Digne de vie
Chapitre 8 : Chapitre IV – L’anneau d’or et la dague d’ébonite – Partie II
3120 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 06/08/2021 00:48
Chapitre IV
L’anneau d’or et la dague d’ébonite
Partie II
Depuis l’aube, lorsque le soleil vint chasser Masser et Secunda de la voûte céleste, Aemillia restait introuvable. Aucune trace d’elle ne subsistait au sein du sanctuaire, sa couche avait été glaciale dès les premières tombées de la rosée. Comme si elle avait fui les lieux pour échapper à ce jour qu’elle semblait si peu apprécier.
Lorsque Cicéron interrogea ses frères et sœurs, tous lui répondaient soit qu’ils ignoraient où elle se trouvait, soit qu’elle devait vraisemblablement être en mission. Après tout, ce jour était semblable à tout autre, les contrats leur parvenaient, il fallait les remplir. Et depuis que son apprenti avait fini sa formation aux arts de l’assassinat, elle sautait toujours sur l’occasion d’aller tuer.
C’en était presque à croire que devoir s’en passer à cause de ses obligations vis-à-vis de lui pendant plusieurs mois lui avait fait prendre conscience de combien elle aimait tuer. Lorsque cette idée s’était immiscée dans son esprit, le jeune homme s’était senti affreusement coupable de l’avoir autant restreinte, et cette sensation lui collait à la peau, aussi désagréable qu’un vêtement mal taillé et imprégné de la pluie d’automne.
Il la trouva enfin en fin de journée, plus par malchance que par un heureux hasard. Il avait à parler à Ticilius, qui se trouvait dans sa chambre au sein des quartiers privés réservés aux membres les plus importants – forgeron, Parleur et sa Silencieuse en faisaient partie –, et voulait s’entretenir avec lui au sujet de son arme. Il s’était alors retrouvé dans ce minuscule couloir pouvant mener à chacune des chambres privées, et s’y tenait, immobile, lorsqu’il entendit deux voix distinctes. La première était grave, facilement identifiable – celle de Livius –, et la seconde, relativement aigüe, ne pouvait appartenir qu’à Aemillia.
Il entendait vaguement leur conversation à travers la porte de bois, et se prit à écouter aux portes en collant son oreille contre le rempart à leur intimité. Il ne pouvait s’arrêter, il était comme captivé par les sons qui lui parvenaient.
« Pourquoi m’as-tu demandé de venir ?
– Tu le sais très bien. Ne fais pas semblant. »
Il y eut un bruit de tissu qui remuait. Comme un vêtement que l’on ôtait, ou bien une toile que l’on tirait. Puis les voix reprirent.
« C’est aujourd’hui, ton anniversaire. Voilà pour toi.
– Arrête, Livius, soupira Aemillia d’un ton visiblement exacerbé. Tu le sais bien pourtant…
– Tu as le droit d’avoir un semblant de vie normale. Tu le mérites.
– Parce que c’est une vie normale que d’être un assassin dissimulé dans l’ombre au quotidien ? Tu as une drôle de notion de la normalité.
– S’il te plaît, Aemillia. Tu le sais tout autant que moi. Accepte ce cadeau, s’il te plaît. »
Il y eut un silence, durant lequel Cicéron se remémora l’attitude désintéressée quoiqu’un peu attristée d’Aemillia lorsque celle-ci lui avait dit que nul ne connaissait la date de naissance des autres, à part eux deux. Pourquoi avait-elle menti ? Et pourquoi elle, spécifiquement, méritait d’avoir une vie « normale », plutôt que les autres membres du sanctuaire ?
Un sentiment qu’il n’avait jamais ressenti jusque là commença à brûler en lui. Était-ce de la jalousie ? Il n’en savait rien. Mais il ne l’appréciait guère.
« Tu sais bien que je n’aime pas ça.
– Tu dis ça alors que tu ne l’as pas encore ouvert. »
Il entendit quelques bruits semblables à celui d’une boîte de bois que l’on ouvrait en ôtant les loquets qui la maintenaient fermée. Puis une légère exclamation de la part d’Aemillia parvint à travers la porte de bois.
« Elle est magnifique.
– J’ai demandé à Ticilius de la forger, exprès pour toi. Elle est bien plus légère que celle que tu utilises en ce moment. Et bien plus létale. Regarde comme elle est affûtée.
– Merci, » souffla Aemillia après quelques instants.
Il devina ainsi qu’il lui avait offert une dague, sûrement largement meilleure que la dague d’acier qu’elle avait toujours utilisée à la connaissance du jeune homme. Le moral quelque peu abattu, Cicéron s’éloigna de la porte de bois et alla frapper à celle du Parleur et forgeron attitré de la famille. Celui-ci l’accueillit chaleureusement, comme à son habitude, et l’écouta attentivement lorsqu’il exposa sa requête.
Au moment où il ressortit de sa chambre, après un entretien qui avait duré une dizaine de minutes, il entendait toujours les voix d’Aemillia et de Livius qui riaient dans la chambre de ce dernier. Il secoua la tête, et se dirigea vers le terrain d’entraînement où s’échauffaient Remaher et Ji'dara. Un peu d’exercice lui ferait le plus grand bien. Et peut-être, si Sithis le désirait, cela lui sortirait ces idées désagréables de son esprit.
Il ne revit Aemillia que tard ce soir-là, lorsqu’elle vint se servir une assiette de soupe à la tomate que J’ura avait préparée, et qui restait maintenue à une bonne température par le feu au-dessus duquel la marmite était disposée dans l’âtre. Cicéron était encore affairé à essayer quelques techniques sur le mannequin de paille – dont il faudrait probablement un jour recoudre les quelques déchirures causées par leurs coups de lames et rembourrer de paille son corps – lorsqu’il la vit arriver.
Il hésita longuement à la rejoindre, se demandant si ça n’était pas osé de sa part de la déranger, puis il se dit qu’il n’avait, de toute manière, plus rien à perdre. Il rangea sa dague à sa place, sur sa ceinture, et s’approcha d’elle, sans prendre le temps de faire quelques étirements. Le jeune homme en profita pour se servir lui aussi un bol ; ses exercices lui avaient creusé l’appétit, et les soupes de J’ura étaient délicieuses.
« Sœur, salua-t-il – elle lui répondit par un vague hochement de tête – avant de s’installer près d’elle, laissant un siège vacant entre eux. Ta lecture était bonne ?
– Oui, très, répondit-elle – mais il voyait dans son regard qu’elle mentait ; il ne releva pas – tout en soufflant sur son bol. Il faudrait que je m’en procure rapidement d’autres, j’arrive à la fin de ma réserve.
– C’est le problème quand on passe son temps à en lire, rit Cicéron. On se retrouve vite à court de livres. »
Aemillia afficha un sourire amusé, les yeux toujours tournés vers son dîner fumant. Elle porta une cuillère pleine de potage à sa bouche et s’en délecta.
« J’ai… » Cicéron marqua un temps d’arrêt, hésitant quelque peu sur les mots à choisir. « Je me suis dit que, puisque c’était ton anniversaire, un petit quelque chose s’imposait…
– Voyons, tu n’étais pas obligé. Je te l’ai dit, ce n’est pas dans nos habitudes, ça.
– C’est pour ça que Livius t’a offert une dague ? lança-t-il amèrement en fixant du regard l’arme d’ébonite qu’elle portait à la ceinture. Parce que ça n’est pas dans vos habitudes ? »
Elle tourna la tête vers lui et l’observa avec incompréhension, son œil valide le fixant en brillant. L’œil aveugle, lui, était bien orienté vers son visage, mais le voile grisâtre – ainsi que les cicatrices rougeoyantes qui l’entouraient – dissipait toute émotion qui pouvait transparaître de ces iris. Où voulait-il en venir ? Pourquoi cela sonnait-il comme une accusation ?
« Qu’est-ce que tu insinues là ?
– Tu me l’as dit toi-même, vous ne fêtez pas vos anniversaires. Pourtant tu as une nouvelle dague, en ébonite, à ce que je vois. C’est vrai qu’elle est belle, elle a l’air d’être bien légère et tranchante.
– Quel est le problème ? lança Aemillia avec agacement ; elle serrait le poing pour contenir sa colère, mais cela était bien difficile, et instinctivement elle avait porté la main à son arme au cas où il lui fallait se défendre. Qu’est-ce que ça te fait ?
– Je ne comprends pas, c’est tout. »
Elle lâcha un rire amer, offusqué. Elle inspira et expira plusieurs fois afin de se calmer, bien que ce fût difficile. Puis elle répliqua, d’un ton volontairement blessant.
« Serais-tu jaloux de Livius ? »
Le mutisme de Cicéron, qui détournait honteusement le regard, lui suffit comme réponse. Il y eut un nouvel éclat de rire, bien qu’il sonnât faux. Puis elle passa sa main dans ses cheveux, avant de se masser les tempes. Bon sang.
« Si tu voulais ne pas être jaloux de lui, fit-elle d’un ton acerbe, alors il t’aurait fallu être l’homme qui m’a sauvée il y a seize ans d’une mort certaine à cause de l’hémorragie due aux griffures de ce ragnard, et à la malnutrition dont j’ai été victime. »
Cela frappa Cicéron comme une évidence : il avait été un sombre idiot. Pour qui se prenait-il ? Il n’avait été que l’apprenti d’Aemillia, et personne d’autre, rien de plus. Il n’avait pas de relation si spéciale avec elle, à présent qu’ils n’étaient plus que frère et sœur d’armes. Pourquoi s’était-il monté la tête pour si peu ? Que se passait-il dans son esprit ?
« Je— Excuse-moi, je l’ignorais.
– Tu n’es pas le seul, souffla-t-elle en faisant retomber la pression accumulée, qui lui comprimait la poitrine. Tout le monde ici ignore qui il est pour moi. Il m’a juste présentée comme une nouvelle recrue, sans trop s’attarder dessus.
– C’est lui, l’homme qui a rendu ton destin meilleur ? »
Elle acquiesça.
« Il est vrai que je ne me suis pas non plus attardée sur ce sujet-là. Excuse-moi. »
Elle but quelques gorgées de sa soupe, et détailla un peu plus son histoire.
« Lorsque je me suis réveillée après ma convalescence, il était la seule personne présente à mes côtés. J’ai eu peur, au début, après tout c’était un inconnu et c’était un homme. Puis il m’a expliqué qu’il m’avait trouvée sur un chemin de terre, qu’il m’avait amenée dans cet hospice au plus vite, qu’il avait frappé à toutes les portes pour qu’on me soigne. Je lui ai posé beaucoup de questions, il m’en a posé de nombreuses en retour. Il avait entendu parler d’un convoi de marchands qui avait été attaqué – il s’agissait de mes parents – et qu’on avait découvert. Les marchands avaient été égorgés, comme dans mes souvenirs. D’après les autres membres du convoi, qui nous avaient distancés, il y avait une petite fille avec eux, mais elle n’avait pas été retrouvée. Un avis de recherche avait été lancé, bien que maigre, et en me trouvant il avait fait le lien. Il ne cherchait pas de prime ni rien, c’était juste un acte purement altruiste. Ça ne l’a pas empêché pour autant d’empocher l’argent, ajouta-t-elle en riant.
« Lorsque je me suis rétablie, non sans avoir été peinée par la découverte de mon œil aveugle qu’ils n’avaient pu sauver, complètement ravagé par l’infection, il m’a proposé de venir avec lui. Il m’a dit qu’il vivait dans une ville plus loin, qu’il avait une grande famille, et que tous s’occuperaient de moi. Je n’avais plus rien à perdre, et j’étais bien trop jeune pour vivre toute seule ; j’aurais pu finir dans un orphelinat mais je n’en avais pas réellement envie. Alors je suis montée dans une charrette avec lui, et il m’a emmenée dans ce sanctuaire. Les autres membres avaient été surpris de voir une gamine revenir avec Livius, mais ils m’ont plus ou moins acceptée ; la plupart d’entre eux était restée indifférente à ma présence.
« Je savais à peine lire et écrire ; mes parents m’avaient enseigné les rudiments afin que je sache noter le nom de ce qu’on avait vendu, et pour combien, pour faire les comptes. Quand il a vu mon manque d’instruction il m’a appris tout ce qu’il savait. J’ai grandi, tous m’apportaient le soutien qu’il me fallait ; je n’ai pas eu à passer de test d’entrée pour rejoindre la famille, j’ai fini par la rejoindre en grandissant. C’est lui qui m’a, entre autres, appris à lire, et depuis je chéris ce passe-temps plus que tout autre. Tu comprends mieux maintenant pourquoi je me plonge autant dans ces objets de papier. »
Cicéron acquiesça, inclinant la tête, appuyant son menton contre son torse. Il se sentait terriblement mal à l’aise.
« Livius sait tout de moi. Il sait d’où me viennent ces visions, il sait qui je suis et d’où je viens. Il a été mon mentor. Dans un sens, c’est grâce à lui que tu es si bon en assassinat. On me dit beaucoup de bien de ton travail, tu sais ? Souvent il vient me voir et me répète combien il est content de ce que tu fais. Alors il me félicite de t’avoir si bien formé. Et je lui rappelle que c’est grâce à lui que j’ai pu t’enseigner tout ça. »
Elle lui adressa un regard complice. Il répondit par un sourire, bien que la honte de s’être emporté pour rien à cause d’un simple quiproquo l’habitait. Il se frappa la tête ; comment avait-il pu être si stupide ?
« Je… Je voulais t’offrir ça… Joyeux anniversaire, Aemillia, » finit-il par articuler en sortant de la sacoche qu’il gardait sur lui la petite boîte de bois rembourrée afin de protéger ce qui s’y trouvait.
Elle prit le cube qu’il lui tendait et l’ouvrit, révélant un petit anneau d’or finement travaillé ; elle remarqua des détails minuscules, des gravures représentant des cercles et autres figures arrondies qui évoquaient les constellations imaginées par les Hommes. À plusieurs emplacements avaient été incrustés de petits diamants, clairs et brillants.
« J’avais lu dans un livre que les diamants symbolisaient la pureté, la perfection ou encore l’amour éternel, rit-elle en le faisant tourner entre ses doigts. J’espère que tu n’avais pas trop réfléchi aux significations.
– Je l’ignorais, sourit-il, amusé par toutes les connaissances qu’elle avait accumulées au fil de ses lectures. Je ne connais pas grand-chose aux métaux et aux pierres tu sais. Je ne suis qu’un simple assassin. J’ignore tout de ce qui n’a pas trait à l’assassinat. »
Elle eut un air songeur, plongée dans sa contemplation du cadeau qu’il lui avait fait. Au bout d’un moment, elle finit par ôter l’anneau qu’elle gardait à l’index droit et le remplaça par celui-ci.
« Merci Cicéron, dit-elle en observant la nouvelle parure de son index. L’autre commençait à me peser un peu trop. C’est Livius qui me l’a offert, un peu après que je sois devenue officiellement un assassin. C’était pour me féliciter, et en même temps pour tenter de me faire oublier mon passé.
– J’avais remarqué qu’à chaque fois que tu désignais ton œil, tu le pointais de l’index. De celui qui portait cet anneau…
– Oui. Involontairement j’ai lié l’anneau à mes cicatrices. Triste sort, pas vrai ? Cet anneau devait permettre de rendre ces cicatrices et cet œil pitoyablement aveugle un peu moins laids. »
Ils restèrent un long moment à discuter, comme de bons amis. Lorsque finalement la fatigue les gagna, ils rejoignirent les dortoirs où ronflaient déjà une bonne partie de leurs frères et sœurs, les autres faisant le guet près de la porte principale, ou de l’entrée du tunnel. Silencieusement, chacun rejoignit son lit à travers la pièce faiblement éclairée par les torches du couloir, crépitant docilement.
Pendant de très longues minutes, Cicéron se prit à repenser à cet instant où Aemillia lui avait fait part de son rapport à l’anneau. Il avait voulu lui dire quelques mots, mais s’était ravisé tant il trouvait cela déplacé, inapproprié. Pourtant, peut-être aurait-elle apprécié qu’il pensât cela d’elle ? Non, il n’avait pas le droit de lui dire de telles choses…
Il aurait tant voulu lui faire savoir qu’il ne trouvait pas son œil aveugle pitoyable, et que ses cicatrices n’étaient pas laides. Lui dire qu’il ne fallait pas un anneau pour changer cela. Mais peut-être que ses mots n’auraient pu lui parvenir, même s’il avait su comment les formuler. Il n’était pas aussi doué avec eux qu’elle pouvait l’être – il ne lisait pas autant qu’elle, et n’était pas aussi formidable qu’elle…
Il peina à trouver le sommeil tant sa maladresse le hantait. Elle l’avait longuement remercié pour le cadeau qu’il lui avait fait pour son anniversaire, mais il ne parvenait à se défaire de son mal-être après la crise de jalousie qu’il avait faite au sujet de Livius.
Quel bouffon faisait-il. Bouffon ? Non. Même un bouffon ferait rire les autres.
Il se maudissait encore et encore, jusqu’à ce que la fatigue eût raison de lui, et le forçât à s’endormir.