Autres regards
VII
La douleur est violente. Mon corps le réclame. La faim se fait plus menaçante, plus pressante. Si je veux étudier mon spécimen, il va falloir le bousculer un peu.
Regardes-toi, Humain ! Tu es là, avachi comme une marionnette d’enfant.
Tiens, à croire qu’il m’a entendu, le voilà qui se lève. Les humains seraient-ils un peu télépathes ? Non, le fruit du hasard, sans aucun doute.
Il me semble soudain plus serein, plus maître de lui-même. J’ignore à quoi je dois ce revirement mais il arrange bien mes affaires. Quoi de plus déstabilisant que de chuter de haut. Soit confiant, mon petit animal domestique, soit rassuré et profites-en bien, cela ne durera que peu de temps.
-Qu’allez-vous faire de moi maintenant ?
Ha ! Cela durera encore moins longtemps que prévu ! Tu te poses des questions n’est-ce pas ? Encore et toujours des questions ! Comme j’aimerais pouvoir devenir une onde électrique dans ton cerveau. Ce doit être tellement actif là-haut !
Je ne vais pas te laisser dans le doute plus longtemps. Je vais te donner matière à réfléchir. Ton petit cerveau ridicule va fumer et moi je vais me délecter des tourments de ton esprit.
-Je ne sais pas. Vous tuer bien sur, mais je voudrais vous disséquer avant.
Touché ! Le voila qui s’effondre. Son assurance n’a pas résisté bien longtemps.
Intéressant.
Je parlais de son esprit, mais bien entendu ce n’est pas ainsi qu’il a interprété mes propos. Ils sont si facilement manipulables.
Le moindre espoir et ils s’enflamment, le moindre doute et ils se consument.
L’humain est décidément un bijou de paradoxes, de forces et de faiblesses.
Je le vois se dégrader à vue d’œil. Il n’est plus avec moi. Il est évident qu’il est en grande discussion avec lui-même.
Etrange.
Etrange aussi le fait qu’un tel comportement me trouble. Que suis-je donc en train de faire, si ce n’est parler avec moi-même. Je réalise que cette expérience me permet autant d’analyser les comportements des humains que de découvrir mes propres réactions.
Nous sommes immortels et nous nous connaissons si peu.
Son teint ridiculement pâle commence à virer au gris. La palette de couleur de cet être est vraiment triste et sans vie. Seul ses yeux sont intéressants au regard de l’art. Je les garderai peut-être dans mon laboratoire.
De pire en pire. Sa peau commence à suinter. Le voila qui me dégoûte à nouveau. Il y a quelques minutes, il était digne et appétissant, et le voila maintenant repoussant, mou, sans aucune force de caractère.
Je me suis donc trompé. Cet homme n’est pas différent des autres. Son attitude faussement provocante lors de sa capture, n’était en rien le reflet de sa personnalité.
Pourtant il incarne à lui seul la complexité de l’humain. Il n’est que contradiction !
Je vais le laisser mijoter un peu puis je lui arracherai ses années, une à une jusqu’à connaître la moindre de ses pensées, jusqu’à connaître le plus petit de ses secrets.
Cette pensée me réjouit et j’en ris franchement tout en m’éloignant de mon prisonnier.
Tiens, son sac, je l’avais oublié. Que peut donc transporter un humain ?
De la nourriture… évidement, de ce côté au moins, ils ont un avantage sur nous.
Un ordinateur… archaïque. Que peut-on tirer d’une telle machine ? De ce point de vue, notre technologie leur est bien supérieure. Machine, avec eux, tout n’est que machine !
Tiens, encore un appareil non organique. Une radio évidement.
Voyons…
-…bon Dieu, répondez ! Où êtes-vous R…
J’arrête aussitôt la transmission. Je reconnais cette voix. C’est celle de l’humain qui accompagnait mon prisonnier. Je me souviens de lui…
Ils étaient tous les deux en train de travailler sur des ruines laissées par des Lantiens. Mon prisonnier s’énervait tout seul en gesticulant dans tous les sens. L’homme de la voix, lui, semblait plutôt rire de la situation. Il paraissait s’impatienter également, mais cela ne l’empêchait pas d’asticoter mon pauvre spécimen. C’est là que j’ai eu envie de comprendre. Ils travaillent ensemble, forme une équipe au sein de leur armée, et pourtant ils donnaient l’impression de se mettre des bâtons dans les roues, de jouer de la situation et de s’en amuser.
Y a-t-il des dissensions au sein de leur propre ruche ?
Jusqu’à présent j’avais plutôt observé les humains alors qu’ils fuyaient, essayant vainement de sauver leur peau.
Etrange aussi de découvrir son bétail, hors du pâturage, occupé à nous nuire et non à se cacher. Car tel était bien leur but. Trouver dans ces ruines des armes, des solutions pour lutter contre nous.
Ces terriens sont vraiment différents des autres humains. Peut-être simplement parce qu’ils ne nous connaissent pas encore assez.
Quoiqu’il en soit les relations entres ces hommes sont vraiment surprenantes et contraires aux réflexes primaires de survie que l’on attend de la proie face à son prédateur.
Mon prisonnier est ragaillardi par la voix de son chef. L’espoir l’enflamme à nouveau !
-On vous cherche.
-Evidement qu’on me cherche. Mes amis ne m’abandonneront jamais !
Voila bien une évidence qui n’en est pas une.
Pourquoi l’humain en revenant de son vaisseau Lantien et en découvrant la disparition de son second, ne s’est pas simplement enfui ? Pourquoi cherche-t-il à le retrouver alors que précédemment il vociférait contre lui avec indifférence. Décidément je ne comprends rien à ces humains.
-Expliquez-moi.
Le voila de nouveau plongé au plus profond de son esprit. Indubitablement celui-ci doit être bien alambiqué. Qu’il est agaçant de ne pas pouvoir m’y glisser subrepticement !
-L’amitié.
Le mot tombe doucement entre ces lèvres comme s’il avait cherché à s’enfuir. Je le connais ce mot, je l’ai déjà entendu dans la bouche d’humains. Je le reconnais mais je n’en perçois pas le sens.
-Qu’est-ce que c’est ?
-Hein, heu…quoi donc ?
Il ne s’est pas rendu compte qu’il prononçait ces mots à haute voix. Je le sens gêné, perturbé. Qu’est-ce donc que cette amitié dont le secret lui semble si cher ? J’ignore ce que je viens de mettre à jour, mais aux vues des émotions qu’elle suscite chez mon cobaye, l’amitié doit être d’une grande valeur.
-L’amitié.
Sa gêne s’amplifie. Il répugne visiblement à me dévoiler son secret.
La faim qui me taraudait avec brutalité vient de laisser sa place à un autre appétit. Je veux savoir !
Il se lance. Je bois ses paroles avec avidité.
-Et bien, c’est quand deux personnes s’apprécient au point que l’une d’elle mette sa vie en danger pour sauver l’autre des griffes d’un dangereux psychopathe affamé.
Je ne comprends pas et il le sait. Nul besoin de lire dans son esprit pour sentir sa jubilation. Sa phrase n’a pas de sens, du moins pas explicitement. Un code, un message secret, j’ignore ce qu’il vient de me dévoiler, mais je sais que c’est un tournant dans ma petite expérience.
Il semble satisfait de lui-même comme jamais. Je perçois cette allégresse avec douleur.
L’excitation de la découverte à venir fait place à l’amertume de l’incompréhension.
J’explose.
Je me jette sur mon prisonnier, le saisis avec brutalité et le projette de l’autre côté de ma table d’examen. Qu’il est léger !
Pourtant il fait du bruit en s’écrasant contre la cloison de pierre. Un drôle de bruit, comme un bâton que l’on brise.
***