L'irresponsable
Avant-propos : ce chapitre, qui a mis plus de temps à émerger que prévu, est bien plus long et tortueux que tout ce que j’avais initialement imaginé. C’est finalement au tour de Jonathan d’entrer en scène… bonne lecture ! ;)
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Jonathan gare le van aux abords d’une rangée de pins, juste derrière la voiture — apparemment inutile – de Steve. Il descend du véhicule, tenant lâchement une lampe torche qui n’éclaire pas grand-chose de plus que la lumière blafarde de la lune filtrant à travers la canopée heureusement peu fournie. Il prend une grande goulée d’air frais, se demandant s’il doit aller à la rencontre des autres ou juste les attendre à côté du camion du Surfer Boy. Il scanne du regard la nature environnante sans pouvoir y repérer la moindre trace d’un danger visible mais sent son pouls s’accélérer un peu, bien malgré lui : depuis leur mésaventure plus de trois ans auparavant où lui et Nancy ont traqué — et été traqués – la créature sans visage, la vieille forêt lui inspire une terreur indicible. C’est encore pire la nuit quand chaque bruissement et craquement résonne de manière inquiétante dans le silence nocturne, invoquant l’image de monstres chimériques tapis dans les recoins sombres. Des monstres qui attendent leur heure pour fondre sur les imprudents errant sans défense dans les bois. Maintenant que des failles vers le Monde à l’envers courent partout à travers Hawkins, défigurant sinistrement des plans entiers de la ville, la menace diffuse représentée par la nature sauvage entourant la commune semble plus tangible et réelle que jamais. Dans l’obscurité, la frontière entre la réalité et le grotesque cauchemar s’étant infiltré dans leurs vies ces dernières années se brouille de plus en plus et confère à la nuit une aura lugubre, les paysages verdoyants y prenant une allure dangereuse.
Attendre dans ce lieu inhospitalier, cerné par les ombres, le rend nerveux et il préférerait de loin essayer de rejoindre Will et autres, mais s’enfoncer à l’aveuglette serait plus stupide et dangereux qu’autre chose. Erica n’a donné que très peu d’indication sur leur localisation précise lorsqu’elle l’a contacté par le talkie. La conversation avait été laconique et presque à sens unique : elle avait juste expliqué que Will, Nancy, Steve, Robin et elle revenaient d’une « expédition » et que la voiture de Steve était en rade dans une zone au nord de la forêt, à moins de trois kilomètres de l’un des passages entre le Monde à l’envers et l’ancien laboratoire. Il devait vite trouver le véhicule accidenté et venir les récupérer. Il avait entendu des éclats de voix en arrière-fond, mais n’avait pas eu le temps d’identifier qui était assez stupide pour hausser le ton — alors qu’ils étaient coincés en territoire hostile - avant que la fillette ne mette brutalement fin à la communication après qu’il lui ait assuré qu’il arrivait au plus vite. Il ne sait pas ce qui a poussé le groupuscule à se lancer dans une énième expédition au-delà des failles mais imaginer Nancy et Will errant là-bas lui donnait la nausée et l’impression d’avoir une pierre coincée au fond de l’estomac. Il n’est jamais allé lui-même visiter l’envers du décor mais Nancy et Hopper lui en ont fait un descriptif assez précis pour qu’il puisse presque visualiser les poussières malsaines en suspension dans cet univers à la végétation poisseuse, vert-de-gris et peuplé de créatures mortelles. Il n’a aucune envie d’y mettre les pieds, même s’il pressent que le destin va bientôt lui forcer la main et l’y expédier.
C’était toujours comme ça après tout, l’univers lui forçait la main et le poussait à affronter les choses alors que son seul désir, c'était de fuir. Jonathan était beaucoup de choses mais, même après ces dernières années passées à combattre des monstres et menaces interdimensionnelles, il ne sentait pas particulièrement courageux. Il préférait toujours observer les choses de loin, les regarder suivre leurs cours, attendre que quelqu’un d’autre prenne la décision à sa place ; ne pas être à l’initiative ou intervenir avant que la situation ne l’exige et qu’il n’y ait plus aucune autre option. Si la décision lui avait appartenu, il aurait pris la tangente, très loin de Hawkins, immédiatement après avoir vu les failles défigurant la forêt. Si la décision lui avait appartenu, il aurait pris Will, Nancy, sa mère, Hopper et Elfe en remorque dans sa fuite et il n’aurait plus jamais remis les pieds dans le nord des États-Unis. Jamais. Mais Elfe et Will semblent intimement liés à toute la situation grotesque entourant Henry Creel et ses créatures de cauchemars et ils sont déterminés à combattre ; pensant que ce n’est pas juste leur ville qui est en danger mais tout le pays, voire le monde entier. Will, Nancy et les autres veulent rester et lutter… alors, il ne peut pas partir, même s’il n’a aucune envie d’être impliqué.
Jonathan soupire. Il a facilement trouvé la voiture, si le groupe est à proximité, ils doivent l’avoir entendu arriver et sont certainement déjà en mouvement pour le rejoindre. Il se force à rester immobile, refoulant sa vague angoisse et laisse la sensation de froid lui picoter les membres : le printemps est spécialement frais cette année à Hawkins ; il se demande s’il s’agit d’une pure coïncidence ou si les fissures ouvertes par Vecna jouent un rôle dans la faiblesse des températures de saison. Il n’en a cure. La fraîcheur lui fait du bien. Ça l’éveille un peu de l’état de torpeur morose dans lequel il se sent flotter depuis près de trois semaines. S’il était honnête, il admettrait que ça fait bien plus longtemps qu’il se sent dans un état de semi-hébétude. Il se sentait déjà comme ça depuis très longtemps, avant même de se mettre à abuser de la Purple Haze. Il a l’impression de ne pas avoir dormi correctement depuis des mois. Depuis son déménagement à Lenora, peut-être. Il n’y a que la menace de tueurs envoyés pour pourchasser sa sœur adoptive, un voyage débridé dans un fourgon à pizza, la tristesse brillant dans les yeux de Will —alors qu’il pensait que personne ne l’observait dans le rétroviseur - et la perspective de perdre Nancy qui l’avaient un minimum secoué et tiré de sa léthargie.
Malgré la peur que lui inspire toujours la forêt, Jonathan ne peut s’empêcher de fermer les yeux une fraction de secondes, les paupières lourdes. Il se frotte machinalement les tempes, comme pour essayer de lutter contre le mal de tête qui lui transperce le crâne. Il n’a pas fermé l’œil depuis plus de vingt-quatre heures et se sent au bord de l’épuisement nerveux. Il entend les bruits de pas précipités en provenance d’un des bosquets à sa droite et relève la tête brusquement, sur le qui-vive. Il relâche la respiration qu’il avait inconsciemment retenue, en voyant Steve, la coiffure impeccable, mais l’apparence plus négligée qu’à l’accoutumée, émerger d’un groupement d’arbres sur la droite. Le souffle court et la batte cloutée à moitié brandie, comme prête à cueillir un danger invisible. Harrington fait partie de ces gens dont l’expression est toujours un livre ouvert : le soulagement qui éclaire son visage blafard et tendu est instantané lorsqu’il le voit. Le garçon ne semble pas désespéré malgré sa posture agitée, ça détend un peu Jonathan. Rien de catastrophique ne s’est produit. Si l’un des autres — en particulier Nancy – avait été gravement blessé, il aurait un air bien plus dévasté. L’air soulagé de Steve ne suffit cependant pas à expliquer pourquoi le reste du groupe n’est pas sur ses talons et prêt au départ. A-t-il été envoyé en éclaireur ? Et si oui, dans quel but ?
— Où sont les autres ? Je ne peux pas avancer le camion plus loin avec les arbres.
Steve le fixe avec un air de poisson hors de l’eau, les sourcils froncés et la respiration hachée. Il y a un bref instant de flottement avant que l’homme ne se lance dans une explication laborieuse.
— Byers… il faut qu’on les rejoigne. Tout le monde va bien, enfin non Will ne va pas bien du tout mais Erica a dit que ce n’était pas mortel alors, il a juste besoin que tu le rejoignes et que tu fasses un truc pour le calmer et qu’il respire. Enfin, ce n’est pas important, il faut juste qu’on y aille, tu comprendras quand…
Jonathan a bien du mal à faire le lien entre les éléments jaillissant en pagaille de la bouche de Steve. La seule chose certaine, c'est qu’il vient d’affirmer que Will n’allait pas bien et n’arrivait pas à respirer. Il sent ses mains trembler et lutte contre la brusque sensation de panique qui s’abat sur lui. Il n’a pas le temps pour ça.
— Quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas avec Will ?
Steve paraît se reprendre un peu, son discours devenant moins confus, mais son visage se tordant soudainement de culpabilité.
— Il a une sorte de crise et il n’arrive plus à respirer. C’est ma faute, j’ai dit un truc qui l’a bouleversé et…
Il enregistre difficilement les mots de Steve. Quelque chose ne fait pas sens pour lui dans le tableau qu’ils lui peignent : Will ne va pas bien, il n’est pas blessé, mais il a besoin de son aide ? Steve Harrington lui a dit quelque chose qui l’a bouleversé au point qu’il ne puisse plus respirer ? Jonathan essaie de connecter le peu d’informations entre elles pour leur donner un semblant de logique mais c’est peine perdue. Il ne comprend rien à la situation mais sent une colère diffuse monter à l’idée que l’ex-roi du lycée ait, d’une quelconque manière, fait du mal à son frère. Jonathan écrase la sensation de la même manière que sa panique, il n’a pas non plus le temps pour ça : il faut qu’il se dépêche de rejoindre Will, peu importe ce qui arrive à ce dernier. Il essaie de garder un ton poli, même s’il a envie de crier.
— Quelle direction ?
Steve fait un geste vague en direction de la vieille forêt et reprend parole, mais Jonathan ne l’écoute déjà plus. Il sent son corps se mettre en mouvement de manière mécanique avant qu’il n’ait pu y accorder une seconde pensée. Il n’a plus peur des éventuels monstres — imaginaires ou réels – qui pourraient se cacher dans les fourrés tandis qu’il court de toutes ses forces, slalomant entre les résineux avec un sentiment d’urgence qui lui prend les tripes. Pourquoi, ça doit toujours être Will ?
Les formes indistinctes de la végétation environnante ne forment qu’un vague kaléidoscope de nuances de vert sombre, dans la lumière blafarde de la lune qui perce entre les arbres. Il ne voit presque rien tandis qu’il dérape sur un amas de feuilles humides et manque de se prendre les pieds dans une racine, ne s’étalant pas sur le sol plus par chance que par équilibre. Il ne ralentit pas son pas et n’arrête sa course folle que lorsqu’il voit la lumière d’une lampe torche filtrant à travers un bosquet et aperçoit la silhouette longiligne de Robin Buckley -qui a une arbalète à demi pointée dans sa direction – se détacher d’une rangée de conifères. Il pile presque en arrivant dans la petite zone partiellement déboisée où le groupe a choisi de s’abriter dans l’attente des secours. Il suppose que c’était une bonne idée de s’éloigner de la route principale où ils avaient abandonné la voiture et de chercher un endroit où la futaie était moins dense et ne forme pas un enchevêtrement trop fourni pouvant dissimuler une éventuelle présence ennemie : ni trop exposé au danger, ni trop éloigné du point de rendez-vous. Il embrasse la scène du regard et est, un instant, happé contre son gré par les grands yeux bleu glacé de Nancy qui est agenouillée à même le sol de la forêt, Will étroitement serré entre ses bras.
Nancy.
Il peut encore entendre le mépris et la hargne dans sa voix lors de leur conversation de la veille.
« Alors, c’est ça, Jonathan Byers ? Tu es trop lâche pour assumer ce que tu veux alors, tu passes ton temps à fuir et à mentir à tout le monde ? Selon ta grande théorie, c’était moi qui allais devenir une minable comme ma mère avec une petite vie de merde de petite bourgeoise insipide ; finalement, c’est toi qui deviens exactement comme ton connard de père ! Après tout, un raté reste un raté. Tu t’es aussi mis à picoler ou c’est juste les joints ? »
Le choc qui avait envahi son propre visage, à la réalisation de ce qu’elle venait de lui dire, était flagrant. Il la connaissait assez pour savoir que les mots lancés avaient de loin dépassé sa pensée, mais ça ne changeait rien à la douleur, amère et fulgurante, qu’il avait ressentie. De tous les mots qu’elle aurait pu choisir de prononcer…
Il avait vu le regret et la honte fugitive dans ses yeux alors qu’elle ouvrait la bouche pour… quoi ? s’excuser ? Jonathan n’en serait jamais tout à fait sûr : il avait annihilé toute potentielle tentative d’excuse ou de réconciliation avant qu’elle ne puisse émerger ; lui aussi savait être cruel. Peu importe ce qu’elle aurait pu vouloir dire de plus, il ne pouvait pas l’entendre. Il avait essayé de la mettre plus bas que terre, puis avait tourné les talons et s’était enfui avant d'être entièrement consumé par la fureur. Il en avait fini.
Il avait suffisamment eu l’occasion dans son enfance de voir ce que ça donnait l’amour —soi-disant passionnel – se transformant doucement en mépris puis en haine pour refuser de continuer à s’engager sur ce terrain-là. Il n’allait pas jouer à ça, il en était incapable. C’était fini.
Dans des circonstances ordinaires, s’il avait eu le choix, il n’aurait pas fait face à Nancy avant des mois. S’il avait eu le choix, il n’aurait peut-être, de sa vie, plus jamais adressé la parole à Nancy Wheeler ou croisé son regard, mais les situations folles dans lesquelles ils étaient constamment blackboulés mettaient un frein à toute tentative de fuite visant à s’évaporer dans la nature pour ne pas avoir à gérer la situation. De toutes manières, dans des circonstances ordinaires, Nancy et lui n’auraient pas combattu des monstres, risqué leurs vies et sauvés leurs proches, côte à côte. Dans des circonstances ordinaires, ils n’auraient — en premier lieu – sans doute jamais été ensembles. Alors, même s’il avait dit que c’était fini, le voilà rendu à devoir regarder droit dans les yeux cette fille qu’il aime désespérément — qui maintenant le méprise, voire le hait – et à laquelle il a balancé les pires horreurs auxquelles il pouvait penser, moins de quarante-huit heures auparavant. La fille qu’il aime et qui serre entre ses bras son petit frère, visiblement en pleine crise d’angoisse. Et merde !
Il se jette sur le sol à côté d’eux, sur le tapis humide d’aiguilles de pins et de feuilles mortes boueuses, et Nancy lui transfère le corps de Will. Il regarde l’expression douloureuse de son frère et sent une vague de panique monter en lui et essayer de le grignoter tout entier. Les lèvres de Will sont bleutées et son visage est un masque de douleur, les paupières étroitement closes et des larmes barbouillant ses joues. Tout son corps est secoué de violents tremblements et son front luit d’une sueur malsaine. La fichue situation dans son entièreté rappelle un vieux souvenir à Jonathan. Un souvenir qu’il aurait préféré oublier, qui lui fait serrer les dents et qui lui remue désagréablement les entrailles. Il prend le pouls de Will : irrégulier et beaucoup trop rapide. Will n’a jamais été sujet aux crises d’angoisse ; de ce qu’il en sait, il n’y a eu qu’une seule autre occurrence ayant déclenché un état analogue. Putain de Lonnie. Mais ça ne peut pas être ça. Lonnie n’est pas là.
La question lui échappe avant qu’il ne puisse la retenir.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Ce qu’il s’est passé n’a pas, en soi, pas vraiment d’importance. La seule chose importante, c'est qu’il doit trouver un moyen de calmer Will. Il écoute néanmoins Nancy lui exposer doctement comment la situation a dérivé
— Ce n’est pas Vecna. Il fait une sorte de crise d’angoisse. Ça a commencé il y a bien un quart d’heure. Je l’ai giflé deux minutes après que ça ait démarré en croyant l’en faire sortir mais ça a juste eu l’air d’empirer les choses. Je crois qu’il est comme coincé dans un mauvais souvenir. Juste avant que ça démarre, il parlait de la fois où ton… votre père l’avait enfermé dans un placard.
Le ton de Nancy est parfaitement calme quand elle lui résume les événements, mais sa voix s’éraille un peu sur la dernière partie de sa phrase. Il a l’impression qu’elle a prononcé le mot « père » comme d’autres auraient craché une malédiction.
Salopard de Lonnie Byers. Près de huit ans après avoir quitté Hawkins, il parvient à faire des ravages à distance.
Jonathan se rappelait avec une effroyable netteté de la journée « du placard ». Il était rentré de la fête d’anniversaire de l’un de ses camarades de classe avec plus d’une heure de retard sur ce qu’il avait prévu et Will n’était nulle part en vue, sa mère toujours pas rentrée du travail et son père, exhalant le whisky par tous les pores, avachi à demi endormi dans l’un des fauteuils, ignorant complètement son existence. Il avait d’abord pensé que Will s’était planqué quelque part pour échapper à la présence nocive de leur père : plus la période de vache maigre persistait et plus son caractère se détériorait, proportionnellement à sa consommation d’alcool qui, elle, atteignait de nouveaux sommets. En quelques mois, Lonnie était passé de difficilement tolérable à exécrable.
Après une vingtaine de minutes de recherche infructueuse, il avait conclu que son frère n’était pas du tout dans la maison et s’était décidé à aller poser — presque à reculons – la question à Lonnie de s’il avait une idée d’où était parti Will. Grand bien lui en avait fait : son père plus vociférant et haineux que jamais, s’était levé d’un bond pour lui raconter toute l’affaire. Sans doute désireux d’avoir quelqu’un avec qui partager son indignation légitime. Il se souvenait de sa panique montante tandis qu’il comprenait confusément ce qu’il s’était passé mais ne parvenait pas à extorquer à son père la localisation de son frère. Lonnie qui ricanait, acerbe, disant qu’il avait juste « donné une leçon au petit pédé ». Plus les remarques cinglantes de Lonnie pleuvaient sans qu’il dévoile ce qu’il avait fait de Will et plus Jonathan se sentait terrorisé. C’était de sa faute. Il savait de quoi son père était capable ; jamais, il n’aurait dû laisser Will seul avec lui, même pour une heure.
Quand Lonnie lui avait finalement lancé la clef du placard, après de longues et houleuses minutes de négociation — et une gifle, une flopée d’injures et finalement une violente raclée- il avait couru jusqu’à l’armoire et y avait trouvé la forme recroquevillée de Will. Il ne bougeait plus du tout et était livide, Jonathan avait eu un instant d’effroi absolu où il avait cru être arrivé trop tard. Un instant où il avait cru que son frère était mort. Puis Jonathan avait entendu un souffle ténu échapper à l’enfant et avait finalement perçu les battements anarchiques de son cœur. La terreur avait reflué et il avait de nouveau pu respirer avec certitude immuable que son frère était en vie et que plus personne ne lui ferait de mal ; Jonathan ne savait pas à l’époque que l’univers s’acharnerait à blesser Will et que ce ne serait que l’une des nombreuses fois où il manquerait de le perdre définitivement.
— Merde… Ok… je vois. Il faut que… un instant. Il faut que je me calme. Restez tous silencieux, ça peut durer un moment.
La situation ne fait toujours pas beaucoup sens malgré la rapide explication de Nancy. Qu’est-ce qu’avait exactement pu dire Steve Harrington pour invoquer l’ombre grimaçante de Lonnie dans la tête de Will ? Il n’a pas le temps de penser à ça. Il serre son frère plus fort entre ses bras et essaie d’oublier sa peur, d’écraser sa colère et de remettre ses questions à plus tard. Il refrène toutes ses émotions, essayant de les refouler au plus profond de lui-même. Une vieille habitude qui lui revient assez facilement. Il doit impérativement rester calme tant que la crise n’est pas passée.
Il souffle, enlève son pull et le jette sur les genoux de Will, espérant vainement que ça suffise à le réchauffer un peu. Le sol sous eux est glacial, mais il enregistre à peine la sensation, il déboutonne sa chemise et focalise son attention sur une image apaisante dans sa tête, tentant de contrôler sa respiration et de faire recouvrer un rythme normal à son propre cœur agité. C’est bien plus facile maintenant que lorsqu’il avait douze ans, était dans un état de panique complet et ne savait absolument pas ce qu’il faisait. Il presse l’une des mains froides et tremblantes de Will contre sa poitrine et se met à compter.
1 - 2 - 3 - 4 – 5
Les minutes défilent toujours la même litanie. Comme un mantra encore et encore. Le visage de Will est toujours chiffonné par la douleur mais en l’examinant attentivement, Jonathan a l’impression qu’un peu plus d’air commence à passer la barrière de ses lèvres et que ses paupières papillonnent légèrement, moins étroitement fermées. Au final, rien de dramatique n’est arrivé, Will va s’en sortir, il l’a déjà fait. Il est dans ses bras, en sécurité, tout va s’arranger.
— Allez Will, c’est bon, je suis là. Tu es en sécurité, tout va bien.
Il prononce les mots presque autant pour lui que pour Will. Lui faire des promesses de sécurité en ce moment, lui permet de rester calme. Aucun danger rôdant ne l’atteindra lorsqu’il aura ouvert les yeux, Jonathan s’en assurera. Toute la manœuvre consistant à faire respirer correctement Will est un peu plus complexe que ce qu’il avait en mémoire ; c’est un peu plus compliqué mais tout aussi effrayant que de jouer à Dr Maboul avec une pince à épiler pour retirer Larry le playmobil qui s’était trop profondément enfoncé dans une narine et semblait vouloir remonter jusque dans le crâne d’un gamin de six ans. Il se demande — pas pour la première fois- à quel point les dégâts occasionnés par Lonnie dans leur enfance sont graves et combien d’années, ils vont affecter son frère de cette manière. Il se rappelle les larmes qui maculaient le visage couvert de maquillage séché, grotesquement étalé, et les excuses pitoyables qui étaient sorties en flots ininterrompus de la bouche de Will quand il était enfin revenu à lui. Quelque part, c’était la faute de Jonathan : il aurait dû empêcher que la situation dégénère à ce point.
— Personne ne va te faire du mal. Il n’y a aucun problème, tu vas bien. Essaye de respirer
Personne n’aurait jamais dû lui faire de mal. Il aurait dû le protéger. Jonathan continue de compter de un à cinq, entre deux phrases d’encouragement, et il essaie de lutter contre une violente culpabilité depuis longtemps enfouie et niée. Ça ne sert à rien de réécrire l’histoire maintenant et de s’interroger sur ce qu’il aurait pu faire différemment pour empêcher son père de se comporter comme un salaud avec Will et de causer des dommages irréparables. Il sent la main de Will bouger légèrement contre son cœur et s’accroche à la sensation pour ne pas perdre pied et conserver son flegme.
Il n’aimait pas se souvenir des deux dernières années ayant précédé le départ d’Hawkins de Lonnie, en particulier les cinq mois consécutifs de chômage juste avant qu’il ne quitte le domicile. Lonnie, profitant des absences prolongées de leur mère pour arpenter le salon de long en large, ivre et fulminant, humiliant ses enfants pour se décharger d’un peu de la frustration qu’il éprouvait pour une vie qu’il avait en horreur. Jonathan se sentait étrangement détaché dans ces moments-là. Presque apathique, tout glissant sur lui. Comme en suspension quelque part au sein de son propre espace temps, caché dans un recoin de son esprit. Il se retranchait derrière des murs d’indifférence, se retirant émotionnellement de la situation dès son père commençait à les agonir d’insultes. Il se sentait terriblement impuissant dans ces moments-là, incapable de riposter parce qu’il avait la certitude que tout ce qu’il pourrait dire ou faire ne ferait qu'empirer les choses. Il se persuadait qu’il valait mieux se taire et endurer la tempête en priant pour qu'elle se termine rapidement plutôt que d'aggraver la situation en essayant de se défendre d’une quelconque manière. La part la moins languide de Jonathan voulait désespérément répliquer, quitte à exploser de rage, il ne la laissait jamais gagner. Il avait toujours la sensation floue et nauséeuse que s’il s’abandonnait à sa colère, il ne pourrait plus s’arrêter.
Pourtant, il savait le mal que les injures faisaient à Will — peu importe à quel point elles étaient idiotes – et il voyait le petit garçon joyeux et confiant qu’il avait été jusqu’à ses six ans disparaître progressivement ; et ça, c’était insupportable. Parfois, quand ça devenait trop mauvais, il essayait de détourner l’attention — juste un peu – de Will et luttait contre sa peur larvée et son propre instinct de préservation pour s’opposer à son père, au moins en paroles. Ça ne se finissait jamais bien pour lui, mais il avait appris à le supporter. À l’époque, il avait cru que, peut-être, c’était suffisant ; qu’essuyer les coups et le pire des invectives à la place de son frère était tout ce qu’il pouvait faire. Maintenant, il le remet en cause, ça n’avait certainement pas été suffisant. Il ne l’avait pas protégé autant qu’il aurait dû ; il aurait fallu gérer les choses autrement, le dire à quelqu’un avant que Will ne soit vraiment blessé.
Mais il doit arrêter de ressasser, il n’a pas le temps pour ça. Il compte de nouveau de un à cinq et il sent le corps de son frère se tendre contre le sien et reprendre vie. Will prend une profonde inspiration, haletante, ouvre de grands yeux larmoyants et regarde droit dans les siens. C’est tout ce dont Jonathan a besoin pour se forcer à sourire. Le pire de la crise semble passer. Il caresse doucement les mèches humides perdues sur son front d’une main et serre légèrement la main de Will, qu’il tient toujours pressée contre sa poitrine, de l’autre : il sent ses doigts serrer les siens en retour et une vague de soulagement le traverse. C’est terminé. Son frère va bien.
— C’est bon, mon pote, tout va bien. Je te tiens. Tout va bien. Continue comme ça.
Will regarde partout autour de lui avec un air perdu. Toute la honte contenue dans ses yeux, lorsqu’il réalise finalement la situation dans laquelle il se trouve, transperce Jonathan. C’est la même honte déchirante qu’il y a près de huit ans et ça, plus que tout le reste, lui brise le cœur. Il le sent s’agiter et tenter d’échapper à son étreinte pour se relever. Il l’en empêche de justesse.
— Je suis désolé… désolé… je…
Il se souvient parfaitement de la faible litanie brisée de « je suis désolé » et des promesses écœurantes l’accompagnant qui étaient sorties de la bouche d’un Will presque hystérique après qu’il ait émergé de sa première crise d’angoisse.
«Je suis désolé…. Je suis vraiment désolé, Jonathan… je voulais pas faire ça… je vais changer…. Je promets d’être normal… je suis désolé… je suis désolé… s’il te plaît, ne me déteste pas.»
Comme si être lui-même était un crime ; comme s’il avait besoin de changer ; comme s’il était autre chose que parfait ; comme s’il y avait quoi que ce soit au monde qui pourrait faire que Jonathan le déteste. Il avait cru, au fil des années, avoir réussi à trouver les bons mots pour faire comprendre que tout ce qu’avait dit Lonnie était absurde et que Will ne devait pas y croire une minute. Peut-être avait-il été plus sibyllin et moins direct qu’il ne l’aurait dû. Il avait sans doute fait du plus mauvais travail que ce qu’il avait pensé ; sans quoi il n’y aurait pas eu un tel soulagement et une émotion si brute dans les yeux de Will lors de leur discussion du mois dernier à la pizzeria.
Au moins, cette fois, il était sûr qu’ils s’étaient compris.
— N’essaie pas de parler. Tu n’as rien fait de mal. Ne bouge pas et continue à respirer lentement.
Et Will le fait, s’ancrant dans son contact, il s’agrippe à sa main et se calme, reprenant progressivement une respiration moins chaotique ; Jonathan aide son frère à se relever et refoule durement les larmes qui lui brûlent les yeux tandis qu’il le serre contre lui et sent les sanglots presque silencieux qui secouent le corps mince et nerveux. Même maintenant que Will a commencé à le dépasser en taille, il ne peut s’empêcher de le voir encore comme le petit garçon frêle qu’il a été. Il se rappellerait toujours le sourire lumineux de sa mère, juste après son accouchement, quand elle avait déposé avec toute la précaution du monde un nourrisson emmailloté dans le creux de ses bras. La drôle de sensation qu’il avait éprouvée tandis qu’il réceptionnait le petit paquet – vivant et remuant – contre lui. Il se souvenait à quel point cette étrange créature aux grands yeux écarquillés lui avait paru fragile et à quel point il avait eu peur de faire un mouvement brusque et de lui faire mal ou de l’effrayer. Mais la petite chose baveuse, avait juste froncé le nez et s’était endormie sur lui avec confiance et bonheur alors qu’il la regardait d’un air incertain. Et Jonathan s’était senti plus heureux qu’il ne l’avait jamais été à l’époque et avait hoché la tête avec conviction et empressement lorsque sa mère – toujours radieuse et des larmes plein les yeux – lui avait dit qu’il devait en « prendre soin ». Et il avait essayé d’en prendre soin ; il continuait à le faire, même s’il n’était pas très doué pour ça. Quinze ans ans après, le sentiment qu’il avait éprouvé lorsqu’il avait rencontré son frère n’avait pas changé : Will serait toujours la personne la plus importante au monde pour lui, celle qu’il s’était promis à lui-même de protéger envers et contre tout.
— Voilà, comme ça. C’est parfait. Prends ton temps. Tout va s’arranger, je te le promets.
Will refait suffisamment surface pour se tenir debout sans trop chanceler et lui affirme qu’il est assez bien pour bouger. Il entend Erica s’impatienter en arrière-fond et il se dit que la petite n’a pas tout à fait tort : la zone est dangereuse et ils vont tous attraper froid s’ils continuent à rester statiques. Il fait une remarque à la cantonade sur les températures et le fait que Will et Nancy vont attraper la mort. Il n’arrive pas à réprimer un mouvement de recul quand Nancy tend la main pour caresser son bras.
— Tu es aussi trempé que nous et tu es en chemisette alors qu’il doit faire dans les 8°, c’est toi qui vas attraper la mort si personne ne prend soin de toi.
Le contact le brûle presque et son cœur fait un sursaut. Il avait pensé que tout était fini entre eux et qu’elle ne voulait plus rien avoir à faire avec lui, qu’il ne voulait plus rien avoir à faire avec elle, que c’était ce qu’ils désiraient tous les deux. Il ne peut pas s’empêcher de le remettre en cause au moindre geste esquissé de sa part, son estomac noué tandis qu’elle le regarde avec une émotion indéfinissable dans les yeux. Il se targue souvent de comprendre les gens et de pouvoir les cerner grâce à son côté observateur, c’est moins vrai pour Nancy : elle ne cesse jamais de le surprendre et de déjouer toutes ses attentes depuis qu’elle lui ait tombé dessus, avec une photo rafistolée et des théories folles plein la bouche, dans une maison funéraire trois ans plus tôt.
« Exactement comme ton connard de père. »
Il lui sourit mais a une boule coincée au fond de la gorge. Comme lorsqu’ils se sont fait virer du Hawkins Post et ont presque rompu, il a l’impression que c’est voué à l’échec, qu’ils atteindront, à un moment ou l’autre, leur point de buter et qu’ils ne pourront que continuer à se faire souffrir au fil du temps. Pourtant, il ne peut pas s’empêcher de lui saisir la main et de s’accrocher à l’espoir insensé que tout se finisse bien pour eux. Mais alors même qu’il le fait, son côté pragmatique lui souffle qu’il est beaucoup trop dramatique avec ça et que c’est stupide. Combien de gens rencontrent l’amour de leur vie à seize ans ? Ou à treize ? L’image de Lucas dépérissant au chevet de Max Mayfield lui traverse brusquement l’esprit.
Ça ne fonctionnera pas, il le sait, mais il entrelace leurs doigts, en profitant tant que ça dure et essayant de l’inciter au mouvement.
— Oui, tu as raison, comme toujours. Allons-y
Elle ne bouge pas d’un iota, le fixant avec la détermination mortelle et inébranlable de quelqu’un qui s’apprête à affronter un dragon. Nul doute qu’elle va le terrasser.
— Non. Tu as tort… J’ai complètement, absolument et outrageusement tort parfois. Il m’arrive de dire et de faire des choses stupides. Parfois.
L’intensité de son regard tandis qu’elle prononce ces mots en attente d’une réaction de sa part le frappe de plein fouet. C’est la même intensité que lorsqu’elle a ouvert la porte de la chambre d’ami de chez Murray et qu’il se tenait derrière, le cœur au bord des lèvres, aussi nerveux à l’idée de franchir la distance entre eux que s’il avait de nouveau dû faire face à une menace surnaturelle. Son cœur bat subitement la chamade et il sent les coins de sa bouche se relever de leur propre volonté. Le sourire qu’elle lui adresse en retour est éblouissant. Pour la première fois depuis des mois, Jonathan ressent l’envie d’avoir son appareil photo sur lui pour pouvoir capturer l’expression sur un visage.
Peut-être qu’on peut rencontrer l’amour de sa vie à seize ans. Peut-être que ce n’est pas si stupide de s'accrocher à l'espoir que ça puisse fonctionner.
Ils se mettent en route vers le van dans un silence pesant, Will, encore un peu sonné, marchant d’un pas mal assuré entre lui et Nancy. Jonathan est heureux de voir la masse imposante et jaune sale du Surfer Boy apparaître entre les arbres. Il est plus harassé que jamais — malgré la réconciliation tacite entre lui et Nancy qui lui enlève l’énorme poids qu’il n’avait pas réalisé avoir sur les épaules – et il n’a qu’une envie, rentrer chez lui et dormir. Pourtant, il a toujours une foule de questions à poser et une mise au point, sans doute désagréable, à faire. Il joue dans sa tête avec la possibilité d’abandonner l’idée mais s’admoneste lui-même pour sa propre lâcheté. Il soupire intérieurement, les nerfs à vifs à la perspective de ce qui va suivre : s’il y a une chose qu’il déteste, ce sont les confrontations. Il a toujours largement préféré faire le dos rond que d’aller volontairement au conflit ; mais cette fois, il ne peut pas reculer. Ce n’est pas à propos de lui mais à propos de Will et, pour Will, il est certainement capable de se battre. Il se penche vers Nancy pour lui donner les clefs et murmurer à son oreille.
— Je dois parler d’un truc avec Steve, ça ne prendra que quelques minutes. Garde un œil sur Will pour moi, s’il te plaît.
Elle le fixe d’un air déconcerté, parfaitement interloquée par sa requête — sans doute surprise qu’il estime que c’est le bon moment pour avoir une discussion avec un type qu’il méprise et avec lequel il n’a pas dû échanger plus de cinq phrases en trois ans – mais hoche finalement la tête en fronçant les sourcils.
Il soutient toujours un Will chancelant et s’apprête à l’aider à s’installer dans le camion : il est toujours pâle comme un linge mais il lui adresse un sourire fatigué qui atteint un peu ses yeux. Son expression est triste et suinte la reconnaissance ; c’est tout ce qu’il faut à Jonathan pour raffermir sa résolution, se forcer à aller au bout de son projet et à partir au combat. Il se tourne vers Steve et le stoppe au vol avant qu’il ne puisse pénétrer l’habitacle du van.
— Attends, ne monte pas. J’aide Will à s' installer et je redescends, j’ai besoin de te parler. Ça ne durera que quelques minutes.
Il sort du Surfer Boy en claquant la porte et baisse les yeux, évitant le regard de l’ex-petit ami de Nancy. Il se dirige résolument vers un bosquet de pins à quelques centaines de mètres de l’arrière de la fourgonnette et essaie d’empêcher ses mains de trembler tandis que la colère, qui l’avait brièvement piqué quand Steve avait annoncé avoir bouleversé Will, se lève de nouveau. Ses entrailles sont en ébullition et il serre involontairement les dents.
Rien ne bon ne sortira d’une confrontation mais peu importe les motifs d’Harrington, Jonathan doit s’assurer qu’il ne malmènera plus jamais son frère. Ses poings se crispent et sa colère se transforme insidieusement en rage tandis qu’il envisage le genre de mots qu’a pu prononcer Steve pour déclencher la crise. Tout le monde prétend que le type a changé mais…
« J’ai toujours cru que tu étais une pédale, mais tu es juste un déchet, comme ton père. »
Putain de connard.
— Écoute mec, qu’est-ce que tu…
Jonathan pouvait encore se souvenir de la rage complète qui s’était emparée de lui quand ils s’étaient battus dans la ruelle derrière le cinéma, des années auparavant. La fureur débridée, les voix assourdies des spectateurs, la satisfaction malsaine à la sensation du visage habituellement suffisant et arrogant éclatant sous ses coups ; l’impression abrupte de ne plus pouvoir cesser de frapper avant que l’autre ne soit réduit à un amas de chairs sanguinolentes. Le ricanement grinçant et la voix moqueuse de Lonnie remplissant sa tête.
« Enfin prêt à te comporter en homme, mon garçon ? »
Jamais, Jonathan n’avait aussi peur de lui-même qu’en repensant à l’incident. À part peut-être la veille, quand il s’était confusément demandé à quel point il ressemblait réellement à son père alors qu’il insultait Nancy en faisant de grands gestes et la voyait finalement reculer, presque effrayée. Il y avait de très bonnes raisons au fait qu’il lutte pour ne jamais se laisser submerger par la haine. Tapie derrière sa fureur, il lui semblait toujours que c’était l’ombre de son père qui planait.
Même aujourd’hui, il ne veut pas perdre son calme mais, comme d’habitude, il n’y a pas réellement d’entre deux dans l’expression de sa colère : soit il étouffe soigneusement toute trace d’agressivité — quitte à ce qu’elle le ronge – et se dégonfle ; soit il se laisse consumer par sa hargne — quitte à faire ou dire n’importe quoi et à attaquer de manière aveugle.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ? Qu’est-ce que tu as dit à Will pour déclencher ça ?!
Il a du mal à contrôler sa voix et se retient difficilement de se jeter sur Steve, une sensation âcre au fond de la gorge et le corps entier sous tension. L’adrénaline qui envahit son système, l’incite à ne même pas attendre une réponse et à frapper l’autre homme, tandis que son cœur s’accélère.
Heureusement, quelque chose dans le regard incrédule l’arrête avant qu’il n’esquisse un geste. C’est pratique que les émotions du type soient inscrites en toutes lettres sur son visage : il passe en quelques instants de l’incrédulité, à la compréhension en passant par l’offense et l’appréhension. Quelque chose n’a définitivement pas de sens dans la situation et Jonathan sent sa colère retomber à un niveau gérable avant même que Steve ne se lance dans ses explications, les mains levées dans un geste à demi défensif.
— Ça n’a rien à voir avec ça ! Ce n’est pas du tout ce à quoi tu penses… merde, je sais que j’étais con quand on était plus jeunes mais je n’aurais jamais volontairement dit un truc pour blesser Will ! Je n’ai même rien dit sur lui…. C’est toi dont je parlais.
Les explications n’ont toujours aucun de sens.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ? En quoi, ça a un rapport avec moi ?
Steve secoue la tête, l’air moitié coupable, moitié incertain.
— Écoute, c’est un peu dur à expliquer… J’ai dit que tu n’étais pas fiable en ce moment. C’était stupide de ma part mais, sans vouloir t’offenser, t’as l’air complètement à l’ouest depuis ton retour à Hawkins. J’ai dit qu’on ferait mieux d’appeler Dustin pour avoir de l’aide. Désolé pour ça.
Jonathan fronce profondément les sourcils, moins énervé mais plus perplexe que jamais. Il est à peine offusqué par la remarque sur son manque de fiabilité. Il aurait du mal à prétendre ne pas avoir été à côté de la plaque ces dernières semaines : l’ambiance mortifère enveloppant Hawkins le rendait morose et angoissé, en état d’alerte permanent et — sans palmier violet pour se calmer les nerfs – il était incapable de dormir un jour sur deux. Ça conjugué au conflit latent qui couvait entre lui et Nancy depuis son arrivée de Lenora, et il devait paraître plus étrange, renfermé et perdu dans ses pensées que jamais. Reste que sa non-fiabilité, réelle ou supposée, n’expliquait en rien le problème de Will et du « placard ».
— Je ne comprends pas… en quoi tout ça a le moindre rapport avec la crise de Will ?
Steve hausse les épaules et ouvre les mains dans un geste d’impuissance. C’est certainement dur d’expliquer le phénomène à quelqu’un n’ayant pas assisté à la scène.
— Le fait que je dise que tu n’étais pas un mec fiable, ça a vraiment mis ton frère en rogne. C’est dur à expliquer mais je pense qu’il a voulu nous faire comprendre que tu étais un mec génial en nous donnant des exemples concrets et… Disons, qu’il a un peu parlé de votre enfance et qu’il s’est retrouvé coincé dans de vieux souvenirs merdiques. Il a parlé du genre de conneries que disait et faisait votre père. Du truc du placard et… plus il parlait, moins il arrivait à respirer.
C’est finalement une explication plus claire et concise que ce à quoi il s’attendait. Jonathan ferme les yeux et passe nerveusement les mains sur son visage pour essuyer toute trace d’humidité qui se serait accumulée au coin de ses paupières. Il n’est certainement pas sur le point de se mettre à pleurer en face de Steve Harrington, mais le résumé de l’incident lui serre inconfortablement la poitrine. Et lui donne envie de courir vers le van pour de nouveau serrer son frère dans ses bras.
— D’accord.
Il parvient à trouver sa voix pour commenter laconiquement l’explication et amorce un geste pour s’éloigner, mais l’autre garçon lui attrape le bras pour le retenir.
— D’accord ? Tu plaisantes, Byers ? Ce qu’a dit Will, c’est…
Jonathan se dégage sèchement et a un mouvement de recul ; il ne manque pas de remarquer l’inquiétude qui brille dans les yeux de Steve à son geste et sent un cuisant sentiment d’humiliation s’insinuer. En règle générale, il se fiche de ce qu’on pense de lui mais, qu’Harrington entre tous, ait apparemment entendu assez d’éléments sordides sur son enfance pour le prendre en pitié, pique violemment sa fierté.
— C’est de l’histoire ancienne et ça ne te regarde pas.
Steve le fixe étrangement mais hoche la tête. Quelques instants d’un silence inconfortable flottant entre eux, Steve y met fin en ouvrant la bouche avec une expression déterminée.
— D’accord, tu as raison. Écoute, je sais qu’on a jamais vraiment parlé mais ça fait un moment que j’y réfléchis ; il y a un tas de trucs que je regrette sur la manière dont les choses se sont passées entre nous ces dernières années. Je pense qu’on devrait vraiment avoir une discussion franche.
Jonathan soupire et essaie de se dérober : il n’est pas doué pour discuter et il n’a aucune envie de s’essayer à l’exercice avec Steve Harrington.
— Une discussion sur quoi ?
— Sur ce que je t’ai dit la fois où on s’est battus, sur les photos que tu avais prises à la fête, sur la manière dont je me comportais quand j’étais encore au lycée… sur Nancy. Sur tout.
Oui. Peut-être est-il temps qu’ils aient une discussion mais ça ne paraît vraiment pas être le meilleur endroit ni le meilleur moment pour le faire. Pourtant, Jonathan ne peut pas simplement refuser la main tendue. Alors, il écoute Steve quelques minutes. Et parle un peu. Ils concluent qu’ils ne peuvent pas régler leurs différends en un soir alors que quatre personnes — certainement à bout de nerfs – les attendent dans le Surfer Boy ; ils remettent d’un commun accord la suite de la conversation à plus tard tandis qu’ils montent dans le van avec encore un tas de non-dits suspendus dans l’air ambiant.
Jonathan adresse de vagues excuses pour l’attente — et un regard contrit en direction de la petite Sinclair qui étouffe un grognement depuis le siège passager avant – et s’installe à côté de Will, qui était presque collé à Buckley à son arrivée dans le véhicule. Il se demande ce qu’il a raté durant son absence lorsqu’il voit son frère et Robin échanger un bref sourire empreint d’une curieuse forme de camaraderie. Peu importe ce qu’il s’est passé entre eux, Will semble un peu moins accablé ; Jonathan en ressent un intense soulagement et remercie intérieurement la fille pour ça.
Malgré les circonstances tortueuses qui les ont menés à cette soirée riche en mélodrames Jonathan se sent étrangement moins moralement épuisé et plus optimiste que depuis des mois : en dépit de tout, son frère va aller bien, il en a la certitude Peut-être qu’il avait simplement besoin de vider son sac pour avancer ; la situation entre lui et Nancy paraît pouvoir s’éclaircir maintenant qu’ils ont partiellement crevé l’abcès ; même ses relations avec Steve Harrington paraissent susceptibles de connaître une sorte d’accalmie. Et, ils finiront bien par gérer toute la fichue situation entourant le Monde à l’envers et — comme d’habitude et contre toute attente – ils s’en sortiront.
Il se renfonce dans son siège, croise le regard interrogateur de Nancy dans le rétroviseur et lui sourit pour lui faire savoir qu’il va bien. Quand il sent la forme de Will tomber contre lui, à demi assoupie, il ferme lui-même yeux et s’abandonne à un sommeil pour une fois serein. Jonathan passe peut-être son temps à avoir envie de fuir, mais si Nancy et Will le lui demandent, il restera et se battra à leurs côtés jusqu’à la fin des temps*.
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Notes : voilà, voilà, cette histoire est presque arrivée à son terme. Je devrais — normalement- juste écrire un petit épilogue du point de vue d'Erica (histoire que tous les protagonistes présents aient eu droit à leur tour de piste :p) mais je préviens que ce sera court et que le ton sera beaucoup plus léger que le reste de l’ensemble de la fic.
I'll be here until the end of time*– Clash, Should I stay or should I go ?