Digne de vie

Chapitre 10 : Chapitre V – Acceptation – Partie II

3169 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/08/2021 00:49

Chapitre V

Acceptation

Partie II

 


« Est-ce que tu as eu d’autres visions récemment ? »

La question de Cicéron déstabilisa Aemillia, bien qu’elle ne laissa rien transparaître. Lassée par tous ces petits secrets, elle se décida de répondre, bien que gardant une part de la vérité pour elle-même.

« À l’instant même où je t’ai vu arriver, fit-elle, priant pour que ce petit mensonge ne lui causât aucun tort.

– Est-ce que tu veux en parler ? »

Elle acquiesça. Elle se doutait qu’il voulait en apprendre plus. S’il savait…

« Elle te concerne, alors peut-être devrais-je t’en faire part, souffla-t-elle, sans détacher sa paume de la couverture de l’épais livre qu’elle gardait sur ses genoux.

– Cela ne t’a pas empêchée de prévenir Ji’dara, Gireanr ou Irwaweneth de leurs morts. »

Le ton de Cicéron trahissait son agacement, et ses regrets vis-à-vis de la perte de leurs frères et leur sœur. La tenait-il pour responsable de leur perte ? C’était bien possible.

« Je n’aurais rien pu y faire. Ce n’est pas de ma volonté. Notre Père a choisi de les ramener auprès de lui au plus vite, semble-t-il. Qui suis-je pour m’opposer à lui, de par des pouvoirs d’une autre puissance ? »

Il acquiesça, bien qu’elle ne pût le voir. Qui savait de quoi le Père de la terreur était capable lorsqu’on l’affrontait ? Nul ne pouvait le faire impunément, ce devait assurément être ainsi. Aemillia l’avait accepté depuis bien longtemps, désormais.

« Et donc ? Qu’as-tu vu ? relança l’Impérial, dont la voix tremblante laissait entrevoir l’inquiétude qui le gagnait.

– C’est très flou, expliqua-t-elle en relevant les paupières, uniquement pour poser son iris sur la mine fatiguée du jeune homme. Je ne peux te dire avec certitude la date et le lieu où tout ceci se passera. En revanche, je peux te dire que tu n’es pas seul. »

La vision se rejouait pleinement devant son œil aveugle bien qu’il fût seulement à demi ouvert. Aussi désagréable que les fois précédentes. Mais elle avait appris à l’accepter, à ne plus la rejeter. Et elle avait appris à la connaître, ne s’étonnant plus de son caractère unique, qui la rendait si spéciale et différente des autres.

Elle y voyait un homme, le même que celui qu’elle avait aperçu le jour où elle avait rencontré Cicéron. Il se trouvait dans un sanctuaire ; elle avait le sentiment que, bien qu’elle n’en connût aucun autre que celui de Bruma, celui-ci se trouvait ailleurs en Cyrodiil ; une intuition lui souffla qu’il s’agissait peut-être du sanctuaire situé à Cheydinhal, au sud-est de là.

L’individu, un Impérial à la carrure imposante, était vêtu d’habits de bouffon. À demi dissimulé dans l’obscurité des lieux tout juste éclairés par la lueur d’une maigre bougie de cire, elle voyait qu’il portait une tenue de tissu rougeâtre brodé de doré. Du col tombait un large pan jusqu’à ses épaules, noir et aux bordures triangulaires, tout aussi décoré sur ses bords que le reste de la tenue, lacé par une mince corde au niveau de la clavicule afin qu’il restât en place sur le haut de son corps.

Ses cheveux, qu’elle devinait roux à partir de ceux qu’elle voyait entre son oreille et ses tempes, étaient dissimulés sous un bonnet de bouffon dont la bordure noire rejoignait deux bandes de tissu noir et rouge cousus ensemble et prenant la forme de deux cornes tombant vers l’arrière. Ses mains étaient gantées, du bout des doigts jusqu’au poignet, de la même couleur que celle des nuits sans lune ; ses gantelets étaient lacés autour de son avant-bras, par-dessus le tissu rouge, et étaient eux aussi brodés de doré. D’imposantes bottes de cuir remontaient jusqu’à hauteur de ses genoux, dans les mêmes tons que ses gants.

Il avait le regard à la fois triste et absent ; ses yeux ne reflétaient rien de plus que la noirceur de son âme, mais l’expression affichée par ses sombres sourcils semblait douloureuse. Son nez camus et ses lèvres pincées, qui s’étiraient dans un rictus évoquant difficilement ce que l’on appelait un sourire, lui donnaient un air inquiétant, qui aurait pu effrayer Aemillia si elle ne s’était pas faite à ce visage depuis le temps qu’elle le connaissait. Son teint blafard était amplifié par les joues creusées par la faim, salies par la terre.

Encore une fois il semblait discuter avec quelqu’un, mais elle savait qu’il n’y avait aucune autre présence humaine dans les environs – elle-même n’était qu’un fantôme assistant à la scène qui, selon ses impressions, se déroulerait dans une quinzaine d’années – et seule une autre entité transcendant l’espace et les plans se trouvait à ses côtés, dans un cercueil de métal.

Cet homme veillait sur la Mère de la nuit, sur sa momie, qu’il devait chérir bien plus que sa propre vie ; il lui enduisait le corps d’huiles afin de l’entretenir pour qu’elle pût continuer à communiquer avec son Écoutant, son Oreille Noire. Arrachée à sa crypte, elle était en proie à la corruption et la putréfaction de ce bas-monde. Bravil avait cédé depuis bien longtemps, cela se devinait.

Mais où était l’Oreille Noire ? Il n’y en avait pas.

Il n’y en avait pas ? Il n’y en avait plus.

Elle entendit une voix, les pensées de l’homme alors qu’il écrivait dans un carnet, probablement son journal. C’était la seule vision pendant laquelle on lui accordait d’autres sens que celui de la vue. Mais à quel prix…

« Depuis combien de temps la Mère de la nuit est-elle arrivée ici ? Depuis combien de temps en suis-je le Gardien ? Depuis combien de temps suis-je le bouffon ? Depuis combien de temps suis-je seul ? Depuis combien de temps Cheydinhal est-elle tombée ? Depuis combien de temps ont-ils commencé à cogner contre la porte, la martelant comme autant de battements de cœur ? »

L’homme trempa sa plume dans son pot d’encre, puis la posa de nouveau sur le carnet.

« C'est sombre et calme, ici. Ce pauvre Cicéron n'entend plus le rire, car il est devenu ce rire. Il n'y a pas d'Oreille noire à Cheydinhal. Ni en Cyrodiil. Ni en moi. »

Le journal dans lequel il écrivait toutes ses pensées se pliait sous la force qu’il mettait dans sa plume. Quelques taches d’encre coloraient çà et là la page de bleu noirâtre, ainsi que les gants de l’homme.

« Cicéron ? » s’était exclamée Aemillia la première fois qu’elle avait vu et entendu tout cela. Elle n’avait pas reconnu la voix de l’Impérial au premier abord, déformée par la maladie qui lui détruisait peu à peu l’esprit, mais quelques notes sonnaient d’un air familier, ce qui la convainquit. « Que t’est-il arrivé ? »

C’était bien la toute première fois qu’elle entendait ou sentait quelque chose. Les sons et les odeurs l’assaillaient. Cette vision incroyablement forte et prenante la figeait sur place. Peut-être était-ce parce qu’elle connaissait la personne dont il était question ici.

L’homme – le futur Cicéron – jeta un œil en direction de ce que l’Impériale devina comme étant la porte du sanctuaire. Puis il se repencha sur son journal, sur lequel il apposa les derniers mots de cette journée, tout en les lisant dans sa tête.

« Nous devons partir d'ici, avant que le Sanctuaire ne tombe. Avant que la Mère de la nuit ne brûle. Avant que la Confrérie noire ne disparaisse. Avant que le rire ne meure. »

  Sa vision se troublait, et son œil aveugle retombait dans l’obscurité. Toutes ces images s’étaient projetées en un instant dans son esprit, et bien que ça ne fût pas la première fois qu’elle les visionnait, un sentiment de vide la gagnait, et une terreur indicible la hantait.

Elle prit une profonde inspiration, et regarda Cicéron droit dans les yeux. Sans vaciller.

« Tu vas quitter ce sanctuaire, en rejoindre un autre. Quand, je l’ignore, d’ici quelques années, dix tout au plus. Tu auras un nouveau rôle, un rôle primordial pour la Confrérie.

– Vous serez avec moi, n’est-ce pas ? s’enquit Cicéron, sa voix tremblant malgré ses efforts pour le dissimuler. Toi, Livius, J’ura et tous les autres… »

Pour la première fois, Aemillia détourna le regard à contrecœur. Cicéron avait, l’espace d’un instant, vu cette détresse, cette désolation dans son regard, qui l’avait poignardé avec autant de violence qu’un horion porté en pleine poitrine.

« Je serai… seul ?

– Tu auras une nouvelle famille. Nous irons très bien, ne t’en fais pas. »

Il avait, lors de son long entraînement de novice, su décrypter le visage de cette femme qui, à l’époque, ne le regardait jamais, ne posait jamais l’œil sur lui. Dès lors, il connaissait ses moindres rictus, ses moindres expressions. Chaque tressaillement de ses muscles était pour lui aussi parlant que des mots articulés par sa douce voix brisée par l’émotion. Il savait, à son plus grand regret, que cela était un mensonge bien trop douloureux. La vérité blessante devait être tue. Mais connaître ce mensonge la dévoilait, et l’Impérial ne put qu’accepter ce fait. Aemillia souhaitait le protéger, après tout…

« Je vois, fit-il, comme pour se faire une raison. Merci de m’avoir informé de cela. »

Il joignit ses mains gantées de cuir entre elles dans un bruit de frottement.

« Ce n'est pas une vision récente, je le vois. Tu sais ça depuis longtemps, non ? »

La tête d’Aemillia se secoua légèrement de haut en bas.

« Depuis combien de temps ?

– Depuis trois ans, répondit-elle en essuyant d’un revers de manche une larme qui commençait à couler le long de sa joue. C’est à cette époque-là que j’ai commencé à prendre mes distances avec vous tous. Rien de bon ne sortira de ce sanctuaire, à part… »

Elle se reprit avant que ses paroles ne dépassassent sa pensée. Cette consonne que ses dents avaient commencé à former était déjà de trop. Il ne devait entendre la suite de cette phrase.

La jeune femme se donna une petite tape sur les joues afin de se remettre de ses émotions, mais son cœur chavirait sous le poids de son savoir indésirable, et indésiré.

« À part quoi ? s’enquit Cicéron avec curiosité.

– Rien, oublie. »

Elle renifla. Il ne releva pas. Il se doutait combien cela était douloureux, il ne voulait pas en rajouter.

« Je suis sûre que tu feras un Gardien formidable, » murmura-t-elle.

Il sembla ne pas l’entendre. Tant mieux. Elle savait que, d’une manière ou d’une autre, son rôle lui pèserait bien trop pour qu’il l’endossât seul. Elle espérait, quand bien même ses chances fussent maigres, qu’elle pût changer ne serait-ce qu’un peu le futur de ce jeune homme.

Il y eut un maigre silence. Puis Aemillia reprit la parole.

« Tu sais, commença-t-elle en désignant son œil voilé, toujours de l’index droit autour duquel brillait la bague que Cicéron lui avait offerte – finalement il n’était pas parvenu à lui faire dissocier la cicatrice du bijou, c’était bien plus que cela désormais. À cause de ça je serai sûrement aveugle d’ici quelques années. Mon autre œil voit de moins en moins bien ; peut-être que l’infection ne l’a pas complètement épargné finalement. Elle aura juste été retardée. »

Il la dévisagea avec terreur. Elle n’affichait rien de plus qu’une expression sereine, bien qu’elle dissimulât en réalité une intense douleur qui lui lacérait le cœur.

« Le jour où je ne verrai plus rien, je veux que vous me tuiez. Gentiment, et sans pleurer. Je ne veux pas être un fardeau, et je préfère encore mourir de ta main plutôt que de finir mes jours à mendier sans pouvoir voir de nouveau la lumière du soleil qui illumine ce sanctuaire froid et lugubre. »

Il secoua la tête. C’était impensable. Il ne pouvait pas s’imaginer que cela pût se produire !

« Et si toutefois cela venait à arriver, si toutefois… – sa voix se brisa – tu devais me porter le coup fatal qui m’enverrait rejoindre notre Père… Alors dans ce cas je souhaiterais que tu m’oublies, que tu vives comme si je n’avais jamais été là. Je ne veux pas t’infliger la peine de m’avoir donné la mort. »

Cicéron voulut répliquer, lui affirmer que jamais il ne pourrait oublier celle qui lui avait tout appris, celle qui l’avait fait se sentir chez lui dans cette étrange famille, celle qui avait fait naître de tels sentiments dans son cœur abandonné par sa véritable famille. Mais les mots ne purent franchir ses lèvres, et il détourna le regard, sentant l’œil aveugle de sa sœur d’armes se poser sur son visage. Il ne vit l’expression de douleur et de peine qu’elle afficha, en revoyant dans son esprit le visage de cet homme qui la hantait depuis le jour où elle avait rencontré l’Impérial. Elle n’avait plus la force de lutter contre cette vision qui la poursuivait depuis près de cinq ans.

Ils se turent ; seul le bruit de l’eau qui coulait dans la fontaine de la pièce venait troubler ce silence presque sacré.

« Bon, fit-elle finalement en se relevant et en époussetant son armure de cuir sombre, et si on allait s’entraîner ? Comme autrefois. »

Il acquiesça, mais le cœur n’y était pas. Il refusait de croire qu’elle venait de lui faire la demande de la tuer lorsqu’elle serait devenue un fardeau pour leur famille. Il ne voulait être celui qui lui ôterait la vie. Ne pourrait-il pas rester à ses côtés pour l’éternité, assurant sa sécurité et lui épargnant toute douleur ? Cette possibilité n’était-elle pas seulement envisageable ?

Un sentiment doux et amer à la fois le gagnait. Il était heureux d’avoir retrouvé cette Aemillia qu’il avait connue, qui se confiait à lui, qui avait confiance en lui. Mais était-il heureux de porter en retour ce fardeau ? Ces connaissances avaient un prix. Elle le payait chaque jour depuis des années. Était-il prêt à en faire de même ?

Cicéron se prit à penser que, peut-être, il pourrait prier Stendarr. Peut-être pourrait-il implorer sa miséricorde et prendre la place de l’Impériale ? Il se moquait bien de perdre sa vue, il était prêt à mourir si cela pouvait accorder un peu de joie à la femme qui lui avait tout appris. Il lui était tant redevable… Mais les Dieux se préoccupaient-ils de ceux qui avaient voué leurs vies à Sithis ? Ne détournaient-ils pas leur regard de ceux qui ne les vénéraient pas ?

Cette pensée l’accabla un peu plus, si bien que, sans faire attention lors de l’entraînement – un simple affrontement, comme si la cible de l’assassinat refusait de se laisser tuer –, il laissa Aemillia le toucher, en manquant de parer son coup. Il retint un grognement de douleur alors que la lame de la dague d’ébonite de l’Impériale lui entailla le torse, passant à travers l’armure de cuir qu’il portait.

Il chancela et se laissa tomber sur son arrière-train, grommelant quelques jurons lorsque son postérieur heurta péniblement la pierre.

Réagissant immédiatement, elle tomba à genoux devant lui, ignorant la douleur qui irradiait de ceux-ci après les avoir violemment cognés au sol. Elle déboutonna le haut de l’armure de cuir afin d’examiner la plaie qui, par chance, n’était que superficielle. Un mince filet de sang commençait à couler, mais sitôt avait-elle commencé à faire pression dessus avec un linge, qu’elle s’était empressée d’aller chercher dans les quartiers puis trempé dans la fontaine, que les saignements s’étaient stoppés.

Elle resta un instant figée, ses deux mains appuyant sur son torse, et son regard fixant celui de Cicéron. Puis la réalité de la situation la rattrapa, et elle recula subitement, avant de bégayer quelques excuses, son visage prenant peu à peu une teinte de soleil couchant.

« Désolée, je n’ai pas réfléchi, souffla-t-elle en fermant de nouveau les yeux et en se cachant presque le visage de ses deux mains. Un réflexe…

– Il n’y a pas de problème, répondit-il bien qu’il restât lui aussi quelque peu troublé par cet enchaînement d’événements imprévus. Tu as fait ce qu’il fallait, je pense. J’aurais dû faire plus attention, je le sais bien que tu es douée en combat. »

Il se releva avec peine, et se dirigea vers les quartiers privés, où il constata la superficialité de la blessure. Elle guérirait en quelques jours à peine. Il appliqua un rapide bandage qu’il enroula autour de son torse, et revêtit par-dessus l’armure légèrement entaillée.

Pour la première fois il constatait combien la lame qu’utilisait Aemillia était tranchante et blessait le corps sans forcément abîmer le vêtement de la cible. Il comprenait alors pourquoi ses victimes ne réalisaient que bien trop tard qu’elles avaient été touchées par son arme, d’autant plus qu’elle l’enduisait de poison concocté à base d’obscurcines.

Cette femme était bien trop dangereuse pour ce monde, se dit-il en souriant, avant de revenir vers elle afin de poursuivre leur entraînement.

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