Amiral. M
« Signal général de l'amiral, commandant. "Préparation Baker Golf-sept-neuf". »
Sans quitter son écran des yeux, Meinhard hocha la tête pour indiquer qu'il avait entendu le message du lieutenant Jaggers. Il attendait le signal depuis l'instant où les Star Destroyer Imperial II de l'amiral Kurlen Flennic s'étaient placés sur leur vecteur d'approche finale et sept-neuf était. Il, il ne fallait pas être un génie pour comprendre qu'aucune approche conventionnelle ne permettrait à un croiseur léger, quel que soit son armement, de survivre assez longtemps pour parvenir à portée d'attaque d'une flotte de guerre hostile.
Meinhard avait étudié la question au détail près, Il n'existait qu'un nombre limité de possibilités pour un commandant confronté à un engagement en espace normal à l'intérieur de l'hyperlimite d'une étoile. Dissimuler un bâtiment, même de ligne, était relativement simple (à longue distance, en tout cas) : il suffisait de couper ses impulseurs et de le faire passer sous le seuil de sensibilité des détecteurs passifs adverses ; mais la propulsion à impulseur ne faisait pas de miracles. Même aux cinq cents parsec et plus que pouvait atteindre une corvette ou un croiseur léger, il fallait du temps pour générer des modifications de vecteur appréciables, si bien que se cacher en arrêtant la propulsion était d'une utilité réduite : il ne servait à rien de se dissimuler si l'ennemi s'éloignait à cinquante ou soixante pour cent de la vitesse de la lumière, et il était impossible de le faire si on accélérait pour le prendre en chasse.
Tout cela pour dire qu'un amiral ne pouvait dissimuler ses manœuvres à l'adversaire sans risquer la perte de contact. Et, comme le but n'est pas en général de se cacher, il ne lui restait qu'une solution : faire face à l'ennemi dans un affrontement de force brute ou essayer de le berner en lui montrant quelque chose qui n'était pas exactement ce qu'il imaginait. Lecersen ne croyait qu'en une tactique : établir une puissance de feu écrasante et frapper jusqu'à ce que ça passe ou que ça casse, système qui avait au moins le mérite de la simplicité.
L'amiral Flennic connaissait Lecersen aussi bien que quiconque et il s'attendrait à tout de sa part sauf à la subtilité; Meinhard représentait en quelque sorte une carte cachée dans la manche de Lecersen, glissée par l’amiral Zevulon. Or le Moff ne savait même pas de quelle trempe était fait le nouveau venu qui commandait le Brunhilde, il le découvrait en observant la simulation avec le Moff Quille ainsi que Zevulon, et sans oublier l’amiral en chef Pellaeon. Il y avait les agresseurs de Quille commandé par l’amiral Flennic et les défenseurs de Lecersen, commandé par Meinhard Musel, inconnu du bataillon.
Ce dernier put voir les derniers vaisseaux de la force tactique des Défenseurs arriver vers lui. Seize minutes encore et toute l'escadre le dépasserait, poursuivrait sa route et le laisserait pour ainsi dire tout seul avec son croiseur léger au milieu du chemin des Agresseurs.
L'amiral Flennic observa d'un air sombre son tracé de route à bord du Star Destroyer Mégalodon, puis jeta un coup d'œil au visuel. Aux distances qui régnaient en espace profond, les visuels étaient inutilisables pour la coordination des combats, mais ce qu'ils montraient restait tout à fait spectaculaire. Les bâtiments de Flennic filaient presque cent soixante-dix mille kilomètres à la seconde, tous de modèle de deuxième génération, possédant une puissance de feu plus importante mais aussi un blindage plus résistant, et des écrans déflecteurs plus performants. Mais son seul point faible était les senseurs arrières, pas aussi puissant que ceux de l’avant, raison pour laquelle nul n'était capable de voir clairement quoi que ce soit derrière.
Le chef d'état-major interrompit les réflexions de Flennic; il apportait de nouvelles données du service tactique. « La flottille de Lecersen continue de décélérer régulièrement, amiral. Nous devrions entrer à portée de missile dans vingt minutes.
— Quoi de neuf sur l'escadre qu'il a détaché ?
— Nous avons obtenu une bonne transversale sur leurs communications il y a une douzaine de minutes, amiral. Ils sont au diable et ils se dirigent vers l'intérieur du système. »
Le ton parfaitement neutre du capitaine Leiwon criait presque son mépris pour leurs adversaires et Flennic dissimula un sourire complice. Lecersen tirerait une sale tête lorsqu'ils l'auraient ramené à grands coups de pompe dans le fondement jusqu'à Bastion, et c'est exactement ce qui allait se passer s’il tentait une bataille rangée sans ces destroyers absents. Il aurait dû continuer à se déplacer en attendant qu'ils le rejoignent au lieu de provoquer l'adversaire aussi prématurément, mais au moins leur absence expliquait sa course.
Il se trouvait très à l'écart d'un trajet direct vers les planètes qu'il était censée défendre, pour la simple raison que c'était le chemin le plus court pour rejoindre les navires qu'il avait oublié d'inviter à la danse, et Flennic avait fort envie de foncer droit sur l'objectif sans s'occuper de lui. Quelle satisfaction d'« atomiser » Bastion sans laisser à Lecersen le loisir de tirer un seul coup pour la défendre ! Mais son but assigné était de s'emparer de la planète capitale, pas seulement de l'attaquer; en outre, aucun tacticien digne de ses galons ne laisserait passer l'occasion de pulvériser les deux tiers des forces ennemies. Surtout dans une de ces rares circonstances où l'adversaire ne pouvait se dégager sans exposer un objectif qu'il devait à tout prix protéger.
— Notre déploiement est achevé ? demanda-t-il.
— Oui, amiral. Les éclaireurs finissent à l'instant de se retirer derrière le rempart.
— Très bien.
Flennic jeta un coup d'œil dans l'immense cuve tactique et vérifia par pur réflexe l'exactitude du rapport de Leiwon. Ses bâtiments de ligne s'étaient disposés en « mur de combat », formation traditionnelle d'un navire d'épaisseur où les unités se serraient les unes contre les autres, sur les plans longitudinal et vertical.
Ce n'était pas un arrangement très manœuvrable, mais il autorisait le feu de flanc maximum; et, comme les vaisseaux ne pouvaient pas davantage que l'ennemi tirer au travers des bandes d'impulseur, c'était le seul moyen pratique de combattre.
Encore une fois, il compara le chronomètre et les projections tactiques. Dix-sept minutes avant la zone de portée extrême des missiles.
Les premiers partirent lorsque la distance limite fut dépassée. Ils n'étaient guère nombreux — les chances de coup au but étaient réduites et même un bâtiment de ligne ne pouvait en embarquer un stock inépuisable — mais suffisamment pour empêcher l'ennemi de faire des bêtises.
Et pour donner des boutons à un libéral ou un progressiste bon teint, songea Meinhard en regardant fuser les engins. Chacun de ces projectiles possédait une masse d'un peu moins de soixante-quinze tonnes et coûtait aux environs d'un million de crédits impériales, même sans ogive ni assistant de pénétration.
Personne ne serait assez fou pour employer des armes capables de toucher et d'abîmer les cibles, mais la Flotte avait résisté inflexiblement à toute pression politique visant à renoncer aux exercices à tir réel. Les simulations sur ordinateur étaient d'un concours inestimable, et tous les officiers et gradés de toutes branches y passaient de longues heures souvent éprouvantes, mais l'épreuve du feu restait le seul moyen de vérifier que le matériel fonctionnait vraiment. Et, coûteux ou non, les exercices à tir réel apprenaient aux servants de missiles des choses qu'aucune simulation ne pouvait leur enseigner.
Meinhard calcula rapidement les interceptions vectorielles à unités multiples en trois dimensions avant même que l’astrogateur ne le fasse sur sa console. Il regarda le chrono qui décomptait les ultimes secondes, puis examina ses visuels techniques. Tout était au vert.
« Vous savez, amiral, murmura le capitaine Leiwon, il y a quelque chose de bizarre là-dedans.
— Quelque chose de bizarre ? Comment ça ? demanda Flennic d'un ton distrait, occupé à observer les traces des missiles qui s'éloignaient vers le mur de combat de Lecersen
— Leur contre-feu est sacrément léger, dit Leiwon en étudiant ses propres visuels, les sourcils froncés, et il est complètement éparpillé au lieu de se concentrer.
— Ah? »
Flennic tendit le cou pour étudier les projections de cibles et il fronça les sourcils à son tour. Leiwon avait raison; Lecersen avait une foi absolue dans la concentration du feu – c'était une de ses rares qualités de tacticien, selon Flennic – et, eu égard à son désavantage numérique, il aurait dû mitrailler à tout-va dans l'espoir de quelques coups au but pour réduire l'inégalité du rapport de forces. Mais non. L'amiral prit une expression perplexe.
— Vous êtes sûr de votre relèvement sur ses unités détachées ? demanda-t-il au bout d'un moment.
— C'est la question que je me posais, amiral. Je suis sûr du relèvement, mais si le navire transmetteur était tout seul en réalité ? Croyez-vous qu'il pourrait nous attirer dans un piège ?
— Je n'en sais rien. Flennic se passa la main sur l'angle de la mâchoire et ses sourcils se froncèrent davantage. « Le commandant qui dirige la flottille du Moff pourrait bien adopter une ruse de ce genre. Ce serait quand même un peu risqué; il faudrait qu'il maintienne ses unités en chute libre sur le même vecteur de base pour réussir son coup, et notre puissance de feu est supérieure, même si toutes ses forces étaient rassemblées... » Il plissa le front puis soupira. « Prévenez le service tactique de se préparer à un changement de cap radical, à toutes fins utiles.
— Bien, amiral. »
D'un rouge furieux, un code de données clignotait sur l'affichage de Meinhard au milieu de l'immense formation des Agresseurs, et il eut un grand sourire. Il ignorait si les espions de l'amiral Flennic (tout à fait officieux et strictement interdits, naturellement) avaient pénétré les écrans de sécurité du Brunhilde, mais, en tout cas, les siens avaient franchi les protections de Flennic.
Pas de beaucoup, mais assez pour identifier le vaisseau amiral. Il s'agissait là d'une des grandes faiblesses potentielles de toute manœuvre de la Flotte : chaque camp possédait des renseignements complets sur la signature électronique des unités adverses.
Sur le chrono, le compte à rebours se poursuivait, et Meinhard leva la tête pour jeter un coup d'œil à Zorn et au lieutenant Jaggers.
« Paré », dit-il.
« Amiral ! Engin non identifié, relèvement... »
L'avertissement affolé du capitaine Leiwon arrivait beaucoup trop tard et la distance était beaucoup trop courte pour y changer quoi que ce fût. L'amiral Flennic eut à peine le temps de commencer à se retourner qu'une lumière rougeoya brutalement sur le panneau principal de contrôle et que les sirènes d'avarie retentirent quand le PLOUC, à puissance extrêmement réduite, frappa le rempart latéral bâbord du super destroyer. Le coup était bien trop faible pour causer de réels dégâts au générateur, mais les ordinateurs l'enregistrèrent et affichèrent docilement leur signal de panne... à l'instant où, chose incroyable, une salve de torpilles à proton, elles aussi à puissance réduite, explosait contre le rempart latéral théoriquement anéanti.
L'amiral se redressa en sursaut dans son fauteuil de commandement tandis que sur l'écran clignotant flamboyait la fureur des torpilles. Puis l'image s'éteignit et le juron étranglé, incrédule de Flennic se répercuta dans la passerelle silencieuse, tandis que tous les systèmes d'armement et de propulsion s'arrêtaient.
« Coup au but, commandant ! » s'exclama Jaggers, et Meinhard se permit un sourire féroce de triomphe en voyant le vaisseau amiral des Agresseurs se mettre en chute libre. D'autres bâtiments s'écartèrent de la formation pour se placer à distance sûre, mais le Mégalodon était « mort », bloqué par ses propres ordinateurs pour simuler sa destruction totale sous la frappe d'un modeste croiseur léger ! Rien que pour voir ça, il valait presque la peine d'avoir été choisi pour exécuter les basses besognes de Lecersen !
— Timonerie, exécutez Sierra cinq !
— Sierra cinq, à vos ordres », répondit l'homme de barre, et le Brunhilde bascula sur le flanc par rapport au mur de combat des Agresseurs pour présenter ses bandes gravitiques ventrales à l'instant où se déclenchaient les premières armes à énergie de l'adversaire. Abasourdis, les officiers des systèmes de contrôle de tir déversèrent un déluge de laser sur la minuscule cible soudain apparue sur leurs écrans, mais il était trop tard : les bandes gravitiques dévièrent et fractionnèrent leur feu désormais inoffensif, et Meinhard sourit plus amusé que jamais
— Parfait, monsieur Killian. Il se laissa aller à un geste désinvolte en direction du visuel avant. « Par là – à pleine puissance militaire.
— Oui, commandant », répondit l'homme de barre avec un sourire similaire, et le Brunhilde bondit instantanément à une accélération de cinq cent trois gravités standard.
Vingt ans d'autodiscipline permirent à l'amiral Flennic de cesser de jurer quand les ordinateurs déverrouillèrent l'affichage tactique de son fauteuil de commandement. Ses systèmes com demeuraient bloqués, l'empêchant d'intervenir, mais au moins il pouvait maintenant voir ce qui se passait. Ce qui ne le consola d'ailleurs nullement : le croiseur léger qui avait « détruit » son vaisseau amiral d'une seule bordée tenait son cap et filait avec une vitesse constamment croissante sur une réciproque directe du vecteur de la flotte de l'Agresseur; son trajet le menait à travers le champ de feu maximum du mur entier; il n'y avait aucun espoir de le rattraper, même à l'aide d'unités légères : elles n'accumuleraient jamais assez de vélocité pour parvenir à son niveau et Flennic croyait voir le commandant victorieux lui tirer la langue tout en fonçant se mettre à l'abri.
— Vous aviez raison, dit-il à Leiwon en se tenant à quatre pour maîtriser sa voix. Lecersen nous mijotait quelque chose, en effet.
— Oui, amiral, répondit le capitaine à mi-voix.
L'amiral Flennic serra les poings, puis soupira et, avec un effort, se radossa dans son fauteuil avec un sourire glacial. Il prit note de découvrir qui commandait le croiseur léger. Un commandant capable de mener à bien cette petite manœuvre, il fallait le garder à l’œil et il avait bien l'intention de le lui dire en face.
À condition de se retenir d'étrangler ce sale faux jeton assez longtemps pour le féliciter.