Autres regards
VIII
Je suis dans un néant silencieux et sans vie. J’ai l’impression de flotter entre deux univers. Je me sens bien car je ne me sens pas. Je suis quelque chose mais j’ignore quoi, et c’est tellement agréable de se laisser ainsi aller.
La douleur cherche à m’extraire de ce paradis onirique. Je lutte contre cette naissance inévitable et cela me projette dans mon âme, dans mon existence qui n’est plus que souffrance. Je suis si bien là dans mon inconscience. Pourquoi vouloir à tout prix me rattacher à un monde qui est si prompt à m’abandonner ?
La première chose que je perçois, c’est le froid. J’ai l’impression de quitter un bain de quiétude tiède et doux, pour une chambre froide. L’image est plus que saisissante quand on y pense. Mieux vaut donc ne pas y penser.
La seconde chose est le contact dur du sol contre ma joue. Je suis couché par terre. Cela me change peu à dire vrai.
La troisième perception que j’ai du réel est l’image du wraith achevant son mouvement avec colère. Ainsi donc il ne s’est passé que quelques fractions de seconde entre ma chute et mon éveil. Ma perte de connaissance, si brève fut-elle, m’a semblé durer une éternité. Cette révélation est à la fois réconfortante et inquiétante. Si le temps est élastique dans ses moments de shunt neuronal, pourvu qu’il ne le soit pas également dans la douleur.
Voila, le mot est dit.
Aussitôt, celle-ci prend naissance dans mon corps, comme si en la nommant je venais de lui donner l’autorisation de lancer l’attaque.
Ma souffrance est telle que je n’arrive pas à la localiser. Je me perds en elle. Impossible de crier. Je ne peux nommer la douleur car elle est multiple. L’impression qu’on m’arrache ma chair, que l’on me brise chaque petit fragment d’os.
J’essaye de me concentrer et d’apprivoiser ma douleur, mais celle-ci est sauvage et cours d’un membre à l’autre sans demander son reste.
Mon corps parle pour moi. Je me sens crispé, figé dans une position qui ne doit rien à ma souplesse légendaire.
Je n’ose pas bouger la tête. Je ne voudrai pas finir tétraplégique. Et puis après tout, quelle importance, tétra, para ou pas plégique du tout, c’est dans l’estomac du wraith que je finirai.
Justement le voila qui s’approche de moi.
Il me hume encore avec cette moue satisfaite qui me dégoûte tant. Comme j’aimerais lui dire ma façon de penser en ce moment. Je me demande ce qui me retient en fait.
C’est lui qui entame le dialogue.
-Vous êtes pitoyable.
Je cherche quoi répondre. Une phrase pertinente qui le clouerait au sol avec moi.
-Et vous, vous êtes en colère.
Et bien dans le genre phrase qui tue, elle se pose là. C’est vrai qu’il est entré dans une rage monstre sans que je ne vois venir le coup. J’ignore ce qui l’a mis dans cet état. Sans doute le qualificatif de psychopathe affamé qui ne lui a pas plu.
Il me redresse avec rapidité et aisance. Mon corps suit le mouvement tel un pantin désarticulé. Me voila assis par terre, adossé à la cloison de son laboratoire.
Le changement de position est transitoirement douloureux et me donne une sensation étrange de vertige. Ma vision se brouille comme si je voyais en négatif. Je vois ses lèvres formuler des mots qui ne parviennent pas jusqu’à moi.
-Allo Huston ! J’ai un problème. J’ai perdu le son et l’image.
Mes propres mots se noient dans un étrange brouhaha d’origine inconnu. Un son qui palpite au rythme de mon angoisse.
Un malaise vagal. Je suis bêtement en train de faire un malaise parce que ce lourdaud de wraith m’a redressé trop vite.
Je me laisse donc glissé le long du mur en espérant que le contact avec le sol sera doux.
Espoir déçu, mais qui a le mérite de me faire découvrir ma première blessure. Mon bras gauche doit être fracturé car il n’a pas du tout apprécié de toucher ainsi le sol rugueux de la caverne.
Mon bourreau me redresse de nouveau. A-t-il décidé de me torturer à grand renfort de malaises vagaux ?
-Je veux savoir ce qu’est l’amitié !
Je ris.
Je ris de désespoir. Comment me sortir de cette situation ridicule. Je m’étais préparé à l’idée d’être torturé afin de me soustraire des informations sur la Terre et me voila soumis à la question pour connaître le sens de l’amitié. Dire que j’avais peur de craquer et d’en dire trop. Quelle ironie quand on y pense. Je vais mourir sous la torture parce qu’un idiot de monstre vert ne comprend pas que je lui dis la vérité.
En quoi la notion d’amitié l’intéresse-t-elle ?
Sans doute parce qu’il a perçu en elle, une force qui anime notre survie, une force qu’il ne connaîtra jamais.
***