune animosité dans le ton employé par l’assistante envers son chasseur, bien au contraire. Elle souriait en se remémorant l’anecdote. Heureusement qu’Elenaril savait d’avance que Posie allait mieux, sinon elle n’aurait guère su sur quel pied danser à cet instant-là face à cette conversation.

« Cela se voit à votre attitude, et votre visage. Vous n’êtes pas une chasseuse, ni une assistante. À la rigueur, vous pourriez vous faire passer pour l’une de nos scientifiques, mais pas pour une technicienne. Et même s’il y a du monde à Astera, les nouveaux visages se remarquent très facilement. »

Le mouvement de balancier s’intensifia. Marissa trépignait presque.

« Alors ? D’où venez-vous ? Aucun bateau n’a accosté récemment, si ce n’est l’Argosy, et personne ne l’emprunte pour se rendre ici.

— J’ignore si vous me croirez si je vous dis la vérité… »

La femme partit dans un fou rire, avant de passer sa main dans sa tignasse comme pour la remettre en place. Elle était vraisemblablement soucieuse de son apparence physique, mais se préoccupait peu de l’impression qu’elle donnait aux gens avec son attitude presque enfantine, surprenante pour une femme de son âge.

« Allons, Elenaril. J’ai vu des choses passer ici et là, dans l’Ancien Monde comme le Nouveau, rien ne m’étonnera !

— Si vous le dites… »

L’Altmer osa un coup d’œil en direction de la porte, veillant à ce qu’elle fût bien fermée. Son secret serait entre de bonnes mains avec Marissa, elle en était convaincue. Après tout, elle était l’assistante de Randall ; jamais il n’aurait été capable de se lier d’une façon ou d’une autre avec un individu peu recommandable !

« Pour être honnête, je ne viens bel et bien pas d’ici…

— Mais d’où alors ? Vous n’allez pas me dire que vous êtes apparue comme ça d’un claquement de doigts ! C’est impossible.

— Eh bien… »

Marissa écarquilla ses yeux, les paupières battant plusieurs fois avant de rester grandes ouvertes. La sclère paraissait d’autant plus blanche qu’elle contrastait avec le teint sombre de la femme. Elenaril se tortilla légèrement sur place, mal à l’aise. Ses doigts s’entremêlèrent avant de se délier, et de se retrouver. Elle entrouvrit les lèvres, cherchant à toute vitesse une façon simple et claire d’expliquer l’enchaînement des récents événements afin que l’assistante de Randall pût comprendre aisément sans être abreuvée de détails inutiles…

« Me revoilà, annonça une voix précédée, quelques fragments de secondes plus tôt, par un léger cognement de la porte de bois. C’est à votre tour, Elenaril. »

Si les Dieux avaient accès aux autres mondes tels que celui-ci, alors Stendarr était intervenu en sa faveur. Le dieu miséricordieux avait eu pitié de sa détresse et avait guidé Dylis jusqu’à elle ! Ainsi, la question de Marissa resterait sans réponse, et l’Altmer disposerait d’un peu plus de temps afin de trouver une issue convenable à cette situation épineuse. Elle adressa une prière silencieuse à la divinité, se jurant de lui faire une offrande à la hauteur du service qu’elle venait de lui rendre sitôt serait-elle rentrée en Tamriel.

« Marissa, tu veux bien nous laisser seules ? Tu peux aller tenir compagnie à Randall, si tu le souhaites. »

La femme s’exécuta, ne cherchant aucune manière de repousser l’inévitable. Prévoyait-elle de revenir à l’assaut et bombarder de nouveau Elenaril de questions jusqu’à obtenir la réponse qu’elle convoitait tant ? Probablement. Mais à ce moment-là, Randall serait de retour, et peut-être saurait-il trouver une façon détournée de dire les choses sans tout révéler. Car l’Altmer devait admettre qu’elle appréciait ce petit secret qu’ils se partageaient, dont nul autre n’avait connaissance, c’était un sentiment particulier dont elle ne voulait se détacher. La porte se referma doucement derrière Marissa. Dylis s’approcha doucement d’Elenaril, gardant une distance raisonnable entre elles, ne s’octroyant pas le privilège de toucher sa peau dorée.

« C’est à propos de la coupure, n’est-ce pas ? »

L’elfe acquiesça timidement.

« Randall m’a aussi demandé d’ausculter votre corps. Vous seriez tombée, apparemment. Il craignait que vous vous soyez blessée ailleurs.

— Il a vraiment pensé à tout, n’est-ce pas ? »

La femme acquiesça. C’était à peine si elle avait pris le temps de remettre ses mèches rebelles en place dans sa coiffure. Était-elle débordée, ou bien se passait-il des choses dans l’obscurité des couloirs de l’aile médicale que nul ne devrait savoir ?

« Vous permettez ? »

Elenaril acquiesça. Dylis lui prit le visage à deux mains, et tira légèrement sur la peau afin de mieux voir la profondeur de la blessure. Dans le même temps, elle tamponnait la coupure d’un tissu humidifié qui peu à peu se teintait de la couleur du sang séché, ainsi que celle du sang neuf qui coulait alors que la plaie, encore à vif, se rouvrait.

« Je n’ai pas grand-chose de plus à faire pour cela, je le crains. Lavez bien votre visage, au savon, pour être sûre qu’aucune saleté ne vienne contaminer votre blessure. Les chairs guériront d’elles-mêmes tant que vous n’y touchez pas.

— Je vous remercie, Dylis.

— Pas de quoi, c’est mon travail. C’est comme ça que je contribue à Astera. Maintenant, si vous voulez bien vous dévêtir… »

L’elfe s’exécuta, sans la moindre gêne. Elle savait que certaines races, notamment humaines, se révélaient pudiques en présence d’autrui dès lors qu’il leur fallait se mettre à nu, aussi bien littéralement que métaphoriquement. Elle garda cependant, à la demande de la guérisseuse, le bandeau qui lui maintenait la poitrine, accessoire crucial lorsqu’elle se rendait sur le terrain, et encore plus lorsqu’il s’agissait de chasse, vraisemblablement, ainsi que son sous-vêtement. Assise sur le lit, cette fois-ci, elle laissa Dylis l’examiner longuement, sous toutes les coutures, et la manipuler ici et là, demandant à chaque fois si l’endroit était douloureux ou non. La guérisseuse sembla retenir tout commentaire concernant le corps altmeri, qu’Elenaril devinait différent en quelques points du corps humain, à commencer par la complexion.

« Bien. Mis à part cette ecchymose que je vois là, vous êtes en parfait état, Elenaril. »

En parfait état. La tournure amusa l’elfe. D’ordinaire, à Eyévéa, c’était de cette façon que l’on parlait de l’aptitude d’un mécanisme à fonctionner, et non pas de l’intégrité d’un corps vivant. L’espace d’un instant, elle manqua de se fâcher contre la femme pour ce manque de respect. Puis, en y repensant une deuxième fois, ainsi qu’une troisième, elle réalisa que ça n’était aucunement la peine. Car Dylis ne comprendrait probablement pas la raison de son irritation. Et parce qu’ici, elle n’était pas considérée comme une Altmer, avec tous les préjugés qui accompagnaient sa race. Ici, elle était comparée aux Wyvériens, et parfois aux Humains. Et, finalement, ça n’était pas si mal.

« Je vais juste vous appliquer du baume, avant que vous ne vous rhabilliez, déclara la guérisseuse en fouinant dans une sacoche qu’elle avait, sans qu’Elenaril n’y fît attention, déposée dans la pièce à son arrivée. Cela devrait estomper la douleur, à défaut d’aider à recouvrir plus rapidement. »

Elle tira du sac de toile et de cuir un petit pot de verre, semblable à ceux dans lesquels les enfants capturaient les lucioles et autres lampyres du mois de mi-l’an pour les garder précieusement, contenant non pas des coléoptères mais une crème pâteuse qui fondait au contact de la chaleur de la peau. Elenaril sentit la fraîcheur de l’onguent endormir l’ecchymose, qui pulsait sous les doigts de Dylis tandis qu’elle massait la zone endolorie de son bras. Elle était tombée bêtement, en se prenant un coup qui aurait pu l’assommer ou la tuer, c’était un miracle qu’elle n’eût que si peu de blessures. Elle espérait cependant que tout disparût après guérison, sinon comment expliquerait-elle la cicatrice de son visage à ses confrères et consœurs ? Elle finirait bien par trouver, mais en attendant, l’interrogation la travaillait.

« Randall m’a raconté votre chasse, quand il m’a expliqué comment il s’était abîmé le genou. Pour une débutante, vous vous en êtes bien sortie. C’est rare de voir de nouveaux chasseurs revenir indemnes de leur première expédition, vous savez.

— Le métier de chasseur n’a pas l’air simple. Vous devez compter sur les doigts de la main le nombre de retraités qui décèdent de causes naturelles, non ? »

Dylis haussa les épaules, un sourire mélancolique sur les lèvres.

« Il est vrai que tous n’ont pas cette chance. Mais pour certains, mourir au combat serait la meilleure des façons de terminer leur vie.

— C’est une façon de voir les choses, oui, rit Elenaril. Ce n’est pas comme ça que je m’imagine finir la mienne, mais je comprends que certains à Astera le conçoivent. Tant qu’ils sont heureux dans ce qu’ils font, après tout… »

La guérisseuse acquiesça, puis lâcha son bras, avant de partir se rincer les mains grâce à un évier dissimulé dans un coin de la pièce. L’elfe l’observa curieusement, fascinée par la technologie développée par les Humains de ce monde pour acheminer l’eau courante dans leurs demeures. Les Altmers y étaient parvenus grâce à leur science et leur magie, et elle se doutait que plusieurs provinces de Tamriel peinaient à rattraper leur avance. Les capacités et l’inventivité des habitants d’Astera l’étonnaient chaque fois un peu plus.

« Et vous ? demanda-t-elle finalement en se rhabillant, glissant sur sa peau l’armure de cuir et de tissu prêtée par Randall. Êtes-vous heureuse dans votre rôle de guérisseuse ? »

Sa question, visiblement inappropriée et déplacée, fit se figer Dylis. L’eau ruissela sur sa peau, effaçant toute trace du savon et emportant les restes de pommade qui s’étaient logés dans les plis de l’épiderme, devenant un brouhaha assourdissant. L’Altmer chercha une façon de se rattraper, d’adoucir ses propos, devinant combien ils auraient pu blesser la femme. Pourtant, cette dernière se reprit, ferma le robinet, coupant ainsi l’arrivée d’eau, et se retourna, tout sourire, en s’essuyant les mains dans un torchon coloré posé là à cet effet.

« Je ne risque pas de me blesser en restant à Astera, et je vivrai une longue vie sans problèmes de santé quelconques. Ce n’est pas le cas de la plupart de mes camarades ici. Il n’y a pas de vie plus tranquille dans ce monde que celle de médecin. Alors oui, bien sûr, je suis heureuse de celle que j’ai choisie de mener. »

L’assurance dans sa voix, qui n’avait perdu de sa douceur, rassura Elenaril. Finalement, elle ne l’avait pas vexée. Tant mieux.

Quelqu’un vint alors frapper à la porte, mettant un terme à la conversation. Dylis alla ouvrir, dévoilant dans le cadre, sur le seuil de la chambre de consultation, un Randall tout sourire, s’appuyant sur une béquille. Son genou, bloqué par une attelle, l’empêchait de marcher convenablement. À ses côtés, Marissa se tenait bien droite, bras croisés sur la poitrine – une position qui montrait combien elle était confiante, et fière. À les voir ainsi, on aurait presque pu croire que Marissa était la chasseuse, et Randall son assistant. Ces deux-là étaient si opposés dans leurs caractères, c’était étonnant de les savoir collaborer d’une telle sorte.

« Est-ce que tout va bien ? osa Randall en passant le seuil, s’appuyant sur la béquille afin de délester son genou.

— À merveille ! fit Elenaril, tout sourire. Votre amie Dylis a bien pris soin de moi ! Vous savez être bien entourés à Astera ! »

La concernée fit la sourde oreille face à ses compliments. Il en fallait davantage pour la faire réagir lorsque l’on vantait ses mérites, vraisemblablement. Une caractéristique qui se faisait rare chez les Altmers, et davantage encore chez les Nordiques de Bordeciel. Mais l’elfe retint sa remarque – elle savait combien elle serait incomprise si elle se permettait de la dire à voix haute, d’autant plus que cela n’avait aucun intérêt dans la présente conversation.

« Vous aurez sûrement besoin de ceci, se permit alors la guérisseuse en tendant à Elenaril un minuscule bocal, de la taille d’une gousse d’ail à peine, contenant le même baume que celui qu’elle lui avait appliqué sur le bras. Et cela vous fera en plus un souvenir d’Astera. »

L’Altmer retint une exclamation, un mélange de surprise, de réalisation, et d’irritation envers elle-même, pour avoir oublié quelque chose d’aussi important durant tout ce temps.

« Le souvenir ! Randall ! »

Son visage, étiré en longueur par son expression étonnée, se tourna vers le chasseur qui, quant à lui, fronça les sourcils, ne comprenant pas où elle souhaitait se rendre par ces simples mots.

« Oui ?

— Il faut qu’on aille dans votre chambre ! » s’écria-t-elle alors, se relevant du lit sur lequel elle s’était pourtant rassise après s’être rhabillée.

Là, le visage de l’homme prit une teinte rouge, quoique discrète, mais perceptible. Ses yeux écarquillés, les sourcils réhaussés en arcs de cercle au-dessus de ses paupières, traduisaient une forme de panique qui le gagnait alors.

« P—Pardon ? » articula-t-il tant bien que mal, réalisant difficilement ce qu’elle lui disait là.

Il y eut un silence. Marissa pouffa, dissimulant à peine son visage dans sa manche. Dylis les regardait tour à tour avec perplexité, tournant son visage d’abord en direction de l’elfe, puis vers le chasseur, avant de revenir à la première. Qui savait quelles pensées traversaient son esprit à cet instant ?

L’Altmer réalisa alors le double sens de ses paroles, et de ce fait la manière dont Randall avait possiblement pu les interpréter. Sans se laisser submerger par ses émotions, et la gêne qui pouvait découler de ce quiproquo, car ce n’était pas digne d’une Altmer telle qu’elle, Elenaril reprit, permettant à tous et toutes de comprendre qu’il s’agissait là d’un piètre malentendu, non sans passer avant cela, un instant, sa main sur son visage, frottant ses paupières.

« Je dois récupérer mon sac, dans votre coffre ! Il y a quelque chose de très important là-dedans, un souvenir. Vous vous rappelez de ce que vous m’aviez demandé ?

— Oh. Oh ! »

Sa bouche forma un ovale parfait, et ses yeux l’imitèrent de leur mieux. Puis un sourire ravi, celui d’un enfant à qui l’on avait promis une sucrerie pour le récompenser de sa bonne attitude, prit place sur son visage, et ne le quitta plus.

« Dans ce cas, qu’attendez-vous ? Allons-y ! »

Il lui tendit la main – celle qui ne maintenait pas sa béquille en place sous son corps – et l’invita à partir en premier. Elenaril veilla cependant à bien conserver le petit bocal dans l’une des sacoches qu’elle prendrait grand soin à vider et transvaser dans les siennes avant de rendre l’armure à sa véritable propriétaire. Gratifiant Dylis d’un grand sourire, elle lui adressa ses remerciements, ajoutant qu’elle veillerait soigneusement à ne pas perdre une once du baume fait maison qui sentait si bon les fleurs – était-ce d’ailleurs un parfum de fleur d’arnica qui en émanait ? Elle aurait aimé le lui demander. Une prochaine fois, peut-être ?

« On se revoit plus tard, alors ? lança Marissa en voyant Randall se préparer à déambuler avec sa béquille.

— On se revoit plus tard, acquiesça-t-il. Merci beaucoup pour ton aide. »

Elle lui fit un signe de la main. Son attitude à l’égard de Randall, qui avait paru plutôt distante et professionnelle lorsqu’elle s’était jointe à leur duo à la sortie de l’élévateur, apparaissait désormais semblable à celle d’adelphes veillant mutuellement l’un sur l’autre. Marissa serait alors une grande sœur, protectrice mais lâchant toutefois du lest pour ne pas étouffer le petit frère. Quelque part, Elenaril trouvait que ces rôles leur convenaient à merveille. Elle se garda toutefois ses réflexions, préférant épargner à Randall une gêne inutile. Elle avait bien compris que sa relation avec Marissa était quelque peu difficile, sur certains aspects, et préférait éviter de l’embêter avec ses questions indiscrètes.

Ils eurent à peine à s’éloigner qu’elle entendit Dylis souffler quelque chose. Difficile de comprendre chacun des sons qui s’échappèrent de ses lèvres, mais Elenaril retint quelque chose qui ressemblait grandement à :

« À quoi on vient d’assister là ? »

Ce à quoi Marissa répondit brièvement :

« Randall, quand il se trouve une compagne un peu hors normes. »

Elle ne répéta rien à son camarade d’aventures – qui savait comment il interpréterait leurs paroles ? Mais un sourire amusé étira ses lèvres, tandis qu’elle marchait aux côtés du convalescent, dont le front brillait sous les gouttes de sueur qui trahissaient ses efforts pour marcher sans réveiller la douleur.

« Si vous le souhaitez, je peux toujours vous aider à lévitez, proposa-t-elle en le voyant ralentir pour reprendre son souffle. Cela vous éviterait bien des désagréments.

— Je vous remercie, Elenaril, vraiment. Votre gentillesse me touche. Mais je dois apprendre à me débrouiller. Comment ferai-je lorsque vous rentrerez en… Tamriel, c’est bien ça ? »

L’effort qu’il avait mis dans la mémorisation des noms de son monde ravit l’elfe. Randall était un homme fantastique. Plus elle le côtoyait et plus elle appréciait sa compagnie. Quel dommage que tout un monde se trouvât entre eux ! Elle acquiesça, confirmant qu’il ne s’était pas trompé. Il émit un petit cri de victoire, probablement aussi dû au fait qu’il était parvenu à gravir les quelques marches qui s’étaient dressées sur leur route.

« D’autant plus que ça ne sera que pour une semaine. Ce n’est qu’un choc qui a un peu tout chamboulé là-dedans. – Il désigna son genou d’un mouvement de tête, avant de reprendre sa marche. – En immobilisant le genou et en le massant quotidiennement, je m’en sortirai rapidement et me débarrasserai tant bien qu’assez vite de tout ça. C’est ce que m’a dit Dylis.

— Tout de même, qu’une chute pareille vous immobilise à ce point… Ce n’est pas un peu inquiétant ?

— Je n’ai jamais eu des genoux très solides. C’est un problème familial. Que voulez-vous ? La vie est ainsi faite. »

Il haussa les épaules, et accompagna sa gestuelle d’un doux rire. Elenaril ne pouvait détacher son regard de son visage. Elle était bien chanceuse d’être tombée nez à nez – enfin, plutôt d’avoir été sauvée in extremis – par Randall plutôt que par un autre. Si cela avait été Uthyr, elle aurait eu bien des difficultés à comprendre où elle avait échoué, et pour trouver une façon de rentrer chez elle. À cette pensée, elle étouffa un petit rire. Si le chasseur tourna la tête afin de comprendre ce qui la prenait soudainement, il ne posa pas plus de questions, se concentrant bien assez vite sur sa difficile traversée d’Astera afin de retrouver ses quartiers.

La chambre, vide, avait été désertée par ses occupants. Peut-être n’y revenaient-ils que lorsque le soleil se couchait, si tant fût peu qu’ils n’allaient pas chasser en pleine nuit. Randall demanda timidement à Elenaril si elle pouvait allumer pour lui les bougies du plafonnier, ce qu’elle fit avec allégresse en craquant une allumette de bois tel qu’il le lui expliqua, puis en la faisant léviter jusqu’aux bougies disposées sur les branches du chandelier. Ce fut une fois son œuvre achevée que Randall lui fit savoir, non sans s’esclaffer gaiement, que la chaîne qui permettait au plafonnier de tenir en place pouvait être tirée afin de le faire descendre à hauteur d’homme.

« Mais j’avoue apprécier vos petits tours de magie, ajouta-t-il en essuyant une larme de joie au coin de l’œil. Vous savez épater, Elenaril.

— Cessez de rire de mes habitudes altmeri, et ouvre plutôt votre coffre ! répliqua l’elfe en faussant l’irritation, mains sur les hanches et sourcils à peine froncés. Votre souvenir de Tamriel s’y trouve, et j’espère bien qu’il vous plaira ! »

Le chasseur s’exécuta, tirant à lui un petit fauteuil afin de s’asseoir à hauteur de la serrure pour ne pas forcer sur son genou immobilisé. Elenaril s’empressa d’extirper du coffre son havresac, et en sortit la belle gemme spirituelle magistrale, qui reflétait avec vives couleurs la lumière des bougies qui éclairaient la pièce. Le doré des flammes laissait place à des teintes irisées, tirant parfois sur le mauve, parfois sur l’azur. Bien que la gemme fût dénuée d’une âme capturée en son cœur, elle n’en paraissait pas moins précieuse.

Lorsque Randall la prit dans ses mains, son visage entier s’illumina.

« Il s’agit d’une gemme spirituelle magistrale. – Elenaril insista bien sur ce dernier mot. – Grâce à ces objets magiques, nous pouvons enchanter nos armes et armures afin de leur octroyer divers pouvoirs, semblables à vos armements. Par exemple, je pourrais permettre à une dague des plus simples de brûler mon ennemi dès lors que je le frappe avec ma lame. Vous vous doutez bien que jamais je ne le ferai, mais dans mon cas ce pourrait être utile d’enchanter des robes de mage afin de faciliter ma récupération magique, ou encore la puissance de mes sorts et potions.

— Tout ça, rendu possible grâce à une pierre de ce genre ? »

Il restait bouche bée, émerveillée par la sublime prestance de l’objet, pourtant si commun aux yeux des Altmers.

« Je ne suis pas enchanteresse, alors je ne saurais vous expliquer comment nous les utilisons. Mais vous m’aviez demandé de vous ramener quelque chose que jamais vous ne trouveriez à Astera. Je pense que ce genre de gemme n’existe pas chez vous, je me trompe ?

— Vous avez parfaitement raison, Elenaril. C’est un merveilleux trésor. Merci mille fois. Vous êtes formidable. »

Incapable de détourner le regard du cristal, il le manipulait avec une extrême précaution. Ses yeux brillaient d’excitation – on eût réellement dit un enfant.

« J’en prendrai le plus grand soin. J’ai hâte d’obtenir une chambre privée où je pourrai l’exposer dignement ! »

L’idée était belle, et donnait envie de voir ce rêve se concrétiser. Elenaril se demanda combien de temps cela prendrait-il pour qu’un chasseur tel que lui obtînt des quartiers privés. Astera semblait peu propice à la création d’habitations individuelles – à moins que cela ne fût réservé qu’aux chasseurs d’élites, ceux qui faisaient avancer le progrès et les recherches menées par leur Commission. Dans ce cas, Randall pouvait-il prétendre à un tel luxe ?

Ses réflexions furent interrompues lorsque quelqu’un frappa doucement à la porte, avant de la pousser. Aiden passa la tête, puis le corps, et afficha un large sourire en constatant les deux discutant dans un coin de la pièce. Randall s’empressa de dissimuler la gemme spirituelle dans le coffre, le refermant brusquement en risquant de s’y pincer la main. Le rouquin ne fit aucun commentaire, se contentant de faire ce pour quoi il était venu en ces lieux.

« Je savais que vous seriez là ! Est-ce que ça vous dit de venir fêter notre réussite ? C’est Uthyr qui régale ! »