Amiral. M
Chapitre 7 : Une mission impossible
2730 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a environ 5 ans
La planète était d'un gris-vert qu'égayaient seuls le dessin des nuages et la blancheur éblouissante d'énormes calottes polaires. Même ses mers, profondes mais réduites, étaient d'une nuance à peine plus claire de ce gris-vert omniprésent – potage fangeux de plancton et de végétaux qui croissaient et se multipliaient dans un bouillon de culture dont le contrôle écologique se serait débarrassé au plus vite dès le premier coup d'œil.
L'inclinaison axiale de Praxlis, très accentuée, était de plus de quarante degrés, ce qui, ajouté à une primaire peu chaude, donnait un climat encore plus brutal que celui de Bastion, ou même Borosk. La flore était bien adaptée à cet environnement rigoureux, mais elle manifestait un manque d'originalité effrayant, car Praxlis était couverte de mousse. De milliers... non, de millions de variétés de mousse. Mousse rase et moutonnée au lieu d'herbe, mousse plus haute et broussailleuse en guise de buissons, et même, c'était à peine croyable, de gros tas de mousse mollasse qui jouaient le rôle d'arbres ! Meinhard en avait entendu parler, il avait regardé des holos sur le sujet, mais n'avait jamais vu ce spectacle de ses propres yeux et c'était très différent.
Avec une grimace de dégoût, il détourna les yeux et les posa résolument sur l'objet qu'il évitait jusque-là. Le Sorcier se trouvait sur la même orbite que le Brunhilde, à une centaine de kilomètres de distance à peine, et, à sa vue, Meinhard réprima une bouffée de jalousie amère mêlée de haine.
La classe des MK II comptait les croiseurs lourds les plus modernes de la Flotte, trois fois et demie plus massifs que le Brunhilde et dotés d'une puissance de feu six fois supérieure, même avant que Lecersen ne l'aient charcuté.
Par sa simple présence, le grand vaisseau racé ridiculisait le bâtiment suranné qu'il commandait, et de savoir qui gouvernait cette beauté ne faisait qu'aggraver la situation.
Il avait cru toucher le fond quand on l'avait envoyée au poste de Praxlis mais, là, il le touchait pour de bon. L'homme de barre immobilisa le Brunhilde par rapport au Sorcier, et il prit une profonde inspiration en se demandant si quelqu'un dans son équipage avait repéré son trouble. Dans tous les cas, il n'avait pas l'intention de le révéler.
— Monsieur Venizilos, à vous le quart, ordonna-t-il.
— À vos ordres, commandant, répondit Venizelos, et il suivit d'un œil curieux son capitaine qui pénétrait dans l'ascenseur pour gagner le hangar.
Muet, les bras croisés, Meinhard était assis dans la navette qui franchissait l'abîme de vide entre le Brunhilde et le Sorcier. Malgré son impatience d'en finir avec cette visite, Musel trouva le trajet court, même à la vitesse relativement réduite de la navette. Trop court. Il avait passé les trente et une dernières heures dans l'appréhension de ce moment.
Le pilote acheva la manœuvre d'approche finale et le petit bâtiment frémit lorsque les faisceaux tracteurs du Sorcier le capturèrent. Il roula pour s'aligner sur la gravité interne du croiseur lourd, puis il s'engloutit dans la caverne illuminée du hangar du Sorcier et se posa dans le berceau d'amarrage. Il y eut un léger choc métallique lorsque les colliers de sas s'accouplèrent, et la lumière de l'indicateur de pression passa au vert.
Il était seul; il s'autorisa un soupir en quittant son siège et en glissant son béret sous son épaulette, puis tira sur sa veste pour la rajuster, carra les épaules et franchit d'un pas ferme le sas ouvert; il descendit et déboucha devant la haie d'honneur qui la salua au coup de sifflet du bosco.
Il constata que Greejatus n'était pas venu l'accueillir; sans doute une insulte calculée – il excellait dans les gestes mesquins –, mais son absence le soulagea : cela lui donnait le temps de se calmer et de préparer ses défenses personnelles avant l'inévitable confrontation. Il s'arrêta devant l'officier courtaud et droit comme un i qui commandait la haie d'honneur et le salua.
— Permission de monter à bord ?
— Permission accordée, commandant Musel. Il lui rendit son salut puis lui tendit la main. «Del Meeko, second du Sorcier. » Il avait la voix grave et sonore, la poignée de main ferme, mais une étincelle de curiosité brillait dans ses yeux vifs. Avait-il entendu des rumeurs sur lui et Greejatus ?
« Si vous voulez bien m'accompagner, commandant, reprit-il, le capitaine vous attend dans la salle de briefing numéro un.
— Je vous suis. » De la main, il lui fit signe de le précéder, et tous deux se dirigèrent vers l'ascenseur, entre les deux rangs de la haie d'honneur.
Ils n'échangèrent pas un mot en chemin, ce qui, songea Meinhard, devait signifier que Meeko avait au moins entendu parler de lui. Après tout, difficile d'entamer une conversation en disant : « Êtes-vous toujours à couteaux tirés, le capitaine et vous, commandant ? » Il ne pouvait pas non plus lui demander sa version des faits sans paraître déloyal à son supérieur. Étant donné les circonstances, observer un mutisme prudent était sans aucun doute le plus sage, et Meinhard sentit un sourire acide flotter sur ses lèvres tandis que l'ascenseur s'arrêtait.
« Par ici, commandant », fit Meeko, et il le mena par un petit couloir jusqu'à la porte de la salle de briefing. Il appuya sur le bouton d'ouverture et s'écarta pendant que le panneau coulissait. En passant devant lui, Meinhard crut discerner de la sympathie dans son expression.
Le capitaine Greejatus était installé à la table de conférence, les yeux fixés sur une feuille imprimée. Il ne leva pas le regard à l'entrée de Meinhard, et ce dernier secoua la tête, stupéfait une insulte aussi ridicule.
Il s'approcha de la table et attendit debout sans rien dire, résolue à gagner ce petit jeu.
Greejatus avait toujours la même arrogance trop voyante, remarqua-t-Meinhard. Il avait peut-être pris un peu de poids, mais sa courte barbe dissimulait efficacement son double menton naissant et la coupe de son uniforme était parfaite. C'était déjà le cas à l'Académie, où pourtant tout le monde devait porter le même, fourni par la Flotte. Mais les règles communes ne s'étaient jamais appliquées à lui : Cyrus Greejatus était le fils aîné et l'héritier du comte de Chommell Minor et il ne permettait à personne de l'oublier.
Qu'avait-il fait pour se voir ainsi exilé au poste de Praxlis ? Meinhard l’ignorait, sans doute s'était-il contenté d'être lui-même. Avec des appuis, la carrière d'un officier pouvait progresser rapidement — témoin le fait que Greejatus, qui n'avait obtenu son diplôme qu'une année avant Meinhard, était sur la Liste depuis cinq ans. Une fois sur la Liste des capitaines, un officier était assuré d'obtenir tôt ou tard le rang d'officier général. À moins de commettre une erreur si monumentale que la Flotte le mettait à la réforme, il lui suffisait de vivre assez longtemps pour que joue le principe d'ancienneté.
Mais le rang, comme maints officiers impériaux s'en étaient aperçus, ne constituait pas une garantie d'emploi. Un incompétent se retrouvait en général à demi-solde et apparaissait toujours sur la liste du service actif, mais sans affectation. La demi-solde servait en théorie à conserver une réserve d'officiers expérimentés en les restreignant selon les exigences du service; en pratique, on l'employait pour mettre les crétins et les maladroits trop importants pour être renvoyés du service des Vestiges là où ils ne pourraient pas faire de dégâts. À l'évidence, Greejatus n'était pas tombé dans cette catégorie — pas encore —, mais son assignation à Praxlis depuis près d'un an semblait indiquer clairement qu'à l'Amirauté on n'admirait pas ses prestations sans quelque restriction.
Et cela, sans nul doute, allait rendre l'entretien encore plus venimeux.
Il finit de faire semblant de lire son imprimé, le posa avec une minutie exagérée sur la table et leva les yeux.
« Commandant. » Sa voix de ténor mielleuse enveloppait son animosité tel du velours la lame d'une dague.
« Capitaine », répondit Meinhard d'un ton inexpressif, et un sourire qui n'en était pas un passa fugitivement sur les lèvres de Greejatus. Il n'invita pas Meinhard à s'asseoir.
« Je suis heureux de voir votre bâtiment. Nous manquons encore plus de personnel que d'habitude depuis le départ de l'Implacable. »
Meinhard se contenta de hocher la tête sans rien dire.
« Comme vous le savez, le poste de Praxlis est chroniquement en sous-effectif, poursuivit-il, et le Sorcier nécessite un radoub urgent qu'il aurait dû subir depuis longtemps. D'ailleurs, ceci (il tapota l'imprimé) est la liste de nos réparations les plus pressantes. » Il sourit. « C'est pourquoi je suis ravi de vous voir, commandant. Votre présence va me permettre de renvoyer le Sorcier à Bastion recevoir les soins dont il a grand besoin.
Étant donné les circonstances, reprit-il au bout d'un moment, et considérant l'étendue des travaux, je crois inopportun de demander au capitaine Meeko d'assumer la responsabilité du radoub du Sorcier. » Il tendit à Meinhard une puce de données.
« En conséquence, commandant Musel, j'accompagnerai le Sorcier à Bastion pour superviser personnellement son réarmement. »
Dans de telles situations, un officier ordinaire serait consterné, Greejatus était l'officier supérieur de la mission ! Il comptait tourner le dos à ses responsabilités dans ce système ?
« Naturellement, je reviendrai aussitôt que possible. Je sais que mon absence sera... malcommode pour vous et je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour l'abréger, mais j'estime que les travaux d'entretien et de réparation prendront au moins deux mois. Plus probablement (il sourit à nouveau) trois. Entre-temps, vous ferez fonction d'officier supérieur ici, à Praxlis. Vos ordres sont sur la puce. »
Il redressa son siège et reprit sa feuille imprimée.
« Ce sera tout, commandant. Rompez. »
Meinhard se retrouva dans le couloir sans bien se rappeler comment il y était arrivé. La puce de données lui entaillait la paume tant il la serrait et il s'obligea à détendre un par un les muscles de sa main.
Foutu salopard et fils de chien Kath, tu saisis l’occasion de te venger de moi après t’avoir dérouillé la gueule, c’était tout ce que tu méritais après avoir violé cette pauvre jeune fille.
« Commandant ? »
Meeko recula soudain. Le regard sombre de Meinhard brasillait comme de l'acier surchauffé, un léger tic faisait sauter le coin de sa bouche pincée et, l'espace d'un instant, le sous-officier eut peur devant son expression. Mais Meinhard se maîtrisa promptement et se força à sourire devant l'air inquiet du capitaine de frégate. Ce dernier s'apprêtait à parler quand Meinhard l'interrompit d'un geste, et il réintégra son attitude de stricte neutralité. Meeko, le raccompagna sans mot dire Meinhard à l'ascenseur.
Il lui fut reconnaissant de son silence, car mille pensées se bousculaient dans son crâne sans qu'il pût en saisir une. Les souvenirs de l'Académie y tenaient une place prépondérante, surtout celui de la terrible scène dans le bureau du commandant, où l'aspirant Greejatus, plusieurs côtes cassées, la clavicule encore immobilisée, les lèvres fendues, gonflées et distendues, un œil au beurre noir presque fermé, avait reçu les excuses de l'aspirant Musel pour ses « paroles et actes déplacés » avant qu'une réprimande officielle pour « conduite inconvenante » ne soit inscrite à son dossier.
Musel voulait raconter ce qui s’était passé, mais la victime l’avait enjoint de ne rien faire, elle n’était qu’une femelle Twi’lek originaire de Ryloth, et fille de médecin en retraite, et Greejatus fils d'un puissant aristocrate de la planète Chommell Minor. Et pas particulièrement belle non plus. Qui aurait accepté de croire que le fils du comte de Chommell Minor avait agressé et violer une grande bringue même pas jolie ? Et puis quelles preuves avait-elle ? Ils étaient sans témoin — Greejatus y avait veillé ! — et elle avait été tellement bouleversée qu'elle s'était enfuie dans son dortoir au lieu de porter plainte aussitôt.
Mais le jeune aspirant Musel l’avait crus, lui aussi était un noble de Brentaal IV et malgré son statut et son rang, s’entendait avec tout le monde, même avec la jeune Leedi. Meinhard l’avait supplié de tout avouer mais elle avait refusé, l’aspirant Greejatus la terrifiait. Sans attendre, le jeune Meinhard se battit avec Cyrus ou plutôt le battit violement au grand désarroi de la pauvre Leedi qui était parti aussitôt prévenir le directeur de l’académie, ce dernier avait convoqué les deux garçons et Musel avait bouillonné de rage en voyant Cyrus l’accuser de l’avoir agressé parce qu’il ne supportait pas de le voir tourner autour de l’aspirante Leedi. Musel voulait dire la vérité mais il avait promis à son amie de garder le silence, le directeur l’obligea donc à présenter ses excuses, sous peine d’être renvoyé de l’académie.
Mais le mal était fait, et Meinhard s'était fait un ennemi mortel, car ce dernier ne lui pardonnerait jamais la correction qu'il lui avait administrée ; or il avait des amis haut placés, dans le service comme à l'extérieur. Plus d'une fois dans sa carrière, Meinhard avait senti leur influence, et le plaisir sadique qu'il prenait à lui abandonner l'entière responsabilité de tout le système de Praxlis — avec un seul croiseur léger hors d'âge pour accomplir le travail de toute une flottille — laissait sur la langue de Meinhard un âcre goût de poison. C'était mesquin, lâche...
Il inspira profondément alors que la porte de l'ascenseur s'ouvrait sur le hangar des embarcations. Son sang-froid en partie retrouvé, il serra la main de Meeko, lui fit ses adieux d'une voix presque normale et remonta dans sa navette Lambda.
Il se réinstalla dans son siège, le petit bâtiment se sépara du Sorcier et reprit la direction du Brunhilde, et pendant ce temps Meinhard tenta d'imaginer la réaction de son équipage à la nouvelle tournure des événements. Nul doute qu'il verrait dans le départ du Sorcier un nouveau signe de déchéance, la preuve que la Flotte l'avait relégué au service le moins important possible, et il ne tarderait pas à sentir tout le poids du fardeau dont Greejatus s'était déchargé sur lui. Le croiseur allait devoir assurer seul la police de tout le système, de tout le trafic qui passait par le terminus de Praxlis, et c'était irréalisable. On ne peut pas être partout à la fois et, même si Meinhard s'y efforçait, la pression qu'endurerait l'équipage, aussi bien au physique qu'au mental, serait intolérable.
Et c'était précisément ce qu'espérait Greejatus : il lui abandonnait un boulot impossible à exécuter avec la certitude que son échec serait porté à son dossier.
Néanmoins, il n’avait pas encore échouer et il hocha la tête d'un mouvement sec, furieux. Greejatus l'avait piégé, il escomptait le voir échouer et ruiner sa carrière, mais cela valait mieux que de servir sous ses ordres. Qu'il s'en aille à Bastion; plus vite il quitterait ce système stellaire, mieux il se porterait ! De toute manière, il ne pouvait pas faire un pire boulot que lui.
Il avait commis une erreur autrefois à son endroit, il ne se laisserait pas pousser à en commettre une seconde. Quel qu'en soit le prix, il s'acquitterait de ses devoirs et remplirait ses responsabilités; pas seulement pour protéger sa carrière, mais parce que c'étaient ses devoirs et ses responsabilités, tout simplement. Parce qu'il ne voulait pas laisser un taré de nobliau comme Cyrus Greejatus l'emporter.
Il se redressa et regarda la puce de données qui contenait ses ordres, et ses yeux brillaient d'une lueur inquiétante.