Digne de vie
Chapitre 11 : Chapitre VI – « Si seulement je n’avais pas de cœur » – Partie I
3166 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 04/02/2022 10:45
Chapitre VI
« Si seulement je n’avais pas de cœur »
Partie I
Les rumeurs concernant la destruction de plusieurs sanctuaires ici et là en tout Tamriel par des soldats de l’Empire commençaient à se faire connaître de tous. La situation géopolitique très tendue, que ce fût en Cyrodiil ou bien dans les provinces voisines, laissait planer un vent d’incertitude au sein de la Confrérie Noire. Et il soufflait d’autant plus fort que les réfugiés leur arrivaient par petits nombres, leurs frères et sœurs ayant tous été décimés dans leur quasi-totalité par les soldats. La famille s’amenuisait jour après jour.
La Grande Guerre avait fait rage pendant près de dix ans, et s’était réellement achevée seulement six ans plus tôt avec la signature d’un traité de paix amenant enfin la paix en Martelfell. La fin d’année approchait, mais les nouvelles peu rassurantes allaient malheureusement de bon train, et parvenaient aux assassins bien plus vite que les bonnes qui, elles, se faisaient aussi rares que les rayons du soleil lors des matins brumeux.
Les visages de la fratrie se durcirent lorsqu’ils apprirent la nouvelle de la chute du sanctuaire de Leywaiin, ville du sud débouchant sur la baie de Topal, dans lequel le Penitus Oculatus, le service d’espionnage à la solde de l’empereur Titus Mede II qui régnait sur tout l’Empire, avait pénétré de force et ravagé tout ce qui se trouvait sur son passage, humains comme constructions. Le sanctuaire n’était plus que ruines calcinées, et plus rien ne s’y trouvait.
La désolation des membres du sanctuaire de Bruma était d’autant plus grande que ces nouvelles s’accompagnèrent quelques semaines plus tard de l’anéantissement de celui se trouvant dans la ville de Chorrol, dans l’ouest, à laquelle on accédait via la Route Noire. Tout allait de mal en pis et, pour ne rien arranger, les contrats se faisaient de plus en plus rares à Bruma. Peut-être les gens craignaient-ils des représailles ? Ou bien y avait-il eu tant d’assassinats qu’il n’y avait plus personne pour en commanditer en ville et dans ses environs ?
Tous avaient tant de temps libre qu’ils ne savaient plus quoi en faire. Au-delà des séances d’entraînement seul ou à plusieurs, des distractions, des perfections dans chacun de leurs domaines – tir à l’arc, confection de poisons, maîtrise toujours un peu plus parfaite de la magie – chacun tournait rapidement en rond. Dès lors, Cicéron avait repris pour habitude de traîner le pied en ville, d’observer les gens du peuple, d’épier ces quotidiens banals rythmés par une vie simple et paisible.
C’était le début du mois de sombreciel de l’an 186 de l’Ère Quatrième. Le ciel était toujours autant voilé de nuages gris, et la neige commençait à tomber avec plus d’abondance que d’ordinaire, recouvrant le toit des chaumières, les pavés des ruelles, les ardoises de la cathédrale dédiée à Martin Septim. Bientôt soirétoile viendrait, on fêterait le festival de l’Ancienne Vie, puis celui de la Nouvelle Vie lorsque débuterait primétoile, et enfin il y aurait ses sorties quasi-annuelles dans une taverne pour l’anniversaire d’Aemillia, et tout recommencerait : contrats, assassinats, entraînements, sorties à la taverne, et cætera, et cætera.
La routine, comme il la connaissait si bien désormais. Bruma était bien trop cachée, bien trop protégée, pour que le Penitus Oculatus ne retrouvât leur sanctuaire. La ville était sécurité et salut. Mais la nuit, silence, tellement de silence… Et la neige n’arrangeait rien à cela.
Cicéron soupira, son souffle formant quelques volutes de fumée blanchâtre qui se mêlèrent à l’air ambiant tout aussi glacé que le bout de son nez camus. Il se frotta les mains entre elles, et se maudit de ne pas avoir de gants afin de les préserver des températures basses. Il sentait déjà sa peau se craqueler, abîmée et meurtrie, et envisageait déjà les longues heures passées à les enduire d’huile pour limiter les dégâts. À ses côtés, Aemillia souriait, tout autant transie de froid que lui, mais une certaine impatience brûlait dans son cœur et cette chaleur se propageait dans tout son corps.
« Pars devant à la taverne, lui dit-elle en se tournant dans la direction opposée. J’ai une petite course à faire avant. Ne t’en fais pas, je ne serai pas longue. »
Lorsqu’il écarta les lèvres pour protester, elle reprit de plus belle.
« Tu peux commander pour moi, tu sais ce que j’adore ! Je fais au plus vite ! »
Puis elle disparut dans le brouillard de flocons de neige ondulant sous la brise, en direction de l’échoppe du bijoutier Vantustius Doran. L’Impérial prit la direction de l’auberge, traînant du pied dans la couche de poudreuse tombée pendant la nuit et tout juste foulée par quelques autres passants, enfonçant ses mains dans la doublure de son manteau. La chaleur de la bâtisse lui fit le plus grand bien.
Lorsqu’il la revit une dizaine de minutes plus tard, elle affichait un air essoufflé, comme si elle avait couru de toutes ses forces pour ne pas le faire attendre plus longtemps. Il venait tout juste de s’asseoir, après avoir passé un petit moment à discuter avec un autre client, une connaissance qu’il n’avait pas vue depuis longtemps. Comme à chaque fois qu’il côtoyait le « monde d’en haut », il était ravi de voir que tous ou presque avaient oublié le passé. Plus personne ne parlait de son père, et les remarques dévalorisantes étaient tues.
La serveuse, embauchée par la tavernière afin de l’aider dans ses tâches, s’approcha d’eux pour leur demander ce qu’ils désiraient. Aemillia opta pour un velouté de légumes de saison, vantant les bénéfices d’une alimentation saine et équilibré ; Cicéron se décida de prendre un pavé de saumon importé de Bordeciel et concocté à la manière de cette province voisine. Ses joues avaient été rougies par le froid, et sa peau était gelée où qu’on la touchât. Finalement, l’âtre de la taverne ne suffisait pas à ranimer ses doigts engourdis.
« Merci d’avoir choisi une place près du feu, souffla-t-elle en frottant ses mains l’une contre l’autre pour les réchauffer. Il y avait de ces bourrasques, j’ai bien cru que j’allais me changer en glace au moindre pas que je faisais !
– De rien, sourit-il gentiment en tournant doucement son regard vers son visage. Je suis bien content d’avoir un peu de chaleur par ce temps. Décidément, cet hiver s’annonce plus froid que les autres.
– C’est vrai. On se croirait en Bordeciel, rit Aemillia, sa tête se secouant et faisant onduler ses cheveux châtains raccourcis quelques jours auparavant. Tout du moins, ça ressemble à l’idée que je m’en fais de ce que j’ai lu dans mes livres. »
Ils rirent gaiement, profitant du temps hiémal pour traîner dans cette auberge, bien que ce fût une excuse ; rien ne les empêcherait de s’y réfugier pour prendre un verre ou pour dîner. Mais pour une fois, ils prenaient du temps hors du sanctuaire, loin des autres, juste pour se retrouver, comme autrefois. De loin, on eût dit deux proches amis qui ne s’étaient croisés depuis plusieurs mois.
La serveuse, une femme rougegarde à la peau halée, leur apporta leur commande. La fumée s’échappant des plats ravissait aussi bien leurs papilles, de par le délicieux parfum qui en émanait, que leurs corps, de par la chaleur qui s’en dégageait. Ils payèrent leurs plats à la réception auprès de la Rougegarde, et Cicéron s’étonna de voir que la bourse d’Aemillia semblait plus vide que d’habitude, elle qui pourtant dépensait rarement et comblait toujours de septims l’espace laissé vacant. Il voulut lui demander quelle dépense elle avait bien pu faire, mais se ravisa. Elle lui en parlerait sûrement en temps voulu. Mais rien ne l’empêchait de tâter quelque peu le terrain.
« Est-ce que tu as trouvé ton bonheur alors ?
– On va dire que oui, répondit-elle avec un sourire. Mais je ne m’attendais pas à ce que ça vaille aussi cher. »
Elle souffla un peu sur sa soupe afin de la faire refroidir pour pouvoir enfourner, par la suite, une cuillère pleine, et se délecter de la saveur relevée par une pointe de piment qui avait été ajoutée vers la fin de la préparation.
« Ah, souffla-t-elle avec satisfaction, je pourrais tuer pour pouvoir en manger chaque jour. »
Cette remarque soudaine prit par surprise Cicéron, qui ne put réprimer un rire tant la situation était cocasse. Après tout, Aemillia tuait aussi bien qu’elle ne respirait.
« Tiens, fit-il en lui tendant sa fourchette dont les pointes étaient plantées dans un morceau de saumon, goûte-moi ça. Un régal !
– Nom d’un spriggan, c’est vrai ! Qu’est-ce qu’ils ont bien pu mettre dedans ?
– Ça, je l’ignore, reconnut-il. Mais moi aussi, je pourrais tuer pour pouvoir en manger chaque jour. »
Il lui adressa un regard complice, qu’elle lui rendit sans perdre cet immense sourire sur son visage. Elle irradiait de bonheur. Elle était si belle, dans ces moments-là…
Finalement, tout était redevenu comme avant entre eux, se convainquait-il. Pour combien de temps ? Ça, il l’ignorait. Il profitait de l’instant présent, se délectant de ces petits instants de joie. Cela lui suffisait.
Difficile de rester serein, cependant. Il sentait que quelque chose se tramait dans l’ombre. Et il détestait ce sentiment.
Quelques jours plus tôt, il avait surpris Aemillia, seule dans le dortoir, prostrée sur elle-même, et en proie à une vive crise de larmes. Il l’avait très rarement vue pleurer, dû à sa nature très pudique et, en partie, à cause du fait qu’il était plutôt mal vu au sein de leur famille de révéler ses faiblesses. Cette vision de fragilité lui avait douloureusement rappelé ce qu’elle lui avait involontairement et silencieusement fait comprendre, que ses jours au sein de cette famille étaient comptés. Il ignorait seulement combien de temps lui avait été accordé. Il avait, bien qu’il voulût que ce ne fût que le fruit d’une paranoïa passagère, le désagréable pressentiment qu’elle n’en avait plus pour longtemps, et cela le terrorisait.
Il s’était précipité à ses côtés, et lui avait affectueusement caressé la tête pour la consoler. Les larmes avaient séché, mais son cœur saignait encore, et il ignorait ce qu’il fallait faire pour faire cesser cette hémorragie qui, à son plus grand regret, ne s’interromprait que lorsque sa source écarlate serait tarie. Elle ne l’avait pas regardé dans les yeux, bien trop impuissante pour le dévisager et le remercier comme il se devait. À la place, elle s’était quelque peu redressée, et l’avait serré dans ses bras, ses mains abîmées par les épreuves du temps et les hivers s’agrippant à l’armure de cuir, et se refermant en un poing parcouru de violents tremblements.
Ils n’avaient pas échangé le moindre mot, mais leur conversation muette avait été des plus éloquentes. Finalement, ils s’étaient séparés, et il était retourné auprès des autres qui s’entraînaient. Lorsque Aemillia reparut un peu plus tard ce soir-là, elle semblait en forme, comme si rien ne s’était passé. Elle avait toujours été douée pour sauver les apparences, garder sa façade. Mais la douloureuse réminiscence de son impuissance face au destin lui occupait l’esprit et lui laissait un goût amer.
« Ha, souffla-t-elle après avoir fini de déguster son repas, ça fait tellement de bien ! J’aimerais tellement qu’on cuisine d’aussi bons plats chez nous parfois… »
Elle laissa le fil de sa pensée se dérouler quelques instants, avant de le saisir brusquement et de s’exclamer :
« Il faut qu’on engage un cuisinier !
– Tu es sérieuse ? questionna-t-il en fronçant les sourcils, ses yeux écarquillés s’interrogeant si elle disait cela pour blaguer, ou si elle le pensait sincèrement.
– J’ai entendu parler d’un cuisinier de renom qui vit en Bordeciel, le Gourmet ! Si on parvient à le trouver, je l’engage pour satisfaire notre palais ! »
Il n’avait jamais entendu parler d’un tel personnage, mais cette idée l’amusait. Il était vrai que c’était un luxe que l’on se refusait difficilement. Rien de mieux que de bons repas pour se remettre d’aplomb et réchauffer les esprits, après tout.
« Bien, se résigna-t-il, on essaiera de nous trouver un cuisinier—
– Le meilleur cuisinier ! insista Aemillia.
– Trouver le meilleur cuisinier de tout Tamriel, juste pour pouvoir manger d’aussi bons plats qu’ici. C’est vrai que ça fait envie. »
Il resta songeur un instant, rêvant de la possibilité de recruter un nouvel assassin qui serait, à ses temps perdus, le cuisinier attitré de la Confrérie Noire en Bruma. Il était vrai que cela était très tentant. J’ura savait se débrouiller avec les casseroles, mais prenait de moins en moins le temps de cuisiner pour la famille, préférant se réserver son talent à ses seules papilles. Il n’aurait qu’à en parler à Livius une fois de retour chez eux.
La porte d’entrée grinça, laissant apparaître trois agents du Penitus Oculatus, portant d’épaisses armures d’hiver aux couleurs rouge et noir, le symbole de leur ordre gravé sur le métal des plastrons. À leur vue, la mine d’Aemillia se renfrogna, et celle de Cicéron se durcit. Que venaient-ils faire en ces lieux ?
Les trois hommes s’approchèrent du comptoir, et passèrent leur commande auprès de l’aubergiste. Ils payèrent, extirpant de leurs bourses de cuir de nombreuses pièces d’or, et réservèrent avec cela une chambre pour la nuit. Des visiteurs, donc. Étrange.
« Dites-moi, très chère, lança l’un d’eux, un homme à la peau brunâtre, à l’attention de la tavernière, auriez-vous entendu des rumeurs au sujet d’une bande d’assassins qui sévirait dans cette ville ?
– Oui, confirma la femme qui semblait prendre bien plus d’années qu’il ne s’en écoulait réellement tant le travail semblait l’épuiser. Ils traînent quelque part ici, mais nul ne sait où ils résident.
– Je vois. »
Cicéron et Aemillia s’échangèrent un regard complice, bien que trop sérieux. Il fallait découvrir ce que ces hommes savaient, et tenter de les repousser. Ils ne cachaient pas la raison de leur visite, bien au contraire. Souhaitaient-ils tenter les assassins et les forcer à s’extirper de leur tanière pour les décimer, s’ils apprenaient qu’ils étaient recherchés par ces trois agents ?
« Excusez-moi ? »
Une voix inconnue interpela le duo ; l’homme posa sa main recouverte d’un gantelet en acier sur l’épaule d’Aemillia, elle frémit de dégoût. Tout son corps tremblait, mais il semblait ne pas le remarquer.
« Oui ? »
Cicéron faisait de son mieux pour garder son calme, mais cela relevait presque de l’impossible. Oh, comme il avait envie de tuer cet homme, de se jeter à sa gorge et de la scinder en deux d’un coup de dague ! Oh, comme il avait envie de voir son sang chaud gicler et l’éclabousser !
« Que voulez-vous ?
– Êtes-vous du coin ?
– Oui, on peut dire cela, répondit prestement Aemillia, coupant la parole du rouquin qui s’apprêtait à répliquer, sur la défensive. Nous sommes marchands itinérants. Nous avons tous deux vécu et grandi ici, alors c’est tout comme si nous vivions toute l’année à Bruma.
– Savez-vous quelque chose au sujet de ces assassins ?
– Des assassins ? Il y a bien parfois quelques meurtres, ou des morts accidentelles, fit-elle en affichant un air songeur, mais je n’ai jamais rien entendu au sujet d’une quelconque guilde d’assassins. Non, je pense que ce sont plus des cas isolés. »
L’homme grimaça ; son rictus déforma son visage à demi dissimulé par son casque. Son odeur, désagréable mélange de cuir, métal et sueur, leur parvenait sans retenue.
« Que se passe-t-il ? Sommes-nous en danger ? fit mine de s’inquiéter Cicéron, qui était enfin parvenu à jouer le jeu convenablement. Devons-nous fuir la ville en attendant que vous les trouviez et les éliminiez ?
– Je ne pense pas que cela soit nécessaire. Nous les tenons presque.
– Vraiment ? Oh vous me rassurez ! Vous savez, les affaires ne sont pas très florissantes en ce moment… »
L’homme sembla agacé par la tournure que prenait la conversation, et s’éclipsa sans en demander plus. Cicéron et Aemillia observèrent les trois hommes qui questionnaient chacun des clients de la taverne, puis se décidèrent à partir ; ils avaient, semblait-il, un rapport à faire à leurs supérieurs.
Le reste de leur repas se fit dans une ambiance pesante. Il n’y avait plus d’histoire de cuisinier à engager au sein de la famille, plus de mets délicieux dont on vantait les qualités et l’assaisonnement. Tout était devenu fade, inodore, incolore. Ils rentrèrent d’un pas lent au sanctuaire, peu désireux de prévenir le reste de la famille de ce qui se tramait dans le monde d’en haut.
Lorsqu’il apprit que des agents du Penitus Oculatus se trouvaient en ville et étaient à leur recherche, Livius afficha une expression de détresse qu’aucun de ses frères et sœurs ne lui connaissait. Il n’avait jamais eu affaire à ces individus sur son domaine, il ignorait quelle approche était la meilleure à adopter. Il y eut une réunion de crise au sein du sanctuaire, réunissant Livius, Isovinia, Ticilius ainsi qu’Aemillia, à l’issue de laquelle un courrier fut envoyé à Alisanne, à Bravil, pour la prévenir de la situation et l’informer des décisions prises.
Quelque chose avait irrémédiablement changé au sein du sanctuaire de Bruma.