Digne de vie

Chapitre 9 : Chapitre V – Acceptation – Partie I

2917 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/01/2022 00:00

Chapitre V

Acceptation

Partie I

 


Les mois et les années se succédèrent, semblables et différents à la fois. Les saisons passaient, apportant avec elles leur lot de joies et peines, et laissant place à la suivante dans une mélancolie que chacun embrassait tendrement, vieille amie que l’on croisait inlassablement au crépuscule.

Cicéron avait peu à peu découvert que, même dans la profession d’assassin, une routine pouvait s’installer. Chaque jour ou presque ils recevaient par messager des contrats envoyés depuis Bravil, et il leur fallait les remplir. Le jeune homme avait un jour osé demander à ses frères et sœurs pourquoi il fallait nécessairement passer par Bravil, qui était tout de même assez éloignée de Bruma, bien au-delà de la Cité Impériale au sud, dans la baie du Niben ; la réponse le surprit tant il ne s’y attendait pas. Le reste du temps s’organisait autour d’entraînements, de discussions avec les autres membres de la Confrérie, de repas partagés et de longues heures de repos.

Chaque jour ressemblait au précédent, se différenciant de l’avant-veille uniquement par quelques petits détails ici et là.

Il avait, un soir où tous se retrouvaient autour du feu, posé la question qui lui brûlait les lèvres depuis qu’il était officiellement devenu assassin. Pourquoi diable les contrats leur parvenaient-ils de Bravil ? Les commanditaires étaient-ils trop timides pour les contacter directement ?

Les autres avaient ri gentiment, s’étonnant que personne ne le lui avait expliqué auparavant, certains le soupçonnant même d’avoir tout simplement oublié que quelqu’un le lui avait déjà expliqué. Alors on lui raconta tout.

On lui décrivit la procédure à suivre pour appeler un assassin : l’invocateur devait créer une effigie de la personne qu’il souhaitait faire assassiner à partir de vrais morceaux de corps humain, ce qui n’était déjà pas une mince affaire. Il fallait réunir un cœur, un crâne, des os et de la chair ; à cette évocation Cicéron afficha une moue dégoûtée, mais néanmoins intriguée. Il fallait vraiment profondément souhaiter la mort de quelqu’un pour en venir à de telles extrémités, se dit-il.

Il fallait en plus de cela établir un cercle de bougies autour de la représentation ; tels étaient les préparatifs. Ensuite, le commanditaire devait frotter une dague avec de l’obscurcine, une plante toxique qui poussait étrangement près des sanctuaires et des cimetières, entre autres, et planter à maintes reprises la dague dans l’effigie, lui asséner autant de coups qu’il fallait de temps pour réciter une prière.

« Mère adorée, Mère adorée, envoyez-moi votre enfant, car les péchés des indignes doivent être lavés dans le sang et la peur, » avait récité Remaher tout en mimant l’action de poignarder, presque avec insolence.

C’était un bien étrange rituel, mais cela suffisait pour que la Mère de la nuit entendît la prière. Cette dernière était une momie, la dépouille d’une femme qui aurait été unie à Sithis et aurait été à l’origine de la Confrérie Noire bien des siècles auparavant. On racontait qu’elle possédait un don d’omniscience qui lui permettait de savoir qui avait commis un rituel, et requérait donc la visite d’un assassin. Bien à l’abri dans sa crypte, qui la protégeait des souillures du monde d’en bas, elle résidait dans un sarcophage, et était gardée à l’abri dans le sanctuaire de Bravil, là où se trouvait elle aussi Alisanne Dupré, l’Oreille Noire. Une femme formidable, d’après ce que racontait Livius.

Choisie par la Mère de la Nuit, elle seule avait la capacité de l’entendre, et avait pour tâche de faire savoir aux Parleurs les contrats qui avaient été demandés. Étant donné qu’elle avait connaissance des contrats faits aux quatre coins de Cyrodiil, et parfois même plus loin que les frontières, elle faisait en sorte de faire savoir aux Parleurs des sanctuaires principaux de chaque province – ou bien directement aux personnes en charge des sanctuaires dénués de Parleurs – quels contrats avaient été réclamés dans leur ville et ses environs. Déployant messagers sur messagers, Alisanna trouvait malgré tout le temps d’agir pour elle-même, étendant son influence sur Bravil où la criminalité sans pareille menaçait toujours les affaires des assassins. C’était une lourde tâche, mais elle la remplissait avec brio.

Cicéron se souvint, lorsqu’on lui développa tout cela, qu’on lui avait expliqué dans les grandes lignes la manière de fonctionner de la Confrérie Noire à son arrivée. Livius ne s’était pourtant pas trop attardé sur les détails, si bien qu’il s’était retrouvé pendant tout ce temps dans l’ignorance de la pratique la plus importante, vitale, pour la famille. Sa curiosité insatiable le poussa à demander par quel moyen un individu devenait l’Oreille Noire, le pouce de la Main Noire. Remaher lui répondit qu’il fallait obtenir les faveurs de la Mère de la Nuit en la servant avec fidélité, rien de plus, rien de moins.

Ainsi les jours et les mois se suivaient et se ressemblaient. Il y eut une période relativement calme, durant laquelle très peu de contrats leur parvenaient, quand seulement il y en avait. Cela n’était pas pour déplaire les assassins, qui étaient plutôt heureux d’avoir quelques jours paisibles à couler. Chacun vaquait à ses occupations, tout était tranquille. Bruma restait ensevelie sous la neige en hiver, la pluie de printemps ruisselait entre les dalles. La chaleur retenue par les montagnes rendait les étés toujours autant difficiles, mais la fraîcheur de l’automne n’en devenait que plus agréable…

Quant à Aemillia, c’était rare de la croiser. Elle semblait distante vis-à-vis de tous, même de Livius, à sa plus grande surprise. Le Parleur ne le montrait guère, mais cet isolement l’affectait grandement. Peut-être se doutait-il que quelque chose se tramait dans l’ombre. Le silence d’Aemillia ne pouvait rien confirmer, ni infirmer, de ses suppositions.

Pendant les deux années qui avaient suivi, elle et Cicéron avaient pris l’habitude de « fêter » leurs anniversaires autour d’une chope d’un bon hydromel nordique qu’ils dégustaient dans une taverne. Le jeune homme attendait ces jours avec impatience ; le vingt-sept d’âtrefeu, le dix de primétoile, encore et encore. Puis, lorsqu’elle avait commencé à s’éloigner quelque peu de la Confrérie, ne se présentant que pour récupérer des contrats à remplir et passant bon nombre de ses nuits ailleurs, ils avaient cessé de se côtoyer, et de prendre des verres ensemble.

Personne ne connaissait la raison de son détachement progressif, mais cela n’affectait personne, à l’exception de Livius et de Cicéron. Le premier se demandait si cela avait à voir avec sa clairvoyance – il la suspectait d’avoir des visions plutôt inquiétantes et sinistres quant à son avenir ou celui de ses frères et sœurs – tandis que le second s’interrogeait si ce n’était pas de sa faute. Puis ils commencèrent à s’y faire, et acceptèrent l’idée que leur sœur menait à présent une vie de reclus.

Voilà désormais cinq ans que Cicéron avait rejoint le sanctuaire. Il était désormais âgé de vingt-trois ans, mais cela n’avait plus d’importance. Il avait trouvé sa place dans cette famille, était accepté de tous – du moins, il l’espérait. Il ne s’était pas une fois rendu sur la tombe de son père, qui devait désormais être recouverte de mousse. Cela ne lui manquait pas.

Un jour, alors que nul ne s’attendait à voir Aemillia, qui n’avait été aperçue depuis plus d’une semaine, Ji’dara la croisa dans l’entrée du sanctuaire. Adossée à un des murs proches de la porte principale, elle patientait, les bras croisés sur sa poitrine.

Lorsque le Khajiit la vit, elle sembla remarquer sa présence bien que son œil valide fût fermé, et lui adressa un sourire duquel on percevait une sorte de tristesse. De son œil aveugle elle le fixait jusqu’au plus profond de son âme. Elle grimaça, tentant de dissimuler le plus possible les distorsions de son visage, et à l’instant où il passa la porte et la referma derrière lui, il crut l’entendre lui murmurer quelque chose.

« Passe le bonjour à Fa’rris de ma part. »

Ce jour-là, Ji’dara ne rentra pas de son assassinat.

On retrouva son corps une semaine plus tard, enseveli sous de la neige, lacéré de coups d’épée. Une bien triste fin pour un assassin.

Ce genre d’événement se reproduisit quelques mois plus tard. Une mésaventure similaire arriva à Gireanr, qui ne reparut pas après s’être absenté pour prendre contact avec un commanditaire. D’après les rumeurs en ville, il s’agissait d’un traquenard monté par des gardes qui souhaitaient faire justice à leur manière, et venger un de leurs camarades qui avait été assassiné.

Cela porta un coup assez violent aux membres du sanctuaire, surtout à Feristair. Gireanr était son plus proche ami. D’ordinaire amical et avenant, Feristair s’était renfermé. Il fallut attendre plus d’un mois avant qu’il ne trouvât la force de reprendre du service, mais le Bréton n’était plus aussi jovial qu’il avait pu l’être par le passé.

Cette fois-ci encore, bien que nul ne la vît, Aemillia était venue saluer une dernière fois Gireanr, lui adressant quelques paroles amicales juste avant qu’il ne quittât les lieux. Puisque son corps n’avait jamais été retrouvé, nul ne sut ce qui lui était arrivé.

Enfin, alors que l’automne revenait, plus froid et humide que jamais, Irwaweneth tomba gravement malade. On fit appel à de nombreux alchimistes afin de trouver un remède, mais sa maladie l’emporta aussi soudainement qu’elle était apparue. Endeuillée, la famille incinéra son corps après une veillée funèbre. Pour la première fois, les membres du sanctuaire virent Livius verser des larmes qu’il ne parvenait à dissimuler. L’Impérial avait nourri, pendant bien longtemps, une forte complicité avec la Bosmer, qui n’était plus qu’un tas de cendres contenues dans une urne.

Quelques heures avant que n’expiât Irwaweneth, Aemillia était à son chevet, et la rassurait quant à l’avenir de leur famille, qui continuerait à entretenir sa mémoire comme celle de leurs frères et sœurs tombés au combat avant eux. Cela permit à l’elfe de s’endormir paisiblement, et de rejoindre Sithis en toute sérénité, la main logée dans celle de Livius qui tremblait de tout son corps. Nul n’avait été là pour voir cela, mais le Parleur avait enfoui son visage dans ses mains, étouffant un cri qui ne saurait jaillir de sa gorge, gardant sa détresse et sa tristesse en son sein.

En l’espace de quelques mois, les pertes essuyées par la Confrérie Noire avaient été grandes, et cela affecta grandement le moral de chacun des membres. Cicéron était resté observateur de tout cela, et ne pouvait qu’assister, impuissant, à la lente déchéance de sa famille. Était-ce par fatalisme qu’il se restreignait d’agir ? Ou bien s’était-il fait une raison ? Difficile de savoir.

Cependant, contre toute attente Aemillia revint s’installer au sanctuaire, quelques temps après le départ de la Bosmer. Alors que tous désespéraient quant au destin funeste qui semblait les attendre, elle affirma avoir eu une vision par laquelle elle avait appris que la Confrérie Noire retrouverait son heure de gloire grâce à eux. Cela redonna quelque peu le moral aux troupes, bien que peu convaincues. Pour une fois, ils donnaient du crédit à ses visions, même ceux qui y étaient les plus réfractaires. Et un semblant d’apaisement les gagna peu à peu.

Aemillia priait pour que son mensonge devînt réalité.

Par chance – si l’on pût appeler ça de la chance, ou si la chance-même existait en ce bas monde –, elle n’eut aucune autre vision lui donnant connaissance de la perte d’un nouveau membre. L’Impériale était rassurée et terrifiée à la fois. L’écoulement des jours la rapprochait toujours plus du moment fatidique. Et bien qu’elle fît de son mieux, luttant de toutes ses forces jusqu’à l’épuisement, pour les oublier, ses hallucinations prémonitoires la hantaient encore et toujours, chaque jour un peu plus que la veille.

Voir ses frères et sa sœur partir les uns après les autres lui avait lacéré son cœur, si bien qu’elle restait malgré tout distante avec tous. Et cela peinait terriblement Cicéron, qui avait depuis son retour espéré renouer avec elle, revenir à ces moments heureux passés ensemble, à discuter de tout et rire à deux, autour d’une chope d’hydromel ou bien d’un dîner préparé par J’ura…

Ne tenant plus à cette étrange situation où nul ne savait comment agir, et mû par ce désir de retrouver une relation un peu plus forte avec sa sœur d’armes et autrefois amie, le jeune homme la rejoignit dans les quartiers communs. Il s’assit sans dire le moindre mot sur le fauteuil voisin de celui de l’Impériale, encore une fois plongée dans sa lecture. Lorsqu’elle l’aperçut, elle termina de lire sa phrase, ferma le livre, ainsi que ses yeux, et garda la tête baissée, la main à plat sur la couverture qu’elle caressait doucement du bout des phalanges.

Ils restèrent silencieux pendant ce qui parut être de longues minutes, avant que Cicéron ne décidât d’enfin briser la tranquillité de la chambre, jusqu’alors perturbée encore et toujours par le crépitement de la torche qui éclairait les murs.

« De quoi parle ce livre–là ? demanda-t-il avec une certaine appréhension.

– De l’histoire connue du continent. Il y a plusieurs volumes. Celui-là aborde l’histoire de Bordeciel. C’est assez intéressant je t’avouerai.

– Et qu’as-tu appris de si intéressant ?

– Hm… Par exemple, là-bas chaque principauté est gérée par un jarl. Ces Nordiques sont restés dans leur tradition atmorienne, on dirait. »

Lui n’avait jamais quitté la province de Cyrodiil – ni même Bruma –, et bien que la ville dans laquelle il avait grandi et toujours vécu se trouvât fortement influencée par la culture de leurs voisins nordiques, il n’avait jamais été réellement piqué de curiosité pour leur histoire et mode de vie. Il se demandait d’où venait cet intérêt qui animait Aemillia à se renseigner sur ce sujet, et même pourquoi elle portait autant d’attention aux connaissances qu’elle pouvait accumuler par toutes ses lectures. Il n’avait jamais ressenti une telle soif de savoir, et dans un sens il l’enviait.

Aemillia semblait si intéressée, si passionnée par tout cela, les cultures, les traditions, l’inconnu, qu’elle irradiait d’une forme de sérénité qui lui était propre. L’espace d’un instant, en la voyant ainsi assise, les yeux fermés et le visage paisible quoi qu’un peu marqué par les hivers qui passaient, il se remémora combien il l’avait admirée de ses yeux de juvénile, et combien sa vision d’elle avait changé dès lors qu’elle avait pris ses distances avec toute la famille.

Peut-être que les médisances des autres à son sujet l’avaient influencé et avait déformé l’image parfaite qu’il s’était faite d’elle. À présent, elle lui apparaissait telle une vague connaissance qu’il avait autrefois côtoyée, et dont il ne savait plus grand-chose. Mais un vieux sentiment, qu’il pensait refoulé et oublié, revenait peu à peu, irradiant son cœur d’une douce chaleur. L’estomac noué par l’appréhension, il aborda un sujet déplaisant, mais qui lui semblait terriblement important.

« Est-ce que tu as eu d’autres visions récemment ?

– À l’instant même où je t’ai vu arriver, » répondit-elle sobrement.

Cette réponse le déstabilisa ; à dire vrai, il n’en attendait pas réellement une.

Convaincu qu’elle garderait ses secrets pour elle-même, maintenant cette distance qu’il lui connaissait si bien à présent, il s’était imaginé qu’elle mentirait ou bien qu’elle garderait le silence, plutôt que de lui donner une réponse positive.

« Est-ce que tu veux en parler ? »

Elle acquiesça.

« Elle te concerne, alors peut-être devrais-je t’en faire part. »

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