Autres regards

Chapitre 9 : IX

Catégorie: K+

Dernière mise à jour 28/09/2008 10:56

 

IX
Je regarde ma proie se disloquer contre le mur de mon laboratoire. Le bruit de bâton est assez représentatif de celui que fait son corps en interrompant sa course sur la cloison, avant de glisser mollement sur le sol. Il ressemble à un pantin de bois dont on aurait brisé les cordes. Ce sont des jeux que l’on trouve souvent dans les villages humains.
Finalement cet humain est un peu mon jouet à moi. Je m’amuse à le bouger à ma guise et maintenant qu’il ne me fait plus rire, je coupe ses liens et l’abandonne à son destin.
Il est ma chose, il est mien. Dans quelques minutes il ne sera plus qu’une enveloppe asséchée.
 
Mon humain a le nez dans la poussière. Il reste un instant inerte, puis progressivement je le vois reprendre vie. Il grimace d’abord puis se crispe de tout son corps.
Qu’il est ridicule dans cette posture !
Je me sens presque gêné. Dire qu’il y a quelques heures je me comparais à lui. En un laps de temps si court, j’ai fait de l’humain, intelligent et savant, du moins autant qu’ils peuvent l’être, un déchet organique et recyclable.
Il ouvre enfin les yeux. Son regard brille sous le coup d’une douleur que je ne connais pas. Je me réjouis de cette souffrance, non pour ce qu’elle est, mais pour la vengeance qu’elle m’octroie.
Décidément, je déteste ce que je suis…et pourtant je me laisse guider par mon instinct avec délectation.
En tant qu’être intelligent…ha, comme ce mot est galvaudé dans la bouche des humains, je voudrais continuer à étudier mon spécimen. En tant que wraith affamé et intimement bafoué, je voudrais lui arracher ses derniers secrets, douloureusement et rapidement…non, finalement, pas si rapidement que cela !
Je sens mon ambiguïté dans toute son ampleur, mais comment lutter contre la nature même de ce que je suis ?
J’attends qu’il fixe son regard sur moi. Voila, je l’ai attrapé. Plus que son corps, c’est son esprit qui est mon prisonnier.
-Vous êtes pitoyable. 
Je lui crache au visage ce que m’inspire son état. J’imagine sa réaction primitive et bestiale. Une insulte qu’il me lancera pour décharger sa haine.
-Et vous, vous êtes en colère. 
Je ne m’attendais pas à ce type de réponse. On dirait qu’il est déçu par ma réaction de violence. Cela me surprend mais plus ahurissant encore, je m’en sens soudainement coupable.
Cet étrange humain, en quelques mots, vient de me mettre face à mes propres doutes.
Je me demande subitement qui examine le comportement de l’autre.
Ma colère a disparu et mon envie de savoir colmate ma faim.
 
Curieusement, il me vient l’envie de parler avec l’humain. Face à face, presque d’égale à égale. Je le saisis d’une main ferme et le remet dans un sens plus naturel.
Mon cobaye change littéralement de couleur.
Son teint jaunâtre vire au gris. Ses lèvres se décolorent, ainsi que ses doigts et le pourtour de ses yeux. Il me donne l’impression de se vider de son âme. Je le vois qui cherche du regard quelque chose à accrocher, n’importe quoi pourvu que cela le maintienne en état de conscience.
Il bredouille quelques mots sans aucun sens, du moins je le présume, puis s’effondre de nouveau au sol.
Je le laisse ainsi quelques minutes, ridicule avec son bras qui part dans un axe étrange au niveau de l’épaule. Pas besoin d’être médecin pour comprendre que son articulation est déboîtée. Il doit en souffrir. A-t-il remarqué les autres blessures ? J’en doute car il ne semble pas y prêter la moindre attention.
 
Je le repositionne une fois de plus dans un sens plus convenable. Son teint est toujours cireux mais il paraît moins en souffrir.
-Je veux savoir ce qu’est l’amitié ! 
Ma question n’a pas l’air de l’étonner outre mesure.
Il rit de ce rire chargé de larmes qu’ont souvent les hommes face à leurs sombres destins.
Je le regarde rire et pleurer à la fois. Je le sens qui se laisse aller, enfin.
Enfin il va être mien, entièrement, sans aucune retenue.
 
Je pose ma main sur sa poitrine et je déchire brutalement ce qu’il restait de sa combinaison. Son corps suit le mouvement de ma main comme si nous étions aimantés. D’une certaine façon, c’est le cas. Je me sens attiré par lui et lui doit se sentir repousser. Cette image m’amuse.
 
Je pose ma main sur sa peau. Je le sens qui frémit. Il ne lutte plus. J’en suis presque déçu.
Je perçois la tiédeur de sa peau et malgré la transpiration, la poussière et le sang, je n’ai plus de dégoût.
-Réponds à ma question.
-Que voulez-vous entendre ?
-La vérité.
-Ma vérité n’est sûrement pas la votre. Je doute de ne pouvoir jamais vous faire, ne serai-ce que frôler, ce qu’est l’Amitié. 
Il m’agace avec son air de suffisance. Il m’agace car je pense qu’il a effectivement raison.
-Essaye. 
-L’amitié, c’est ne pas hésiter à donner sa vie pour ceux que l’on aime et qui nous sont chères.
-Une vie pour une vie ? Sans d’autres intérêts ?
-C’est cela. Sans aucun autre intérêt. 
 
Je suis troublé. Rien ne me semble plus illogique. Quelle vie peut prévaloir sur une autre ? Se sacrifier pour sa ruche, pour sa communauté ou sa reine, je peux le concevoir. Un individu pour la nécessité de tous, mais un individu pour un autre…
-Quel sens y a-t-il à cela ?
-Aucun, c’est cela l’amitié. 
 
Je suis stupéfait par cette révélation qui me présente l’homme sous un jour nouveau. Stupide et fascinant à la fois.
Bien que captivé par mes réflexions, je devine une présence derrière moi.
Je me retourne brusquement, sans retirer ma main du torse de ma future victime.
C’est elle !
Je pensais bien l’avoir sentie venir.
 
Mon expérience prend un nouveau jour, surtout lorsqu’en se décalant légèrement, elle me permet de l’apercevoir, l’autre, celui par qui ma compréhension va enfin éclater.
 
 
***

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