Hiraeth
Chapitre 12 : Chapitre XII — Sanctuaire
8089 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 14/12/2022 00:29
Chapitre XII
Sanctuaire
Les rayons du soleil matinal éclaircirent l’immense pièce, projetant leur halo réconfortant sur les dalles de pierre à travers les vitraux. Les paupières d’Aemillia ne le supportèrent bien longtemps, et elle s’extirpa de son sommeil peu réparateur, et bien moins confortable encore. Allongée sur l’un des bancs de prière qui constituaient le maigre mobilier du temple de Talos de Vendeaume, le dernier encore actif et autorisé en tout Tamriel, elle prit une longue inspiration, gonflant ses poumons jusqu’à ce que la douleur se fît sentir. Le gouvernement sombrage à la tête de la ville assurait la protection à toutes les personnes souhaitant vénérer celui qu’ils considéraient comme le neuvième Divin, aux côtés des huit autres hérités du panthéon elfique. Mortel devenu Dieu, Talos était une hérésie aux yeux du Thalmor, et le pacte signé par l’Empire une trentaine d’années plus tôt interdisait son culte en Tamriel. C’était une des raisons qui avaient poussé Ulfric à s’insurger contre les Impériaux et à se révolter. Et voilà où ils en étaient, au bord d’une insurrection qui menaçait d’éclater à tout instant…
Aemillia n’avait que faire de ces histoires de guerre civile. Ce temple lui avait permis de trouver un toit pour la nuit, et elle en était ravie. C’aurait pu être un temple à la gloire de n’importe quel autre Divin, tant que ce ne fût pas un prince ou une princesse daedrique, n’importe lequel aurait pu faire l’affaire. Et voilà où elle en était…
Elle s’étira du mieux que son piètre lit le lui permettait, et se redressa. L’une des prêtresses de Talos, qui lui avaient donné l’autorisation de trouver refuge en leur temple la veille, lui adressa un timide sourire, et reprit sa ronde jusqu’à l’autel où elle se chargea l’allumer les bougies qu’une brise était venue éteindre. La statue immense de leur idole la toisait au fond de la bâtisse, bien que Talos eût sur celle-ci son visage incliné en direction de son marteau, sur lequel il s’appuyait. Elle savait qu’elle n’avait pas le droit de chercher l’asile en ce lieu, car elle ne vénérait pas cet homme ni ses huit frères et sœurs, mais où pouvait-elle aller, sans toit sous lequel s’abriter ? Juste le temps d’une nuit, elle avait demandé de l’aide auprès de ses adeptes. Était-ce cependant une nuit de trop ? Qu’en dirait le Père ?
La jeune femme s’avança timidement jusqu’à l’autel. Elle ne voulait recevoir la bénédiction de Talos, non, ce n’était pas pour cette raison qu’elle s’était rendue là. Mais peut-être qu’en offrant quelques septims elle se sentirait un peu plus apaisée vis-à-vis de l’irrévérence qu’elle avait commise en trouvant refuge en ce lieu sacré. La gentillesse des prêtres et prêtresses la mettait terriblement mal à l’aise. Une hérétique de son genre n’avait rien à faire ici. Et pourtant, malgré tout, ils lui avaient ouvert la porte et les bras, lui avaient offert à boire et à manger, ainsi qu’un banc sur lequel se reposer. Elle n’en méritait pas tant.
Une personne comme elle ne méritait rien de cela.
Les pièces résonnèrent en heurtant la coupelle, propageant leur écho à travers la chapelle vide qu’elle seule animait de par sa présence. Sa gêne était insoutenable. Elle sentait le sang lui monter au visage, sa peau devenant brûlante et insupportable. Sa vue se brouillait, et bien qu’elle crût un instant à un vertige, elle sentit les larmes monter, ainsi que la bile. C’était trop pour elle, elle ne pouvait rester là. Elle devait fuir, partir, quitter cet endroit bien trop saint pour qu’elle ne vînt le souiller de ses crimes, de son être, de son existence…
Sitôt à l’extérieur du temple, elle ne put se retenir plus longtemps, et rendit le peu de nourriture qu’elle avait ingurgité la veille au pied de la bâtisse de pierre, dans la terre jaunie par la bile. L’aurore était encore douce, peu de gens se promenaient. Personne ne la vit cracher à plusieurs reprises afin de faire cesser ces nausées qui lui secouaient le corps, le cœur et l’âme. Un dernier soubresaut la fit tomber au sol, adossée au mur. Sans prendre la peine d’essuyer ses lèvres ou son nez, elle enfouit son visage dans ses mains, écrasant ces maudites larmes qui cherchaient à forcer le passage et s’extirper de ses yeux. Non, elle ne pleurerait pas. Pourquoi pleurerait-elle ? Elle n’avait aucune raison de pleurer !
Elle avait enfin trouvé une piste, une piste solide et fiable, afin de remonter jusqu’à celui à qui elle devait remettre l’anneau, treize ans après l’avoir perdu de vue. Elle avait goûté la terre lorsqu’on l’y avait balancée, elle avait pleuré à n’en plus pouvoir, et saigné à en perdre connaissance, tout ça dans l’unique but d’atteindre cet homme, cet Impérial qui valait tant pour elle, qui signifiait tant pour son regard d’enfant ! Une décennie s’était écoulée, mais elle était toujours la même gamine aveuglée par l’adoration qu’elle lui vouait. Bon sang, elle avait rendu son propre nom tabou dans sa province de naissance dans le seul but qu’il la remarquât et vînt vers elle ! Et tout ce qu’elle y avait gagné était d’immigrer dans cette maudite province, dans cette maudite ville, où tout ce qui n’était ni nordique ni sombrage n’avait pas sa place.
Et lorsqu’enfin, enfin, la Confrérie Noire venait à elle, sa seule et unique chance de pouvoir revoir son sauveur et mentor, elle fuyait comme une lâche. Elle ne parvenait pas à assumer ses actes. Elle qui était si sûre d’elle, convaincue que ce qu’elle faisait était juste, voilà qu’elle se terrait dans un temple dédié à Talos, un Divin, afin d’échapper aux conséquences de ses actes…
Il aurait si honte d’elle s’il la voyait ainsi.
Il l’avait formée afin qu’elle fût sans pitié, une assassin redoutable, à la hauteur de celle dont il n’osait prononcer le nom tant il craignait de salir sa mémoire en l’évoquant. Cette femme, à qui appartenait autrefois cet anneau qu’elle portait fièrement à sa gorge, dont il évoquait le souvenir avec tendresse, et qu’elle désirait tant rencontrer un jour bien que ce fût impossible, était un idéal à atteindre pour la gamine qu’elle était. Convaincue qu’il se livrerait si elle parvenait à égaler ce fantôme du passé, certaine de pouvoir l’aider à ouvrir son cœur, elle s’était démenée afin d’exceller dans cet art somptueux. Et voilà donc où elle en était…
Aemillia releva la tête. Un faucon survola Vendeaume, poussant un cri retentissant lorsqu’il passa au-dessus du temple. Il disparut par-delà les demeures en un battement d’ailes, laissant la jeune femme seule, agenouillée dans la fraîcheur du matin sur la terre humide.
Contrairement à cet oiseau, elle n’avait pas d’ailes grâce auxquelles fuir cette province qu’elle ne pouvait se résoudre à apprécier. Mais elle disposait encore de sa capacité à faire des choix. Et le sien était fait.
Elle rejoindrait le sanctuaire de la Confrérie Noire, elle retrouverait les vestiges de sa pitoyable famille, et rencontrerait à nouveau celui à qui elle devait tout. Sans considération pour les sacrifices qu’elle devrait alors faire et les vies qu’elle aurait à prendre, rien ne lui importait plus que de revoir le visage aimant, bien que distant, de cet Impérial aux cheveux flamboyants.
Son maigre baluchon sur l’épaule, le goût désagréable de la bile encore sur les lèvres, la jeune femme s’éloigna sans se retourner du temple de Talos qui avait fait preuve d’une hospitalité sans pareille. Elle n’avait que faire des aurevoirs avec cette ville infâme dont elle ne gardait que peu de bons souvenirs. Se remémorer les temps passés auprès de Naalia, Aventus et Rolasa n’apportait que son lot de tristesse et mélancolie – le regret d’un lieu et d’une époque perdus à jamais dans les tréfonds du passé. Elle enfouirait à tout jamais ce sentiment agréable qu’elle avait pu ressentir, et tâcherait de l’ignorer tant qu’elle ne se permettrait de l’éprouver.
Tant qu’elle n’était pas à ses côtés, elle n’avait aucun droit d’être heureuse. Sa mission restait inachevée ; elle ne pouvait s’autoriser de repos tant que son devoir resterait inaccompli. Maintenant qu’elle savait où le retrouver, tout cela devenait plus tangible, plus palpable… Plus réel.
Il était bien plus simple de partir de Vendeaume lorsqu’il n’y avait là-bas plus la moindre personne à qui tenir ou s’attacher. Avec Aventus de retour à l’orphelinat, où il serait alors entre de bonnes mains, et les Khajiits voyageant à travers tout Bordeciel, d’Est en Ouest, rien ni personne ne la retenait dans cette ville maudite et ses environs pour l’instant. Elle retrouva le cheval qu’Astrid lui avait gracieusement offert, déposé la veille à l’écurie. Lorsqu’elle voulut le racheter, le garçon lui demanda le double du prix auquel elle l’avait vendu. Elle eut beau se battre et jouer de son éloquence gagnée après toutes ces années passées en compagnie de la caravane, elle put tout juste faire descendre le prix à trois cent septims. L’irritation pulsait, tout comme l’envie de faire payer à cet escroc, mais elle garda son calme. Un cheval, bien que plus cher, valait toujours mieux qu’aucun cheval, et elle ne voulait pas traverser tout Bordeciel à pied ou en calèche. En allant à son propre rythme, en suivant sa propre route, elle n’aurait aucun ennui. Tout en enfourchant sa monture, sans même avoir prévu de provisions, elle se répétait que tout irait bien, qu’elle s’en sortirait à merveille comme elle l’avait toujours fait.
Prenant la route sud, celle par laquelle elle était arrivée de Blancherive autrefois avec la caravane, elle lança sa monture au galop. Elle voulait traverser le fleuve Sombreflot au plus vite. Elle divisait par trois la durée du trajet en le maintenant au galop – suffisamment vite pour gagner du temps, suffisamment doucement pour ne pas épuiser la monture en quelques foulées – si bien qu’en deux jours, trois tout au plus, elle atteindrait son premier objectif.
À chaque pause qu’elle faisait, si le temps était clément, elle consultait la carte de Bordeciel qui traînait dans son sac. Elle projetait de suivre la route vers le Sud, et bifurquer vers l’Ouest, en direction de Blancherive, une fois le croisement du fleuve Sombreflot et de la rivière Blanche passé, avant de suivre cette dernière plus ou moins jusqu’à sa source. Cette traversée rappelait de bons souvenirs, ceux de la compagnie des Khajiits, des discussions qu’ils partageaient en même temps que leurs repas au coin du feu, sous les tentes… Les choses avaient changé depuis son arrivée en Bordeciel. Le temps s’était écoulé, les vies avaient suivi leur cours…
Mais elle, avait-elle changé ?
La jeune femme gardait le sentiment qu’elle était restée fidèle à elle-même et à ses convictions. Peut-être se trompait-elle, car après tout nul ne pouvait être insensible aux affres du temps. Son affection pour cet homme était aussi pure qu’au premier jour, et son désir de lui remettre l’anneau ne connaissait aucune égale. Seule sa crainte quant à l’avenir l’habitait, désormais. En l’occurrence, elle ne pouvait s’empêcher de ruminer – que deviendrait-elle s’il n’était pas là ? Et si Astrid n’avait rien de celle qu’elle prétendait être ? Et si tout ceci n’était qu’un astucieux piège mis en œuvre par l’Empire afin de mettre la main sur cette tête à la prime si élevée ?
Non, trêves de questionnements – elle s’interrogeait bien trop, tout ceci n’était guère nécessaire lorsqu’on se trouvait à dos de cheval et au galop. En six jours de traversée, elle avait eu d’autres choses auxquelles penser. Veiller à se nourrir, en chassant si des proies se trouvaient là ou bien en cueillant – parfois en volant lorsqu’elle se trouvait près de fermes –, et en cuisinant des repas sains et copieux, dont elle ne devait laisser de restes afin de s’encombrer plus longtemps. Lorsqu’elle se débrouillait bien, elle pouvait passer une journée entière avec seulement un dîner dans l’estomac. En plus de cela, elle devait permettre à la monture de se reposer – le cheval n’était guère entraîné à parcourir de si longues distances à une allure aussi soutenue – ainsi qu’à elle-même, en se contraignant à dormir lorsque le soleil se couchait, et à repartir uniquement à l’aurore.
Comptant les cycles solaires qui dessinaient une magnifique courbe dans le ciel, elle parvint dans les bois bordant Épervine dans la matinée du treizième jour d’âtrefeu. La pluie l’avait épargnée durant presque tout son voyage, et elle en était ravie. Les nuages dessinaient diverses formes au-dessus de sa tête, tout comme la forêt dissimulait en son sein des ombres qui lui parurent prêtes à se jeter sur elle à la moindre faiblesse.
Elle avait délibérément suivi un chemin qui lui évitait de traverser Épervine. S’il fallait qu’elle y trouvât refuge, autant garder toutes ses chances et rester une parfaite inconnue pour ses habitants et commerçants. Ce faisant, elle s’était privée d’un bon repas, un bain réconfortant et une nuit de sommeil réparatrice mais, perdu pour perdu, autant se jeter la tête la première dans le piège d’Astrid et s’annoncer à l’entrée du sanctuaire. Car, après tout, que craignait-elle ? Ces gens étaient comme elle, des assassins qui tuaient pour vivre, parfois même par plaisir, et en rien des brigands qui volaient, pillaient et violaient comme seule occupation afin de se changer les idées. Elle espérait seulement que son nom fût inconnu à leurs oreilles… Si son passé l’avait rattrapée là-bas, qui savait ce qu’ils feraient alors d’elle ?
La jeune femme mit le pied à terre, et s’avança hors du chemin grossièrement pavé en tirant les rêves de sa monture. Quelque chose pulsait, comme le battement d’un cœur qui résonnait avec le sien et faisait vibrer sa poitrine. Une voix, un murmure, un appel résonnait à ses oreilles, et l’attirait irrémédiablement dans une direction dont elle ignorait l’issue. À sa droite, tout juste dévoilé par des pins sombres et imposants, un petit étang, qui devait certainement assurer l’arrivée d’eau claire au sanctuaire, dont la porte rayonnait un peu plus loin, sur sa gauche, cachée dans le creux formé par une grotte, abritée des regards indiscrets par des pierres imbrisables.
À chaque pas qu’elle faisait, le souffle se faisait plus lourd, et la voix, bien plus suave, la guidait jusqu’à cet anneau de fer forgé qui constituait la poignée de la porte. Immense, angoissante, celle-ci s’offrait à sa vue comme un spectacle familier. Un crâne, démesuré, décoré par une empreinte de main droite rougeoyante, dont la couleur évoquait celle du sang des victimes des contrats, semblait s’extirper du métal terne. Sous cet os, comme blotti contre sa mâchoire, la silhouette d’un squelette assis, adossé contre le battant, qui paraissait se lamenter. À ses pieds, une montagne d’ossements humains, dans laquelle figurait une épée plantée. Aussi étrange que cela pût paraître, Aemillia se sentit chez elle à la simple observation de cette œuvre d’art. Celle de Cheydinhal, cachée dans la cave d’une demeure abandonnée depuis des siècles, était mieux entretenue du temps où elle la franchissait afin de rentrer près des siens, et était quelque peu différente dans sa représentation. Désormais, elle n’était plus que ruines, probablement détruite par la mise à sac du sanctuaire, déformée par les coups de bélier grâce auxquels les assaillants avaient pénétré dans le refuge des assassins.
« Je te verrai à la maison, » avait murmuré la Nordique dans la cabane abandonnée – oui, Aemillia était bien face à la porte de sa nouvelle demeure, bien qu’elle eût du mal à s’imaginer appelant cet endroit « sa maison ».
Elle s’avança, quoiqu’un peu timidement, et posa la main sur l’anneau de la poignée. Aussitôt, une voix s’éleva dans l’obscurité, comme si c’était là celle de ce crâne qui la fixait de ses orbites vides dans lesquels rien ne se reflétait, si ce n’était le Néant qu’il symbolisait. Un murmure, un soupir, quelque chose d’éthéré, qui n’appartenait pas à ce plan, pas à ce monde, et qui sifflait à ses oreilles.
« Quel est le chant de la vie ? »
Aemillia déglutit, passa un coup de langue sur ses lèvres asséchées. Sa monture, à ses côtés, s’impatientait. Incapable de répondre à la question, les mots refusant de franchir ses lèvres, elle fit demi-tour, comme si la vue de ces sous-bois pouvait la rassurer, la conforter dans cette décision qu’elle avait prise et dont elle ne cessait de se demander si cela avait été une bonne idée. Et dire qu’elle avait guetté ce moment pendant treize longues années – le moment de sa réunion avec sa Famille, la Confrérie Noire, avec celui qui lui avait donné une nouvelle raison de vivre, d’avancer. Elle en avait rêvé, elle avait pleuré en constatant combien ce rêve futile était inatteignable, aussi fugace que les étoiles qui filaient dans les cieux les chaudes nuits d’été passées à observer le firmament tandis que les Khajiits dormaient à ses côtés. Elle s’était imaginé ô combien de fois ce qu’était devenu cet Impérial aux cheveux roux dont elle ne parvenait à oublier le visage ; peut-être avait-il rejoint un nouveau sanctuaire, peut-être avait-il délaissé sa foi et fui le monde obscur de l’assassinat. La jeune femme ne pouvait se résoudre à l’imaginer mort, enterré depuis des années sous les ruines de Cheydinhal – il s’en était sorti, c’était impensable qu’il ne fût plus en vie, et tout aussi inimaginable qu’il ne se trouvât là.
« Attends-moi là, d’accord ? souffla-t-elle au cheval en nouant ses rêves autour d’un tronc d’arbre, dissimulé des yeux des passants qui emprunteraient le chemin voisin. Je trouverai un meilleur endroit pour toi quand j’aurai réglé mes affaires avec eux. »
Elle adressa une prière secrète, bien qu’elle ne nommât pas la divinité à qui elle implorait sa clémence, afin d’assurer à son compagnon de voyage – à qui elle n’avait pas même pris le temps de donner un nom – une attente en toute sécurité. Elle ignorait tout des bêtes qui rôdaient dans le coin, peut-être ne retrouverait-elle qu’une carcasse lacérée par les griffes et les crocs d’un ours. Ce serait regrettable, mais elle s’en remettrait. Ce cheval n’avait aucune valeur à ses yeux – il n’avait été, après tout, qu’un moyen pour parvenir à ses fins.
Aemillia jeta un nouveau coup d’œil en direction de la porte. Le battement de cœur se faisait toujours entendre, bien qu’amoindri, et la lueur rouge qui en émanait s’était dissipée. Mais sitôt fit-elle un pas de plus dans sa direction que tout repris, avec plus de force et de fureur que précédemment. C’était à peine si ses pas la trahissaient ; les sous-bois attendris par la belle saison s’écrasaient mollement sous les semelles de ses bottes. Elle ne faisait pas même attention à son apparence ; sa robe, salie par les intempéries, avait piètre allure, et elle devinait ses cheveux, si soigneusement brossés d’ordinaire, complètement emmêlés et crasseux. Mais tout cela ne visait qu’à tenter de repousser l’inéluctable. Il fallait qu’elle franchît ce seuil.
« Quel est le chant de la vie ? répéta la porte enchantée de sa voix inhumaine et éthérée.
– Le Silence, mon frère, » articula l’Impériale en retenant le tremblement de sa voix et celui de ses mains.
Il y eut un déclic, suivi d’un grincement. La porte s’entrouvrait, le loquet magique s’était défait afin de lui permettre l’accès.
« Bienvenue chez vous, » entendit-elle avant même qu’elle ne pût pousser le lourd battant.
Serrant entre ses doigts l’anneau d’or qui pendait à son cou, Aemillia s’engouffra dans l’ouverture ainsi créée. Elle espérait tant revoir un visage familier au bout de ces escaliers sombres, faiblement éclairés par des torches disséminées çà et là. Peut-être attendait-il, assis sur un banc, fixant tristement le vide. Elle se représentait sa silhouette recroquevillée, son visage endeuillé – peut-être s’illuminerait-il en voyant reparaître la fillette dont il avait tant pris soin ? La jeune femme grimaça ; elle se berçait dans ces illusions douceâtres auxquelles elle ne croyait qu’à moitié.
Autour d’elle, dans cet escalier sombre, le seul élément qui lui rappelait où elle se trouvait étaient les bannières abîmées, rongées par les mites, autrefois dorées et écarlates, symbolisant la Main Noire – ce même symbole qu’elle avait elle-même laissé sur les murs de l’orphelinat de Grelod. L’écho de ses pas la devançait, faisait savoir aux habitants des lieux qu’on approchait. Astrid serait-elle épaulée par d’autres Parleurs et leurs Silencieux ? Il y avait bien longtemps qu’elle avait quitté la Confrérie, et pourtant elle se souvenait de toute son organisation interne. Peut-être verrait-elle enfin la Mère de ses propres yeux…
Elle déboucha sur une pièce mal éclairée, toute de pierre faite, et au mobilier vétuste. Elle apercevait, dans un recoin sur sa gauche, une large table sur laquelle avait été étendue une carte de Bordeciel. La chaise voisine, de la même matière froide et rigide, semblait bien trop lourde pour être déplacée, et bien trop inconfortable pour venir s’y installer. Et si elle entr’apercevait bel et bien une autre salle, juste derrière ces deux meubles, elle devinait surtout une silhouette en face d’elle, qui l’attendait en haut d’une autre paire de marches permettant de s’enfoncer toujours plus sous terre.
« Ah, enfin ! retentit la voix d’Astrid tandis qu’elle décroisait ses bras qui reposaient sur sa poitrine. J’espère que tu as trouvé facilement. Le voyage s’est bien passé ? »
Aemillia la dévisagea. Sans sa coule ni son col qui lui masquaient la figure, la Nordique avait perdu de son air inquiétant. Si elle n’était pas vêtue de cette sombre armure noire et rouge dont l’Impériale connaissait la signification – comme beaucoup d’autres résidents de Tamriel – peut-être aurait-elle pu lui trouver un air sympathique. Mais Astrid était une assassin, la femme à la tête du dernier Sanctuaire, et en rien ne pouvait-elle être sympathique. La façon dont elle avait piégé la jeune femme suffisait à lui faire comprendre qu’elle ne pouvait s’y fier aveuglément.
« Tout va bien, répondit-elle sommairement. J’ai connu de pires traversées, dirons-nous.
– Bien, bien. »
La femme écarta ses lèvres, dévoilant sa dentition étrangement bien entretenue. Aemillia sentit un frisson glacé lui parcourir le dos, de la nuque jusqu’au coccyx, dans une sensation des plus désagréables.
« Et maintenant ? Qu’est-ce que je deviens ? osa-t-elle, les mots s’arrachant à ses lèvres sèches et craquelées, avalant difficilement sa salive qui venait se coincer dans sa trachée.
– Maintenant, articula Astrid en se redressant, lui faisant alors face, tu commences ta nouvelle vie au sein de la Confrérie Noire. Tu fais partie de la famille, après tout, et depuis un petit moment. Il se peut, d’ailleurs, que les choses aient changé depuis ta dernière visite à Cheydinhal. Ne nous en veux pas. »
Aemillia aurait bien désiré en entendre plus à ce sujet, et demander comment la Nordique avait découvert son passé, mais la femme coupa court à ses interrogations. Elle posa sa main sur l’épaule de la jeune femme, comme si elles se trouvaient être de vieilles connaissances perdues de vue pendant de longues années, approchant son visage bien trop près de celui de l’Impériale à son goût. Aemillia frissonna.
« Comme tu peux le voir, ceci est notre sanctuaire – et le tien, désormais. Tu ne trouveras pas d’endroit plus sûr dans tout Bordeciel. Tu y seras nettement plus à l’abri que dans ta taverne vendeaumoise, » railla-t-elle.
L’agitation en bas des escaliers se faisait entendre jusqu’à elles. Combien d’individus se trouvaient dans ce sanctuaire ? Et lui, s’y trouvait-il… ? Sa silhouette sur un banc ressurgit dans l’esprit d’Aemillia. Elle voulait juste jeter un petit coup d’œil, connaître la vérité...
« Je–Je suis honorée de rejoindre la Famille, à nouveau. Je n’espérais pas qu’une telle chance s’offre à moi.
– C’est ta famille, petite. Notre famille. »
L’étreinte d’Astrid sur son épaule se resserra. Le bruissement du cuir de ses gantelets fit frémir l’Impériale. Une pensée tourna en boucle dans l’esprit d’Aemillia. « Je ne peux plus revenir en arrière. » Elle déglutit. Quelque part, elle était convaincue que la femme sentait sa peur et son inquiétude. Il lui fallait rester forte, convaincue de la justesse de ses actes, ne pas se montrer faible face à la tête du Sanctuaire. Si elle ne lâchait pas, rien ne lui arriverait. Ne pas lâcher, ne surtout pas lâcher…
« Unie, la Confrérie Noire peut tout accomplir. Et grâce à toi, la dernière survivante de Cheydinhal, nous redorerons le nom de notre famille. Nous serons craints, respectés. Grâce à toi, Aemillia. »
Elle n’appréciait absolument pas cette façon dont elle prononçait son nom, mais éprouvait une forme de reconnaissance face à l’omission de son nom de famille dont elle ne voulait plus entendre le son. Incapable de se défaire de cette méfiance qui la hantait, l’Impériale se contenta d’acquiescer et de sourire timidement.
« Tu dois être inquiète à l’idée de reprendre du service, et cette fois-ci officiellement, non ? Après tout, tu n’as jamais tué en notre nom, en notre honneur, en ayant notre autorisation pour le faire…
– Tous les contrats que j’accomplissais jusqu’alors ne revenaient pas à la Famille. Je m’excuse d’avoir usé de votre savoir pour ma cause personnelle… »
La jeune femme avait beau tenter de s’incliner afin de montrer son respect et son humilité, Astrid l’obligea à relever le menton et à la regarder dans les yeux. Elle adoptait cet air maternel qui se voulait rassurant, elle semblait réellement sincère dans sa volonté d’aider Aemillia à se familiariser avec la Confrérie qu’elle avait perdue de vue pendant autant de temps. Jusqu’où savait-elle ce qu’il était advenu de cet enfant disparu treize ans plus tôt ? Il n’était pas improbable qu’elle sût tout de sa biographie, de ses origines… Car après tout, ne l’avait-elle pas laissé comprendre dans la cabane abandonnée, près de Vasha et des autres cibles ?
« Je suis en pleins préparatifs pour une mission, et ai besoin d’un peu plus de temps avant de vous le faire savoir. Pour l’instant, tu devrais aller à la rencontre de Nazir. Il a plusieurs contrats mineurs à remplir, tu pourras en choisir un. »
Elle lui fit un signe de main en direction des escaliers descendants, au sommet desquels elle avait guetté son arrivée – de là, Aemillia entendait le bruit de la vie des habitants du sanctuaire. Des choppes métalliques que l’on posait sur une table, des légumes que l’on coupait avant de les faire bouillir dans une casserole… Pour peu, elle entendait presque des rires d’enfant – comment percevaient alors, à l’époque, les autres membres du sanctuaire de Cheydinhal lorsqu’elle-même y résidait ? Elle n’était alors âgée que d’une dizaine d’années, peut-être les dérangeait-elle sans qu’ils ne le lui fissent savoir…
« Nazir t’indiquera aussi tes nouveaux quartiers, et te fera visiter. À moins qu’il n’ait oublié. Mais j’imagine que tu seras heureuse de te débarrasser de ces guenilles qui empestent, et probablement ravie d’endosser enfin une armure à l’image de la Famille. Voilà celle que je t’ai fait apprêter. Tu pourras toujours la retoucher au besoin, j’imagine. »
Elle alla jusqu’à un vieux meuble de bois rongé par l’humidité et le passage des années. D’un des tiroirs, elle extirpa tout le nécessaire, à l’exception des bottes. Ces dernières, l’informa-t-elle, seraient faites sur mesure par leur forgeron attitré, auquel elle devrait faire la demande lorsqu’elle le rencontrerait. Aemillia accepta tous ces « présents » avec mille remerciements, peinant à réaliser qu’elle allait enfin, à son tour, porter les couleurs de la Famille, après toutes ces années.
Le souvenir de son mentor, à qui le rouge et le noir allaient si bien, lui revint à l’esprit. Il devenait un tout autre homme dès lors qu’il quittait le sanctuaire, son armure sur le dos. Morose à l’intérieur, il semblait reprendre vie lorsqu’il humait l’air frais. Peut-être lui aussi ne trouvait-il la paix que dans le meurtre – bien qu’à y repenser, Aemillia sentait le changement opérer en elle. L’exaltation du début laissait place à une forme de routine, et elle devait toujours plus verser dans l’horreur pour ressentir quelque chose. Tuer par contrat était bien différent de tuer par plaisir. La satisfaction éprouvée lorsqu’elle avait égorgé ce maudit soldat n’avait rien à voir avec ce qu’elle ressentait lorsque, en Cyrodiil, des inconnus la payaient pour tuer un rival en amour un peu trop gênant ou bien un partenaire commercial à qui l’on refusait de verser ses parts.
Elle amorça la descente des escaliers, prête à rencontrer ses nouveaux frères et sœurs. Dans son dos, Astrid énonça une dernière chose. Le ton de sa voix traduisait sa réjouissance, et une forme d’impatience…
« La Mère de la Nuit arrivera bientôt. À ce moment, les choses deviendront à coup sûr bien plus intéressantes.
– Que voulez-vous dire par là ?
– La Mère est entre les mains de son Gardien. Il l’amènera ici très bientôt. Il le faut bien, pour la famille. »
Une pointe d’irritation transparaissait de ces paroles, à moins qu’il ne s’agît d’amusement ; Aemillia sondait difficilement les sentiments de cette femme qui semblait revêtir divers masques qu’elle échangeait à tout instant selon la discussion et son humeur. Et ce sourire étrange qu’elle lui adressait, réhaussé par ses yeux si clairs, approfondissaient ce malaise qui refusait de la quitter.
« Maintenant, va. Tu dois être épuisée. Je me chargerai de ton cheval. »
Aemillia acquiesça. Sans demander son reste, elle descendit les marches froides et salies par le passage des individus, jusqu’à déboucher dans une immense salle, à peine façonnée par l’homme. Une caverne creusée dans la grotte, où pierre et terre se mêlaient. Dans un recoin, elle aperçut un âtre au cœur duquel brûlaient quelques bûches, afin d’apporter lumière et chaleur dans cet endroit isolé de l’extérieur. Une brume s’élevait, née de la fraîcheur et de l’humidité des sols, et dissimulait la vue. Peut-être que les jours meilleurs elle y verrait plus clair dans ce sanctuaire…
Des voix l’arrachèrent à ses observations. Des rires couplés, ceux d’hommes et de femmes. Une voix agréable, masculine, surpassait les autres, et résonnait, son écho rebondissant sur les murs avant de se fondre dans le silence.
« Encore, encore ! suppliait-il entre deux respirations, incapable de se calmer. Refaites celle où il essaie de vous acheter des bonbons ! »
Quelqu’un tapa du plat de sa main sur sa cuisse – le claquement, à peine étouffé par les vêtements ou l’armure, surprit l’Impériale qui manqua de sursauter.
« D’accord, d’accord, fit alors une petite fille, d’une dizaine d’années à en deviner la voix. Attendez. »
Elle prit une inspiration. Aemillia s’approchait doucement, osant à peine interrompre cette scène de franche camaraderie partagée par les membres du sanctuaire – ses nouveaux frères et sœurs…
« Alors voilà. Oh, quelle jolie petite fille, reprit l’enfant d’une voix chevrotante imitant celle d’un vieil homme – ou plutôt, une vieille femme à entendre son timbre clair et innocent. Elle voudrait un bonbon, la mignonne ? Oh oui, et pourquoi pas plutôt du chocolat ? »
Puis, reprenant son ton normal, elle réinterpréta la scène qu’elle jouait devant ses compagnons. La jeune femme vit une silhouette de petite taille onduler, interprétant chacun des personnages de cette anecdote qui prenait seconde après seconde une tournure lugubre et désagréable.
« Oh oui, s’il vous plaît, Monsieur. Ma maman et mon papa sont partis et j’ai si faim. Je connais un raccourci jusqu’à la confiserie, il faut prendre cette allée. »
Elle mima de prendre la main d’un homme invisible, et fit quelques pas, non sans incarner de nouveau ce personnage secondaire dont le sort s’annonçait funeste.
« Oh oui, très bien. Très bien, grinça la fausse voix d’homme. Qu’est-ce qu’il fait noir là-dedans. Oh, comme vous êtes jolie. Votre beau sourire. Vos dents… vos dents ! Non ! »
Symbolisant du mieux qu’il lui était possible, l’enfant donna l’impression de se jeter au cou de l’homme invisible et de planter ses canines dans sa gorge. Tous rirent, amusés par cette petite représentation donnée en souvenir d’un précédent contrat, visiblement.
« Oh, Babette, lança une Dunmer plissant ses yeux rouges, vous êtes d’une cruauté…
– Merci, Gabriella, répondit l’enfant dans une révérence, tirant légèrement le bas de sa robe de lin dans le mouvement.
– Et vous, Festus ? Comment s’est passé votre dernier contrat ? »
Un vieillard tourna la tête en direction du Rougegarde qui avait posé la question. Un Nordique aux pieds nus encouragea le premier.
« S’il vous plaît, vieil homme, amusez-nous avec vos récits de sorcellerie ! »
Aemillia ne savait plus où donner de la tête. L’enfant – elle avait du mal à réaliser, et comprendre de qui il s’agissait, ou plutôt de quoi – discutait alors allègrement avec la Dunmer, tandis que les hommes, de leur côté, écoutaient le récit du vieil assassin qui, usant de la magie, avait tenté un sort de sa confection sur sa dernière cible en date. Récit très rapidement interrompu par d’autres remarques lancées ici et là, dont une par l’elfe qui fit tiquer l’Impériale.
« Et qu’en est-il de votre nouvelle petite-amie, Arnbjorn ? J’ai entendu parler d’une Khajiite ? Une marchande, certainement ?
– Oh, un gros chien qui court après un minou, s’exclama l’enfant avec moquerie, comme c’est mignon ! »
Tous rirent à la remarque de Babette. Même Aemillia se pourvut d’un petit sourire. Le Nordique, à peine dérangé par cette moquerie, expliqua ce dont il était question. Un moine khajiit, dont la dépouille lui faisait à présent office de vêtement, ou de parure de lit. Là encore, les rires emplirent la pièce. Et avant que l’un ou l’autre ne relançât ce concours d’anecdotes, le Rougegarde sembla enfin remarquer la silhouette qui s’approchait discrètement sans oser se faire savoir. Il porta sa main à son cimeterre, sur la défensive. Aemillia craignit de le voir dégainer.
Identifiant son vis-à-vis, il s’apaisa. Sans exprimer la moindre amabilité, d’un air presque renfrogné, il fit un geste aux autres afin qu’ils se dissipassent, et invita l’Impériale à le suivre jusqu’à un coin un peu en retrait. Seulement une fois là, près de l’âtre où chauffait un semblant de soupe à laquelle il ajoutait quelques légumes qu’il découpait nonchalamment, il lui adressa la parole.
« Alors c’est toi le nouveau membre de notre petite famille dysfonctionnelle. J’ai beaucoup entendu parler de toi – par Astrid, bien sûr.
– Vous êtes Nazir, je présume ? osa-t-elle, sa gorge se nouant malgré ses efforts pour déglutir. Ravie de vous rencontrer…
– Oh, épargne-moi les politesses pour le moment, coupa-t-il sèchement. Je ne compte pas nouer de liens avec quelqu’un qui pourrait mourir demain au détour d’un contrat. Si tu es toujours parmi nous dans quelques semaines, je suis sûr que nous pourrons être amis. »
Bien que le Rougegarde la tutoyât, Aemillia ne se sentait pas d’en faire de même. Il l’impressionnait, tant par son attitude que son expérience. Après tout, elle était tel le nourrisson dont une mère venait d’accoucher, elle ne connaissait rien à cette vie qu’ils menaient dans ce sanctuaire. Entre Cheydinhal et Épervine, les choses pouvaient être grandement différentes, d’autant plus qu’il n’était pas exclu qu’en une douzaine d’années l’organisation même de la Famille eût été bousculée. Elle n’avait jamais trouvé Rasha agréable du temps de Cheydinhal, peut-être était-ce là pour elle l’occasion de renouer avec les chefs de famille – ou tout simplement la Famille.
Le seul détail était qu’elle ne l’avait pas aperçu dans l’assemblée. Était-ce le fait de ne pas le voir dans le dernier repaire des assassins qui provoquait ces tremblements incontrôlables ?
« Toute la Famille était présente, tout à l’heure ? »
Elle regretta aussitôt d’avoir posé sa question, avant même que Nazir ne lui répondît.
« Toute. Sans exception. Pourquoi ?
– C’est peut-être un peu stupide, confia-t-elle en baissant le nez, ses pieds jouant avec des morceaux de bois carbonisé qui s’étaient échappés de l’âtre et n’avaient toujours pas été balayés, mais j’espérais revoir d’anciens compagnons de Cheydinhal.
– Alors comme ça tu nous viens de Cheydinhal ? »
Nazir leva l’un de ses épais sourcils, un air intrigué se dessinant sur son visage sombre. Sa main, qui l’instant d’avant maniait un couteau de cuisine avec une aisance déconcertante, se porta à sa barbe brune aux reflets grisâtres sertie d’un anneau d’or joliment forgé. Le bruissement du tissu de sa coule, d’une teinte pourpre somptueuse digne des plus riches commerçants de Martelfell ou de Hauteroche, coupa la parole à Aemillia. L’étoffe avait bien plus de choses à dire qu’elle – qui était-elle pour se vanter d’appartenir au sanctuaire de Cheydinhal quand elle n’y était restée qu’une année à peine ?
« En quelque sorte… Je l’ai intégré étant encore enfant, et j’ai dû le quitter contre ma volonté. Je me souviens de la perte de Refuge… Et j’ai fini par apprendre pour Bravil bien des mois plus tard, lorsqu’il n’y avait plus rien à sauver…
– Je suis navré de te l’apprendre, petite, mais il n’y a eu aucun survivant à Cheydinhal. Rasha s’est fait tuer, et après ça nous n’avons plus eu beaucoup de nouvelles.
– C’est ce que j’avais cru comprendre…
– Cependant… »
Il se détourna d’elle – peut-être s’était-il lassé de contempler le visage enfantin de la jeune femme, n’y voyant certainement aucun intérêt pour un vétéran du milieu tel que lui – et retourna émincer ses légumes. Les carottes perdaient leur écorce, tout comme les pommes de terre. Rapidement, plusieurs ilots colorés émergèrent du liquide porté à ébullition dans la marmite, avant de plonger dans les abysses métalliques dans un tourbillon provoqué par la cuillère de bois.
« Astrid évoquait un Gardien, qui viendrait nous rejoindre bientôt. Je me demande si ça ne serait pas qu’un imposteur qui voudrait nous massacrer, mais si ce visiteur tente quoi que ce soit, nous nous défendrons corps et âme.
– Un Gardien ? »
Même si elle se remémorait tout de son apprentissage, elle réalisait combien elle avait été écartée des discussions sérieuses à l’époque. Dès que le ton s’assombrissait, son mentor lui couvrait les oreilles et la guidait jusqu’à une autre pièce, où elle serait un tant fût peu préservée des invectives que proféraient les membres du Sanctuaire. Si bien qu’elle ne connaissait que très peu de choses au sujet de l’organisation de la Famille, hormis les principes qu’elle s’efforçait de respecter ainsi que l’importance des membres de la Main Noire à qui elle avait prêté allégeance. Et ça n’était pas en parcourant les routes cyrodiilennes qu’elle aurait pu corriger ses lacunes.
« T’ont-ils appris ce qu’était l’Oreille Noire, là-bas ? »
Elle acquiesça.
« Alisanne Dupré l’était. Elle s’est faite tuer il y a quoi maintenant, dix ans, au moins ? Depuis, faute de nouvelle Oreille Noire, c’est un Gardien qui veille sur la Mère.
– Mais sans Oreille Noire, pas de contrat…
– Et pourtant, vois où nous sommes. La Confrérie est appelée. Toi-même tu as répondu à l’appel d’un des enfants de la Mère, et as rempli le contrat que tu as signé. Astrid nous a tout raconté. »
Aemillia sentit ses joues rosir. Non seulement il lui restait beaucoup à apprendre en ces lieux, mais en plus de cela tous ses nouveaux frères et sœurs en savaient bien plus sur elle qu’elle n’en savait sur eux. Elle était si petite parmi eux – toute la confiance inébranlable qu’elle portait à elle-même s’était envolée, abandonnée sur les routes lors de ses voyages. Ne restait plus qu’une Impériale démunie, en guenilles, tenant entre ses mains une armure qu’elle n’osait revêtir, face à un Rougegarde dont la simple silhouette aux épaules carrées la menaçait et lui ordonnait d’adopter la meilleure des conduites.
« Tu sais, reprit-il, autrefois, la Confrérie Noire était liée par cinq dogmes, raconta Nazir sans détourner son regard de sa table de préparation, plus par obligation que par bonté. Mais cela fait bien longtemps que nous les avons délaissés. Astrid dit que nous sommes les seuls à avoir survécu, alors nous pouvons bien vivre tel que nous le désirons. La seule règle est qu’il nous faut respecter la Famille. C’est la moindre des choses, après tout. Car elle nous accepte, après tout.
– Oui, c’est bien vrai.
– Alors je compte sur toi pour respecter la Famille. Tes nouveaux frères et sœurs.
– Oui, monsieur.
– Épargne-moi ta fausse politesse. Je ne fais que t’informer de tes devoirs. Et d’ailleurs, voilà pour toi. »
Il lui tendit, tout droit sorti des replis de sa tenue, un ordre de contrat. Soigneusement écrit à la main, comme du temps de Cheydinhal lorsqu’ils y recevaient les ordres par courrier, plusieurs noms et indications y figuraient. Une liste de cibles à abattre, et l’endroit où elles traînaient.
« Ce ne sont pas des assassinats très importants, et la paie n’est pas glorieuse non plus. Mais ça aura le mérite de t’occuper lorsque tu t’en iras explorer les environs. Et inutile de te presser, ajouta-t-il, se retournant alors en esquissant un début de sourire. Les cibles n’iront nulle part.
– Je vous remercie, souffla Aemillia. Je ne vous décevrai pas, ni la Famille. Mais… »
Elle baissa de nouveau le nez, incapable de dévisager l’homme. Il l’impressionnait grandement, et elle éprouvait même une forme de crainte – très certainement irrationnelle – rien qu’à entendre sa voix grondante. C’était à peine si elle avait croisé son regard alors qu’elle récupérait de ses mains aux veines apparentes ses contrats à venir.
« Astrid m’a aussi dit que vous me feriez visiter le sanctuaire, pour que je puisse y prendre mes marques…
– Ah. Oui. J’avais oublié ce détail. Va demander à Babette. Elle saura mieux que moi expliquer tout ça. Après tout, elle habite ici depuis bien plus longtemps que nous tous réunis, ou presque. »
Il coupa court aux remerciements de l’Impériale, qui n’osa pas non plus demander ce qu’il entendait par ces mots. Faute de mieux, elle tourna les talons, non sans humer une dernière fois le fumet de la soupe qui commençait à prendre forme et parfum dans la marmite. Ce soir, elle aurait un bon potage en guise de dîner. Si elle était réellement chanceuse, peut-être aurait-elle aussi droit à des croûtons de pain en plus de cela. Le goût des repas de son enfance, entre légumes et épices, lui revenait en mémoire. Pour la première fois depuis une éternité, sa vie d’avant la Confrérie lui manquait. À l’époque où tout était simple, où elle n’avait aucun but à poursuivre autre que de s’amuser et passer le temps comme toute jeune fille de son âge et sa classe sociale…
Nazir lui donna les quelques dernières indications nécessaires à retrouver son chemin jusqu’à ladite Babette – n’était-ce pas l’enfant qu’elle avait aperçue plus tôt ? – et, ignorant les soupçons qui naissaient dans son esprit, elle s’aventura entre les parois terreuses et leurs homologues rocheuses.
Elle était chez elle, à présent, aux côtés de sa Famille.
Dans son nouveau Sanctuaire.