L'irresponsable

Chapitre 6 : La réapparition de Will Byers

Chapitre final

8288 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/12/2024 20:06

Avant-propos : comme promis il s'agit d'un court épilogue rédigé sur un ton léger et… absolument pas. Je savais que j'allais ramer pour écrire un épilogue focalisé sur le personnages de Erica, mais je ne pensais pas bloquer si longtemps ^^" Finalement à force de brasses coulées et de nombreux mois après la publication du cinquième chapitre, voilà le point final de cette histoire, avec ce long chapitre consacré à Erica Sinclair. Bonne lecture ! ;)

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Erica Sinclair n'a peur de rien. Elle se le répète comme un mantra tandis que Will Byers explose de colère et se met à hausser le ton en plein milieu de la, normalement silencieuse, mais lugubre forêt de Hawkins ; alors que, n’importe quelle créature de cauchemar, pourrait – attirée par cette agitation indue – leur tomber dessus d’un moment à l’autre. Erica observe, circonspecte, Zombie boy être progressivement envahi par la colère. C’est comme assister à un accident de voiture au ralenti : la baudruche remplie d’air a été aiguillonnée au mauvais moment, maintenant, elle éclate en déversant tout ce qui était accumulé en elle depuis des semaines – voire des années – dans un grand bruit chuintant.


Erica ne sait pas exactement quand la patience de Will avait atteint sa limite, mais elle avait senti sa hargne monter en flèche après la première remarque indélicate de Robin. Elle avait pu voir son regard changer, ses yeux se remplissant d’une colère brûlante, avant même qu’il n’ouvre la bouche pour se mettre à admonester Steve, tout en tremblant comme une feuille. Le garçon est à cran, comme tout ce qui reste de leur groupe de « Saveurs du Monde », depuis l’ouverture des failles. L’ambiance à Hawkins est presque irrespirable : le manque de signe de vie de Vecna depuis le combat de ce dernier contre Onze n’améliore pas le climat. Au contraire, l’anticipation anxieuse d’une catastrophe imminente, leur met les nerfs à vif. Ils sont tous sur le point de dérailler.


Alors qu’elle n’avait pas encore douze ans, Erica avait vécu des choses qui auraient pu filer des cauchemars à des vétérans de guerre aguerris : elle se rappelait le bruit des sanglots hystériques de Robin pendant Steve Harrington se faisait torturer par les vermines communistes ; elle se souvenait Jonathan Byers farfouillant dans la jambe d’Elfe alors que celle-ci se tordait de douleur, elle avait encore, gravé dans un coin de son cerveau, lui collant à la rétine, l’image de la chose répugnante que l’étrange fille avait elle-même réussi à extraire de son corps avec ses pouvoirs tout en hurlant à la mort. Et, moins d’un mois auparavant, d’un type faisant trois têtes de plus qu’elle qui l’avait plaquée au sol pendant que le roi du lycée traquait son frère avec la visible intention de le tuer. Ses vertèbres s’en rappelaient.


Mais ce n’était rien, ça. Juste quelques dommages physiques : des pansements, un peu de repos et plus rien ne paraissait ! Et de menues séquelles psychologiques. Ils traiteraient ça un autre jour, quand ils auraient le temps, à un moment propice entre deux vagues de calamités. Quand leur réalité ne semblerait plus sur le point de s’effondrer.


L’année de la disparition de Will Byers, elle n’avait pas été impliquée dans tous les démêlés qu’avaient subis son frère et sa bande. Elle avait été tenue dans une ignorance heureuse : elle avait sept ans, elle jouait à la poupée, dessinait des licornes et des arcs-en-ciel et tressait les cheveux de ses amies. La mort était un concept, on ne peut plus flou à ses yeux. Elle avait juste été rudement touchée par l’ambiance pesante s’étant abattue sur le domicile familial à l’annonce de la mort de Will Byers : son frère, ce casse-pied insensible qu’Erica n’avait jamais vu verser une larme, avait sangloté durant ce qui avait paru des heures dans le giron maternel, incapable de se calmer. Les larmes de Lucas l’avaient paniquée au-delà de toute mesure : les garçons ne pleuraient pas, les grands frères étaient forts, ils ne s’effondraient pas dans les bras de leurs mères parce qu’un de leurs copains était parti et allait être enterré. Mais où était parti Will Byers ? Et qu’est-ce que c’était que ça « être enterré » ?



Erica n’avait pas vraiment compris. Son père avait essayé de lui expliquer pendant que sa mère réconfortait Lucas, mais les tentatives d’éclaircissement lui paraissaient la chose la plus lointaine et étrange qu’elle ait entendue. Elle avait finalement saisi que l’ami de son frère ne reviendrait pas. Son père avait usé d’un charmant euphémisme : « il ne fait plus partie de ce monde ». Erica avait saisi que c’était définitif et que pour lui rendre hommage et qu’il entende les prières de sa famille et de ses amis depuis le Ciel, il allait falloir qu’ils se rendent tous à son enterrement. Erica avait insisté pour savoir ce que voulait dire le mot et son père s’était alors décidé à être moins abscons ; lui expliquant avec une mine triste, mais une voix pleine de réconfort, que l’enterrement, c'était une sorte de fête qu’on faisait quand quelqu’un était mort – Erica savait ce qu’était la mort à sept ans, même si elle ne mettait pas grand-chose derrière la notion – et qu’on prenait le corps de la personne, le mettait dans une grande boîte et plaçait la boîte dans la terre et posait une pierre avec une croix dessus.


Erica, même si elle n’avait pas compris le sens de l’explication en avait perçu l’essentiel : Will Byers était mort, on allait le mettre dans une boite, creuser un trou dans la terre et jeter la boite dedans ; c’était la raison pour laquelle son grand frère pleurait. Alors, Erica s’était mise à pleurer encore plus fort que Lucas, sanglotant de manière éperdue sous le regard paniqué de son père. Parce qu’un monde dans lequel les petits garçons qui disparaissaient ne revenaient jamais et étaient mis dans des boites destinées à rester sous terre lors de fêtes où on envoyait des prières dans le Ciel, était un monde résolument absurde et terrifiant. Est-ce qu’on souffrait beaucoup quand on était mort ? Erica n’en était pas sûre, mais, à l’époque, elle était persuadée que cela devrait être plus effrayant que tout d’être coincé, seul sous terre.


Erica ne se souvenait plus du pourquoi du comment, mais elle avait fini sa crise de larmes entre les bras de Lucas – qui avait finalement arrêté de pleurer – mais ne semblait toujours pas tout à fait lui-même, une ombre sur le visage et les yeux rouges. Et, même si déjà à l’époque, elle commençait à répugner à lui faire des câlins, elle s’était désespéramment accrochée à lui : si les enfants qui disparaissaient pouvaient « mourir », elle allait garder son grand frère là où elle pouvait le voir. Il n’était pas question que lui aussi finisse dans une boite. Deux jours plus tard, elle était un peu remise de ses émotions et elle avait finalement assisté à l’enterrement de Will Byers, avec en tête la notion que la mort était une chose grave et définitive.


C’était le tout premier enterrement auquel Erica assistait. Personne dans sa famille proche n’était mort depuis l’année 78. Quand la grand-tante Edna était passé de vie à trépas, elle était à peine plus qu’un bébé braillard ; on l’avait tenu à l’écart de la commémoration. Quand ses parents l’avaient prévenue que quelque chose de grave était arrivé au moins bruyant des meilleurs amis – le garçon gentil et discret avec la drôle de coupe au bol – de son frère et que son père avait péniblement réussi à rattacher l’étrange et glauque concept d’enterrement à celui encore plus indéfini, mais inquiétant de mort, elle avait – après le choc et la crise de pleurs – pensé que ce n’était vraiment pas juste. Pourquoi ce garçon et pourquoi dans sa ville ? En principe, mourir c’était une activité que pratiquaient les très vieilles personnes et ceux ayant de très graves maladies ; comment Will Byers avait-il réussi à mourir en « se perdant » ? Les gens à l’enterrement étaient bizarres : la plupart semblaient tristes et l’ambiance était morose, mais son frère et ses amis avaient l’air de ne pas tenir en place – elle avait vu Dustin avoir le toupet de faire une blague – la mère de Will était agitée de tics et regardait le cercueil d’un air étrange – presque en colère – mais tremblait et avait l’air d’être sur le point de s’évanouir. Erica s’était demandé si sa propre mère aurait eu l’air aussi folle, si c’était elle qui avait « disparu » et dont on avait été en train de célébrer l’enterrement.


Pourtant, tout avait été faux : Will était réapparu quelques jours plus tard, pâle, maladif, épuisé, mais bien vivant ; le miraculé d’Hawkins. Son grand-frère était redevenu égal à lui-même, borné, ennuyeux, irritant mais plein de joie d’allant. Les enfants ne mourraient pas, c’était comme dans les dessins animés et les bons films : à la fin, ça se finissait bien pour les enfants. La mort, c’était une sombre histoire, mais ça ne concernait que les personnes très âgées et malades. Il n’y avait pas de quoi avoir peur.


Et ça avait toujours été comme ça par la suite : elle avait joué les risque-tout, prétendant que rien de mauvais ne pouvait arriver. Quand Erica avait été recrutée pour faire partie de la Troupe Scoop pour une inquiétante affaire de complot soviétique ; elle avait juste pensé qu’il s’agissait d’un jeu bizarre – une sorte de partie de jeu de rôle grandeur nature, même si à l’époque, elle ne savait pas encore aimer ce type d’absurdités – d’ados tarés, s’amusant à se faire peur. Un peu, comme lorsque, avec ses copines de premier degré, elles s’étaient persuadées que la vieille maison abandonnée au Nord de Laundry Street était hantée : un soir en revenant de l’école, elles y étaient entrées illégalement en passant par une fenêtre pour faire mine de « vérifier » si des forces obscures y étaient tapies. Elles étaient ressorties au bout de trois minutes, criant et riant à moitié après avoir entendu un craquement du bois vermoulu dont été faite la bâtisse désaffectée. Erica n’avait pas hésité à s’impliquer dans les ennuis – en échange d’un approvisionnement à vie en crèmes glacées, quelle blague ! — Malgré les tentatives de mise en garder de Steve et Dustin pour lui expliquer que l’affaire était très sérieuse.


Et Erica n’avait pas été vraiment inquiète ou bouleversée, même quand il s’était avéré que ce n’était du tout un jeu. Même quand le liquide verdâtre qu’elle avait eu l’intention de boire, sur un coup de tête, s’était avéré être une substance hautement mortelle, elle n’avait pas cillé. Chausse-trappe évitée de peu, mais évitée tout de même. Même quand Steve était ressorti, le visage en sang, avec une Robin complètement droguée en remorque, de sa rencontre avec les Russes infiltrés dans le centre commercial, elle ne s’était pas laissée gagner par la peur. Plus de mal que de peur. Même lorsque Byers avait quasiment torturé Elfe en essayant de l’aider à extraire un truc de sa jambe. Même quand une sorte de parasite immonde avait rampé hors de la plaie de la fille et avait été écrasé par le chef Hopper. Même quand, revenant de son expédition avec Dustin, elle avait appris que Bill Hargrove et Hopper ne s’en étaient « pas sorti » – un autre charmant euphémisme pour parler de la mort – elle n’avait pas eu peur et elle n’avait pas versé de larmes. C'était triste à dire, mais Hargrove était presque adulte, qui plus est, c'était apparemment un dégénéré raciste dont son frère lui avait dit de se méfier ; Hopper était une vieille chose – coriace, mais vieille tout de même – et c'était le chef de la police de la ville. Que le vieux flic bourru se sacrifie pour sauver tout le monde, se transformant en héros tragique, cela arrivait parfois à la fin des bons films. C'était moche, mais dans la tête d'Erica cela restait dans le domaine des pertes d'acceptables. Pourtant, par la suite les choses avaient changé pour elle, à moins que ce ne soit elle-même qui ait changé.


Une fois les séismes de l’été 85 passés et que le soi-disant incendie ayant ravagé le Starcourt avait fait la une des journaux, Dustin avait remarqué – Lucas l’aurait fait s’il avait été moins occupé à scruter une Max Mayfield en deuil, la surveillant comme du lait sur le feu – qu’Erica avait été plus secouée par leur escapade suicidaire dans une base secrète russe et leur plongée dans le surnaturel qu’elle n’avait bien voulu le laisser paraître. Elle n’avait que dix ans à l’époque, après tout… et elle pouvait encore voir dès qu’elle fermait les yeux un petit morceau du Monde à l’envers s’échappant d’une coupure purulente. Le surnaturel n’est pas quelque chose qui avait beaucoup intéressé Erica jusque-là : elle avait l’esprit Cartésien et n’avait jamais cru aux monstres sous les lits. Si elle n’avait pas été témoin de première main de choses incompréhensibles, elle aurait nié leur existence avec vigueur. Pourtant, elle qui n’avait jamais eu de phobies, ne pouvait maintenant s’empêcher de claquer des dents certains soirs lorsque, seule dans sa chambre, elle examinait les ombres dans les recoins de la pièce : le portail de Hawkins était supposé avoir été scellé, mais cela ne voulait pas dire que la menace était neutralisée à jamais. Savoir que des immondices pouvaient en surgir si la moindre faille s’ouvrait – qu’est-ce qui avait causé l’ouverture de la porte en premier lieu ?– n’aidait pas à oublier le phénomène et à dormir sur ses deux oreilles.



Même si elle l’aurait nié à toute personne l’interrogeant sur le sujet, les choses étranges hantaient maintenant une bonne partie de sa mémoire. Dustin Henderson avait noté son trouble. Il lui avait trouvé – malgré ses résistances initiales – une occupation prenante, un loisir au travers duquel se vider la tête tout en affrontant, sans peur ni douleur, les menaces de l’au-delà : Donjons et Dragons.



C’était ironique, qu’elle qui avait tant craché sur son frère et ses copains losers se trouve subitement passionnée par un jeu qu’elle avait jusque-là méprisé. Elle se souvenait bien comment ça s’était passé : Dustin, planté devant sa porte, un grand sourire d’enfant de chœur roublard vissé sur son visage trop mou ; une brassée de fascicules et d’ustensiles savamment empilés dans un grand carton tenu contre son torse. Elle avait voulu lui refermer la porte au nez, mais il avait une manière tout à fait unique d’insister et de voir à travers elle. Après, quelques tergiversations, elle avait, de mauvaise grâce, accepté le curieux présent. Au départ avec la ferme intention de le revendre et d’en tirer des bénéfices si cela ne s’avérait pas distrayant ; puis elle s’était dit, qu’au pire – si cela ne s’avérait pas distrayant, mais qu’elle ne trouvait pas acheteur – ce serait un moyen comme un autre d’en apprendre un peu plus sur l’Univers de cauchemar s’étendant sous Hawkins.



Finalement, Donjons et Dragons, c'était avéré plus distrayant qu’instructif – elle doutait qu’un simple lancé de dé les sauve des Démochiens… là où quelques grenades bien placées pouvaient faire des miracles – mais cela avait ouvert des perspectives à Erica qu’elle n’avait pas envisagé et lui avait permis de s’assumer pour ce qu’elle était : une fayotte comme disait Dustin, mais une fayotte débordant de confiance en elle et qui – si son plan de carrière se déroulait sans accrocs – serait un jour à la tête des États-Unis. Cela avait un peu fait jaser Tina et les autres lorsqu’Erica avait commencé à passer une partie de ses après-midis à étudier les rouages de l’Ombreterre et à construire et peindre des maquettes plutôt que de participer à certaines de leurs sessions hebdomadaires de commérage, mais elle avait tout de suite réussi à y mettre le holà.


Sa langue acérée et sa manière de gérer habilement ses relations sociales – sachant exactement sur qui et de quelle façon faire pression – lui avait permis de ramener de l’ordre dans ses rangs : si Erica décrétait que D&D était cool, ça le devenait. Il n’empêche que ses amies n’avaient que peu de compréhension du jeu et n’avaient pas beaucoup adhéré à la chose quand elle les avait contraintes à en faire quelques parties ; aussi avait-elle été intérieurement ravie quand Dustin lui avait proposé de remplacer au pied levé son imbécile de frère pour finir la dernière campagne en date du Hellfire Club. Eddie Munson avait sans doute été un personnage intéressant à rencontrer. Un challenger de taille pour une joueuse qui avait, avec une attention méticuleuse, décortiqué tous les manuels en sa possession, mais n’avait pas encore eu l’occasion de s’exercer avec des rôlistes chevronnés dans une quête concoctée par un Maître du jeu retors. Erica avait beaucoup aimé Eddie le banni, même si elle le connaissait peu. Sa mort avait été dure à digérer.


Erica Sinclair n'a peur de rien. À moins qu’elle se mente à elle-même. Rectificatif : Erica n'avait peur de rien. Mais ça, c'était avant : avant le faux enterrement de Will Byers, avant que Steve soit torturé par les Russes, avant qu’une chose étrange sorte de la jambe d’Elfe, avant que Billy Hargrove meure, qu’Hopper disparaisse, avant que Captain America réunisse une foule en colère pour « chasser » les amateurs de D&D, qu’un basketteur bodybuildé et fou furieux essaie de s’en prendre à elle, alors que Vecna utilisait ses pouvoirs psychiques pour les attaquer et essayait de détruire la ville. Avant que Lucas ne manque de se faire tuer par Jason Carver. Et surtout, c’était avant qu'Eddie Munson meure, avant que Max finisse dans le coma et que son frère dépérisse à son chevet.


— En quoi n’est-il pas fiable ? En quoi, est-il irresponsable ? Qu’est-ce que tu sais de mon frère, putain ?!


En attendant, Will Byers, toujours bien vivant, perd son sang-froid et crée un drôle de micro drame alors qu’ils sont tous coincés dans un bois pouvant abriter des monstres de cauchemar… en plus d’ours et d’éventuels coyotes ; ce n’est pas parce qu’ils ont l’habitude de faire face à des menaces venues des tréfonds des enfers, qu’ils ne pourraient pas se retrouver – ironie quand tu nous tiens – par un malencontreux hasard, fauchés par des prédateurs lambdas, tout ce qu’il y a de réels et conventionnel. Zut, ce n’est vraiment pas le moment pour cela ! Erica voudrait stopper le coup d’éclat en plaçant une remarque acerbe bien sentie, mais elle est gênée aux entournures, incapable de trouver une fenêtre de tir : le flot de paroles est aussi tranchant que larmoyant, la triste fureur du plus jeune des frères Byers paraît inarrêtable.


Erica n’a rien à opposer à cette sainte colère. Une part d’elle veut s’en éloigner, peu à l’aise avec ce qui semble se dévoiler en filigrane derrières les derniers mots du garçon.


« T’es-tu demandé où il a appris à encaisser les coups ? [...] Depuis qu’il est enfant, Jonathan a l’habitude de tout gérer et de subir à la place des autres. »


Elle n’est pas assez stupide pour penser que tous les enfants ont des parents aimants et bénéficient d’une enfance heureuse, mais elle ne veut certainement pas en entendre plus à propos de l’histoire des frères Byers. Alors, elle décide de prendre la situation en mains, à sa manière : quand la crise de Will sera calmée, ils n’auront pas plus de moyen de quitter la forêt qu’avant que n’éclate la discorde insensée. Elle peut prendre quelques coups d’avance et s’arranger pour gérer les choses et veiller à ce que des renforts soient disponibles au plus tôt pour les tirer de cette impasse. Et vite rentrer chez eux pour regagner la chaleur de lits douillets, plutôt que de grelotter sans fin entre des rangées de pins à se demander quelle nouvelle catastrophe pourrait leur tomber dessus.


Erica tourne résolument les talons, le casque à double lampe frontale qui défigure sa coiffure – Munson serait fier d’elle, toujours dans le camp des ringards, au moins au niveau du style – éclairant faiblement le chemin face à elle, alors qu’elle s’éloigne de quelques pas pour que le discours plein d’emphase et de venin de Will résonne moins bruyamment. C’est peine perdue, dans le silence environnant de la forêt, la voix agitée – heureusement plutôt grave – semble sinistrement traverser les lieux, remuant dans l’esprit de la petite-fille la végétation de frissons imaginaires. Elle s’éloigne juste assez pour que les mots cinglants soient presque inaudibles, ne formant plus qu’un brouhaha confus. Elle serre fermement le talkie walkie dans sa main et se reprend. Allez, Erica Sinclair ne tremblera face à aucun danger ! Toujours rester droite et penser à l’Amérique. Il n’est pas dit que la bande de semi-adultes idiots qui constitue sa compagnie du jour, s’en tirera bien, si elle perd son sang-froid. Elle cherche la bonne fréquence et croise les doigts pour que son interlocuteur choisi fasse vite.


Elle ne va pas se mettre à ânonner bêtement « 1… 2… 1… 2… ». Elle n’a jamais saisi l’intérêt de la manœuvre. Erica renifle et se met à parler dès qu’elle entend un grésillement encourageant.


— Ici Lady AppleJack, Jonathan Byers, répond. Magne-toi Byers, besoin de renfort immédiat, répond !


Pas de réponse. Elle réitère, un peu plus agacée et effrayée, alors qu’elle braque sa tête munie de lampes en direction d’un buisson où elle croit avoir perçu un mouvement. Elle s’apprête à changer de fréquence pour tenter de contacter Dustin quand la ligne grésille de nouveau, montrant que la connexion s’établit.


Après, quelques instants, elle entend une voix mi-ensommeillée, mi-incrédule retentir dans le combiné.


— Lady AppleJack ? Qui est à l’appareil ? La petite Sinclair ? Il est presque deux heures du matin, alors ça a tout intérêt à…


Elle coupe la phrase stupide que le garçon peu éveillé est en train de prononcer.


— Il est tout à fait évident que je t’appelle à deux heures du matin, parce que j’ai une brusque et irrépressible envie de converser avec toi de la culture des plantes potagères qui te rendent si vif ! Et je te ferai savoir que pour mon âge, ma taille est tout ce qu’il y a de…


Il la coupe à son tour, son ton las, mais dévoilant un soupçon d’inquiétude.


— D’accord. Si c’est une urgence, évite les sarcasmes. Que se passe-t-il ?


Oui. Elle pourrait éviter les sarcasmes, elle n’a rien contre lui et se sent plutôt gênée d’avoir, bien par hasard, appris quelques bribes de son enfance malheureuse. Elle va essayer d’être courtoise pour changer.


— On revient d’une expédition dans le Monde à l’envers avec ton frère et Nancy…


Erica invoque en premier les identités des personnes dont elle pense que la présence dans leur équipée incitera le plus rapidement Byers à l’action, mais est immédiatement interrompue par une exclamation indignée qui ressemble à un grognement. Les dernières traces de sommeil semblent se dissiper pour Jonathan.


— Une expédition dans le Monde à l’envers ? Avec Will ?! Pourquoi diable feriez-vous ça ? Est-ce que tout le monde…


« Tu ne connais pas mon frère ! »


Erica peut entendre la voix de Will devenir stridente en arrière-fond et capte quelques mots criés avec virulence, parfaitement audibles malgré l’épaisseur des arbres autour d’elle qui étouffe une bonne partie des sons. Elle se demande si l’aîné des Byers peut percevoir quelque chose… il faut vite qu’elle mette fin à la conversation et rejoigne les autres. De toutes manières, elle n’a pas le temps d’épiloguer sur le sujet : elle non plus ne savait pas à quoi ils avaient pensé en allant arpenter le monde à l’envers sans l’ombre d’un plan, mais ça avait été un fiasco complet. Ils n’avaient pas trouvé âme qui vive – ou non – et étaient rentrés bredouilles après quelques heures angoissantes à errer dans l’Univers sombre et visqueux de Creel. Si elle devait être honnête, c’était dans l’espoir de trouver n’importe quel indice suggérant que l’ex petite amie de son frère n’était pas complètement passée de vie à trépas qu’elle avait accepté de participer à l’expédition mal organisée… La dépression de Lucas allait finir par la tuer.


— Plus tard pour les détails, tout le monde va bien ! On a juste besoin d’un chauffeur : le carrosse d’Harrington est tombé en panne, viens nous récupérer avec ta citrouille jaunâtre au fin fond des bois avant qu’on meure tous de froid !


Tant pis pour ce qui est de réfréner son côté cinglant : c’est dur de lutter contre sa nature. Elle entend des bruissements – tintements de trousseau de clefs et portes qui claquent – à l’autre bout de la ligne qui suggèrent que Jonathan s’active tout en lui parlant. Parfait. C’est vrai qu’il peut être d’une efficacité redoutable en cas de situation tendue.


— Où êtes-vous exactement ?


— Dur à dire. On est en pleine nuit, paumés au milieu de la partie Nord de la forêt. Je dirai qu’on est à environ trois km de chez vous, quelque part, à mi-chemin entre la faille la plus proche de la cabane de Hopper et l’ancien labo. Pour le reste, suis les traces de branchages cassés et d’idioties… tu nous trouveras non loin d’une épave de BMW.


Une nouvelle phrase rageuse de Will retentit, quelques mots tranchant avec le silence nocturne.


« Mon père… m’a surpris… giflé… jeté… armoire… supplié de me laisser sortir, mais il n’a rien voulu entendre ! »


Mais de quoi diable est-il question ? Erica est sincèrement désarçonnée par le drame qui se joue à une centaine de mètres. Elle prie pour que Jonathan n’ait pas compris un traître mot de ce qui vient d’être beuglé ni n’ait reconnu la voix de Will.


— J’arrive d’ici une dizaine de minutes mais…


— Parfait.


Erica met fin à la conversion, coupant le talkie avant que le garçon ne puisse lui poser d’autres questions auxquelles elle n’aurait pas de réponses satisfaisantes à apporter. Du type « Pourquoi mon frère hurle-t-il comme une banshee à deux heures du matin dans la forêt de Hawkins ? »


Elle s’enfonce rapidement à nouveau dans le bosquet d’où émergent les éclats de voix. Plus elle approche et plus les mots de Will sont compréhensibles… paradoxalement, il a baissé d’un ton. Sa voix semble maintenant étrangement rauque. Douloureuse et hachée. Erica fixe son regard sur lui dès qu’elle arrive à l’endroit où elle avait laissé le groupe et est frappé par la tristesse qui se dégage de ses traits : son expression est plus désespérée que furieuse et il semble avoir du mal à trouver son souffle. Il serre les poings, tremble et ses yeux sont remplis de larmes. Erica a une pensée parasite qui lui traverse l’esprit : même s’il est dans un état pitoyable, elle ne croit pas avoir vu Will Byers paraître aussi vivant depuis son enterrement.


— C’est la meilleure personne que je connaisse… l’homme le plus courageux, le plus honorable et surtout… le plus gentil. Alors n’osez surtout pas dire devant moi qu’il est irresponsable…


Ça, c'est la déclaration d’amour fraternel la plus sincère à laquelle Erica ait jamais assisté : même dans un film mièvre où l’un des deux frères serait mourant, elle n’ait pas sûre que ça atteindrait ce niveau d’intensité. Bon, c’est touchant. Et troublant. Elle pense un peu à Lucas – auquel, même en cas de fin du monde, elle ne serait sans doute pas capable de sortir des mots moitié aussi élogieux – et sent des larmes parasites remplir ses yeux. Son frère n’est pas lui-même en ce moment, vraiment déprimé – même s’il ne pleure pas cette fois – et Erica ne sait pas quoi faire pour l’aider. La fin du discours de Will – aussi belle et sincère fût-elle – était confuse. Maintenant, il ne semble plus pouvoir parler et paraît presque manquer d’air : la respiration du garçon qui était jusque-là saccadée devient absolument erratique.


Et mince, Erica reste figée tandis que Nancy et Robin s’agitent autour de Will. Qu’est-ce qui ne va pas avec lui ? Il donne l’impression qu’il est en train de suffoquer. Est-ce que c’est Vecna qui l’attaque ? Ça n’y ressemble pas. Une crise de panique ? Nancy tente de le calmer, mais c’est peine perdue. La fille le gifle avant qu’Erica n’ait pu émettre la moindre protestation et la situation paraît devenir encore plus incontrôlable. Il ne faut pas gifler quelqu’un faisant une crise d’angoisse, ça Erica le sait très bien mais… D’où tient-elle la notion ? Que faut-il faire, déjà ? Dans la confusion du moment, Erica est sidérée, elle n’arrive pas à réfléchir et garde les lèvres hermétiquement closes.


— Erica, donne-moi le talkie !


L’urgence dans le ton de Steve la tire de sa stupeur. Elle se sent de nouveau capable d’articuler quelques mots.


— Pour quoi faire ?


L’homme semble agité. Il passe nerveusement une main dans ses cheveux et tire machinalement dessus en fronçant les sourcils : s’il ne se détend pas, à quarante ans le Roi Steve aura de la calvitie et une sévère ride du lion.


— D’après toi ? Il ne peut plus respirer, il a besoin qu’on l’amène aux urgences ! On peut capter la fréquence de la police avec le talkie pour qu’ils viennent nous chercher et amènent Will à l’hôpital.


Elle peut comprendre le raisonnement, mais cela va juste les fourrer dans des ennuis vis-à-vis des autorités d’Hawkins, pas nécessairement aider Will. Elle tente de le calmer en lui expliquant doctement que la situation est déjà gérée.


— On ne peut pas faire appel à la police mais j’ai déjà contacté Jonathan et il ne devrait plus tarder à arriver. Ne t’inquiète pas.


C’est en le disant qu’elle se rend compte de la validité de son action précédente : elle n’avait pas anticipé comment les choses allaient dériver, mais elle a sans doute eu une brillante idée. Si Will est effectivement sujet aux crises d’angoisse, il y a moyen que son grand-frère sache comment l’aider à se sortir de l’une d’entre elle. C’est bien qu’il soit rapidement à leur portée. Un point pour Erica !


— Tu as passé ton appel il y a combien de minutes ? Je ne sais pas où était Byers quand tu l’as contacté mais Will a besoin d’aller à l’hôpital maintenant, on n’a pas le choix, laisse-moi appeler le poste pour avoir de l’aide !


Steve ne semble pas convaincu, il lui crie presque dessus et fait un mouvement vers elle, sans doute prêt à s’emparer du talkie qu’elle tient toujours dans la main. Son vendeur de crème glacé préféré est du genre à foncer dans l’action tête baissée : ne pas savoir comment faire pour aider Will doit lui faire se ronger les sangs… Ce qui n’excuse pas d’agir comme un idiot.


— C’est ridicule, tu ne peux pas faire ça ! Tu veux tous nous faire tuer ou arrêter ? Will ne va pas mourir, c’est impossible.


— Qu’est-ce que tu viens de dire ?


La question sèche a été lancée par Nancy. La jeune fille est maintenant agenouillée sur le sol humide, Will serré de manière précaire dans ses bras ; son visage est presque inexpressif mais ses yeux bleu pâle brillent étrangement et son ton recèle une pointe de panique bien perceptible. Elle fixe Erica avec une froide attention : elle doit admettre être un peu impressionnée par l’attitude de la fille. Ce n’est pas le genre à se laisser marcher sur les pieds et elle parvient souvent à conserver un calme olympien dans les pires instants. Erica essaie de mettre une certitude qu’elle ne ressent pas tout à fait dans sa voix pour lui répondre.


— Il ne va pas mourir et son frère ne va pas tarder à arriver. Il faut tous que vous vous calmiez et arrêtiez de vous agiter ! Vous empirez juste la situation.


Elle espère qu’elle n’est pas en train de lancer un vœu pieu, mais une vérité. Will ne va pas mourir. On ne peut pas mourir d’une crise d’angoisse : il a juste besoin que quelqu’un le calme et l’aide à respirer… ça y est, cela revient à Erica, maintenant qu’elle est un peu moins bouleversée. C’est exactement comme quand Twilight Parkle avait aidé Fluttershy. Fluttershy avait paniqué et avait eu l’impression de ne plus réussir à respirer, alors que l’ensemble de la cour du Château des rêves devait assister à son discours !


— Comment sais-tu qu’il ne va pas mourir ?


Erica doute qu’expliquer à Nancy Wheeler qu’elle tient ses connaissances sur les crises d’angoisse d’un épisode de dessin-animé soit une idée susceptible d’apaiser qui que ce soit. Will est effondré, Robin sanglote, Steve semble à deux doigts de s’arracher des poignées de sa superbe crinière et Nancy paraît sur le sentier de la guerre. Une demi-vérité sur le sujet et des arguments d’autorité non sourcés devrait satisfaire tout le monde. Elle espère vraiment que My Little Pony délivre des informations fiables sur le domaine médical…



— Parce qu’il est absolument impossible de mourir d’une crise de panique. C’est une légende urbaine. La personne a la sensation d’être en train de mourir, mais ce n’est pas pour autant qu’elle le fait. Il ne va pas mourir… et il n’y avait aucun besoin de le gifler !



Elle le sait parce que Rainbow Dash avait voulu essayer ça pour faire sortir Fluttershy de son état et qu’AppleJack l’en avait empêché de justesse. Cela non plus, elle n’a pas l’intention de le préciser.



— Jonathan arrive ?



Comme elle, Nancy semble s’accrocher à la perspective que Jonathan soit en chemin et puisse faire quelque chose pour aider Will.



— Oui, je l’ai appelé quand Will a commencé à vraiment s’énerver. Il ne devrait plus tarder.



Moins de cinq minutes si le garçon a compris les indications géographiques incertaines qu’elle lui a fournies. Heureusement les bois au Nord de Hawkins présentent assez peu de sentiers praticables en voiture : il n’y a pas de risque que Jonathan ne croise pas le véhicule abandonné de Steve.



— D’accord. Est-ce que tu as une idée de comment l’aider en attendant ?



C’est bien la question. De ce qu’en sait Erica, il n’y a pas grand-chose à faire.


— Je ne sais pas. Il me semble que parler à la personne calmement ou lui dire de se concentrer sur sa respiration peut aider mais à part ça…


On ne peut pas mourir d’une crise d’angoisse, Erica en est presque tout à fait sûre. Il n’y a pas à avoir peur. Will Byers ne va pas mourir et il ne va pas finir enterré dans le sol – ou perdu dans l’Envers comme Eddie – d’Hawkins. Erica n’a pas peur, elle serre les dents et se le répète encore une fois.


Quand Jonathan Byers débarque enfin quelques minutes plus tard et commence à faire un drôle de numéro pour essayer de calmer Will, sans succès immédiat, la petite-fille sent son estomac sombrer. Il compte de un à cinq et tente apparemment de synchroniser la respiration de son frère sur la sienne avec une technique bricolée. Elle ne sait pas combien de temps le garçon est supposé répéter son étrange manœuvre pour que ça fonctionne, mais elle sent le doute commencer à l’assaillir. Elle frissonne, vu la fraîcheur de la nuit, Will risque d’attraper une hypothermie avant que son grand-frère ne parvienne à le tirer de sa crise…


— Vu qu’il n’est pas en danger ne vaudrait-il pas mieux l’amener jusqu’à la voiture et le calmer une fois à l’intérieur ? On gèle ici !


Le ton de Steve est ulcéré.


— On ne le déplace pas dans cet état ! Il respire à peine : c’est sans doute dangereux même si tu penses qu’il ne peut pas en mourir. Et tu imagines si on est attaqués pendant que quelqu’un le porte ?!


— Silence.


La voix de Nancy est polaire. Le genre qu’utilise sa mère lorsqu’elle et Lucas ont vraiment dépassé les bornes. Erica ravale les mots qui lui brûlent la langue. Elle fixe nerveusement Jonathan qui continue lentement à essayer de calmer Will et de lui faire recouvrer ses esprits.


Elle ne fait pas vraiment attention à ce qu’il lui dit, son esprit ailleurs, mais elle relâche une respiration qu’elle n’avait pas conscience de retenir en voyant Will ouvrir soudainement les yeux. Il bat plusieurs fois des paupières, fixant son grand frère d’un air éberlué alors que des larmes involontaires s’accrochent encore à ses cils et roulent sur ses joues. Erica pousse un profond soupir de soulagement. Elle avait raison, il s’agissait bien d’une simple crise d’angoisse. Rien dont il fallait avoir peur. Will va bien.


Elle ne sait pas si la méthode de Jonathan pour tirer quelqu’un d’une crise d’angoisse est homologuée, mais c’est visiblement efficace. Erica ne peut s’empêcher d’être touchée par la scène quand Jonathan aide lentement son frère à se remettre sur pied et l’enlace tandis que l’adolescent fond de nouveau en larmes, essayant en vain de réprimer des sanglots. La petite-fille ne sait pas exactement pourquoi, mais elle est mal à l’aise face à cet épanchement. Elle se sent presque comme une voyeuse. Erica a l’impression qu’ils sont de trop et ne devraient pas assister à la scène. Elle détourne les yeux et regarde ailleurs, ça lui donne envie que ça se finisse au plus vite.


— Je promets que je ne veux pas paraître insensible mais…


Steve gémit de frustration et l’interrompt avec un agacement visible.


— Si tu ne veux pas être insensible, je suis sûr que tu ferais mieux de te taire.


La remarque la pique au vif. Elle n’est pas insensible, juste pragmatique. Elle rétorque avec plus de vigueur.


— La zone est dangereuse et on va tous attraper froid si on reste ici à végéter ! Vous voulez qu’on passe la nuit ici ?! Vous auriez dû me prévenir j’aurais apporté une tente !


Robin l’exhorte à la patience en la mettant en boîte. La fille lui sourit d’un air moqueur, mais le cœur n’y est pas. Sarcasme contre sarcasme, c’est de bonne guerre. Erica sait qu’elle se comporte mal et que certaines de ses paroles sont plus désagréables que ce qu’elle voudrait, mais elle est épuisée. La vérité, c'est qu’elle veut rentrer chez elle, même si personne ne l’y attend. Ses parents dorment du sommeil du juste, ne sachant pas qu’elle a – encore – fait le mur et Lucas fixe certainement le plafond de sa chambre en prétendant qu’il dort, comptant les minutes jusqu’à ce que ce soit de nouveau l’heure d’ouverture des visites du Mémorial Hospital. La petite-fille veut juste rentrer chez elle et retrouver son lit. Elle regarde les frères Byers se détacher l’un de l’autre, et une étrange émotion lui comprime la poitrine. Drôle de nuit. Vivement qu’elle finisse.


La suite de péripéties qui ponctuent le retour jusqu’à son foyer lui semble interminable. Pas mal de contretemps qui lui mettent les nerfs à vif, mais qu’elle prend avec une bonne dose de dérision et de fatalité : elle a déjà exprimé à plusieurs reprises son ennui, voire son agacement, face à ce périple qui s’éternise, elle n'a plus l’énergie d’en rajouter davantage. Quand Jonathan s’éclipse à l’écart avec Steve pour une discussion de trois minutes – qui dure finalement un bon quart d’heure – et que Robin – qui ne pouvait visiblement pas les laisser profiter d’un instant de quiétude – lâche une curieuse série de révélations tonitruantes et maladroites sur elle-même dans un long monologue décousu. Erica lève les yeux au ciel. Elle n’a pas exactement suivi tous les détails, mais elle en a retenu l’essentiel. Robin aime les filles. Et, vraisemblablement, Will pourrait aimer les garçons. Tout ça semble si dramatique et inutile à ses yeux. Franchement, l’amour en général, ça la dépasse. Elle croise les bras, perplexe. Comment quelque chose d’aussi bizarre – et dégoûtant, soyons honnêtes – pouvait captiver autant de personnes ? Elle grimace en imaginant l’idée de devoir un jour embrasser quelqu’un. À part si c’est une crème glacée géante qui le lui demande, aucun intérêt.


Maintenant qu’ils sont enfin tous embarqués dans le van, il leur reste une dernière épreuve de taille à remporter avant de pouvoir accéder à leurs foyers : survivre à l’improbable conduite de Nancy Wheeler. Jonathan et Will dorment paisiblement blottis l’un contre l’autre tandis que la fille fait subir un test d’endurance au Surfer Boy, malmenant le véhicule – qui en a pourtant vu d’autres – de toutes les manières imaginables sur les routes cahoteuses les ramenant au centre de Hawkins. Robin semble somnoler, mais Steve arbore une étonnante teinte verdâtre et surveille chaque geste brusque de son ex petite amie d’un air alarmé. Que les frères Byers paraissent profondément endormis malgré cette conduite plus que sportive sidère Erica : Jonathan émet un faible grognement sans prendre la peine d’ouvrir les yeux et Will se contente de s’affaler davantage sur son frère quand le van fait une embardée abrupte après avoir violemment heurté une bosse plus grosse que les autres. Erica ne fait aucune remarque à Nancy – encore une fois, elle ne semble pas être le genre de personne qu’il faut contrarier – mais la fille est un vrai danger public. Jonathan est irresponsable de lui avoir confié les clefs et ils sont irresponsables de ne pas les lui retirer de force. Steve paraît être arrivé à la même conclusion. Blême, il demande à Robin, s’il peut dormir chez elle, visiblement heureux d’écourter son trajet.


Il est presque trois heures du matin lorsqu’Erica est enfin déposée en face de sa maison. Elle jette un dernier coup d’œil aux formes assoupies de Jonathan et Will dans le rétroviseur avant de descendre du fourgon : les lèvres de l’ami de Lucas sont relevées en un étrange demi-sourire. Dans son sommeil, blotti contre son grand frère, son expression paraît plus sereine et heureuse que celle qu’elle le voit arborer depuis des années. Will Byers est bien vivant et ça fait un curieux choc à Erica d’assister à sa réapparition en directe.


Elle quitte le van après un grommellement de remerciement envers la conductrice des enfers et contourne la devanture de maison pour franchir – le plus discrètement possible – la fenêtre à l’arrière de la buanderie laissée ouverte à dessein. Elle traverse rapidement la bâtisse silencieuse, marchant à pas de loups et montant à sa chambre en prenant garde à éviter les marches les plus grinçantes de l’escalier.


Elle pousse la porte et pénètre dans la pièce obscure. Elle se fige sur le seuil.


Un drôle de pressentiment lui souffle qu’elle n’est pas seule. Elle scrute fébrilement l’ombre et fait un pas en arrière, le cœur au bord des lèvres. Elle s’apprête à s’enfuir ou à se battre – brandissant son sac à dos comme une arme – quand la lumière s’allume brusquement, la coupant dans son élan. Erica étouffe de justesse un cri de terreur en identifiant l’intrus.


— Lucas ! Espèce d’abruti ! Qu’est-ce que tu fiches dans ma chambre à une heure pareille ?! J’ai manqué de faire une syncope… j’aurai pu hurler et réveiller les parents !


Elle essaie de mettre autant de colère qu’elle peut dans son ton, tout en conservant une voix basse, mais son cœur bat la chamade. Son frère est livide, il paraît à la fois intensément soulagé et furieux.


— Il est trois heures du matin, Erica ! Où étais-tu passée ?! Je me faisais un sang d’encre. Et puisque tu avais eu la brillante idée d’emporter mon talkie walkie, j’étais incapable de joindre les autres pour savoir si tu étais ou non avec eux !


Peut-être parce qu’elle a passé une interminable soirée et est trop fatiguée pour disserter ; peut-être parce que son grand frère a l’air courroucé – pas distant et morose – qu’il a remarqué son absence et a fait le pied de grue dans sa chambre pour guetter son retour, elle sourit à l’apparition colérique incongrue. Alors, Erica fait quelque chose qu’elle n’a pas fait depuis des années de son propre chef, elle le prend dans ses bras et le serre contre elle. Et tout d’un coup, elle a l’impression que c’est elle qui peut mieux respirer.


Certaines réapparitions sont inespérées.  


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Notes : Voilà. C'est fini pour cette histoire. J'ai toujours eu du mal à mettre un point final aux choses, mais j'ai beaucoup aimé écrire cette petite fic et suis contente – malgré les difficultés rencontrées pour les focalisations sur Robin et Erica xD– d'avoir pu pousser le concept des points de vue multiples/décalés jusqu'au bout, avec un chapitre par protagoniste. Quand, il y a un peu plus d'un an, j'ai écrit le premier chapitre (qui, je le rappelle, était supposé être un OS :p), ça faisait des années que je n'avais rien écrit pour le plaisir ; finalement, l'envie d'écrire semble s'être réinstallée de manière assez durable et, je pense que c'est en partie grâce à cette histoire. Merci à ceux qui ont suivi cette "aventure" jusqu'à son dénouement.


Ps : j'ai profité de la publication du dernier chapitre pour essayer de relire l'ensemble et chasser les fautes d'orthographe des chapitres précédents… et y'en avait ^^"

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