Les contes de l'Eiesia - Une histoire de famille
Ca faisait des heures que le groupe avait quitté le manoir et Harick, la voiture laissée derrière eux car le chemin est trop escarpé pour la prendre. Le végésien avait prévenu que le véhicule retournerait chez Pauline, car il quittait lui aussi le manoir pour traiter une urgence au château. Il était donc prévu qu’ils mettent cette histoire avec Ezera au clair et que Pauline raccompagne Mario à Champiville.
Toutefois, l’escalade et l’air de la montagne étaient assez éreintants, le plombier étant guère habitué à l’altitude. Il n’était pas obligé de venir, certes. Mais Mario avait besoin de savoir certaines choses vis-à-vis de sa famille, en particulier à l’égard de la grand-mère qu’il partageait avec Pauline, morte dans d’étranges circonstances.
Ils ont fini par s’approcher de l’endroit désigné par Harick, le cauchemar devenant étrangement familier. L’ex-maire était aussi aux aguets, attendant vraisemblablement que le monde tombe en une nuit d'insectes. Mais le sentiment du cauchemar était atténué car il n’y avait pas cette lourde sensation de danger imminent.
Et finalement, ils l’ont vu. Près d’une petite maison dans le style d’Uf.
Ezera était très différente de celle qu’elle était sur la photo, ou même dans le cauchemar. Elle était vieillie, comme si elle avait pris 20 ans. Elle a paru surprise en voyant le groupe, mais les a laissé entrer dans sa demeure.
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“Donc… tu étais ici pendant tout ce temps?” demanda Pauline.
“Oui.” répondit la femme.
C’était presque irritant de voir à quel point elle était honnête, tant Pauline a été habituée à la voir mentir. Mais qu’elle garde ces réserves sur son jugement, les sujets sensibles n’avaient pas été abordés.
“Et pourquoi être partie comme ça?” demanda Achille. “Quelqu’un en a voulu à votre vie.”
“Il le fallait.”
Ce qui était plus irritant que sa soudaine honnêteté était sa profonde déconnexion avec ce qui était en train de se préparer, comme si elle attendait une fatalité dramatique.
"Ça ne veut rien dire, mère…” souffla Belina. “Votre frère est mort, on s’est inquiété pour vous.”
Le terme “inquiéter” était relatif. Disons plutôt que le groupe ne voulait pas vraiment ramener un autre cadavre dans une valise au casino. Ezera a pris une gorgée de thé.
“J’ai tué Rodrigo.”
Les yeux de tout le groupe se sont écarquillés de choc.
“Ok.” dit finalement Cursio. “T’as fais beaucoup de choses horribles, mais celle-là est sans doute la pire.”
Ezera a levé les yeux vers lui, un peu triste.
“Je n’ai pas eu le choix, je-”
“T’as pas le choix, t’as pas le choix, j’en ai marre de tes discours à deux pièces!” Cursio se leva, plus menaçant. “Ezera, tout ce que tu sais faire, c’est gâcher la vie des autres. Oui, Rodrigo a abusé de son pouvoir sur des filles, mais tu n’avais pas-”
Ezera s’est levée, coupant à son tour la parole de Cursio.
“Il en voulait à ta sœur!"
“Juste pour Bel? Mais c’est de pire en pire, ma vieille. Tu savais que Vincente était le demi-frère d’Achille, et tu savais aussi qu’il a eu nombre d'enfants illégitimes avec ses cousines et nièces. Et tu as toujours fermé les yeux. Tout ça pour sauver ce que tu avais déjà perdu?”
Le regard de Mario en disait long sur ce qu’il pensait du discours de l’homme, mais il ne connaissait pas son histoire. Ca faisait bien longtemps que Cursio ne considérait plus Ezera comme sa mère, tellement longtemps que Belina était très jeune quand le fossé s’est creusé, Cursio l’éloignant aussi de sa mère pour la protéger. Mais ce n’était pas une raison de laisser faire: la rancœur de Cursio pour sa propre génitrice était parfois incontrôlable et Pauline ne voulait pas que son ami fasse quelque chose qu’il regretterait. Être plein de rancœur ne signifie pas être un meurtrier, après tout. Elle s’est donc levée pour se mettre entre mère et fils pour calmer le jeu.
“Vous pouvez discuter, mais vous faites ça dans le calme.”
Ezera a hoché la tête.
“J’aimerais d’ailleurs qu’on discute, tous les trois.” dit-elle, avec ce même ton déconnecté.
Elle a ensuite ouvert la marche, rapidement suivie de Cursio et de la brune.
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Ça devait bien faire 20 minutes que Mario, Belina et Achille étaient seuls dans le salon d’Ezera. Ils avaient pris l’initiative d’apprendre à Mario à jouer au poker, non pas qu’ils soient pédagogues, mais ils avaient tous besoin d’occuper leurs esprits.
“Tu es bien silencieux.” dit Belina.
En levant les yeux, Mario compris immédiatement qu’on lui parlait.
“Rien… je pensais juste à quelque chose.”
Il n’eut que le silence en retour, les autres attendant qu’il parle.
“Eh bien, ma grand-mère maternelle est morte quand ma mère était adolescente. Je ne l’ai pas connu, mais on m’a toujours dit qu’elle était morte d’une balle perdue.”
“Et?”
“Avec ces histoires autour des Piuma, je me demande si c’est vrai.”
Achille prit la parole.
“Comment s’appelait ta grand-mère?”
“Lucia.”
Belina a commencé à réfléchir.
“Il y avait une femme du nom de Lucia qui a fui le casino il y une soixantaine d’années pour vivre son idylle avec son petit ami de l’époque. De ce que j’ai entendu, c’était un homme qui descendait d’une famille vénitienne.”
“On ne peut pas fuir sans conséquence.” dit Achille. “Si on s’éloigne trop des cases, on meurt.”
“Ce genre d’informations sont toujours écrites, de manières à ce que ceux de la liste noire puissent être supprimés. En l'occurrence, Lucia a été tuée dans une fusillade provoquée par son propre frère.”
“Il… savait sur qui il tirait?”
“On ne sait pas,” admit Achille. “Le temps qu’on apprenne cette histoire, il était déjà sénile.”
“Mais il n’est pas impossible qu’il ait supprimé sa sœur pour laver l’honneur de sa famille.”
Ça coulait de source. Tout ce qu’il avait su de cette famille était les problèmes qu’elle avait engendrés dans son propre sein. Donc, était-il normal de causer un fratricide pour supprimer les éléments rebelles? Possible. Il fut tiré de ses pensées par un choc à la porte, comme si quelqu’un s’était cogné contre cette dernière. Belina est allée ouvrir et a vu Ezera se redresser, se tenant la tête.
“Que se passe-t-il?”
“Je leur ai confié les rennes de la maison, ils n’ont pas aimé…”
“Mère. Il n’y a pas que ça.”
“Je… je leur ai interdit de dissoudre le groupe…”
“Vous avez quoi?” s’exclama Belina, choquée.
En regardant au loin, Pauline et Cursio avaient déjà distancé le reste du groupe.
“Eh bien, merci de l’accueil, mais on va y aller” dit Achille, récupérant son jeu de cartes.
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Ils n’avaient pas eu la même chance que les harpies devant eux, ayant commencé à voler à contrevent. Ils ont donc quitté les montagnes à pied, l’écart se creusant seconde après seconde. Mario ne pouvait pas s’empêcher de s’inquiéter pour Pauline. Son éventuelle brutale disparition ne ferait que le briser une nouvelle fois, et une famille tomberait dans le sillage. Achille pestait contre Harick d’avoir transféré la voiture au Chestnut Kingdom. Il pestait aussi contre Vincente de les avoir cherché, retrouvé et forcé de chercher deux personnes qui ont voulu sa tête. Il pestait contre Ezera d’avoir donné des directives aussi égoïstes à Pauline et Cursio, les forçant à commander un groupe dont ils ne voulaient plus entendre parler. Il pestait aussi contre Pauline et Cursio eux-même, les traitant d’inconscients d’aller dans un nid de serpents sans avoir de quoi se défendre. Les deux garçons étaient au moins d’accord sur trois des points, Mario n’ayant aucune idée de qui est Vincente.
Belina, elle, s’était murée dans le silence. Elle devançait les deux autres et ne semblait pas vraiment se soucier de l’état de sa jupe. Ils devaient juste continuer à avancer.