Prends garde
La voiture roulait silencieusement sous un ciel dégagé, s’engouffrant dans les petites routes contournant la forêt de Beacon Hills. Derek Hale écoutait la radio; plus pour avoir une présence que pour réellement apprécier l’air de jazz que ses haut-parleurs étaient en train de crachoter. D’un air absent, il tapotait le volant du bout de l’index gauche. Il n’avait pas réussi à mettre la main sur Erika et Boyd. Et ce n’était pas faute d’avoir essayé depuis des mois. Il avait suivi leur odeur jusqu’à la sortie de la ville puis elle disparaissait près d’un arrêt de bus. Ils avaient peut-être pris un bus vers une ville voisine ou un état voisin. Ils ne répondaient pas aux messages téléphoniques. Quant aux parents respectifs des Betas, Derek préférait ne pas les impliquer.
Le loup-garou laissa échapper un soupir de lassitude avant de tendre la main pour changer de poste. Ses doigts eurent à peine le temps d’effleurer le bouton de la radio que ses phares éclairèrent l’arrière d’une voiture garée sur le bas-côté de la route. Il plissa les yeux d’un air interrogateur quand il reconnut la jeep du fils du Shérif. Ce dernier était appuyé contre la portière du côté conducteur, les mains dans les poches. À première vue, il n’était pas blessé. Dans la lumière des phares, il avait l’air presque d’un fantôme. Il ne tourna même pas la tête quand le loup-garou se gara juste derrière sa jeep avant de sortir de son véhicule. Il donna un coup de pied dans un caillou près de son pied gauche, faisant valser la petite pierre à quelques mètres devant lui, disparaissant dans un bosquet au loin. Il remarqua la présence de Derek Hale quand ce dernier fit à moins de deux mètres de lui, arborant son air sinistre et sévère habituel. Peut-être était-ce les phares de la voiture noire qui lui donnaient cet air inamical. Pourtant, l’humeur du loup-garou était à des années-lumière de ce que le cerveau de Stiles pouvait déduire. Il était étonné de voir l’adolescent — apparemment seul — sur une route aussi déserte. Le moteur de la jeep était coupé. Cela laissait deviner tout simplement une panne. Dans ce cas, il était tout à fait probable que l’adolescent attendait la dépanneuse qui mettait du temps à arriver.
Derek percevait bien malgré lui quelques émotions de l’adolescent : de l’irritation mélangée à un sentiment d’écœurement.
Pendant un court instant, l’Alpha se demanda s’il ne devrait pas le laisser tranquille. Il secoua vivement la tête, chassant cette idée incongrue de son esprit. Il parcourut les alentours du regard, cherchant la présence de Scott ou de toute autre personne faisant partie du groupe. Non, Stiles était bel et bien seul. Ce dernier laissa échapper un soupir d’exaspération avant de se retourner et de s’affaler sur le toit de sa voiture. Il rapprocha sa main droite de son visage avant de se tourner vers Derek, affichant un sourire pincé :
« Tu es en panne, toi aussi ? murmura-t-il. »
Les muscles du loup-garou se détendirent au contact de l’humour si caractéristique au jeune homme. Dans un geste de résignation, la tête de l’adolescent s’écroula, le visage face au toit. Pourquoi était-ce toujours sur lui que cela tombait ?
L’Alpha se dirigea vers le moteur du véhicule en panne, effleurant Stiles au passage avec la main. Ce dernier ne réagit pas, marmonnant quelque chose comme « caisse pourrie ». Après quelques minutes à fouiller sous le capot, aidé par les phares de sa propre voiture et ses capacités de lycanthrope à mieux discerner les choses dans le noir, Derek n’avait pas d’autre choix que de reconnaître sa totale incompétence face à la mécanique. Il entreprit de composer le numéro d’une dépanneuse, mais l’adolescent grommela, la tête cachée dans ses bras croisés sur le toit :
« Déjà fait. J’attends depuis deux heures. Ou quatre heures. Ou peut-être même dix jours tant qu’à faire. »
L’Alpha se mordit la lèvre inférieure avant de taper un autre numéro : celui du Shérif de la ville. L’austérité de la voix de la messagerie le fit raccrocher.
« Scott n’est pas avec toi ? lança-t-il calmement en prenant appui sur la portière de la jeep, juste à côté de son propriétaire.
— À moins qu’il ait découvert un procédé douteux et totalement incroyable d’invisibilité, non, il n’est pas là, répondit Stiles, blasé. Je vais te la faire courte : personne ne peut venir me sortir de ce pétrin : Lydia est consignée chez elle parce qu’elle a trop dépensé en essence pour sa voiture, un truc du genre. Allison est avec Scott. Scott est avec Allison. Et de toute façon, sa mère a pris la voiture pour aller travailler. Mon père est sur une affaire assez compliquée au nord de la ville. Aucun de ses collègues ne peut venir me chercher, car ils sont sur place avec lui. J’ai même envoyé un message à Isaac. Il m’a dit d’aller me faire voir, un truc comme ça. »
Stiles bâilla à s’en décrocher la mâchoire avant de jeter un regard oblique à Derek Hale et de déclara d’un geste presque théâtral :
« Et je n’avais pas ton numéro. »
Derek cligna des yeux, perplexe. L’idée d’un Stiles souhaitant lui demander de l’aide, même pour une simple panne de voiture, ne lui était jamais venue à l’esprit. C’était même tout le contraire. Stiles semblait toujours avoir une certaine appréhension en la présence de l’Alpha, comme s’il le craignait toujours un peu, bien malgré lui. Le loup aurait sans doute poussé un grognement irrité avant de lâcher qu’il serait là dans une vingtaine de minutes, le temps de revenir de son enquête sur la disparition de ses betas.
Néanmoins, il ne l’aurait pas envoyé promener comme l’avait fait Isaac. C’était d’ailleurs quelque chose de curieux venant de lui. Il avait avoué à son chef de meute vouloir se rapprocher doucement du groupe de Scott. Il s’entendait plutôt bien avec ce dernier. Pour ce qui était de sa relation avec Stiles, c’était plutôt confus. L’hyperactif n’était pas un adolescent des plus simples à cerner. Il avait toujours l’air de vouloir se mêler de tout ce qui était étrange autour de lui tout en voulant en rester le plus éloigné possible. Ses angoisses avaient totalement envahi de toute part son esprit depuis l’affaire de Jackson. Derek n’avait pas besoin de ses capacités surnaturelles pour le deviner. Il n’avait qu’à poser les yeux sur l’adolescent. Tout était parfaitement clair.
« Je te ramène chez toi, fit l’Alpha sur un ton sans réplique. »
Il fit quelques pas en direction de la Camaro tandis que Stiles se dégagea de son propre véhicule :
« Je n’abandonne pas ma voiture. Je resterai ici jusqu’au lever de soleil s’il le faut, mais je ne la laisse pas ici. »
La portière ouverte dans la main, Derek insista, presque autoritaire, appuyant sur chaque syllabe :
« Je te ramène chez toi, Stiles. Ce n’est pas négociable. »
Ce dernier leva les yeux au ciel d’exaspération, se grattant l’arrière du crâne avant de poser un dernier regard sur sa jeep. Il mâchonna un juron en direction de l’Alpha qui se pressa de ne pas y faire attention. Il monta dans la voiture côté passager et fit claquer la portière d’un geste brusque. L’Alpha lui jeta un regard sévère comme il le savait le faire. Il ne détourna les yeux que quand l’adolescent attacha maladroitement sa ceinture de sécurité en grommelant. Un silence pensant s’installa tandis que la voiture se mit à rouler doucement vers la lisière de la forêt.
Stiles mâchouillait nerveusement l’ongle de son pouce droit, les yeux braqués sur le paysage tandis que le loup-garou manœuvrait avec précaution sur des routes en mauvais états et très peu éclairées. Ce dernier lui jetait des regards furtifs, cherchant ses mots pour briser le silence sans pour autant donner énerver l’humain qui n’avait sans doute aucune envie de discuter avec lui. Il aurait pu rester et attendre la dépanneuse avec lui. Cependant, un samedi soir, il n’était pas certain que trouver quelqu’un de bienveillant afin de chercher une vieille voiture sur une route déserte contournant une forêt où de récents événements inquiétants d’attaque d’animaux sauvages — même si cela n’avait jamais été le cas — étaient quelque chose d’aisé par une nuit glaciale comme celle-ci. Dès que le Shérif sera rentré du travail, il s’occupera de la jeep de son fils. Pour l’heure, Derek Hale se chargeait de ramener l’adolescent sain et sauf chez lui. Ce n’aurait pas été prudent de sa part de le laisser tout seul. Après tout, n’importe quoi aurait pu lui arriver : une attaque d’un loup-garou par exemple, même si l’Alpha savait pertinemment bien que personne n’aurait osé approcher Stiles en le sachant près de lui.
À une dizaine de kilomètres de la maison des Stilinski, Derek brisa le silence en chuchotant :
« Je suis désolé que ta voiture t’ait lâché. »
Stiles ne répondit pas, le menton en appui sur la main, très occupé à contempler le paysage qui défilait.
« Je suis désolé que tu te sois senti un peu abandonné. »
Aucune réaction. Derek lui jeta un regard en biais avant de revenir à la route.
« Je suis désolé que tu…
— Laisse-moi tranquille, coupa Stiles, d’une voix fatiguée, sans se détourner de la fenêtre de son côté. »
Derek n’insista pas. Il secoua la tête de dépit tandis qu’il prit le chemin menant à la résidence des Stilinski. Arrivés à bon port, il coupa le contact avant de se tourner vers l’adolescent. Ce dernier marmonna un « merci » avant de sortir de la voiture et de marcher d’un pas lent vers la porte d’entrée. L’Alpha le suivit du regard, ne réfléchit pas et sortit de la voiture à son tour. Il rejoignit un Stiles affligé cherchant ses clefs.
« Stiles, je serais venu sans problème si tu m’avais appelé, assura le loup-garou. »
Comme toute réponse, l’adolescent haussa les épaules et entreprit d’ouvrir la porte de chez lui. Derek lui attrapa le poignet au vol :
« Stiles, regarde-moi. »
L’hyperactif se dégagea plus brutalement qu’il l’aurait voulu. Il lui jeta un regard réprobateur avant de déclarer sèchement :
« Je ne sais pas comment on le dit en loup-garou, mais au cas où, je vais me répéter de manière cavalière : fiche-moi la paix. »
Derek le dévisagea un instant avant d’approcher sa main droite du visage de son vis-à-vis, juste pour lui effleurer la joue.
« Je serais venu, souffla l’Alpha d’une voix rauque. Stiles, je t’aurais pas laissé tomber. »
L’adolescent ferma les yeux d’un air irrité avant de faire « non » de la tête et de se tourner à nouveau vers la poignée de la porte. Derek posa la main sur son visage, l’obligeant à le regarder droit dans les yeux. Stiles se sentait plus comme trahi qu’abandonné. Il avait cette désagréable impression d’être mis de côté pour une raison qui lui échappait. Il n’avait même pas la force de s’emporter une bonne fois pour toutes, à crier à qui voulait l’entendre qu’il ne supportât plus d’être la roue de secours des autres dans un certain sens. Il avait toujours été là pour les soutenir, pour élaborer des plans, pour faire des recherches pour aider son meilleur ami. Et là, juste quand il avait besoin d’une toute petite attention : personne. Il n’arrivait même pas à leur en vouloir. Ce n’était pas la faute de Lydia si…, quoique dans un certain sens si. Ni celle de Scott s’il n’avait pas de voiture… quoi qu’Allison en eût une. Isaac pouvait aller voir ailleurs s’il y était. Quant à son père, en imaginant même qu’il lui avait dit ne pas avoir envie de secourir son fils si impertinent, Stiles n’aurait même pas eu le courage de lui en vouloir. Il était simplement blasé de pratiquement tout : des loups-garou, des pleines lunes, des petites copines un peu envahissantes, d’une blonde vénitienne inaccessible, d’un labrador garou orphelin tête à claques… et d’un Alpha qui ne le quittait pas des yeux, la main brûlante sur sa joue.
« J’ai même pensé à appeler Greenberg. Et le Coach. Et le proviseur. Et Harris. Quoique, je n’ai pas son numéro à celui-là. Et puis comment j’aurais celui du Coach, souffla Stiles en détournant le regard, trouvant le petit sentier reliant la route à la porte d’entrée nettement plus intéressant à contempler. »
La main de Derek quitta lentement la peau quelque peu glacée de l’adolescent avant de saisir doucement son menton pour l’obliger à lui faire face. Le regard de Stiles ne changea pas de direction, fixant le sol comme s’il allait en sortir quelque chose d’incroyable. Les doigts du lycanthrope lui effleurèrent le cou avant de le libérer. Stiles afficha un sourire timide avant de s’en retourner à cette fichue porte d’entrée. Il n’eut cependant pas le temps de l’approcher : Derek s’empara délicatement de sa taille avant de l’attirer à lui. La soudaineté du geste ainsi que son caractère totalement invraisemblable firent tressaillir l’adolescent. Interloqué, il cligna des yeux avant de se crisper légèrement tandis que l’Alpha le serra un peu plus contre lui, la tête enfouie dans son épaule. Stiles ouvrit la bouche et la referma aussitôt avant de bredouiller sans émettre le moindre sarcasme :
« Derek ?… Je suis certes en rogne, mais pas… déprimé. »
Le principal intéressé posa le menton sur l’épaule droite de l’adolescent, lui caressant doucement le dos.
« Rien. J’en avais envie, fit simplement l’Alpha. »
Il se dégagea lentement de l’hyperactif qui plissa les yeux d’incompréhension. Le loup lui sourit, légèrement embarrassé. Stiles le scruta, la tête légèrement mise sur le côté. Peut-être était-ce le faible éclairage public ou simplement la fatigue qui donnait l’impression à l’hyperactif que Derek Hale, le loup-garou grognon, était en train de rougir. C’était très léger. Comme furtif. Étrangement, la mauvaise humeur couplée avec sa légère tristesse s’envola presque aussitôt. Derek remarqua le sourire amusé de son vis-à-vis et haussa un sourcil interrogateur.
« Je ne savais pas que les loups-garou rougissaient, avoua Stiles d’une voix calme. »
L’Alpha réprima un sourire enjoué avant de réplique gentiment :
« Tu te fais des idées, Stiles Stilinski. »
Sur ce, il se pencha vers son visage et lui déposa un baiser juste à côté du nez. Il sentit l’adolescent se raidir à son contact. Le souffle chaud contre son visage et cette proximité presque insolente pour un humain vis-à-vis d’un loup-garou suffirent à ce dernier pour rompre le dernier rempart entre eux. Stiles trembla légèrement tandis que l’Alpha lui déposa une main chaude sur sa joue. Leur baiser quelque peu maladroit dura juste quelques secondes durant lesquelles Stiles ne fit aucune geste vers le loup, ni pour se coller à lui, ni pour lui rendre le baiser ou simplement pour lui effleurer le bras. C’était la première fois que quelqu’un l’embrassait. Même si cela avait été Derek Hale. Un homme. Un loup-garou.
Derek l’étreignit sur sa poitrine avant de lui déposer un baiser sur le front et de frotter tendrement sa joue contre la sienne. L’odeur si agréable de l’adolescent lui chatouilla les narines et il oublia presque le chuchotement impertinent de son esprit qui essayait de lui faire remarquer que l’humain était totalement crispé contre lui.
Stiles cligna des yeux, complètement perdu. Il n’avait aucune idée de ce qu’il devait faire ou dire dans ce genre de situation. Il avait juste conscience d’une envie de partir, de claquer la porte derrière lui et de se mettre sous la couette.
Être dans les bras de Derek était agréable. Sentir son souffle contre son cou était agréable. Échanger un baiser même très maladroit était agréable.
Cependant, il avait l’impression de réagir totalement à l’opposé qu’il le devrait. Peut-être était-ce le goût amer de la soirée passée avec cette panne de voiture qui l’empêchait d’apprécier la présence de Derek contre lui.
Non. Il ne devait pas se voiler la face.
Il n’avait jamais eu envie que Derek Hale l’embrasse ni le prenne dans ses bras.
C’était simplement cela.
Une semaine après ce baiser maladroit, Derek était toujours affectueux, démonstratif et amoureux de Stiles Stilinski.
Une semaine après ce baiser maladroit, Stiles était toujours renfermé, crispé et absolument pas amoureux de Derek Hale.