De l'autre côté de la frontière
Chapitre 13 : Chapitre XIII — Les festivités d’Astera
6606 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 25/01/2023 14:03
Chapitre XIII
Les festivités d’Astera
Entraînée par Aiden, et entraînant elle-même Randall, Elenaril trépignait d’impatience. Le rouquin n’avait guère mentionné plus que leur invitation, et c’était lui qui les dirigeait à travers le quartier résidentiel – si l’on pouvait l’appeler ainsi – jusqu’à l’ascenseur. Bien qu’ils eussent quitté précipitamment la chambre du chasseur, ce dernier avait pris le plus grand soin à verrouiller son coffre, gardant bien à l’abri son trésor nouvellement acquis, ainsi que les possessions d’Elenaril. Aucun n’avait pris la peine de se changer, et ça n’était finalement pas plus mal ; l’elfe commençait à réellement s’habituer à cette armure, et songeait faire la demande au forgeron d’en obtenir une du même goût, peut-être un peu plus à sa taille cependant. Les manches, bien que longues, n’atteignaient pas son poignet, et si elle ne disposait pas de gantelets, le bout de ses avant-bras se serait retrouvé exposé, vulnérable.
Bien qu’il fût terriblement impatient – cela se voyait à son immense sourire, qui donnait à son visage un air juvénile presque craquant – Aiden attendait patiemment que Randall le rattrapât. Constatant la béquille, il avait ri une première fois, se permettant une remarque sur un ton d’humour qu’Elenaril eut du mal à comprendre, puis avait proposé au convalescent de le porter afin de se rendre plus vite sur place. Face à la persévérance de Randall, qui envers et contre tout prenait le coup de main et marchait bien plus vite qu’au sortir de l’aile médicale, il se calma cependant, et leva le pied. Jusqu’à ce qu’ils atteignissent l’ascenseur, le lancier ne perdit son sourire.
« Montez dans la prochaine nacelle, et descendez une fois tout en haut, d’accord ? lança Aiden en sautant dans la première qui arrivait à l’étage. Je vous aiderai à descendre à l’arrivée ! »
Sans plus leur laisser de temps pour réagir, il s’éleva en direction des hauteurs d’Astera. Le duo n’eut guère besoin d’attendre plus longtemps, tandis qu’une paire de sièges leur parvint. Avec l’accord de ce dernier, Elenaril se permit un petit tour de magie, faisant léviter très légèrement Randall afin de lui permettre de s’installer plus facilement. Il la gratifia d’un sourire amusé.
« J’aimerais beaucoup voir tout ce que vous pouvez faire avec votre magie, confia-t-il. J’ai le sentiment que la téléportation et la télékinésie ne sont qu’une infime partie de votre potentiel.
— Vous oubliez ma conjuration ! rit l’elfe en retour, touchée par son engouement. Comment aurais-je pu aveugler ce tobi-kadachi sans mon arc d’âme lié ?
— Avez-vous des écoles pour apprendre tout cela, en Tamriel ? Ou bien découvrez-vous la magie grâce à un tuteur, quelqu’un de plus expérimenté, qui va vous enseigner son savoir et vous guider sur la voie ?
— Un peu des deux, je pense. Dans mon cas, ma famille descend d’une grande lignée d’illusionnistes, si bien que ma voie était toute tracée avant même ma conception. Et mon affinité avec la magie m’a dirigée vers d’autres voies, le mysticisme et la conjuration. J’ai donc été éduquée par des précepteurs formidables, qui avaient eux-mêmes formé mes parents et leurs parents. Lorsqu’ils n’ont plus suffi, j’ai fait mes valises pour approfondir mon savoir au Collège de l’île d’Eyévéa. Et voilà où j’en suis aujourd’hui ! »
Elle leva les yeux vers le ciel. Le soleil commençait à décliner, là-bas, et donnait aux nuages une teinte orangée, tandis que la voûte céleste virait au grenat, rubis et framboise. Bientôt, tout serait coloré de nuit, sombre et seulement illuminé par les lunes – à moins qu’il n’y en eût pas deux ici, mais une seule, ou bien plus encore ? – et les étoiles brillantes là-haut, loin dans le ciel.
« Tout cela partait d’une erreur dans mes calculs initiaux, mais je dois admettre que je suis ravie d’avoir pu découvrir ce monde qui se cachait de ma vue avant cela. Vous y croyez, Randall ? Un nouveau monde, au bout de mes doigts !
— Ce serait fantastique si votre monde et le mien pouvaient communiquer plus facilement. Nous avons sûrement beaucoup à apprendre de votre magie, ce pourrait être un avantage colossal pour élucider le mystère de la Traversée…
— Et inversement ! Je suis sûre que le peuple altmeri saurait faire bon usage de votre savoir ! »
L’humilité dont tous deux faisait preuve amusait Elenaril. Elle préférait ignorer le fait que certains membres du gouvernement abuseraient des pouvoirs qui leur étaient octroyés, et tenteraient d’envahir afin de dominer le Nouveau Monde, ainsi que l’Ancien s’ils parvenaient à naviguer jusque là-bas. Calindil avait déjà émis l’idée, après tout. Elle savait qu’elle pouvait le raisonner, lui faire voir la beauté de cet endroit, la richesse culturelle qu’il contenait et que les habitants d’Astera développaient davantage jour après jour… Mais pour l’heure, il était bien plus agréable de passer du temps avec Randall, et de songer aux bons moments qu’ils passaient ensemble, et qu’ils passeraient par la suite. Il y avait tant de choses qu’il lui restait à découvrir !
« Vous voilà ! Bienvenue au Grand-Pont ! »
Aiden avait tenu sa parole, et les avait attendus là, au sommet d’Astera. En contrebas s’étendait la ville entière, fourmillante de chasseurs, d’assistants et de palicos, ainsi que de chercheurs prêts à faire la découverte ultime qui les rapprocherait toujours plus de la perfection technologique ou alchimique. Il aida à immobiliser la nacelle, et tendit la main vers Randall pour qu’il s’extirpât de celle-ci sans trop forcer sur son genou. Elenaril lui emboîta le pas, sans requérir l’attention du rouquin, et sitôt se retrouva-t-elle les deux pieds sur le plancher du Grand-Pont qu’elle fut attaquée par une boule de poils massive, ronronnant à pleine puissance, qui vint se frotter contre ses jambes, les entourant de ses pattes griffues.
« Oh. Je vois que vous venez de faire la rencontre de Posie, rit doucement Randall à l’attention de l’Altmer, avant de se tourner vers le palico. Posie, tu t’es trompée, ce n’est pas moi, là. Je suis là. »
Le féliforme, revêtant un simple tablier en lin pur, non teint, secoua sa tête et leva vers Elenaril de grands yeux verts, aussi brillants que ceux du chasseur qu’elle accompagnait d’ordinaire dans ses expéditions. Sa patte postérieure droite, bien qu’un peu tordue, ne laissait entrevoir presque aucun signe de la fracture qui l’avait immobilisée pendant un temps. Remarquant la méprise dont elle s’était rendue coupable, Posie hérissa son pelage tricolore parsemé de roux et de noir, et recula, avant de se cacher derrière Randall, qui riait, le cœur léger.
« Ma pauvre Posie, tu t’es faite avoir à cause de l’odeur, non ? Pourtant Elenaril ne porte aucune de mes affaires, je ne comprends pas comment tu as pu te tromper !
— Parfum, articula le palico en retour avec un étrange accent. Elle a ton parfum !
— Allons, allons, fit-il en caressant affectueusement l’espace entre les deux oreilles de Posie, qui exprima son contentement en ronronnant de plus belle. Ne t’en fais pas, elle est gentille. C’est une amie à moi. »
Elenaril s’agenouilla, se mettant à hauteur d’yeux du felyne, et tendit la main dans sa direction. Timidement, Posie sortit la tête, ses moustaches frémissaient, et interrogea du regard son chasseur. Voyant le sourire encourageant de ce dernier, elle risqua un pas, puis un autre, et s’approcha de l’Altmer, reniflant attentivement sa paume.
« Vous n’êtes pas d’ici, miaula-t-elle. Vous venez de très loin, non ?
— C’est bien ça, répondit Elenaril. Tu le comprends juste à mon odeur ?
— Oui ! Vous avez l’odeur de quelqu’un qui vient d’au-delà de la mer, et d’au-delà encore ! »
Elle se laissa docilement caresser, ronronnant un peu plus fort encore.
« Et vous avez l’odeur de mon miaître, vous sentez bon comme lui ! Vous devez vraiment être une amie à lui !
— Tu as raison, Posie. Ton flair est incroyable.
— Vous arrivez à comprendre ses miaulements ? fit Aiden. Décidément, les Wyvériens sont pleins de ressources.
— Pourquoi ? Vous ne parlez pas la même langue ? »
Randall esquissa une grimace, et jeta un coup d’œil en direction du rouquin qui, les bras croisés, fronçait les sourcils et tentait de résoudre ce mystère qu’Elenaril lui dévoilait sous ses yeux.
« Les felynes peuvent parler la langue commune, c’est un fait, mais là c’était la langue felyne qu’utilisait Posie…
— Oh. Je vois. On dirait que j’ai ça dans le sang, alors, rit innocemment l’elfe, tentant de dissiper le malaise. Je ne m’en étais même pas rendue compte, c’est dire !
— Et si on allait le boire, ce coup ? fit alors Randall, mettant fin à leurs digressions qui finiraient, tôt ou tard, par piéger Elenaril dans ses mensonges. Uthyr doit nous attendre, non ? Venez, Elenaril, suivez-moi ! »
Saisissant la main qui se tendait vers elle – au sens figuré, car les doigts de Randall étaient fermement serrés sur la poignée de ses béquilles –, l’elfe rejoignit le chasseur et avança tranquillement à ses côtés. Posie les rattrapa en quelques foulées, et Aiden, qui ne perdait ses sourcils froncés, suivait derrière, cherchant diverses explications à ce phénomène étrange qu’était le plurilinguisme naturel d’Elenaril. Cette dernière observait le Grand-Pont et la vie qui y fourmillait. Bien qu’elle se trouvât toujours à Astera, il y avait un je-ne-sais-quoi de convivial qui lui donnait l’impression d’avoir été projetée dans un tout autre endroit.
À une table, là-bas, deux chasseuses s’étaient lancées dans un concours de bras de fer, gonflant leurs muscles pour triompher. Un peu plus loin, quatre hommes chahutaient autour de chopes vides, en attendant que quelqu’un vînt leur en apporter d’autres. Un duo s’inscrivait sur la liste des quêtes afin de partir au plus vite en expédition, et trépignait d’impatience. Des felynes allaient et venaient, apportant les boissons commandées çà et là sur des plateaux qu’ils manquaient de faire tomber en se heurtant aux individus qui regardaient à peine où ils posaient les pieds. Même Randall devait esquiver, avec sa béquille, afin de ne blesser personne.
Le vacarme était conséquent, et rares étaient les tables disponibles. Ils aperçurent toutefois Uthyr dans la foule, déjà installé à l’une d’elles, prêt à commander et hydrater sa gorge. Il leur fit un signe de la main, retenu mais amical, qui les invita à venir prendre place autour de la table carrée. Elenaril aida Randall à s’asseoir, avant d’en faire de même à côté de lui, tandis qu’Aiden s’installait en face d’elle. Sa mine faussement agacée témoignait du retors de la question qu’il se posait ; elle espérait seulement qu’il passât rapidement à autre chose sans quoi cette soirée serait interminable. Elle l’imaginait d’ores et déjà la bombarder de questions. D’abord, la lévitation, ensuite le plurilinguisme soi-disant « naturel »…
« Je peux ? » fit la voix fluette de Posie, glissant ses membres antérieurs aux coussinets rose pâle sur la cuisse de l’elfe.
Elle acquiesça, et rapidement elle se retrouva avec une boule de poils particulièrement douce sur les genoux. Entre deux ronronnements, Posie venait se frotter à elle, demandant beaucoup d’affection, et en témoignant dans le même temps. Randall venait de temps à autre lui caresser la tête ou bien lui gratter le ventre, ce qui ne faisait qu’amplifier le bruit qui émanait de sa petite gorge. Le palico était aux anges.
« Bien. Qu’est-ce qu’on vous commande ? fit Aiden. Randall, tu en prends une ce soir tout de même, non ?
— Une seule. Tu sais bien que je ne tiens pas l’alcool.
— Et vous Elenaril ? Nous ferez-vous l’honneur de nous accompagner d’une bonne chope d’hydromel ? Le plus doux et le plus traître de tout Astera !
— Ma foi, je me suis toujours interrogée quant à la saveur de l’hydromel ! Nous n’en avons pas par chez-nous, c’est plutôt déprécié… Alors permettez-moi de tenter !
— Quatre chopes alors ! Eirian ! S’il te plaît ! »
En criant ainsi, Aiden avait attiré l’attention de la personne qui se chargeait de préparer les boissons. Entendant son nom, cette dernière cria en retour « Combien ? », ce à quoi le rouquin répondit en levant quatre doigts. Puis il indiqua Posie, et leva simplement son index. Cette dernière le remercia d’une voix un peu nasillarde, et il répliqua poliment. Elenaril comprit alors que le palico – et peut-être même les autres, il lui faudrait vérifier – s’exprimait sur un ton différent lorsqu’il s’exprimait en langue commune. Fière de cette découverte, elle s’empressa de tirer de ses sacoches carnet et crayon de fusain, dans lequel elle consigna ces quelques notes qu’il lui faudrait élaborer et remettre au propre une fois en de meilleures conditions.
Randall fixa sa graphie noircissant les pages, visiblement fasciné par la courbure des lettres de l’alphabet altmeri. Uthyr et Aiden, trop concentrés dans leur conversation personnelle à laquelle l’elfe ne comprenait rien, n’y prêtèrent aucunement attention, et c’était pour le mieux. Posie, quant à elle, fit quelques mouvements de patte, comme si elle souhaitait attraper le crayon pour jouer avec. Finalement, les felyns ressemblaient à de gros chats, aussi bien physiquement qu’en caractère. Qu’est-ce qui les différenciait finalement des Khajiits, si ce n’était le monde auquel ils appartenaient ? Si ces mondes s’étaient créés d’une façon similaire, alors il y avait fort à parier que leur origine l’était elle aussi.
« Votre langue est-elle dure à apprendre, pour quelqu’un comme moi ? interrogea alors Randall. Je serais curieux de voir comment elle sonne.
— Je suis sûre que vous saurez vous débrouiller. Je vous l’apprendrai, à l’occasion. À moins que vous ne préféreriez la langue commune ? Elle devrait ressembler davantage aux sons que vous formez dans votre langue natale. »
Ils ne purent poursuivre leurs divagations bien longtemps ; Eirian vint vers eux, plateau à la main, et disposa sur leur table les quatre chopes d’hydromel – une cuvée spéciale, d’après ce que comprit l’elfe – et ajouta, face à Posie, un verre d’une taille réduite, contenant lui aussi ce fameux mélange odorant. Aiden remercia le service, et s’empressa de s’emparer de sa boisson par l’anse, invitant ses compagnons à en faire de même.
« À notre victoire sur le tobi-kadachi ! scanda-t-il. À l’effronterie de Uthyr, à la visée exceptionnelle de Randall, et à la bravoure inconsciente d’Elenaril !
— Et à ton coup fatal redoutable, ajouta Randall en souriant.
— Santé ! »
Le rouquin fut le premier à engloutir sa boisson, cul sec, et à claquer violemment le métal de la chope contre la table de bois qui avait connu de jours meilleurs, mais aussi de pires traitements. Uthyr, à sa droite, fit de même, et essuya la mousse venue se loger dans sa barbe. Même Posie engloutissait sa boisson comme s’il s’était agi de petit lait. Et Randall, quant à lui, fit preuve d’un peu plus de retenue, buvant à petites gorgées, et grimaçant quelque peu.
Elenaril, quant à elle, ne sut lequel de ses camarades imiter, et opta pour un mélange des deux. Elle trempa tout d’abord les lèvres, afin de goûter à cette mixture inédite qu’aucun Altmer ne désirait boire à l’Archipel ; considérant l’alcool, quelle que fût sa forme et son degré, comme un produit barbare qui ne convenait guère à leur palais, les hauts-elfes interdisaient tout import et toute production sur le territoire altmeri. La propagande militaire, lorsque le Domaine se retrouvait en plein conflit avec les autres provinces, répétait à qui voulait l’entendre que l’alcool rendait les Mers faibles, et leur ôtait la valeur qui les rendait supérieurs aux Mens ; elle se souvenait l’avoir lu dans quelques recueils historiques empruntés à la bibliothèque.
Le goût amer la surprit tout d’abord, mais laissa rapidement place à des notes sucrées et douces, presque florales. Il restait en bouche, gagnait la gorge, et réchauffait la trachée en coulant. Le côté pétillant éveillait ses sens comme nulle autre boisson ne l’avait fait auparavant. Après quelques autres gorgées modérées, se sentant gagner par le côté agréable de cette dégustation, Elenaril retourna la chope au-dessus de son visage, et engloutit le reste de son contenu cul-sec.
Lorsque le métal cogna contre la table, Aiden et Uthyr la dévisageaient avec surprise. Le rouquin, d’ailleurs, en gardait la bouche bée. Visiblement, il ne s’attendait guère à voir l’elfe engloutir son premier hydromel d’une telle façon.
« Le plus doux et le plus traître ? Par les Ancêtres, c’est délicieux !
— Ravi de voir que vous aimez ça, sourit Aiden, à demi avachi sur la table, son poing soutenant sa joue. Vous en voulez d’autre ?
— Avec plaisir ! »
Bien qu’il fît la moue, très certainement parce qu’il se doutait que la note serait horriblement salée lorsque viendrait l’heure de payer, Uthyr leva la main, indiquant qu’il joignait l’elfe pour la seconde tournée. Posie aussi fit un signe de patte, si bien qu’Aiden scanda une nouvelle fois le nom d’Eirian, faisant une nouvelle fois le geste indiquant le nombre de chopes désiré, sans oublier de mentionner celle à taille réduite pour Posie.
« J’ignore comment vous faites, Elenaril, souffla Randall à ses côtés. En boire une demie cul sec, comme vous l’avez fait, me donne une gueule de bois phénoménale le lendemain. C’est pas de la limonade, ça, n’allez pas me faire croire que pour votre première fois vous tenez aussi bien l’alcool !
— Qu’y puis-je ? Le monde est ainsi fait ! »
Eirian apporta alors la tournée suivante, récupérant au passage les chopes vides, sans s’étonner de voir celle de Randall encore aux deux tiers pleine. La table fut aussi alourdie par quelques plateaux de charcuterie et de fromage, ainsi que quelques légumes salés à grignoter afin de faire passer l’ivresse qui gagnerait tôt ou tard les chasseurs. L’Altmer se délecta des tranches de jambon fumé, qui n’avait décidément rien à voir avec les mets raffinés de viande en sauce et autres ragoûts cuisinés d’ordinaire à Eyévéa, et sentit ses papilles s’exciter lorsqu’elle glissa quelques fèves de soja immatures saupoudrées de fleur de sel sur sa langue. Posie l’imita, montrant ses crocs luisant sous les dernières lueurs du soleil rougeoyant au loin, avant de refermer sa mâchoire sur une tranche de viande de bison, tirant sur le morceau afin de le trancher proprement et de mâcher d’une manière vorace.
« Faites-vous ici aussi des concours de boisson ? J’ai lu à ce sujet dans certains livres, je me suis toujours dit que c’était un cliché qu’on nous rabâchait…
— Le pensez-vous vraiment, Elenaril ? »
Aiden haussa un sourcil, agrémentant son expression d’un sourire taquin. Il s’avança dans sa direction, se faisant à chaque instant plus insistant… Avant d’éclater de rire. Uthyr, à côté, se laissait aller de bon cœur.
« Si vous voulez, nous pouvons nous en faire un, ici-même ! Randall sera notre juge, puisqu’il sera le plus sobre de nous lorsque vous vous tomberez ivre morte de votre chaise ! »
Elle eut tout juste le temps d’acquiescer que le rouquin se leva, s’empressant de retourner voir une énième fois Eirian – qui semblait pour autant ne pas lui en vouloir, car après tout il faisait partie de la clientèle ! – et revenant du comptoir avec un large plateau contenant une belle douzaine de chopes remplies à ras bord. Même Posie en prit une, engloutissant le verre à grosse contenance qui glissait presque d’entre ses pattes griffues. Les coussinets roses imbibés de condensation n’aidaient guère à maintenir sa prise sur le bois et le métal, et Elenaril fut soulagée de voir, plus tard, le palico ayant englouti la totalité de sa boisson sans en renverser une goutte.
Tandis qu’elle tendait le bras vers sa prochaine boisson, ne ressentant guère plus d’effets que l’étrange déshydratation que provoquait l’hydromel dans sa gorge, Elenaril remarqua, quelques tables plus loin, un vétéran de la chasse qui faisait mine de trinquer avec elle. Elle crut d’abord voir un chasseur retraité, ayant passé bon nombre d’années sur le terrain, mais puisqu’il portait à sa ceinture l’emblème de la Cinquième Flotte, elle comprit qu’il était arrivé, tout comme ses compagnons de beuverie qui parlaient de plus en plus fort, plus pour s’entendre eux-mêmes que pour se faire entendre les autres, quelques mois auparavant. Elle répondit à son invitation, manquant dans le même temps de renverser un peu de la mousse qui débordait presque, et le vit engloutir sa chope d’une traite. La lueur des bougies qu’on allumait les unes après les autres se reflétait dans la cicatrice qui lui barrait l’œil gauche. À chaque fois qu’il secouait la tête, sa tignasse d’argent sertie de bijoux colorés ondulait dans un cliquetis léger qu’elle parvenait à entendre malgré le vacarme. Les chopes qu’il engloutissait échouaient sur la table, leur nombre équivalant peu à peu à celui des consommations de l’elfe. Il semblait l’avoir défiée dans un concours de boisson à deux, ce qui eut raison d’amuser grandement Elenaril. Curieuse de savoir lequel d’eux deux gagnerait, elle l’accompagna et buvait hydromel sur hydromel, encouragée par les hommes qui partageaient sa table.
Si rapidement les joues d’Aiden et Uthyr se colorèrent de rouge, au fur à mesure que la nuit prenait place au-dessus de leurs têtes, Elenaril constata qu’elle s’en tirait bien mieux qu’eux. Le lancier se plaignait du bateau qui tanguait autour d’eux, évoquant le roulis et le tangage de leur navire à leur arrivée à Astera.
« Même quand le zorah l’a retourné, jamais ça n’avait autant bougé là-haut ! beugla-t-il soudainement. Pourtant toi-même tu le sais Uthyr vu que t’as sauté par-dessus bord ! »
Le concerné leva vers son camarade un regard fatigué. Le visage pâle, il semblait à peine conscient de ce qui lui arrivait, à en croire ses yeux troubles qui fixaient le vague. Il était terriblement cuit, fini au possible, ivre mort. Il regarda le fond de sa chope et, incapable de la terminer, la repoussa mollement. Randall, en face, l’appelait pour vérifier qu’il était toujours conscient. C’était à peine s’il obtenait de réponse.
La tête posée sur la table entre deux chopes vides, il commença à somnoler dans un faible ronflement.
« Alors Elenaril ? Tu tiens toujours aussi bien ? fit Aiden en se rapprochant d’elle, titubant jusqu’à faire le tour de la table, et tirant un tabouret d’une table voisine pour s’installer à ses côtés. Quand je te dis qu’il est traître, cet alcool ! Comment tu fais pour tenir ? »
Il avait décidément enjambé toutes les barrières sociales qui les séparait, et avait abandonné le tutoiement. Jamais l’Altmer ne se le serait permis, pas même avec Randall. Il lui fallait connaître la personne en question depuis de nombreux mois, pour ne pas dire années, pour oser songer à la tutoyer ! Et pourtant, le rouquin qui passait son bras par-dessus l’épaule et rapprochait son visage à l’haleine douteuse lui donnait l’impression de pouvoir se le permettre. Effrayée par ce soudain ballotement de son siège, Posie s’échappa des genoux d’Elenaril pour, à la place, récupérer celui qu’avait lâchement abandonné le lancier, et ne perdre aucune miette de la suite de la conversation.
« Je l’ignore. Mais c’est toujours aussi bon, même après la quinzième chope !
— Quinzième ?! »
Aiden et Randall s’étaient exclamés à l’unisson. Si le premier le répétait sur un ton amusé, et épaté de voir la quantité d’alcool que l’elfe avait pu ingérer, le second était davantage paniqué, et s’il n’avait pas eu cette jambe immobilisée, il se serait probablement jeté sur elle pour l’empêcher de porter sa seizième boisson à ses lèvres.
« Arrête de mentir Elenaril, tu peux pas en boire autant. Tu vois le gars là-bas ? C’est Hans. C’est celui qu’a le record d’Astera en chopes bues. Il va pas au-delà de treize, et c’est parce que c’est un gars costaud. »
Elle jeta un coup d’œil en direction de l’homme qu’on lui désignait – il s’agissait du vétéran de la Cinquième Flotte qui les accompagnait à distance dans un concours silencieux de boisson. Lui non plus n’en menait pas large, mais personne ne se trouvait à ses côtés pour s’enquérir de son état. Elle fut bien tentée d’aller à sa rencontre et de s’assurer qu’il allait bien, mais Aiden reprit, toujours plus fort, sa voix assourdissant le tympan droit d’Elenaril.
« Mais vous c’est votre première fois, c’est pas possible !
— Eh bien nous pourrions croire que nous autres Altmers ne ressentons pas les effets de l’alcool qui vous met dans tous vos états ! » s’emporta l’elfe en riant.
Le chasseur fronça les sourcils, Randall retint une grimace. Puisque son camarade ne releva pas, il ne s’alarma pas davantage, mais fit un signe discret à Elenaril pour qu’elle fît plus attention la prochaine fois. Autour d’eux, le brouhaha se dissipait, les chasseurs et leurs assistants, sans oublier les palicos, rentraient les uns après les autres dans leurs quartiers dont les lumières s’éteignaient au fur à mesure. Eirian avait rendu son tablier pour la soirée, et une femme entre deux âges lui avait succédé. Cette dernière vint débarrasser les chopes en trop en constatant l’ampleur des dégâts sur les deux hommes.
« Vous devriez peut-être arrêter, maintenant, non ? demanda timidement Randall en peinant à hausser le ton face à Aiden qui se balançait de droite à gauche, entraînant avec lui une Elenaril qui riait aux larmes tant elle s’amusait. Vous allez finir malades, ou pire… Regardez Uthyr ! Il ne va même pas pouvoir rentrer ! »
En effet, son ronflement résonnait toujours plus fort à leurs côtés. Le chasseur aurait été bien plus à l’aise dans un lit confortable, mais tout portait à croire qu’il adorait le contact de la table de bois humide et striée par les utilisateurs précédents. Le réveiller aurait été criminel !
« Pfft, lâcha alors le lancier. Elle nous ramène avec son truc de paolomu, là ! C’est bon, tant que ça nous file pas la gerbe à la fin ! »
Voyant qu’elle ne comprenait pas très bien ce dont parlait Aiden, Randall mima à Elenaril d’une manière un peu gauche les mouvements de doigts qu’elle faisait afin de faire léviter les objets ou les individus. Amusée, elle ne retint pas le rire qui s’échappa de sa gorge, avant de se muer en éclats de voix peu dignes d’une Altmer de son rang. Mais qu’y pouvait-elle ? Elle s’amusait tant ici, à Astera, loin des codes sociaux et des apparences altmeri ! Elle épongea la transpiration qui perlait sur son front, et déboutonna légèrement le col de sa tenue, espérant que cela lui permît de mieux respirer. Tant qu’elle ne serait pas libérée des bras d’Aiden, de toute façon, il y avait peu de chances que cela s’améliorât.
« Est-ce que c’est toujours comme ça avec eux ? glissa-t-elle à Randall en se couvrant les oreilles afin de s’épargner la chanson composée exclusivement de fausses notes dont Aiden tentait alors une interprétation. Est-ce qu’ils sont toujours aussi joviaux quand ils ont bu ?
— C’est la première fois que j’y prends part, mais je crois bien que oui, acquiesça son compagnon d’aventures. Si vous voulez rentrer, il n’est jamais trop tard, nous pouvons nous éclipser en lui laissant la note. Ça lui apprendra à se lancer dans des entreprises du genre sans assurer ses arrières avant. »
Un rire lui échappa. L’envie était tentante, mais c’était plutôt irrespectueux envers leur camarade de chasse. Après tout, c’était grâce à lui qu’ils avaient triomphé du tobi-kadachi. En y repensant, Elenaril aurait bien souhaité se débarbouiller après leur aventure ; elle sentait l’odeur de la transpiration qui émanait de sa tenue – ainsi que d’Aiden qui la serrait de plus en plus fort contre lui en chantant – et fronçait le nez dès lors que les effluves lui parvenaient et irritaient ses narines.
« Ne pourrions-nous pas payer, au moins une partie ? proposa-t-elle en tentant de se dégager de l’étreinte du rouquin, qui achevait sa première chanson pour mieux en entonner une seconde.
— Vous m’avez déjà ruiné pour votre potion magique ! répliqua Randall en faisant mine de s’offusquer, gonflant les joues malgré un sourire qu’il ne parvenait à éteindre. Mais je suis d’accord pour débourser quelques zennys et régler la moitié de vos consommations. »
Il farfouilla dans l’une des sacoches maintenues à sa ceinture. C’était tout juste s’il s’était débarrassé de son attirail ; il avait laissé son fusarbalète et ses munitions dans sa chambre, s’était délesté de quelques affaires, mais avait pourtant gardé sur lui son compendium, sa bourse de piécettes et d’autres bricoles qui restaient fermement maintenues à sa taille. Même la cage à navicioles était restée dans ses quartiers, et l’elfe se demanda ce que devenaient les insectes en-dehors des expéditions. Devaient-ils en prendre soin, les nourrir et les choyer, ou bien restaient-ils libres d’aller et venir à leur guise, tant qu’ils revenaient à leur chasseur au moment de partir sur le terrain ? Encore une question à laquelle il lui fallait demander des réponses.
Randall tira un certain nombre de piécettes floquées de caractères que l’elfe ne savait lire de sa poche, puis les compta, avant de les remettre à l’abri dans sa bourse, et de se lever. Elle le vit lentement aller à l’encontre de la gérante de la buvette pour le reste de la soirée, régler auprès d’elles les consommations, et revenir le pas léger. Contrairement à ses deux comparses, le chasseur était tout ce qu’il y avait de plus frais ; la soirée qui s’était étirée en longueur lui avait permis de récupérer de son unique chope consommée alors que le ciel s’obscurcissait à peine. Désormais, ne restait qu’une lune, si pleine et si ronde, qui illuminait le firmament, donnant aux torches et chandelles de quoi être jalouses depuis le ponton du Grand-Pont.
Elenaril se remémora la vue que Randall lui avait offerte depuis les airs grâce à Henry tandis qu’ils arrivaient à Astera peu après leur rencontre. Elle avait immédiatement noté cet immense navire perché au sommet de la cascade, sa cale fendue en deux. Et dire qu’elle venait de passer une soirée mémorable sur ce même bateau ! Cet endroit était tout ce qu’il y avait de plus formidable.
« Bien. Et si nous rentrions ?
— Si vous le souhaitez. Mais que faisons-nous d’eux ? »
Lasse de se débattre inutilement afin de se libérer des bras d’Aiden, Elenaril employa les grands moyens. Invoquant une nouvelle fois sa magie de télékinésie, elle força le chasseur à lâcher prise en exerçant une force supérieure à la sienne dans le sens opposé. Cela lui valut des protestations d’un rouquin qui peinait à réaliser ce qui venait de lui arriver. Mais tout compte fait, elle était bien mieux désormais, sur ses pieds et loin de ses chants paillards dont elle n’était pas qu’un peu ravie de ne pas comprendre le sens.
« Deux options. Soit on les laisse, soit on les ramène.
— Vous sentez-vous réellement d’aider Uthyr à dévaler tout Astera pour le ramener à ses quartiers, avec votre genou ? Ou encore de devoir supporter Aiden et ses hurlements à réveiller les draugar du fin fond de Bordeciel ?
— Je préfère ne pas savoir ce dont il s’agit, gémit un Randall très certainement peu ravi par les images qui devaient se façonner dans son esprit malgré lui. Mais je pensais à vos tours de magie, si vous êtes d’accord.
— J’ai bien peur de ne plus avoir assez de forces pour transporter cinq individus, dont trois robustes hommes. Pas après tout ce que nous avons traversé aujourd’hui. Si j’avais pu boire une potion, cela aurait pu s’envisager. Mais faute de régénération…
— Tant pis, alors, rit le chasseur. Nous les abandonnerons là. Ils seront réveillés à l’aurore par les matinaux prêts à partir en expédition, tandis que nous dormirons dans de moelleux lits, à l’abri de tout raffut ! »
Aiden les arracha à leur discussion en criant toujours plus fort dans les oreilles d’Uthyr, appelant ce dernier à ce réveiller. Ce qui eut un effet plutôt radical ; l’homme releva subitement la tête, cognant violemment dans le menton de son acolyte qui se mordit le bout de la langue. Cela eut visiblement raison de l’ivresse qui l’animait, puisque l’un comme l’autre étaient déjà bien plus conscients qu’au départ, et chacun recouvrait ses esprits dans la mesure du possible. Le chahut eut raison de la soirée ; l’heure de la retraite sonnait pour tout un chacun, désormais.
« On vous ramène dans votre chambre ? proposa Randall. Vous arriverez à marcher jusqu’à l’élévateur, au moins ? »
Les deux répondirent par la positive. Surveillés de très près par Elenaril, qui s’apprêtait à user du peu de magie qui coulait encore dans ses veines afin de les rattraper au cas où ils trébuchaient, les deux hommes prirent docilement le chemin qui les conduisait jusqu’aux sièges qui circulaient incessamment. Entraînées par la force de l’eau de la cascade, la poulie ne stoppait jamais son mouvement silencieux. Même de nuit, Astera était vivante, et cela passait aussi par la capacités de se déplacer sans contraintes en son sein. L’une des autres raisons qui permettaient cela était l’écartement des quartiers résidentiels, hors de toute zone d’activité quelconque, ce qui évitait aux chasseurs épuisés d’être réveillés par l’agitation matinale, ou bien nocturne. Tant que les ivrognes ne provoquaient de vacarme en rentrant chez eux après une soirée bien arrosée.
Elenaril proposa de monter en compagnie d’Uthyr ; Randall se coltina Aiden. Posie, en revanche, eut tout le loisir de voyager seule, et de profiter des sièges doubles bien trop grands pour sa petite taille. Tandis qu’elle se balançait au-dessus du vide, le chasseur muet à ses côtés, l’Altmer se laissa gagner par une contemplation des lumières nocturnes. Elle ne pouvait détacher son regard de la lune unique.
« Là d’où je viens, nous avons deux lunes, confia-t-elle. Jode et Jone. La Larme de Mara et la Tristesse de Stendarr. La vôtre paraît si seule, là-haut… »
Uthyr riait doucement à ses côtés. Le nez levé, bien que ses yeux troubles semblassent ne fixer guère davantage que du vide, il paraissait se laisser aller et suivre l’elfe dans ses divagations.
« Je me demande si un jour nous saurons les atteindre. Comment est la vie, là-bas ?
— Sûrement plus triste qu’ici, fit alors le chasseur, d’une voix grave, quoique douce. Il n’y a pas de monstres, là-haut. »
Elenaril le fixa, clignant des yeux à plusieurs reprises. L’homme s’était assoupi à nouveau, la tête posée contre la rambarde du siège, et respirait doucement. Peut-être avait-elle imaginé une réponse, qu’elle seule avait entendue, afin de se sentir moins seule. Elle ne se sentait pas autant à l’aise avec les autres individus de ce monde qu’avec Randall. En se retournant, et constatant la nacelle suivante, dans laquelle s’était installé son compagnon d’aventures ainsi que le rouquin désaoulé, elle vit qu’il la regardait en retour. Ils s’échangèrent un sourire, bien qu’un peu retenu, et le silence reprit de plus belle.
Durant toute la fin du voyage jusqu’aux quartiers, même après s’être retrouvés sur la place du marché, au rez-de-chaussée d’Astera, personne ne prononça le moindre mot. Seuls résonnaient autour d’eux leurs pas se mêlant au brouhaha discret de la colonie assoupie.