Amiral. M
Le capitaine Dreylen, du Service d'Astrocontrôle de l’Empire, se tenait debout à côté du commandant Arless et contemplait avec des sentiments mêlés son affichage sur lequel le Brunhilde tenait sa position près du Centre de contrôle de Praxlis tandis que le croiseur lourd Sorcier glissait vers l’hyperespace pour disparaître, et Dreylen ne le regretta pas. Jamais la Flotte Impériale n'avait envoyé un crétin comme Cyrus Greejatus, un dégénéré imbu de lui-même de ce calibre pour surveiller le secteur de Dreylen. Greejatus n'avait jamais cherché à cacher le mépris que lui inspirait du SAE, mépris que lui rendaient avec intérêt Dreylen et ses collaborateurs.
Malgré tout, Greejatus était un mal connu, un désagrément qu'ils avaient appris à contourner; et voici que s'en présentait un nouveau qu'il avait falloir affronter.
Le Service d'Astrocontrôle était un organisme civil d'État, malgré son uniforme et ses grades militaires, et Dreylen s'en réjouissait profondément en observant le point lumineux du croiseur demeuré sur place. Il était responsable du bon fonctionnement du trafic transitant par le terminus, point final; le reste du système de Praxlis, cela regardait la Flotte, et il sentit un frisson d'effroi le parcourir en songeant à la tâche qui attendait le commandant du bâtiment isolé. Pourtant, se dit-il amèrement, ce triste imbécile ne méritait sans doute pas sa pitié ; sinon, on ne l'aurait pas relégué ici. C'était une donnée de base du poste de Praxlis, et le personnel du Centre de contrôle considérait les rebuts qu'il devait se coltiner avec tout le dédain qui leur revenait.
Il s'apprêtait à s'en aller quand Arless l'arrêta. « Une seconde, monsieur. Il y a deux arrivants en provenance du croiseur.
— Comment ? » Dreylen se retourna d'un bloc vers l'affichage et fronça les sourcils : deux navettes se déplaçaient en effet vers les vastes installations du Centre. Trop réduites pour appartenir à des bâtiments autonomes, les signatures de leurs senseurs signalaient navette Lambda, mais pourquoi des Lambda se dirigeraient-elles vers la station de contrôle ?
«À quoi est-ce qu'ils jouent ? demanda-t-il.
— Aucune idée. » Arless haussa les épaules, puis il se radossa dans son fauteuil et fit craquer les phalanges de ses longs doigts. « Quoi ? Ils n'ont pas déposé de plan de vol ?
— Exact. Ils... Attendez. » Le contrôleur se pencha en avant et poussa un interrupteur pour basculer ses canaux com sur l'oreillette de Dreylen.
« ...ontrôle, ici vol de la Flotte foxtrot-alpha-un. Demande instructions d'approche finale. »
Arless voulut répondre, mais Dreylen l'interrompit, l'index dressé, et manipula son propre récepteur.
« Flotte foxtrot-alpha-un, ici Centre de contrôle de Praxlis. Veuillez faire part de vos intentions.
— Contrôle de Praxlis, nous sommes une mission de liaison navale. J'ai à bord mes ordres enregistrés et un message d'explication pour le commandant de votre station. »
Dreylen et Arless se regardèrent, les sourcils levés. C'était tout à fait inhabituel; une mission de liaison? Mais quel genre de « liaison » ? Et pourquoi tout ce mystère ? Pourquoi n'avaient-ils pas déposé de plan de vol ? Le capitaine haussa les épaules.
« Très bien, Flotte foxtrot-alpha-un. Faites votre approche sur... (il tendit le cou pour consulter l'affichage d'Arless) la plateforme neuf-quatre. Un guide vous y attendra. Contrôle de Praxlis, terminé. »
Il coupa le circuit et adressa un regard éloquent à Arless. « Sacré nom de Dieu, qu'est-ce que vous dites de ça ?
— Ça me dépasse, patron, répondit le contrôleur, mais jetez un coup d'œil là-dessus. »
Il montra son affichage et Dreylen fronça les sourcils. À l'instant où ses navettes l'avaient quitté, le croiseur léger s'était détourné du Centre de contrôle pour prendre un vecteur en direction de la primaire, et pas aux quatre-vingts pour cent de puissance auxquels naviguaient habituellement les bâtiments de la Flotte : il fonçait à cinq cents gravités au moins et se trouvait déjà à cinquante mille kilomètres de distance, à une vitesse de plus de sept cents km/s.
Le commandant de la station gratta le chaume de ses cheveux gris et soupira. Il fallait que ça lui tombe dessus alors qu'il avait réussi à persuader le dernier débile galonné d'arrêter de fourrer ses gros doigts dans les délicats circuits du Centre ! Il lui avait fallu des mois pour convaincre Greejatus, avec ses airs supérieurs, que ses efforts pour réorganiser les voies de circulation bien rodées du Centre en vue d'obtenir des trajets plus « efficaces » – tellement mal conçus qu'ils ne pouvaient qu'augmenter la charge de travail des contrôleurs déjà débordés, tout en réduisant les marges de sécurité – n'étaient ni nécessaires ni désirés.
Gérer un trafic était l'affaire de professionnels hautement qualifiés et très expérimentés, pas de corniauds condamnés à l'exil parce qu'ils faisaient leur travail comme des manches !
La Flotte aurait pu grandement faciliter les opérations de routine du SAE, si ce peigne-cul en uniforme avait seulement eu envie de lever le petit doigt ; mais voilà, il n'en avait pas envie, et en plus il avait une tendance prononcée à se mêler de tout.
Autant que Dreylen avait pu le discerner, Greejatus était totalement incapable de voir quelqu'un faire son boulot méthodiquement sans venir jouer le grain de sable dans les rouages – à condition de ne pas se fatiguer. Dès le début, il avait échauffé les oreilles de Dreylen, et le chef contrôleur, contre toutes ses habitudes, s'était surpris à le prendre à son tour à rebrousse-poil – avec pour résultat prévisible une perte d'efficacité qu'il avait néanmoins du mal à regretter.
Apparemment, le remplaçant de Greejatus n'était pas taillé dans le même bois; l'ennui, c'est que Dreylen ignorait de quel bois il était fait. À en juger par sa vitesse de déplacement, le nouveau venu semblait plus énergique que son prédécesseur, mais était-ce pour autant bon signe ? Probablement, s'il avait vraiment l'intention d'aider le Centre, mais, de longue et amère expérience, Dreylen avait des difficultés à imaginer un haut gradé de la Flotte Impériale qui fasse davantage de bien que de mal.
Il haussa les épaules. Quels que soient les projets du commandant du Brunhilde, le départ rapide du croiseur indiquait clairement qu'il comptait laisser sa « mission de liaison » à Dreylen un bon moment, et son absence totale d'explications quant à ses intentions était pour le moins curieuse.
Il fronça encore une fois les sourcils, mais c'est d'un œil où brillait une lueur spéculative qu'il regarda s'éloigner le croiseur léger. Il ignorait tout de ce capitaine, mais une chose était sûre : ce n'était pas un nouveau Cyrus Greejatus.
*
« Vous avez déterminé notre circuit de balayage, astrogation ?
— Oui, commandant. » Le lieutenant leva les yeux vers Meinhard. La fatigue tirait les traits de son visage massif, car Xantos et Zorn ne cessaient de revérifier leurs chiffres de disponibilité des drones avec lui; chaque fois qu'ils les modifiaient, il était obligé de recalculer presque tout depuis le début. Mais, fatigue ou non, il avait l'intention de ne jamais – jamais ! – répondre au commandant Musel qu'il n'avait pas le cap demandé. « Nous aurons un changement de vecteur dans (il s'assura du chiffre sur son écran) vingt-trois minutes. Nous devrions larguer le premier drone huit heures et quarante-quatre minutes après.
— Parfait. Transmettez le cap au poste de manœuvre. »
Meinhard appela aussitôt la salle des machines, il tomba sur un assistant de Xantos et attendit patiemment qu'on appelle le chef mécanicien. Xantos, quand elle apparut à l'écran, avait une tête épouvantable : ses cheveux sombres tressés en arrière découvraient un visage épuisé dont une trace de graisse maculait la joue droite.
— Nous commencerons le largage des drones dans environ neuf heures, mademoiselle Xantos. Où en êtes-vous ?
— La première fournée est pratiquement prête, commandant, répondit Xantos d'un ton las, et je pense que la seconde sera terminée quand vous en aurez besoin, mais j'en suis moins sûre pour la troisième.
— Des problèmes, mademoiselle Xantos ? » demanda Meinhard d'un ton calme, et il vit briller la colère dans les yeux du chef mécanicien. Tant mieux : si ses officiers prenaient le mors aux dents, peut-être commenceraient-ils à réfléchir, pour changer, au lieu de se contenter de pleurer sur leur sort. Mais le capitaine de corvette ravala ce qu'elle avait sur le bout de la langue et souffla bruyamment.
« Ce qui m'inquiète, c'est la résistance des appareils. » Elle parlait d'une voix atone. Nous sommes déjà à court de systèmes de balise, et ils n'ont jamais été prévus pour déployer des têtes détectrices de cette taille ni de cette sensibilité. Pour les adapter, il faut y apporter des modifications qui vont bien au-delà des paramètres normaux de réparation et d'entretien, et nos droïdes de mécaniciens ne nous sont donc pas très utiles. On est obligés de faire une grosse partie des câblages à la main et de se taper nous-mêmes des opérations de base ; notre personnel est limité, et ça n'ira pas en s'arrangeant quand on n'aura plus de systèmes tout faits.
— je comprends, capitaine, mais le minutage est crucial pour un largage régulier. Je vous recommande de vous dépêcher. »
Meinhard coupa la liaison et se radossa dans son fauteuil avec un petit sourire.
*
« Vous êtes quoi ? s'exclama le capitaine Dreylen, et le lieutenant Venizelos plissa le front d'un air perplexe.
— J'ai dit que j'étais votre officier des douanes et de la sécurité, capitaine. Le message du commandant Musel vous l'expliquera sûrement en détail.
Reynaud prit la puce avec une expression stupéfaite et la perplexité de Venizelos s'accrut. Il ne comprenait pas d'où venait l'ahurissement de l'employé du SAI; il avait parlé clairement, non ?
« Laissez-moi essayer de comprendre, dit Dreylen au bout d'un moment. Votre commandant Musel compte vous cantonner, vous et vos hommes, ici, au Centre ? Il vous place chez nous pour nous aider dans notre travail ?
— Oui, capitaine, ce sont les ordres qu'il a donnés. Pourquoi avez-vous l'air si étonné, capitaine ?
— Étonné ? » Dreylen se reprit, puis eut un curieux sourire. « En effet, c'est le terme, lieutenant. Je vais vous expliquer : je dirige le Centre de contrôle depuis près de vingt mois et, avant, j'ai été premier assistant contrôleur pendant presque deux ans. Depuis tout ce temps, vous êtes le premier – comment avez-vous dit ? Officier des douanes et de la sécurité ? – qu'on se soit donné la peine de m'affecter. Si ça se trouve, vous êtes même le premier qu'un commandant de poste n’ait jamais affecté au Centre !
— Je suis quoi ? » bredouilla Venizelos, puis il rougit en se rendant compte qu'il avait exactement imité l'exclamation de Dreylen. Tous deux se dévisagèrent, et un grand sourire détendit les traits du capitaine du SAI.
« Maintenant que j'y pense, dit-il, il me semble en effet avoir lu quelque chose dans mes ordres d'origine sur la responsabilité de la Flotte quant aux inspections et à la sécurité du Centre. Évidemment, c'est si loin que je peux me tromper. » Il jeta un coup d'œil à la technicienne des services de la station à côté de lui. « Jayne, s'il vous plaît, trouvez où loger les hommes du lieutenant et mettez-les aucourant des procédures d'urgence de base. Moi, il faut que j'exhume les règlements de la station pour savoir que faire d'eux, crénom !
— D'ac', m’sieur.,» La technicienne fit signe de la suivre à l'enseigne Wolverstam, le second de Venizelos, et Dreylen se retourna vers le lieutenant, le visage toujours fendu d'un sourire.
— En attendant, lieutenant, est-ce qu'il vous intéresserait de m'aider dans ma recherche de données ? » Venizelos acquiesça et le sourire de Dreylen s'élargit. « Et vous pourriez peut-être me dire deux, trois mots sur votre commandant en même temps. Mais doucement, s'il vous plaît; je ne suis plus tout jeune et je ne sais pas si je supporterai l'idée d'un commandant compétent au poste de Praxlis ! »
Andreas Venizelos lui rendit son sourire et, pour la première fois depuis des semaines, c'était un sourire sans contrainte.