Hiraeth
Chapitre 13 : Chapitre XIII — La Confrérie Noire d’Épervine
7608 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 11/01/2023 09:14
Chapitre XIII
La Confrérie Noire d’Épervine
Avancer sans repères dans une grotte obscure n’était guère aisé. Malgré les indications fournies par Nazir, Aemillia mit un certain temps à parvenir jusqu’à Babette. Elle avait perdu de longues minutes à chercher le renfoncement dans le mur qui donnait accès au couloir qu’elle devait emprunter, et le trouva finalement, maintenu en place par une construction peu naturelle en pierre où des caractères qu’elle n’avait jamais vus jusque-là avaient été gravés. Mais l’heure n’était pas aux contemplations des merveilles de la nature – bien qu’elle suspectât cette « œuvre » d’avoir été créée par des Mens ou des Mers – et elle se hâta, évitant soigneusement de se heurter aux parois rocailleuses et terreuses qui l’entouraient, jusqu’à parvenir à une petite pierre naturellement dallée.
Une table massive meublait l’espace, ainsi qu’un vieux banc et quelques étagères recouvertes de toiles d’araignées ainsi que de produits divers. Une table d’alchimiste patientait dans un coin, probablement impatiente que quelqu’un l’utilisât. Quelques livres se tassaient dans un coin, les pages déformées par l’humidité et les couvertures rongées par les insectes.
Assise près d’une table ronde, sur laquelle trônait une lampe à huile ainsi qu’une chope vide, se trouvait l’enfant que Nazir l’avait envoyée rencontrer. La fillette qui, tout à l’heure à peine, racontait cette histoire à glacer le sang. La même gamine dont l’Impériale n’avait osé croiser le regard tant un mauvais pressentiment la persuadait d’éviter son chemin. Et pour couronner le tout, pour enfoncer un clou de plus dans le cercueil où elle cohabitait étroitement avec un mal-être constant, elle vit que Babette surveillait attentivement une fosse, dans laquelle elle pouvait apercevoir les huit pattes velues d’une grande givrépeire.
« Te voilà ! salua la petite Brétonne, tout sourire. Astrid m’a parlé de toi. Elle m’a raconté t’avoir fait la vieille blague du choisissez votre victime ! Ah, je l’adore celle-là. »
Aemillia avait instinctivement baissé les yeux afin de s’adresser à l’enfant, mais regretta aussitôt son geste tandis qu’elle croisait ceux de la fillette. La sclère, noircie, encerclait deux pupilles brillantes. Le teint, immensément pâle, pour ne pas dire cadavérique, contrastait tant que l’Impériale ne doutait aucunement que tout cela fût dû à une maladie que personne ici ne semblait prendre la peine de tenter de guérir. Ils avaient pourtant ingrédients et table alchimiques – pourquoi donc ne pas tenter de concocter une potion pour l’aider ?!
« Ne te fie pas aux apparences, reprit alors Babette sur un ton bien plus calme et posé. Je suis plus âgée que toi. Bien plus âgée. Et je ne suis pas non plus une petite fille. »
Cette fois sonna d’une façon familière aux oreilles de la jeune femme. L’orphelinat lui revint en mémoire. Les cinq enfants. Cette gamine au teint affreusement pâle et maladif, dont les yeux luisaient dans l’obscurité d’une étrange façon…
« C’est ce qui arrive quand on se fait mordre par un vampire à dix ans, conclut-elle alors, haussant les épaules comme si cela était une évidence, visiblement peu dérangée par les implications d’une telle révélation. Le vampirisme a l’avantage de bien conserver les chairs, ne penses-tu pas ? »
Bien que la panique gagnât l’Impériale, elle tenta de sauver les apparences et de paraître seulement étonnée. Mais en vérité, son esprit bouillonnait de questions, travaillé de toutes parts. Ne risquait-elle pas d’en devenir un en fréquentant cette fillette dont elle apercevait alors les canines anormalement longues ? Et si le reste du sanctuaire était peuplé non pas d’assassins mais de créatures de la nuit tout comme elle ? L’idée de finir en bétail à vampire, son corps vidé de son sang à chaque repas pour la créature, lui donna la nausée. Elle lutait pour ne pas y penser, mais les images affluaient, inarrêtables, inéluctables. Ne pas y penser, ne pas y penser…
« La fillette de l’orphelinat, articula-t-elle finalement, quoique difficilement.
– Oui. La fillette de l’orphelinat. Ce contrat était à moi, je guettais le bon moment pour vider cette harpie du peu de sang qu’il lui restait. Et tu as débarqué, comme une fleur, pour la massacrer et laisser notre marque sur son mur. »
Le ton, dur, était empli de reproches ; la jeune femme sentit le rouge lui monter aux joues, embarrassée d’avoir commis un tel affront en présence de l’un des assassins de la Famille. Ses sentiments alors avaient été nobles, elle voulait réellement commettre une bonne action et aider à réinstaurer ce climat de terreur. Mais à présent qu’elle était mise face au fait, en présence des véritables membres de la Confrérie Noire, ne restaient que les regrets et la honte.
« Mais je ne t’en veux pas. C’était un beau spectacle. Tout en finesse, une belle représentation théâtrale. J’aurais aimé être là lorsque tu as découvert mon petit mot, je suis sûre que tu faisais une tête ravissante.
– Le parchemin, à l’auberge… C’était donc vous, aussi.
– Nazir m’a aidée sur ce coup-là. Il ne pouvait pas me laisser rentrer seule de Faillaise. Il devait se faire passer pour un homme souhaitant adopter. Au final, il a laissé la trace de sa main sur une feuille que je suis allée mettre dans ton sac.
– C’est vraiment…
– Tordu ? Maléfique ? Oh, peut-être brillant ? Et pourquoi pas les trois ? » sourit Babette, dévoilant sa dentition remarquablement féroce.
Aemillia sentit une sueur froide couler le long de sa colonne vertébrale. L’armure glissait de ses mains moites. À quoi s’attendait-elle en voyant cet enfant et en écoutant son histoire, tout à l’heure ? Peut-être espérait-elle trouver ici aussi une fillette, rendue orpheline par la Famille, et retenue afin de lui inculquer tout le savoir de l’art du meurtre. Mais Babette n’était pas Aemillia. Babette n’était pas une Chenius. Et il n’y avait ici nulle trace de celui qu’elle cherchait.
Ce Sanctuaire n’était pas le sien. Pas encore. Elle devait l’apprivoiser, s’installer, trouver ses repères… Mais la tâche était ardue, et le chemin long. Le sentiment que jamais elle ne retrouverait ici ce qu’elle avait perdu autrefois la hantait, sa menace planant sur sa tête, l’empêchant de se reposer.
« Quoi qu’il en soit, au cas où tu ne le saurais pas, je suis Babette. Mon vrai nom, avant, était Elisabeth Beauchamp, mais mon diminutif me plaît davantage. J’en joue avec mes ennemis.
– Enchantée. Je suis Aemillia.
– Pas de nom de famille ? fit Babette en riant, un sourire en coin se cachant à peine. Bah, ici on n’en a plus besoin.
– Nazir me disait que vous pourriez me faire visiter le sanctuaire. J’aurais souhaité rencontrer le forgeron, pour lui demander des bottes, et j’aurais aimé me débarrasser de toute cette crasse… »
Le sourire de l’enfant s’élargit de plus belle. Mais cette fois-ci, ça n’était aucunement une expression cruelle, trahissant de mauvaises intentions, non. C’était un sourire des plus naturels, sincères, honnêtes.
« Commençons maintenant, alors ! lâcha-t-elle d’une voix forte en se levant subitement de sa chaise. En bas, ici, tu trouveras Lis, mon araignée de compagnie. Elle adore les gratouilles juste en-dessous des mandibules. Je lui donne à manger les intrus qui aimeraient connaître nos secrets d’un peu trop près… »
Elle remarqua le vestige d’un squelette, les phalanges d’une main, qui dépassaient du fond de la tanière de la créature. Babette était sérieuse. Aemillia imagina son corps sans vie, enveloppé dans les toiles de l’araignée avant d’être dévoré. Peut-être s’y retrouverait-elle dès le lendemain. Non, non. Elle appartenait à la Famille, et à son Sanctuaire. Il n’y avait aucune raison pour que quelque chose d’aussi sordide eût lieu…
« Mais personne de la Famille ne sera dévoré par Lis, lança alors Babette, comme si elle avait lu dans ses pensées. Ça ne risque pas d’arriver ! »
Difficile de croire que cette gamine qui se promenait gaiement à ses côtés était en réalité âgée de plusieurs centaines d’années. Quels événements historiques avait-elle vus se dérouler ? Était-elle déjà là lorsque tout le continent de Tamriel avait été secoué par l’invasion de l’Oblivion, à la fin de l’Ère Troisième ? L’Impériale repensa soudainement à l’héroïne du livre qu’elle lisait encore et encore étant enfant ; se pourrait-il que Babette eût vécu en même temps que cette Altmer, si tant fût peu qu’elle eût réellement existé ?
« Par-là, c’est le réfectoire, et la cuisine. Ça arrive à Nazir de cuisiner là-bas, plutôt, quand il n’a pas envie d’enfumer les chambres avec ses viandes bizarres, mais sinon, tu le trouveras à préparer le dîner juste ici ! »
Elle désigna, dans un recoin de la pièce où elle venait de tirer la jeune femme, une belle cheminée. Le foyer, tout de pierres constitué, remontait à hauteur de bassin, et prévenait le moindre risque de brûlure. Les casseroles, suspendues juste au-dessus, voyaient leurs fonds se faire lécher par les avides flammes, réchauffant ainsi le plat qu’elles contenaient. Diverses étagères et tout autant de placards renfermaient les provisions ; des tonneaux remplis de sels contenaient les viandes et poissons soigneusement conservés jusqu’au jour où viendrait leur tour d’être cuits et dévorés. Enfin, au beau milieu de la pièce, deux tables accolées avec tout juste le bon nombre de chaises en-dessous habillaient l’espace. Sept chaises, pas une de plus ni de moins. Y en aurait-il une pour l’Impériale, désormais ? Elle n’osa formuler sa question.
« Juste là-haut, ce sont les quartiers. C’est pas aussi confortable que les palais des jarls, mais ça se défend. Suis-moi, je vais te montrer ton lit. »
Elles empruntèrent l’escalier de rondins qui déboucha dans une petite alcôve bien structurée, mais qui offrait bien peu d’intimité. Les lits étaient posés ici et là, sans réel agencement, et coffres et armoires avaient été aménagés sur ce même principe. Il y en avait toutefois bien moins que de résidents ; Babette expliqua, en guidant Aemillia jusqu’à sa nouvelle couche, qu’Arnbjorn, et Astrid dormaient ailleurs, dans leur propre chambre. Cela venait du fait que la Nordique était la cheffe du Sanctuaire et pouvait s’octroyer son luxe, et son époux, loup-garou de son état, préférait se réserver lui aussi une part d’intimité.
« C’est surtout pour nous épargner les bruits de leurs moments plus intimes, ricana alors la vampire, non sans traduire son dégoût par une grimace. Et en toute franchise, je préfère éviter d’avoir affaire à ça. »
Aemillia dissimula sa gêne dans le rangement de ses maigres affaires. Son lit était le plus proche de la cuisine, pour son plus grand bonheur : ainsi elle ne pourrait perdre la moindre miette des conversations et des fumets délicats. Elle se doutait bien qu’elle n’aurais plus jamais le luxe d’une chambre personnelle, mais était-ce trop demander que d’avoir des rideaux de séparation afin de se protéger des regards indiscrets ? L’endroit était bien trop masculin, elle n’aimait pas ça. Qui savait ce que pensaient ces individus ? Et un loup-garou… Elle frissonna. Elle ignorait ce qu’elle appréhendait le plus entre finir dévorée par ce dernier, ou vidée de son sang par la vampire.
« Tu veux peut-être te débarbouiller aussi, non ? Tu as dû faire un long voyage jusqu’ici. Je vais t’emmener aux bains. »
L’Impériale s’empressa de prendre quelques affaires de rechange – la bande avec laquelle elle enserrait sa poitrine autrefois lorsqu’elle allait sur le terrain, un sous-vêtement propre ainsi que la nouvelle armure qu’on lui avait donnée – et suivit à pas rapides la fillette qui n’en était pas une. Elle scrutait attentivement sa silhouette. Ses cheveux châtain tiraient sur le roux lorsque les torches qu’elles croisaient les illuminaient. Elle semblait ne pas craindre la vive lumière que produisait l’éclairage de fortune du Sanctuaire, par ailleurs. Si la ventilation se faisait à merveille, et permettait l’évacuation du parfum de brûlé ainsi que de la fumée via ce qu’elle devinait être un habile réseau de minuscules cavernes creusées à-même le plafond de la grotte, la jeune femme ne put s’empêcher de regretter la douce chaleur du soleil et le parfum du pétrichor humide.
Même si son ancienne demeure, à Cheydinhal, avait été bâtie d’une façon similaire, son mentor l’avait souvent conduite à l’extérieur, non sans la grimer et la déguiser, parfois en jeune garçon. Il avait longuement craint à ce qu’on ne tentât de l’enlever, ou bien de la noyer à nouveau. Puis, un jour, il avait réalisé que tout cela ne servait à rien, que le nom de l’enfant n’était même pas inscrit sur les listes de personnes recherchées, qu’elles fussent portées disparues ou bien de simples criminels en fuite. Ce jour-là, il avait avoué à Aemillia avoir agi sous la menace d’une chose qui n’arriverait pas, et l’avait autorisée à se vêtir à nouveau comme elle le souhaitait, sans se faire passer pour quelqu’un qu’elle n’était pas.
Peu de temps après, elle avait été arrachée à son foyer et sa Famille par les hommes de Vasha. Vasha le receleur, le tueur, le souilleur de jeunes filles. Et Vasha le destructeur d’innocence. Le peu de joie qu’avait retrouvé la jeune Aemillia, après avoir tant perdu, avait été violemment exécuté, brûlé vif, réduit en cendres. Les souvenirs qui réchauffaient son âme s’étaient enlaidis, attristés ; ne restait plus que des vestiges fades et incolores d’une époque révolue à laquelle jamais elle ne saurait revenir. La distance s’était imposée, creusant un monde entier entre elle et cet homme. Et ne pas le revoir à Épervine lui brisait un peu plus le cœur.
Comme si sa dernière raison de renouer avec la Famille avait perdu de son sens, Aemillia se sentait désespérément vide. Cet espace vacant qu’elle avait en elle ne pouvait trouver de quoi se combler. Il lui manquait cette présence, cette affection, dont elle ne se serait passée pour rien au monde. Par Sithis, pourquoi lui infliger cela ? Avait-ce été un test, une façon de s’assurer que sa foi était véritable ? Ne considérait-il pas que cette enfant en tenues cérémoniales qui priait inlassablement le soir, à chaque fois que Masser s’assombrissait dans le ciel, disparaissant du firmament jusqu’à sa prochaine forme, ne lui vouait pas un culte approprié ? Même une fois loin de Cheydinhal, à chaque fois qu’elle tuait, massacrait, par contrat, elle lui adressait une prière. Mais le temps s’était écoulé, l’eau avait coulé sous les ponts, le flot incessant des jours et des nuits avait fait son œuvre. Sa foi s’était ébranlée, amenuisée, et sans aide offerte par le Père, elle avait fini par répudier ses croyances. Et même en constatant l’immense vitrail représentant Sithis qui, ici aussi, éclairait les lieux de sa beauté, elle ne parvenait à savoir si ce chemin qu’elle suivait était le bon.
« C’est juste là, lui annonça Babette, l’arrachant à ses pensées oppressantes. Nous avons scindé l’endroit en deux. Pour les femmes, c’est par là. Tu devrais trouver tout le nécessaire de toilette, mais je pense qu’il faudra que nous en cousions davantage.
– Je pourrai m’en charger, proposa l’Impériale d’un ton qu’elle voulait assuré. J’étais couturière, à Vendeaume, avant.
– Dans ce cas, tu nous seras d’une grande aide, sourit la vampire en joignant ses mains, paume contre paume. J’ai beau avoir trois siècles, je ne suis vraiment pas faite pour la couture. Ce n’est pourtant pas faute de m’être entraînée. Mais rien n’y fait, à part pour mes potions et poisons, je ne suis pas très manuelle. »
Ses lèvres s’écartèrent de plus belle, et les canines pointues renforcèrent le lugubre de son expression. L’Impériale ne se sentait réellement pas en sécurité en sa présence. Et ça n’était pas de connaître son penchant pour l’alchimie qui allait améliorer cela.
« Je te laisse tranquille, alors. Si tu veux, tu peux me prêter tes chaussures pour que j’aille demander à Arnbjorn de les mesurer pour te faire de nouvelles bottes pour ton armure. Je te les ramènerai avant que tu ne sortes. »
Elle acquiesça. Qu’est-ce que cela lui coûtait ? Sa tenue serait quelque peu dépareillée le temps d’acquérir ces chausses, mais elle ne comptait pas sortir du Sanctuaire de sitôt. Bien que les contrats donnés par Nazir fussent tentants, elle voulait prendre ses marques en ces lieux, se familiariser avec l’endroit et la nouvelle Famille, avant de courir assassiner ses premières victimes en son nom. La vampire repartit avec une paire de bottes crasseuses, recouvertes de boue et peut-être aussi d’un peu de sang, laissant l’Impériale entrer pieds nus dans la pièce dédiée au bain.
C’était sommaire, et n’avait rien pour rivaliser avec les riches thermes des demeures des hauts dignitaires cyrodiilens, mais elle s’en contentait sans regret aucun. Le sol avait été en réalité soigneusement pavé, c’était même la pièce la plus travaillée qu’elle avait constatée jusqu’alors, parfaitement étanche et ventilée à merveille. Une fois le vestiaire, où elle s’était dénudée, passé, ses pas la menèrent dans la pièce principale. Elle y reconnaissait la façon nordique de se laver et baigner ; l’eau affluait dans une baignoire de pierre polie, et s’évacuait par un habile réseau d’égouts, et il fallait se laver avant d’y plonger pour s’y prélasser. Avant cela, une rangée de sièges en pierre se dressait, prête à accueillir la visiteuse ; elle en choisit une, et commença son rituel en rinçant son corps une première fois. Elle frotta ensuite vigoureusement la moindre parcelle de peau, et ne cessa qu’une fois certaine qu’elle n’avait rien oublié. Même ses cheveux eurent droit à un double, si ce n’était un triple lavage. Jamais sentir la cascade ruisselant sur son corps n’avait été autant agréable. Et la sensation de chaleur qui l’enveloppa lorsqu’elle se glissa dans le bain d’eau claire lui fit réaliser combien tout cela lui avait manqué.
Son cœur n’était pas à la détente, mais elle parvint tout de même à se prélasser, au moins quelque peu. Elle avait tout son temps, désormais. Le Sanctuaire était sécurité et salut, après tout. Elle réalisait difficilement qu’elle avait retrouvé le dernier bastion de la Confrérie Noire, qui subsistait tant bien que mal. Astrid ne s’était jamais désignée comme étant Parleur, elle n’avait pas de Silencieux, et il n’y avait plus d’Oreille Noire. La Main Noire semblait être elle aussi un vestige du passé, amputée durant l’absence de l’Impériale, tandis qu’elle se promenait sur les routes de Cyrodiil avec la caravane de Ri’saad. Le retour à la réalité était difficile, désagréable. Elle qui avait longuement fantasmé de renouer avec la Famille maudite, voilà que l’illusion se dissipait, laissant entrevoir un paysage bien plus terne et désolé que tout ce qu’elle s’était imaginé. Le Sanctuaire était délabré, dans un sale état, habité par des personnalités hétéroclites qui n’avaient rien à voir avec celles qu’elle côtoyait auparavant, et dirigé par une femme qui savait où trouver ses informations et qui connaissait à merveille la façon la plus sadique de les utiliser contre ses victimes. Et pour couronner le tout, son mentor n’était pas là. Et s’il n’était pas là, c’est qu’il n’était plus.
Aemillia ne pouvait se résoudre à le croire mort.
Elle se figura sa silhouette inerte, sur un sol boueux se teignant de rouge. Les cheveux, salis par la terre et la pluie, couvraient à peine son visage aux traits anguleux. Les yeux, désormais vitreux, ne reflétaient plus rien. Et ses lèvres pincées, pâles, restaient entrouvertes, dévoilant ses incisives dans un murmure aphone. Qui appellerait-il dans son dernier souffle ? Ferait-il remonter les souvenirs de son apprentie dont il prenait tant soin, ou bien plutôt ceux de cette personne qu’il avait perdue, creusant dans son cœur un abîme que rien ne saurait combler ? Bientôt, les taches noires apparaîtraient sur la peau, les insectes viendraient s’en repaître… Que resterait-il de lui, à part des ossements abandonnés là, et une dague d’ébonite émoussée ? Des souvenirs et un sentiment de remords qui hanteraient Aemillia. Elle ne voyait rien de plus.
Mais elle refusait de croire qu’il eût relâché son dernier souffle ainsi, non. Il était digne, il était prêt à se battre. Comment pouvait-elle un seul instant croire qu’il n’était plus ?!
Et s’il était réellement mort. S’il avait réellement rejoint le Père. À qui remettrait-elle l’anneau ? Elle ne pouvait décemment pas le garder avec elle indéfiniment…
Ses doigts saisirent la bague d’or, jouèrent machinalement avec la chaîne qui pendait à son cou. Lorsqu’il en glissa, trempé par l’eau du bain, et vint se heurter contre sa poitrine sans un bruit, son cœur rata un battement. Comme si, à chaque fois que le bijou lui échappait, elle craignait de le voir disparaître pour ne plus jamais le retrouver. Comme s’il était bien plus précieux que tout ce qu’elle pouvait avoir, que tout ce qu’elle pouvait être, elle gardait cet anneau d’or contre elle, à portée de main et d’yeux, incapable de s’en séparer n’était-ce qu’un instant.
Il fallait qu’elle tînt bon, tout comme il fallait qu’il eût survécu. Il fallait, peu importait le prix, qu’ils se retrouvassent, et qu’elle le lui rendît. Elle se souvenait parfaitement bien de ses paroles tandis que sa voix tremblait, bien qu’il tentât de le cacher, à la fois par pudeur et par fierté. Elle n’avait osé croiser son regard, qu’elle devinait embué de larmes. Sa gorge, serrée par l’émotion, le lui avait d’ores et déjà bien fait comprendre. Et sa voix, sa douce voix, lui avait murmuré de belles choses. Elle était petite, et ne connaissait guère de choses quant au monde des adultes, hormis celui qu’elle avait découvert avec sa mère, les gouvernantes du manoir et son père lorsqu’il était chez eux. Mais elle avait compris le sens de ces mots qui revenaient à elle en cet instant tandis qu’elle perdait son regard dans l’eau qui ondulait à chacun de ses mouvements.
« Cette bague, je te l’offre. Elle appartenait à une grande dame, une sœur d’armes qui était la meilleure de tous les assassins que Sithis a pu accueillir dans sa famille. En portant ce bijou, c’est ta famille que tu soutiens. Alors fais-lui honneur, et garde-le précieusement. »
L’Impériale leva les yeux vers le plafond de la pièce de bain. Comme si les pierres qui le composaient allaient pouvoir lui donner une réponse ! Il avait esquissé un avenir pour l’enfant qu’elle était, il avait eu de grands espoirs pour elle. Jamais ils ne s’étaient avoué leur affection mutuelle, mais elle transparaissait dans chacun de ses actes. Comment avait-il vécu sa disparition ? S’il avait vu en elle une digne héritière de l’anneau de cette femme, peut-être avait-il douloureusement regretté son geste. Et si le chagrin avait eu raison de lui ? L’image de son cadavre abandonné sur les routes revint, dansant sous ses yeux. Les larmes éclatèrent à la surface de l’eau, se mêlant à celle-ci dans un ballet de pluie ruisselant sur son visage. Elle ne parvenait à les stopper, tout comme elle ne pouvait faire cesser la douleur de son cœur martelant dans sa poitrine.
« Est-ce que tout va bien ? »
Babette avait timidement surgi dans la pièce, passant juste la tête afin de voir comment se portait la nouvelle venue. Cette dernière sursauta, ne s’attendant pas à être surprise ainsi, et enfouit son visage dans l’eau afin de faire disparaître les dernières traces de larmes. Passant sa main sur sa peau afin de faire disparaître les vestiges des gouttes, elle se tourna alors vers la vampire, affichant du mieux qu’elle pouvait un air neutre, ou au moins un tantinet jovial.
« Oui, répondit-elle cependant précipitamment. Désolée, j’ai fini par me laisser divaguer… Je me dépêche de sortir !
– Oh, tu peux prendre ton temps, fit en retour l’enfant. Arnbjorn a presque fini tes bottes, nous irons les chercher lorsque tu seras prête. Je m’inquiétais juste de ne pas te voir revenir. Tes chaussures sont dans l’autre pièce, d’ailleurs. Il vaut mieux éviter de marcher pieds nus ici, tu risquerais de te blesser avec les pierres. »
Puis elle disparut, aussi silencieusement qu’elle n’était arrivée. La porte grinça dans son passage, mais ce fut tout. Il n’y eut alors rien de plus que le bruit de l’eau acheminée dans la baignoire, qui jaillissait du mur voisin.
Toutes ces pensées avaient quitté Aemillia, laissant derrière leur passage un discret sentiment insondable. Désormais, seule la suite de son séjour au Sanctuaire lui importait. Elle aurait tout le loisir de replonger dans ses souvenirs amers lorsqu’il lui faudrait trouver le sommeil ce soir-là. Elle réservait à ses cauchemars le meilleur moment de la journée pour qu’ils vinssent la hanter, bien qu’ils ne se privassent de lui rendre visite alors que le soleil brillait au-dessus de sa tête, bien qu’elle ne le perçût guère depuis les tréfonds de la grotte.
Elle s’empressa d’essuyer son corps, quitte à laisser sa peau rougir sous les frottements, et de revêtir l’armure dont elle avait tant rêvé étant enfant. C’était le même modèle que celui que portait Astrid, et les autres femmes assassin qu’elle avait rencontrées à Cheydinhal. Le cuir rouge se mêlait au noir, les anneaux de métal qui reliaient certains éléments entre eux apportaient du cachet à l’ensemble. Les rivets qui maintenaient le tout en place étaient froids au toucher, et lui arrachèrent un frisson. La ceinture de cuir, qui lui rappelait les corsets que portait sa mère autrefois, était quelque peu lâche – il aurait fallu y percer quelques trous supplémentaires afin de la réajuster. Ne manquait plus qu’un fourreau dans lequel ranger sa lame, et les bottes qui compléteraient l’armure bien assez tôt.
Tressant ses cheveux, davantage assombris par leur humidité, en s’aidant d’un miroir, Aemillia s’admira un instant. Que diraient ses aïeux en la voyant ainsi vêtue ? Elle l’ignorait. Mais elle se sentait terriblement forte, bien plus qu’elle ne l’avait jamais été. Car désormais, elle revêtait les couleurs de la Famille. De sa Famille.
Babette patientait tranquillement de l’autre côté de la porte, jouant nonchalamment avec un caillou qu’elle promenait çà et là du bout de la chaussure. Lorsqu’elle remarqua l’Impériale dans sa nouvelle armure, les sclères assombries rétrécirent, et les canines aiguisées s’échappèrent de son sourire.
« Elle te va à ravir. Tu pourras sûrement la retravailler un peu, j’ai l’impression qu’elle n’est pas parfaitement ajustée pour toi. Oh, et tant que j’y pense, sache qu’elle est enchantée. C’est Festus qui s’en occupe, ici. Ça te permet de te déplacer silencieusement, notamment. Parfait pour les missions d’infiltration, n’est-ce pas ? »
Suivant de très près la vampire qui s’amusait à faire virevolter sa robe d’enfant en sifflotant, Aemillia explora le reste du Sanctuaire. Elle découvrit ainsi, dans l’immense pièce qui faisait office de cœur pour le refuge des assassins, une aire d’entraînement, où mannequins de paille et cibles tressées patientaient que l’un d’eux se défoulât. C’était l’occasion pour l’Impériale de se remettre au tir à l’arc, à condition de s’en procurer un dans un premier temps. Mais pour l’heure, il lui fallait aller à la rencontre d’Arnbjorn, l’homme loup-garou, qu’elle retrouva affairé sur son établi à quelques pas de là, et qu’elle reconnut immédiatement. Le Nordique, qui allait pieds nus, présentait une crinière et une barbe d’une blancheur incroyables, et travaillait les armes et armures à mains nues.
« Tiens, voilà la viande fraîche ! lança-t-il en voyant le duo approcher. Merci Babette, je commençais à avoir faim. »
Il remarqua la moue d’Aemillia, puisqu’il partit dans un fou rire avant de poursuivre :
« Ma petite femme m’a informé qu’on recevrait du beau monde, mais si je m’étais attendu à voir une femmelette ! Oh, je ne te donne pas une semaine avant de te faire tuer dans un coin de ruelle.
– Merci pour les bottes, répondit la jeune femme sans lui montrer combien elle dépréciait cette remarque dont elle se serait bien passée. C’est très gentil de les avoir faites aussi rapidement…
– Tout était déjà prêt, il ne me restait plus qu’à tailler selon tes dimensions. Tiens. Si tu as besoin d’autre chose, je suis le forgeron auquel demander ! »
Sans lui laisser plus de temps pour faire la conversation, il retourna au travail, s’installant cette fois-ci à une meule qu’il actionnait au pied, afin d’aiguiser la lame d’une splendide hache de guerre. Aemillia l’imagina la planter dans le corps d’un ennemi – elle déglutit. Pourvu que jamais les membres du Sanctuaire ne fussent hostiles à son égard au point de tenter de la tuer. Il y avait tant de façons de mourir ici, toutes plus atroces les unes que les autres…
« Et pour finir, je vais t’emmener au vitrail, lâcha alors Babette. Juste là, tu vois ? Il y a une jolie pièce derrière, j’aime bien m’y installer quand il n’y a personne à la maison. Tu vas vite comprendre. »
Elle lui saisit la main et la tira vers elle. Aemillia avait beau savoir que la vampire était âgée de trois siècles, elle ne pouvait se défaire de l’idée qu’elle fût une petite fille. Pourtant, seul le corps donnait cette impression ; les expressions, sa façon de s’exprimer, sa gestuelle… tout rappelait l’attitude d’une femme adulte, mûre et consciente de ses capacités. Et elle ne pouvait se défaire de ce mal-être qui lui collait à la peau.
Un petit bassin s’était creusé dans la roche, alimenté par une cascade, et quiconque en explorait le fond se retrouverait, à l’issue d’un long tunnel inondé, à l’extérieur du Sanctuaire, bien plus loin dans Épervine. S’il n’y avait ni algues ni poisson, ni faune ni flore aquatique, c’était la lueur qui se reflétait dans l’eau trouble qui attirait l’œil. Et pour cause : au-dessus du bassin trônait, encastré dans la pierre taillée de sorte à l’y faire rentrer, un somptueux vitrail aux couleurs chatoyantes, comme elle n’en avait jamais vu.
Était-ce un détail propre au sanctuaire d’Épervine, ou bien n’y en avait-il pas eu à Cheydinhal, elle l’ignorait. Toutefois, elle resta admirative de cette fine œuvre d’art qu’elle n’avait pas même remarquée en pénétrant, un peu plus tôt, dans le Sanctuaire. Une ouverture circulaire dans le mur laissait place à ce vitrail soigné, à l’image du Père de la Terreur. En son centre, un crâne souriant, soutenu par deux squelettes rachitiques représentés de profil. Au-dessus, deux cages thoraciques s’entremêlant, et autour de la représentation de Sithis, une silhouette serpentine s’étirait. Dans le coin inférieur gauche, ainsi que le coin inférieur droit, deux visages humains, eux aussi de profil, regardaient chacun dans la direction de l’autre. Était-ce deux assassins servant leur Père, ou bien deux victimes en devenir ? Dur de le savoir. Mais pour parfaire le tableau, tout juste à l’endroit où auraient été représentés le poumons du Père s’il en avait été doté, avaient été dessinées par diverses teintes pâles cinq silhouettes – celle des cinq enfants que lui avait donné la Mère de la Nuit, en les sacrifiant après leur avoir donné naissance. Aemillia se souvenait de cette histoire, elle en avait longuement fait des cauchemars à l’époque. Les nuances dorées et rouges, agrémentées d’un bleu impérial splendide, dansaient sur l’eau où la lumière projetait l’image à travers laquelle elle filtrait.
« Qu’y a-t-il de l’autre côté ? demanda-t-elle à Babette. Est-ce la lumière de l’extérieur qui éclaire autant ?
– C’est juste une pièce vide, un couloir qui permet de traverser l’étage sans avoir à repasser par en bas. Et c’est un enchantement qui permet ça, afin qu’à toute heure du jour comme de la nuit, le Père nous illumine par sa présence. »
La vampire avait énoncé cela avec une forme de mépris, une grimace qui trahissait son dégoût pour la figure du Néant qu’étaient censés vénérer les assassins de la Confrérie Noire, ce qui eut raison de l’air impassible que tentait d’afficher l’Impériale. Sa surprise se lut sur son visage, et la centenaire le remarqua.
« Pourquoi cette tête ?
– Vous ne vénérez plus le Père ?
– Ni la Mère. Il y a deux cent ans, j’aurais donné ma vie à la Mère Impie. Mais c’est une époque révolue. Astrid nous a offert le salut en changeant les dogmes à suivre, et nous survivons ainsi depuis. Nous n’avons plus besoin d’eux.
– Votre Famille ne vénère plus le Père et la Mère… »
La voix d’Aemillia se fondit dans un murmure. Tant de choses avaient changé. Elle ne reconnaissait plus la Confrérie où elle avait été élevée. Était-ce dû à la Grande Guerre ? Elle était née peu après la fin de celle-ci, deux ans après la signature du Traité de l’Or Blanc entre l'Empire Mede et le Domaine Aldmeri, si bien qu’elle n’avait que peu de souvenirs de la période d’après-guerre. Après tout, bien que sa famille se trouvât du côté des vaincus, ils n’en avaient pas pour autant perdu de leur superbe, et leur richesse n’avait guère été réduite. Mais elle avait entendu des histoires, des ragots, et avait lu les journaux d’historiens qui traînaient, quelquefois, dans la bibliothèque de la demeure familiale. Certains étaient alors bien trop compliqués pour elle, mais en grandissant elle avait pu acquérir les connaissances qui lui avaient alors fait défaut. Et si elle ignorait si tel était le cas, plusieurs pensaient que l’affaiblissement de l’Empire à l’issue de la guerre avaient permis aux hors-la-loi de régner sur plusieurs villes de Cyrodiil. Refuge, Bravil et Cheydinhal n’en étaient que trois parmi tant d’autres. Elle avait entendu parler, une fois entrée dans la Famille à l’époque, de la chute du sanctuaire de la Confrérie qui se trouvait autrefois à Bruma, et dont son mentor était l’unique survivant. En plus de cet affaiblissement, la répression avait été puissante, si bien qu’avec la chute de Bravil puis celle de Cheydinhal, la Famille s’était retrouvée au pied du mur.
« Tous les Sanctuaires sont tombés, sauf le nôtre. Astrid a fait ce qu’il fallait pour nous protéger. Tu peux continuer à croire en eux si tu le désires, mais sache qu’ici nous ne suivons qu’elle, et aucun autre. Jusqu’ici, nous avons été protégés par notre foi en Astrid. »
Babette releva le nez jusqu’au vitrail, qui se reflétait dans ses yeux. Aemillia l’imita, en silence.
« Mais même si je ne suis plus aveuglément leurs principes, je reconnais la beauté de leur œuvre. Ce vitrail est magnifique. Il nous éclaire dans les profondeurs de la terre, quand le feu ne suffit plus. Il décore bien. »
Un bruit leur parvint depuis la cuisine. Quelqu’un faisait sonner une cloche, très certainement Nazir. À ce son, plusieurs silhouettes se détachèrent de l’obscurité. Rapidement, elles furent rejointes pas un Argonien aux écailles vertes, et aux yeux de la même couleur, quoique d’une teinte légèrement différente. Une épée d’acier pendait à sa taille, et la longueur de l’arme équivalait presque à celle de sa queue qui se balançait nonchalamment.
« Bienvenue, sœur, salua-t-il en posant sa main griffue sur l’épaule de la jeune femme Tu as fait le bon choix en nous rejoignant.
– Enchantée, murmura-t-elle en retour. Je m’appelle Aemillia.
– Veezara. J’espère que tu t’intégreras bien ici. Fais confiance à Astrid, suis ses ordres, et tout ira très bien pour toi. »
Il esquissa un pas en direction du réfectoire, que Babette lui emboîta, suivie par l’Impériale. Voyant qu’il aurait de la compagnie jusqu’au dîner, l’Argonien reprit. Sa voix, bien que gutturale et rocailleuse, était particulièrement douce, et son air avenant contribuait à donner à Aemillia un sentiment de sécurité. Il paraissait franc, et ne se cachait pas derrière une hypocrisie à peine dissimulée. Jusqu’alors, chacun des membres s’était révélé sous une nature peu agréable, mis à part Babette. Astrid avait immédiatement dévoilé sa malveillance et son opportunisme en jouant avec elle ; Arnbjorn ne la portait pas dans son cœur et la méprisait, très probablement du fait de son sexe et de son ethnie ; Nazir semblait impassible, mais ne l’avait pas non plus accueillie avec un large sourire. Seule Babette, malgré son affection pour le sang et les histoires sordides, s’était révélée amicale. Jusqu’à ce que Veezara n’entrât en scène.
« Elle nous a raconté, pour la cabane. Tu as l’air de savoir ce que tu fais et ce que tu veux, même si tu ressembles à un chaton apeuré, qui vient tout juste de naître. Si tu as besoin d’un coup de main, n’hésite pas à me demander de l’aide.
– Je vous remercie, Veezara. Je n’y manquerai pas.
– Et tutoie-moi, sœur. Nous sommes égaux, à présent. »
Leur conversation fut interrompue par le délicat fumet du souper préparé et servi par un Nazir peu ravi de voir les derniers membres débarquer sans s’excuser. Les autres étaient attablés depuis un petit moment, et n’avaient guère attendu qu’ils arrivassent ; leurs bols de soupe étaient à moitié vides, la corbeille de pain dur ne leur réservait que de maigres tranches, et du plat de viande auquel avaient eu droit Astrid et son époux ne restait plus que la sauce, mélange de graisses, de sang et de jus de cuisson.
Babette invita Aemillia à s’installer sur l’une des chaises, et disparut le temps d’aller s’en chercher une ailleurs. Nazir lui servit nonchalamment un bol, ainsi qu’à l’Argonien et à la vampire qui arriverait tant bien qu’assez rapidement, et avant même que l’Impériale ne pût porter une première cuillerée à ses lèvres, Astrid se leva. En bout de table, elle était réellement la matrone de la famille maudite.
« Mes chers frères et mes chères sœurs. Ce jour, nous accueillons au sein de notre petite famille Aemillia. »
Elle adressa au reste de l’assemblée un timide signe de main. La Nordique présenta alors tour à tour chacun de ses adelphes. Arnbjorn le loup-garou et forgeron attitré ; Babette la vampire centenaire et alchimiste ; Veezara l’Argonien discret ; Nazir à qui revenait la charge de distribuer les contrats lorsqu’il lui en parvenait ainsi que la cuisine ; Festus Krex le mage qui enchantait les armes et armures si on le lui demandait ; Gabriella la Dunmer calme sur qui se reposait parfois le Rougegarde lorsqu’il ne voulait pas préparer le dîner pour une raison ou une autre. Chacun la salua, y allant de son petit commentaire, et elle crut cerner dans les grandes lignes le caractère des Festus et de Gabriella à leur simple réaction. Si le premier était un Nordique grognon qui semblait guère apprécier les nouveaux venus, la seconde paraissait davantage cordiale, pour des raisons qui leur étaient personnelles et qu’Aemillia ne pouvait que supposer.
« Je vous prie de répondre à ses questions si elle en a, et de faire preuve de bienveillance à son égard. Cette petite nous aidera à redorer le nom de notre Famille. »
Sans plus de cérémonies, une fois les formules de politesse toutes faites énoncées, la Nordique quitta la table, rejointe par son époux qui daigna tout juste adresser un regard à l’Impériale. L’ambiance froide et morose contrastait avec la chaleur de l’âtre voisin. Aemillia frissonna.
« Babette confectionne poisons et potions, Festus enchante les équipements, et, pour ma part, je connais plusieurs personnes à travers Bordeciel qui pourraient t’aiguiller ou t’aider lors de tes futurs contrats, lui confia Gabriella. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est tout ce que peut t’apporter cette petite famille recomposée, je le crains.
– C’est déjà beaucoup, répondit timidement l’Impériale avant d’engloutir le reste de son bol. J’ignore encore ce que je peux faire pour contribuer de mon côté, mais je tâcherai de faire de mon mieux. »
Elle se retrouva rapidement seule, chacun et chacune retournant vaquer à ses occupations avant le coucher. Fatiguée du voyage, elle vit pour seule issue sa couche, bien que froide et impersonnelle, qui l’accueillit pourtant comme une vieille connaissance. Et bien qu’elle s’attendît à se tourner et retourner sous les couvertures, en proie à une insomnie, elle sombra contre toute attente très rapidement dans une nuit sans rêves, bercée par le son des flammes, et par les rires qui lui provenaient depuis les couloirs du Sanctuaire dans lequel elle ne se sentait guère la bienvenue. Mais elle gardait cependant espoir, malgré tout. Elle se convainquait que tout finirait par aller mieux.
Oui, car après tout, demain serait un jour nouveau.