Hiraeth
Chapitre 11 : Chapitre XI — Le choix d’Aemillia
7257 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 16/11/2022 00:47
Chapitre XI
Le choix d’Aemillia
La lumière du jour, enfin retrouvée par l’Impériale après s’être extirpée de cette cabane délabrée dont la porte se refermait dans son dos dans un grincement sinistre, l’aveugla quelques secondes. Aemillia ferma ses paupières, se frotta les yeux, et les rouvrit doucement, afin d’étudier ses environs. Une odeur d’humidité lui parvenait, autant désagréable que rassurante, et imprégnait sa peau et ses vêtements, remplaçant celle du bois renfermé de la bâtisse dont la serrure se retrouvait à nouveau fermée. Elle avait laissé la clé dans le mécanisme, et Astrid s’était alors assurée de ne pas être dérangée tandis qu’elle faisait le ménage. Comment diable cette femme allait-elle se débarrasser des témoins ainsi que du corps ? La jeune femme préféra ne pas y penser…
Un cheval renâcla, non loin de là, attaché près de ce qui s’avéra être une étendue d’eau parsemée d’îlots. La verdure ne semblait guère heureuse de pousser là, et de nombreux arbres morts se détachaient du paysage d’une façon terriblement lugubre. S’il n’y avait pas eu ce soleil éclatant d’été, Aemillia se serait crue dans un plan de l’Oblivion où son âme aurait été envoyée en guise de punition pour tous ses crimes. Ces marécages ne pouvaient être que ceux que l’on retrouvait au nord de la châtellerie de Hjaalmarche, dont la rivière Hjaal, qui trouvait sa source plus au sud, près du col de Gelroche, donnait naissance au terme de sa longue traversée des terres. Elle avait déjà entendu parler de cette province sinistre au sol si humide que l’agriculture en était terriblement ardue grâce à des voyageurs s’arrêtant à l’auberge. On lui avait désigné sur une carte l’emplacement de la minuscule châtellerie, et ses frontières avec Haafingar au nord-ouest, la Crevasse à l'ouest, la châtellerie de Blancherive au sud et au Clos à l'est, ainsi que la capitale, Morthal, que beaucoup redoutaient de par ses sinistres légendes.
Tout ce qu’elle savait était son emplacement sur la vaste carte de Bordeciel. Mais elle ne pouvait deviner l’endroit exact où elle se trouvait et, n’ayant pas de carte en sa possession à cet instant précis, sa seule issue était de prendre une direction et espérer retomber sur une ville, un hameau ou n’importe quelle ferme dont les habitants sauraient la réorienter vers les rues principales. Elle devait rentrer à Vendeaume. Il était hors de question de mettre le pied à Faillaise, pas pour l’instant. Elle devait découvrir combien de temps elle avait été enlevée, et faire l’état de ses possessions. Si ses souvenirs étaient bons, elle en aurait pour plusieurs jours de voyage afin de retourner à l’auberge, le seul endroit où elle savait qu’elle pouvait rentrer, mais qui savait ce qu’aurait fait Elda de sa chambre face aux impayés ?
Aemillia effectua un tour de la cabane afin d’essayer de s’orienter. Une immense formation rocheuse s’étirait et projetait son ombre à l’ouest de la cabane. Elle comprit, à force de raisonnement et de connexions logiques, que l’immense bâtisse dont elle devinait la silhouette, rendue visible par le temps clair, n’était autre que le Palais Bleu, demeure du haut roi de Bordeciel – enfin, de son épouse, qui avait repris le rôle à sa mort – dans la capitale de la province, Solitude. Elle se remémorait du mieux qu’elle pouvait les cartes de la région ; à l’ouest se trouvait donc le Palais Bleu, puisqu’au nord le marais se changeait en mer, et elle apercevait les hauts mâts de bateaux commerciaux qui se dirigeaient vers la baie où avait été bâti le port maritime de Solitude. Elle ne s’y était jamais rendue, pas même du temps où elle était au service de Naalia. Elle l’avait déjà accompagnée dans des livraisons dans les châtelleries voisines, mais jamais aussi loin – la tailleuse préférait alors avoir recours à des messagers et transporteurs, haussant alors légèrement le prix de la commande. L’Impériale s’était toujours interrogée quant au quotidien des individus résidant à la capitale. Leur train de vie était-il meilleur que celui des autres cités majeures de Bordeciel, ou bien était-il identique ? Elle avait longuement rêvassé à ce sujet, sans jamais obtenir de réponse.
Avec Solitude à l’ouest et la mer au nord, il était tout à fait logique qu’elle prît alors la direction du sud, vers Morthal. Se fiant à ses souvenirs, bien que légèrement brumeux, elle détacha les rênes de la monture gracieusement offerte par Astrid, et se mit en selle. La robe alezan du cheval était ternie çà et là par la boue et l’eau vaseuse qui nouait les poils et les crins en des paquets difformes et peu gracieux, et bien que la bête refusa au premier abord de lui obéir, elle parvint à obtenir de l’équidé qu’il fît ce qu’elle désirait. L’eau des marais, peu profonde bien qu’épaisse puisqu’elle arrivait aux genoux du cheval, giclait à chaque coup de sabot donné dans la vase, et éclaboussait la tenue de l’Impériale qui réprimait difficilement une moue agacée. Les marais ne suffisaient pas à étouffer l’odeur du sang qu’elle avait sur les mains, et elle était convaincue que le premier passant qu’elle croiserait l’identifierait et la dénoncerait. Hjaalmarche était impériale, et soutenait les soldats de l’Empereur. Son visage était sûrement affiché sur l’un des murs du palais du jarl de la châtellerie. Il valait mieux ne pas penser à ce qu’il adviendrait d’elle dans ce cas.
Elle guidait du mieux qu’elle pouvait le cheval jusqu’aux zones de terre qui émergeaient du marais, afin de rendre le terrain plus praticable pour ce dernier. Lorsqu’elle décela une esquisse de chemin terreux, creusé par le passage d’individus qui se rendaient dans ces environs pour d’obscures raisons auxquelles elle n’avait que faire, elle orienta la monture dans cette direction, ce qui sembla réjouir cette dernière. Concentrée sur sa tâche, réfléchissant à toute vitesse en étudiant le terrain afin d’identifier la façon la plus aisée de traverser cet endroit désagréable et éviter les embûches qui se dressaient – troncs d’arbres, rochers et autres plantes urticaires –, elle ne vit pas le temps s’écouler. Si le soleil se trouvait à son zénith lorsqu’elle avait quitté la cabane, voilà qu’il commençait à rougir le ciel et à se dissimuler par-delà l’horizon.
Bientôt, la vue d’un village pittoresque s’offrit à elle. Morthal.
La rumeur voulait qu’elle fût nommée en l’hommage d’une divinité autrefois vénérée en Cyrodiil et Bordeciel, mais tout comme le demi-dieu Morhaus, la ville semblait oubliée de tous, et faisait de la peine à voir. Par « ville », cela ressemblait plus à un amas de demeures rongées par l’humidité et un semblant de pauvreté, qui n’avait rien pour elle. Les marais voisins et leur sale réputation, la route si peu commerciale que c’était à se demander la raison de la réunion des hommes en cet endroit, rien n’inspirait confiance et donnait envie de rester là. Mais elle avait besoin de consulter une carte, de tracer son itinéraire et de faire des préparatifs pour la route retour. De ce fait, plus par nécessité que réelle envie, Aemillia s’approcha de Morthal, et sa muraille façonnée par des plantes sauvages entremêlées dans un ballet de couleurs pâles et fanées.
L’entrée dans le village se fit par un pont de pierre qui tenait étonamment bien malgré les années. Une scierie bordait la rivière, le cours d’eau permettant de faciliter les mouvements des hommes grâce au moulin relié à la lame. Les maisons, semées ici et là, étaient reliées entre elles et à la terre ferme, pour celles qui n’y avaient pas été fondées, par des pontons de bois, auxquels avaient été attachées des barques qu’empruntaient assurément les résidents de temps à autre. Morthal était, visiblement, une de ces villes qui dépendaient de l’eau et ses bienfaits, bien qu’elle imaginait difficilement en quoi cette étendue d’eau qui complétait la ville pouvait s’avérer utile.
Le bruit des sabots sur le sol pavé attira l’attention de quelques passants, ainsi que de gardes. Peu de voyageurs devaient emprunter cette route, d’autant plus qu’il ne devait pas y avoir tant d’issues que cela lorsque l’on suivait le chemin duquel elle revenait. Peut-être se doutaient-ils qu’elle avait quelque chose à voir avec cette sinistre cabane abandonnée perdue dans les marais ? Non, elle se faisait des idées. Si elle restait courtoise et amicale, elle n’avait rien à craindre… Oh, mais il fallait à tout prix que nul ne la reconnût. Elle devait quitter cet endroit maudit, et au plus vite.
Un bâtiment, un peu plus imposant que les autres, attira son attention. Une auberge, à en croire le panneau abîmé qui pendait mollement. Elle se hâta de descendre de sa monture, profitant de cette occasion pour étirer ses jambes fatiguées par la lente traversée des marais, et noua les rêves près d’un abreuvoir où le cheval trempa les naseaux sitôt eut-elle le dos tourné. Une vieille rougegarde l’accueillit avec énergie, très certainement heureuse d’enfin avoir un semblant de clientèle.
« Bienvenue à l’auberge du Mauresque ! salua-t-elle. Que puis-je faire pour vous, voyageuse ? »
Aemillia prit à peine le temps d’observer la femme, et se contenta de rapidement faire des affaires. Elle lui fit savoir qu’elle cherchait à se procurer des provisions pour son trajet, et demanda à consulter une carte de Bordeciel. Bien que la Rougegarde fît la moue, elle obéit, et lui tendit tout ce qu’elle demanda. Ainsi, l’Impériale se retrouva avec une poignée de légumes crus et un morceau de viande – de quoi préparer deux repas sommaires –, ainsi qu’une miche de pain molle, qu’elle paya bien trop cher pour la qualité des aliments. La carte tarda à arriver, mais elle put la consulter à volonté. À sa demande, l’aubergiste lui apporta aussi une feuille de parchemin et un crayon de fusain, grâce auxquels elle reproduisit tant bien que mal la carte, et mis en évidence la route qu’elle aurait à parcourir. Le chemin le plus sûr était celui qui partait vers le sud-sud-est, vers Blancherive. De là, elle n’aurait qu’à remonter en direction de Vendeaume, en longeant la rivière. Elle trouverait bien de quoi grignoter dans la nature, quitte à jeuner pour quelques repas. Mais sa route était longue, et elle n’avait plus un instant à perdre.
Sans s’octroyer un seul temps de repos, l’Impériale quitta la ville marécageuse. Elle n’offrit pas même un dernier regard aux habitations. Ses pensées tournées vers la capitale d’Estemarche, la jeune femme n’avait pas accordé le moindre intérêt, ni même une once de curiosité à Morthal. Elle avait mieux à faire, et elle ne voulait pas prendre de risque. En restant en territoire impérial, elle se mettait en danger – bien qu’elle ne fût guère en accord avec eux, les Sombrages restaient ses meilleurs alliés dans sa cavale. Même si les années passaient, elle savait pertinemment qu’elle serait toujours cherchée. Après tout, nul n’oubliait facilement les crimes qu’elles avait commis…
Lorsque la route fut plus confortable et agréable, elle poussa sa monture au galop. S’octroyant quelques pauses lorsqu’elle sentait le rythme diminuer, l’Impériale restait sur le qui-vive, convaincue que l’ennemi se terrait derrière les buissons épineux et par-delà les épaisses branches des arbres.
La silhouette des remparts de Vendeaume qui se dessinaient par-delà le paysage bordecéleste se révéla particulièrement rassurante pour Aemillia tandis que le cheval qu’elle chevauchait diminuait l’allure, sentant visiblement un changement chez sa cavalière. Elle avait troqué la monture gracieusement offerte par l’assassin nordique en arrivant près de Blancherive, la revendant à un prix odieusement bas à un voyageur dont elle ne se remémorait pas même la race ou le visage, avant d’en acheter un autre aux écuries de la ville dans le but de le céder à celles de Vendeaume une fois son long périple achevé. Après trois jours de voyage sur les routes, à une allure certainement bien trop épuisante pour le cheval, et de longues heures passées à cogiter et à ressasser des pensées invasives, elle en était venue à la conclusion qu’il lui fallait effacer toutes les traces de son passage en Hjaalmarche, à commencer par se débarrasser de l’équidé avec qui elle avait fait la moitié du trajet.
Cette Astrid était de toute évidence la tête du sanctuaire de la Confrérie Noire et, si les informations que la jeune femme avait su glaner ces dix dernières années étaient correctes, elle était dans le même temps la femme à la tête de la Confrérie. Les nombreux voyages des Khajiits lui avaient permis de se renseigner au mieux de l’évolution de la répression du groupe d’assassins, en écoutant aux portes, dans les tavernes et en s’infiltrant dans les bastions des soldats que l’on chargeait, de temps à autre, de mettre à sac les repaires de cette famille maudite dont rares étaient les partisans qui l’avouaient publiquement, pour ne pas dire qu’ils n’existaient pas. Aemillia ne voulait pas s’enfermer dans un délire paranoïaque, à moins que ce ne fût trop tard et que la porte de sa cellule ne fût déjà scellée, mais elle était convaincue que ce cheval que la Nordique lui avait laissé n’avait pas été obtenu de façon légale, et si par malheur son propriétaire remuait tout Tamriel afin de le retrouver, il valait mieux pour elle s’en séparer en chemin plutôt qu’une fois arrivée à destination.
Ce fut une fois perchée sur ce cheval acheté pour deux cent dix septims aux écuries blancherivoises une nouvelle perspective s’offrit à elle. Pendant trois jours et trois nuits, jusqu’à parvenir à la cité majeure d’Estemarche, Aemillia se perdit dans ses réflexions et ses pensées, réfléchissant sous tous les angles qu’il lui était permis d’aborder à sa situation. Et si parfois les mots lui manquaient afin de définir ce sentiment prégnant duquel elle ne pouvait se défaire, ces méditations diurnes et nocturnes eurent pour effet de l’apaiser.
Était-ce ses retrouvailles avec Vasha qui avaient fait ressurgir tout cela ? Elle l’ignorait – peut-être n’avait-elle pas enfoui son passé suffisamment profondément en elle pour s’en détacher. Peut-être ne voulait-elle pas oublier. Peut-être ne pouvait-elle pas oublier. Ou bien encore peut-être n’était-elle pas autorisée à oublier. Les fantômes d’hier la poursuivaient et refusaient de la laisser se tourner vers demain ; à moins qu’elle ne se mît elle-même ces entraves qui la restreignaient ?
Les souvenirs d’une époque révolue à laquelle jamais elle ne pourrait revenir l’assaillaient et l’obligeaient à faire face à ses actes. Son arrivée au sanctuaire de la Confrérie Noire à Cheydinhal avait beau s’être fait dans des circonstances quelque peu floues, elle y avait trouvé un véritable foyer où on lui avait donné l’amour qui lui avait manqué jusqu’alors. Elle avait pleuré la mort de sa mère, assassinée par cette même confrérie qui l’avait recueillie en remplissant un contrat, mais c’était avant tout la nourrice et femme à tout faire à qui sa mère faisait aveuglément confiance, Octavia, victime collatérale de l’assassin venu s’infiltrer, qui l’avait secouée, même si elle n’avait réalisé cela que plus tard. Octavia avait eu une attitude bien plus maternelle que cette femme qui ne croyait qu’en la pureté du sang qui coulait dans ses veines, et promettait à sa fille, unique progéniture, un avenir tant radieux, auquel elle croyait dur comme fer après avoir consulté des oracles et prophètes dont les paroles sonnaient comme de véritables fables insensées aux oreilles de l’enfant qu’elle était alors.
Vasha avait mobilisé ses hommes afin d’enlever l’Impériale et en tirer une rançon particulièrement grandiose. Avec le meurtre de la baronne, ils avaient tout misé sur le désespoir de son époux pour s’enrichir considérablement. S’il n’y avait pas eu cet homme pour la sauver, plus par heureux hasard que réel désir altruiste, son avenir aurait bien été différent. L’enseignement qu’il lui avait prodigué, ainsi que cet anneau qu’il lui avait transmis en mémoire d’une grande femme dont il chérissait tendrement le souvenir, avaient porté leurs fruits, et même si leurs routes avaient été scindées une douzaine de mois après leur rencontre, cet Impérial au regard triste avait pendant tout ce temps été son objectif, son ultime but. Leur séparation, orchestrée par Vasha, ce maudit Khajiit dont le corps pourrissait déjà, rongé par la vermine, avait fait naître en Aemillia une soif intarissable de vengeance. Tous ceux qui se mettaient en travers de sa route, ou tentaient de l’empêcher de revenir vers cet homme à qui elle devait tout, n’étaient que gênes dont elle devait se défaire.
Ri’saad, et les autres membres de la caravane, avaient nuancé ce propos. Les Khajiits l’avaient soutenue et encouragée, l’incitant à devenir une bonne personne malgré leur rythme de vie différent de celui des Mens et Mers avec qui ils commerçaient. Mais Aemillia ne pouvait oublier cet homme et, convaincue que ses actes la mèneraient à lui, ou le mènerait à elle, elle avait poursuivi son œuvre. Remplissant des contrats d’assassinat, de vols et autres crimes, elles avait longuement espéré attirer l’attention des sanctuaires et de leurs membres. L’espoir qu’un jour il entendrait parler d’elle et reviendrait vers elle l’animait. Découvrir l’état dans lequel avait été réduit sa demeure de Cheydinhal avait mis fin à cette envie qui outrepassait les règles sociales que tentaient de lui inculquer, alors jusqu’en vain, les Suthay-rahts desquels elle s’était épris. L’air ravi qu’afficha Ri’saad le jour où elle lui confia vouloir aller de l’avant était celui d’un père réalisant combien son enfant avait mûri. Et même si cela lui déchirait alors le cœur, elle devait se faire une raison. Les sanctuaires de la Confrérie se faisaient détruire les uns après les autres, leurs occupants traqués jusqu’au dernier. Rapidement, il n’y eut plus aucune trace des assassins.
Jusqu’à ce qu’elle entendît parler de Bordeciel, et des activités des derniers membres de la famille qui y subsistaient, elle avait comme oublié cet objectif auquel elle s’était tant accrochée. La rumeur parlait d’un sanctuaire abritant le vestige d’une époque que tous croyaient révolue. Elle avait toujours refusé de croire que cet homme qu’elle estimait tant fût mort, elle ne voulait pas imaginer qu’il fût l’une de ces silhouettes qui lui rendaient visite la nuit dans ses rêves. Ce sanctuaire de Bordeciel était son dernier espoir pour le retrouver, et elle avait la ferme conviction qu’elle était sur la bonne voie. La décision de Ri’saad de quitter la province de Cyrodiil, devenue trop dangereuse pour leurs affaires et pour l’Impériale qui les accompagnait tombait à pic. Et ce voyage, ce terriblement long voyage, n’avait fait qu’affirmer son désir.
Mais voilà que le temps avait passé. La fillette de dix ans à qui la Confrérie avait offert une chance de s’épanouir avait grandi. Devenue adulte, marquée par les rencontres et les expériences, ses convictions s’étaient effritées, et la poussière qui en naissait s’entassait jusqu’à encrasser ses désirs. Naalia avait joué un rôle déterminant. Cette vie tranquille, intègre et à distance raisonnable du crime avait ouvert les yeux de l’Impériale. Mais lorsqu’elle s’éveillait le matin et contemplait l’anneau qui pendait à son cou, le visage de cet homme resurgissait. Avait-elle fait le bon choix ?
Avait-elle le droit d’abandonner ?
Ne serait-elle alors pas définitivement perdue si elle renonçait à tout cela ?
Elle s’était jurée, fait la promesse, de rapporter à cet homme son anneau. La bague dorée luisait, brillait, et tintait d’un joli son au quotidien, lui rappelant toutes ces années passées à espérer entendre une nouvelle positive. Toutes ces fois où elle avait arpenté les villes, erré dans les auberges, en priant pour que quelqu’un évoquât un Impérial roux au regard triste et à la voix posée, si douce, œuvrant au service de la Confrérie…
Mais rien ne venait.
S’il la retrouvait, désormais, alors qu’elle se tenait au bord du précipice, prête à sauter dans cet océan qu’était l’abandon, auquel tant de gouttes de ses larmes s’étaient mêlées pour le remplir un peu plus, que dirait-il ? Se souviendrait-il seulement d’elle… ?
La dualité de ses sentiment n’avait cessé de la tenir éveillée les nuits de pleines lunes. Lorsque les lueurs de Masser et Secunda éblouissaient Nirn comme en plein jour, dominant le ciel de leur imposante forme sphérique, Aemillia ne pouvait fermer l’œil. Si le soir elle s’endormait en se convainquant que ses choix étaient justes, qu’elle ne devait en aucun cas lâcher l’affaire, le matin apportait avec lui son lot de déclarations opposées. Une vie tranquille, sans meurtres ni vols à la tire, où elle serait une citoyenne intègre et aiderait son entourage…
Naalia l’avait guidée vers un avenir sans danger. Mais Aventus lui avait montré un chemin détourné, qui descendait cette immense colline. Et désormais, Aemillia avait le sentiment de dévaler cette pente à toute vitesse sans pouvoir s’arrêter. Des rambardes lui offraient un salut, de quoi tenter de se raccrocher. Mais elle craignait de se blesser si elle saisissait ces planches de bois aux échardes pointues.
Elle qui avait tant désiré pouvoir renouer avec la Confrérie Noire, elle se laissait en proie au doute. Car cette Astrid, bien qu’elle fût à la tête du dernier sanctuaire encore debout, ne lui inspirait pas confiance. Un détail la chiffonnait dans cette histoire, sans qu’elle ne pût savoir lequel. Mais cette façon de procéder, en droguant avec des potions ou qui savait quels autres mélanges l’Impériale, et très certainement les trois victimes qu’elle lui avait proposées, avant d’enfermer tout ce petit monde dans une cabane perdue au fin fond des marais de Hjaalmarche pour lui proposer cet étrange test… C’était beaucoup trop tordu, elle ne pouvait croire que cette route était sans danger.
Ce qui l’avait avertie d’un danger auquel elle aurait pu rester aveugle était le vol de son anneau. Astrid avait trouvé ce à quoi elle tenait le plus, et s’en était servie afin de faire pression sur elle. Si tous les sanctuaires communiquaient autrefois, s’envoyant autant de lettres que nécessaire, il était impossible, en aucun cas, que Rasha, le Khajiit qui gouvernait celui de Cheydinhal à l’époque où elle y vivait, eût fait savoir à Astrid que la petite Impériale recueillie et entraînée, fille de la baronne Hadriana Chenius, avait obtenu de l’unique survivant du sac de Bruma un anneau d’or qui n’avait aucune valeur autre que sentimentale. Cet anneau n’avait de valeur que pour lui, et pour elle. Non, cette Astrid était malveillante, malhonnête, et enquêtait sur ses cibles pour trouver comment faire pression sur elles, afin de mieux les manipuler. Et Aemillia s’était laissée avoir comme une débutante. Rien que pour cela, elle ne pouvait pardonner à la Nordique cet acte qu’elle avait commis.
Et ce qui la terrorisait le plus dans cette histoire était que cette femme connaissait tout d’elle. Cheydinhal, les enlèvements, sa fuite, sa famille. Elle connaissait Aemillia et ses origines, et avait pu la retrouver à Vendeaume. Elle avait découvert son implication à Faillaise, et l’avait suivie jusqu’à l’auberge où elle l’avait enlevée en lui administrant une obscure potion dont les vestiges du goût hantaient encore ses papilles, plusieurs jours encore après l’ingestion.
Aemillia savait très bien que relever ce contrat avait été une erreur, une grossière erreur impardonnable. Mais là où elle avait plongé, la tête la première, dans cette mer d’ennuis boueuse et de laquelle elle ignorait comment s’extirper, était le fait d’avoir apposé l’empreinte de sa main sur le mur. Bon sang, elle voulait juste faire passer un message de crainte, aider à rendre à la Famille sa gloire d’antan, faire savoir qu’ils étaient là, qu’ils savaient tout… Et cela avait été le pas de travers, celui qui la faisait chuter, celui qui l’avait tout droit conduite à Astrid.
Mais que faire ?
La Nordique lui avait prouvé qu’elle avait eu raison de s’accrocher, que la Confrérie était toujours là, qu’elle œuvrait dans l’ombre et chantait le nom de Sithis dans les ténèbres de la nuit. Elle lui avait proposé de les rejoindre, de regagner la Famille qu’elle voulait tant, quelques années auparavant, retrouver ! Pourquoi maintenant craignait-elle, comme l’agneau tout juste né, que le loup la dévorât ? Pourquoi redoutait-elle tant de prendre la route jusqu’à Épervine et ses bois environs où était caché le sanctuaire ?
Et s’il y vivait ? Et s’il s’y était réfugié, et l’attendait ? Peut-être espérait-il que la petite Impériale, qu’il s’imaginait désormais adulte et jeune femme, se souvînt encore de lui, et souhaitât le revoir. Tout comme Aemillia le désirait, peut-être voulait-il la revoir. Elle avait tant de choses à lui raconter, tant de temps à rattraper. Et voilà qu’à présent qu’elle avait cette opportunité, une peur primaire à laquelle elle ne savait se soustraire la contraignait à passer à côté, à poursuivre sa route.
Pendant cinq jours et cinq nuits, à toute allure sur le cheval galopant ou étendue sur le sol à chercher le sommeil dans les constellations nocturnes, Aemillia avait réfléchi, en vain. Incapable de trouver la réponse à sa question, elle avait poursuivi sa route, convaincue que Vendeaume l’accueillerait et l’aiderait. Car elle n’avait nul autre endroit où se rendre. L’auberge était sa demeure, Estemarche son refuge de fortune. L’anneau à son cou la rassurait, la convainquait qu’elle faisait le bon choix. Elle n’avait pas besoin d’Astrid. Elle retrouverait malgré tout cet homme par elle-même.
Le garçon d’écuries disposa de son cheval sans poser de questions. Il arrivait, de temps à autre, que des voyageurs vinssent revendre leur monture pour s’en procurer une autre à leur départ de la ville. Elle fit une belle affaire, et obtint un peu plus de deux cent septims à la revente. De quoi tenir une semaine, en limitant les dépenses. Bien que l’Impérial mobilisât au quotidien son attention et fît de son mieux pour mener un train de vie économe et sans frivolités, elle devait admettre que ce rythme de vie deviendrait bien assez rapidement trop difficile à maintenir. L’apport régulier que lui octroyait son travail auprès de Naalia lui avait permis de vivre au jour le jour, profitant de la lumière du soleil sans trop se soucier du lendemain. Mais maintenant qu’elle n’était plus, Aemillia sentait que c’était pour elle de plus en plus difficile d’avancer, et de tenir. Combien de temps lui restait-il avant de craquer ? Elle l’ignorait, mais préférait ne pas y penser.
Les visages familiers et les bâtiments habituels de Vendeaume éloignèrent les angoisses, et ravivèrent la flamme réconfortante qui frémissait en elle. Elle avait beau ne guère aimer cette ville, elle s’y sentait bien. Elle fermait l’œil sur les ivrognes étendus dans les rues à la sortie des auberges lorsque l’aube éclairait la ville, et ne s’interposait que lorsque la situation le réclamait quand des Nordiques un peu trop extrémistes s’en prenaient aux Dunmers qui ne faisaient que survivre dans leur quartier. Aemillia songea alors à Rolasa. Sa mésaventure dans la cabane abandonnée l’avait éloignée de Vendeaume le temps d’une semaine – elle avait compris en interrogeant les voyageurs et les passants quant à la date du jour. Si les vents avaient été cléments avec le bateau des marchands la Dunmer aurait dû parvenir à la capitale de Morrowind une poignée de jours après son départ du port – n’avait-elle pas mentionné deux semaines ? Ce devait être au cas où l’océan se rebellait contre la coque de bois – et si elle avait tenu sa promesse et rédigé une lettre pour l’Impériale, alors la missive devait être en chemin pour lui parvenir. La promesse d’avoir des nouvelles de l’elfe étira les lèvres de la jeune femme dans un sourire innocent. Elle tâcherait de lui répondre au plus vite, dans ce cas, quitte à embellir la réalité. Elle ne voulait pas causer de tort à Rolasa, ni l’inquiéter plus qu’à raison.
De la fumée s’échappait nonchalamment de l’auberge. Les fours de la cuisine tournaient à plein régime tandis qu’Elda s’affairait à préparer le dîner pour les occupants des chambres. Les cheminées autour desquelles se réunissaient les voyageurs afin de se réchauffer, discuter ou profiter de la musique du barde itinérant venu se poser le temps de quelques jours étaient habitées par des flammes dégourdies qui léchaient les bûches disposées là. Ces images se dessinaient dans l’esprit de l’Impériale tandis qu’elle approchait, et le doux parfum de sa demeure l’enivra sitôt la porte s’ouvrit-elle sous sa poussée.
Elle était partie une semaine, et rien n’avait changé. Tout allait pour le mieux.
Elda se tenait là, à son comptoir, et la salua. Un Nordique était assis en face d’elle et buvait à même la bouteille de l’hydromel. Les accords d’une lyre lui parvenaient depuis l’étage, et quelques rires à peine étouffés s’échappaient de l’une des chambres où batifolait un couple. Le quotidien à l’auberge du Candelâtre. Le quotidien auquel elle s’était habituée, et qui, étonnamment, lui avait terriblement manqué.
« Aemillia ! éclata la voix de la tenancière. Où étais-tu passée ? Tu es partie sans prévenir, j’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose ! »
Bien qu’elle témoignât d’un semblant d’inquiétude, Elda laissait transparaître une forme de colère grondant au fond de son cœur, et seules ses paroles exprimaient cette fausse tendresse maternelle. Elle restait derrière son comptoir, quittant sa position avachie sur la planche de bois pour se relever et faire quelques mouvements de mains appuyant son propos. Mais en aucun cas elle ne vint à sa rencontre, que ce fût pour l’enlacer ou bien pour la toucher comme elle en avait eu l’habitude par le passé, avant la mort de son fils.
« J’ai eu une affaire urgente à régler, mentit la jeune femme en resserrant les doigts, frottant nerveusement ses paumes en résistant le plus possible pour ne pas détourner son regard. Excuse-moi, Elda…
– Tu n’as rien ? Tu n’es pas blessée ?
– Je suis juste épuisée, et terriblement sale, soupira-t-elle en ignorant l’inquiétude simulée par la Nordique à travers ces belles paroles. Je t’emprunte le bain, si personne n’y est déjà…
– Tu me devras cinquante septims, alors. »
Elle se figea. Le prix du bain était d’ordinaire compris dans celui de la chambre qu’elle louait et occupait. Pourquoi donc lui ajouter des frais supplémentaires ? Avait-elle par miracle mis la main sur des savons d’une qualité indéniable, probablement importés tout droit de Hégathe en Martelfell, qui avait pourtant dû cesser sa production suite aux ravages causés durant la Grande Guerre ?
« Pourquoi ? » demanda-t-elle simplement, fronçant les sourcils et restant immobile dans sa position figée, impassible.
Elda croisa son regard, puis les bras sur sa poitrine, et annonça d’une voix ferme :
« Tu as des impayés de plusieurs jours sur ta chambre. J’ai dû la louer à quelqu’un d’autre pour combler le manque. Je n’allais pas passer à côté de l’opportunité que m’offraient les célébrations des Légendes et Chandelles en condamnant une chambre que tu n’occupais plus. »
Le poing d’Aemillia se ferma et sa main trembla. C’était évident. Elda était une commerçante, à la recherche du profit, et refusait de faire l’impasse sur un revenu en gardant de côté la chambre qu’elle louait chez elle. C’était donc comme cela qu’elle traitait ses habitués de longue date. L’Impériale réfréna sa colère, et souffla doucement en espérant que cela la calmât.
« As-tu gardé mes affaires ?
– Les voici. Tout y est. Pour peu que tu avais grand-chose à récupérer. »
En effet, dans un sac de toile à peine plus grand que ceux dans lesquels les marchands transportaient leurs herbes aromatiques avant de les disposer sur leurs étals retrouva-t-elle ses quelques vêtements et accessoires. Vingt-quatre ans d’existence et de possessions résumés dans un si maigre contenu. Même en s’installant presque définitivement dans cette ville, Aemillia n’avait jamais accumulé plus d’objets que ce qu’elle ne pourrait transporter si elle venait à quitter les lieux. Le plus important restait constamment sur elle – l’anneau et son arme – et le reste n’était que babioles qu’elle pouvait racheter auprès de commerçants si le besoin s’en faisait sentir.
L’homme saoul laissa retentir un rire sale et désagréable, avant de quitter les lieux par la porte principale, non sans tituber et manquer de s’écraser la face contre l’un des piliers de roche qui maintenaient la bâtisse debout. Il salua Elda, la remerciant pour ses bons services et pour cette scénette amusante, et partit, se mêlant au brouhaha de l’extérieur. La colère gagna Aemillia. Elle était tournée en ridicule, et cela lui était inacceptable.
« Je prends ça, fit-elle en tirant du sac une tenue de rechange ainsi que ses accessoires de coiffure – son miroir de poche et la brosse à cheveux à laquelle il manquait plusieurs dents qu’elle n’avait jamais pris le temps de remplacer – avant de le refermer et de le tendre à nouveau à l’aubergiste. Je te paie après. »
La Nordique ne protesta pas, et la laissa faire. Si elle avait ouvert ses lèvres et laissé les mots les franchir, peut-être aurait-ce été là ses dernières paroles.
Ni même la chaleur de la vapeur ou le doux parfum des savons n’apaisèrent la jeune femme. Elle frottait énergiquement chaque parcelle de son corps dans le vain espoir que cela fît partir les sentiments négatifs – la colère, le doute, la crainte. Lorsqu’elle s’extirpa de l’eau qui avait pris une teinte plutôt inhabituelle, elle resta un instant debout sur la natte de paille, les gouttes tombant les unes après les autres pour teindre le jaune pâle en ocre, et contempla les rougeurs qui apparaissaient à force d’avoir malmené la chair. Le voyage l’avait épuisée.
Retournant dans la pièce principale de l’auberge, elle tomba nez à nez avec Elda, qui refusait de la laisser s’en tirer. L’irritation ne décroissait, et la conversation poussa à bout l’Impériale qui n’avait eu de réel repos depuis bien trop longtemps à son goût.
« Tu me dois mille cent cinquante septims, annonça la Nordique. Pour la chambre impayée, les intérêts, les frais de déplacement de tes affaires et de rangement, et le bain.
– Pardon ?
– Tu m’as bien entendue, Aemillia. Mille cent cinquante.
– Je ne suis partie qu’une semaine ! Rien ne justifie ce montant !
– Les affaires sont dures, j’ai dû augmenter les tarifs.
– Tu es une escroc, Elda.
– Je suis une femme d’affaires. »
L’Impériale étouffa un ricanement. Elle ? Une femme d’affaires ? C’était le dernier terme qu’elle aurait employé afin de la décrire. Une truande, arnaqueuse, avide d’argent et vivant de ses tarifs bien trop élevés pour la qualité du service qu’elle proposait.
« Je t’en donne cinq cents. Pas un septim de plus. À prendre ou à laisser.
– Sept cent cinquante, et je fais l’impasse sur le bain.
– Cinq cents et je fais l’impasse sur tes actes racistes sur nos voisins dunmeri. »
La tavernière afficha un air choqué, comme si elle avait pendant tout ce temps cru que nul ne l’avait vue commettre ses persécutions à leur égard. Pourtant Aemillia l’avait vue de ses propres yeux : des entrailles d’animaux clouées sur les portes des demeures, des façades entières recouvertes de sang, des inscriptions odieuses sur les murs… Tout cela commis de nuit, à l’heure où nul ne regarde, par des groupuscules de Nordiques racistes convaincus que Bordeciel ne devait accueillir aucune autre race que la leur, incapable de partager leurs terres afin d’offrir l’asile et un refuge au peuple en détresse qui avait massivement migré deux siècles plus tôt, et qui se retrouvait pour l’heure incapable de gagner son territoire natal.
Ces atrocités étaient monnaie courante en Vendeaume, mais s’intensifiaient davantage depuis que le jarl avait lancé cette révolte sombrage et animait la guerre civile qui ravageait la province. Les Nordiques, fiers de leur patrie et fantasmant sur la pureté du peuple qui devait y vivre, semblait prendre bien trop de plaisir en persécutant les Dunmers.
« Tu crois que ça ne s’est pas remarqué ? Depuis qu’on a retrouvé Hurolf noyé dans le caniveau tu prends ton pied à harceler les Dunmers du Quartier Gris. Personne n’est dupe. Mais est-ce que tu sais seulement ce qui lui est vraiment arrivé ? La vérité c’est que ton salaud de fils, Elda, s’infiltrait dans leurs maisons pour leur voler leur or, et s’amusait parfois en violant leurs filles et leurs sœurs. »
La femme avait blêmi, et cherchait ses mots pour protester. Mais Aemillia en avait assez. Incapable de s’arrêter, elle continua de lancer à son vis-à-vis ses quatre vérités, haussant sans le vouloir le ton. Toute l’auberge pouvait profiter de leur altercation.
« Il était ivre mort ce soir-là, il empestait tellement la gnôle que c’est un miracle qu’il ait pu aller jusque là-bas sans se briser la nuque. À ton avis, qu’est-ce qu’il était parti faire dans le Quartier Gris ? Je te le donne en mille : piller et violer, ce qu’il savait faire de mieux. Votre cher Talos a dû désapprouver et l’a conduit à ce sort. Les Dunmers que vous avez vus à côté de son cadavre étaient là pour tenter de l’aider, et vous, aveuglés par votre racisme et vos stupides idéaux, vous avez tout de suite cru qu’ils étaient là pour le noyer et le rouer de coups, ou le dépouiller. Hurolf n’a eu que ce qu’il méritait, et toi, plutôt que d’essayer de découvrir la vérité derrière tout cela, ou d’ouvrir les yeux peut-être même – car qu’est-ce qui m’empêche de croire que tu n’étais pas au courant de tout ça, hein ? –, tu t’es convaincue que c’était ces pauvres elfes qui l’ont tué. »
Aemillia prit tout juste le temps de récupérer son souffle. Saisissant ses affaires, empoignant le maigre sac de lin dans lequel ses dernières années avaient été entassées, elle lança un regard assassin à la Nordique à qui elle empêchait de placer le moindre mot.
« Va chier, Elda. Tes mille septims, tu vas te les carrer. Je n’ai rien dit pour tes prix abusifs pendant cinq ans. Mais j’ai atteint ma limite. Va chier, tu m’entends ? »
Elle pivota en direction de la porte d’entrée, quittant l’auberge sans se retourner, le corps encore tremblant, incapable de se remettre aussi vite de l’intensité des émotions qui l’avaient parcourue.
Ses oreilles, rendues sourdes au brouhaha quotidien de Vendeaume, ne restaient attentives qu’au bruit de la douce brise qui vint caresser sa peau tandis que la lourde porte de bois claquait dans son dos. L’Impériale crut entendre le pas pressé de la Nordique qui tentait de la rattraper, mais elle lui laissa pas le temps de lui confirmer ses suppositions. Le premier pas était toujours le plus effrayant lorsqu’il menait vers l’inconnu. La faible empreinte qu’elle laissa sur la pierre humide n’était que le commencement de son long voyage jusqu’à la pinède de la châtellerie d’Épervine.
Là-bas, dans le dernier sanctuaire de la Confrérie Noire, on l’attendait.