Orgueil, préjugés et Vulcains

Chapitre 6 : La dernière fois

Chapitre final

4561 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 03/01/2025 20:02

J'arrive à la fin de cette histoire qui devient un peu trop sentimentale. J'ai bien conscience de flirter, dans ce fandom, avec les limites de l'amitié entre les personnages, parce que je reste persuadée que ce qui relit le Trio est au-delà de l'amitié. Et aussi au-delà de l'amour, ce qui fait que les slasheuses désertent souvent mes fics. Je pense que les relations que Jim et McCoy tissent avec Spock sont différentes des relations qu'ils auraient pu tisser avec d'autres humains, précisément parce que Spock est en partie alien, et qu'il n'envisage pas les relations de la même façon que les deux autres. Ce qui peut donner lieu à des situations ambiguës, je trouve qu'il y en a pas mal dans la série d'origine, mais je ne l'interprète pas, comme beaucoup dans le fandom, comme un signe de liaison amoureuse entre les personnages : pour moi, il s'agit d'autre chose, d'un lien en partie non-humain. Ce chapitre essaye de refléter cette idée, mais c'est un peu compliqué. Quoi qu'il en soit, merci à ceux qui m'ont suivie jusqu'ici.


+ 1. La dernière fois


We go together or not at all. (Episode "All our yesterdays")

Les dernières semaines avaient passé avec la rapidité d’un rêve.

Du moins était-ce ainsi que Spock imaginait les rêves – un enchaînement d’images floues, inconsistantes, à peine imprimées sur les bords de la conscience, presque illisibles, et totalement illogiques.

Le réveil fut également étrange.

Lorsqu’il aperçut le visage de Leonard à la porte de sa chambre, Spock se demanda même s’il n’était pas la victime d’hallucinations dues aux médicaments qu’il prenait. Ils s’étaient vus – croisés – cinq fois depuis la mort de Jim, et aucune de ces entrevues ne s’était bien déroulée. Pourquoi la sixième serait-elle différente ? Il était illogique de le penser. Illogique de chercher à la provoquer.

Mais le docteur McCoy avait toujours été illogique.

– J’ai assommé et ligoté votre garde-malade pour pouvoir prendre sa place, déclara le nouveau venu en guise de préambule.

Le Vulcain remarqua alors que son visiteur impromptu tenait dans la main un sac médical qui ressemblait à s’y méprendre à celui de Joshua, le cadet qui venait quotidiennement, et même deux fois par jour, s’occuper de lui. Dès qu’il avait repris ses esprits et réussi à rester éveillé plus de cinq minutes, Spock avait demandé à être traité chez lui, et le médecin responsable de son cas (qu’il n’avait jamais vu, ou du moins n’en avait-il pas souvenir) avait accédé à sa demande au bout de quelques jours, à la condition qu’il fût sous surveillance constante à l’aide d’un bracelet électroniquement relié à l’hôpital, communiquant en permanence ses signes vitaux aux médecins. Mais McCoy n’avait certainement pas osé…

– Je plaisante, Spock. J’ai l’autorisation de l’hôpital pour remplacer Joshua.

Spock trouvait cette affirmation pour le moins douteuse, mais il ne laissa rien paraître de son incrédulité.

– J’ai attendu qu’on vous supprime les antidouleurs et les médicaments les plus abrutissants pour venir vous voir moi-même, mais si ma présence vous dérange, ce que je comprendrais, dites-le-moi et je partirai. Joshua s’occupe très bien de vous. Je pense qu’il fera un bon médecin, si ces imbéciles pontifiants de Starfleet lui laissent l’occasion de s’exprimer comme il l’entend.

Le Vulcain continua à fixer Leonard, incapable de déterminer les raisons de sa présence (apparemment volontaire et non dictée par l’éthylisme, car il avait l’air parfaitement sobre) dans son appartement, et cherchant désespérément à expliquer ce brusque revirement. Mais à chaque fois qu’il avait tenté de déchiffrer le comportement humain, en particulier de cet humain précis, il s’était trompé. Il n’y avait aucune raison qu’il y parvînt aujourd’hui.

– Euh… Spock ?

– Docteur ?

Sa voix, après un mois (ou plus, ou moins, il avait perdu la notion du temps depuis qu’il s’était effondré dans son laboratoire) de mutisme presque complet, sonna rauque et fausse à ses propres oreilles.

– Vous avec compris que j’attends une réponse de votre part ? Vous… vous voulez que je m’en aille ?

– Non.

Il n’avait pas réfléchi et le mot était sorti tout seul. Immédiatement, les traits crispés du médecin se détendirent et un léger sourire apparut sur ses lèvres.

– Est-ce que vous avez mal quelque part ? demanda-t-il en s’approchant du lit.

– Négatif.

McCoy hocha la tête et sortit un tricordeur de son sac.

– Docteur… Comment se fait-il que vous soyez autorisé à remplacer Joshua ?

– Eh bien, répondit Leonard en passant l’appareil au-dessus du corps de son patient, lorsqu’ils se sont rendu compte que je n’étais pas aussi incompétent que ce que mon aspect extérieur laissait supposer, ils ont accepté de me donner votre dossier et de me laisser m’en occuper. Messieurs Fitzgerald et Bayashi (c’est le nom du chirurgien qui aurait dû s’occuper de vous s’il avait eu un QI supérieur à celui d’une moule), craignant qu’on ne leur reproche leur négligence professionnelle, ont été ravis de me refiler le bébé. Au cas où vous auriez envie de m’interrompre, c’est une expression, d’accord ? Bref, j’ai réclamé Joshua comme assistant, et j’ai commencé à travailler sur des médicaments que vous supporteriez un peu mieux que ceux que l’on donne habituellement aux Vulcains… cent pour cent vulcains. Ça m’a pris un peu de temps, mais j’ai réussi. Et en parlant de médicaments…

Il rangea le tricordeur et s’empara d’un hypospray rouge.

– C’est un petit fortifiant de ma composition. A vous de me dire si ça vous tente. Vous pourriez vous lever, aller vous installer au salon. Je pourrais même vous faire un thé si vous en avez envie. Il suffit que j’enlève la perfusion nutritive. Votre estomac doit de toute façon se réhabituer progressivement à la nourriture. Il vaut mieux commencer avec de petits objectifs. A vous de me dire.

Spock acquiesça. L’idée de se lever, de s’asseoir ailleurs que dans un lit, de pouvoir contempler la baie, de sentir entre ses mains la chaleur d’une tasse de thé – tout cela était plus que tentant. S’il avait été humain, il aurait probablement déclaré que ça ressemblait à une promesse de paradis. Mais il n’était pas humain, aussi s’abstint-il d’exprimer une opinion aussi excessive.

L’effet du fortifiant fut presque immédiat. Il sentit se déchirer le brouillard qui pesait encore sur son esprit, se détendre ses muscles atrophiés par un mois d’immobilité (Joshua l’aidait quotidiennement à se rendre dans la salle de bains, mais il était alors presque porté par ce jeune homme qui avait le tiers de son âge). Il poussa un soupir involontaire et attendit que McCoy eût débranché la perfusion nutritive qui le maintenait en vie.

– Appuyez-vous sur moi si vous voulez.

Le Vulcain se leva avec précautions, posa une main prudente sur le bras que lui tendait Leonard et parvint à faire sans trop de difficultés les vingt-deux pas qui le séparaient de la baie vitrée de son salon. La lumière du jour amena des larmes à ses paupières – dans sa chambre, les volets étaient restés tirés – et il se passa la main sur les yeux, ébloui.

– Vous voulez que je baisse les stores ?

– Surtout pas, murmura Spock.

Il s’assit sur l’un des fauteuils réservés à ses invités humains (pour sa part, il préférait généralement s’installer en position méditative), sans quitter des yeux le spectacle incroyable des reflets de l’eau sans la baie. McCoy, avec un tact peu courant chez lui, le laissa quelques instants seuls pour aller leur préparer un thé, pendant qu’il se laissait aller au plaisir de sentir la brise entrer par la fenêtre et lui caresser la peau. Il n’aurait jamais pensé que le simple fait de se tenir assis dans son propre salon, en face de la fenêtre ouverte, pût lui procurer tant de sensations agréables, par contraste avec les dernières semaines passées dans un inconfort humiliant.

– Ça va ?

La voix légèrement inquiète du médecin le fit presque sursauter. Il ouvrit les yeux (quand, exactement, les avait-il fermés ?) et acquiesça, tournant son regard vers son interlocuteur et se demandant de quelle façon il pourrait bien débuter la conversation qu’ils devaient impérativement avoir s’ils ne voulaient pas que cette sixième entrevue soit également une sixième débâcle.

McCoy en était probablement arrivé à la même conclusion, car il s’assit en face du Vulcain, après avoir posé à côté de lui un mug empli d’un liquide rosâtre – une infusion aux herbes provenant de diverses planètes, préparée exactement comme il l’aimait – et prit la parole :

– Spock, je sais que cette phrase a l’air d’être sortie d’un mauvais roman complètement cucul, mais il faut qu’on parle.

– J’en conviens, répondit calmement le Vulcain, mais il semblerait que nous soyons tous les deux incapables de le faire sans…

Il s’arrêta, incertain de la façon dont il devait formuler les choses.

– Sans nous blesser l’un l’autre, compléta le médecin avec un soupir. Je sais. Je ne peux pas vous promettre que je ne vais pas m’énerver et vous balancer des trucs odieux dans la figure, parce que je ne contrôle pas toujours ce que je dis, mais je peux vous assurer autre chose : je ne les pense pas.

– Vous me dites des choses que vous ne pensez pas ? demanda Spock en fronçant les sourcils.

Un tel illogisme le laissait légèrement perplexe, mais permettait d’expliquer en grande partie l’échec de leurs tentatives de communication.

– Vous pensiez vraiment que j’étais persuadé qu’on ne se supportait que parce que nous étions tous deux amis avec Jim ? Que nous n’avions plus aucune raison de nous voir maintenant qu’il était mort ? Que je voulais être définitivement débarrassé de vous ? Franchement ?

Spock ne sut que répondre. Bien évidemment, il l’avait pensé, puisque McCoy le lui avait dit.

– Alors lorsque vous m’avez dit d’arrêter de faire semblant de me préoccuper de votre état de santé, vous... pensiez vraiment que je n’en avais rien à faire ? continua le médecin, qui le regardait d’une façon indéfinissable.

Le Vulcain choisit de répondre à ces questions étranges par d’autres questions (plus logiques, selon lui) :

– Docteur, si cela vous importait réellement, pourquoi me demander de partir de chez vous ? Pourquoi ne pas chercher à me contacter ? Pourquoi tout faire pour me prouver que notre amitié était terminée – ou, plutôt, n’avait jamais existé ?

Bien sûr, sa moitié humaine avait une idée des raisons pour lesquelles le médecin avait agi ainsi, mais sa moitié vulcaine avait besoin de comprendre, même si l’explication devait s’avérer, il le pressentait, totalement non-vulcaine.

– Ecoutez, pendant que vous étiez dans le coltard, j’ai eu cinq longues semaines pour réfléchir à tout ça, répondit Leonard en se passant la main sur le visage, mais je vous préviens, ça risque de vous sembler complètement illogique.

– Croyez-moi, j’y suis préparé.

McCoy émit un petit rire avant de reprendre :

– Bon, je me lance. On a tous les deux fait n’importe quoi depuis la mort de Jim. Moi, mais vous aussi. Ne protestez pas (le Vulcain n’avait absolument pas l’intention de protester, mais il n’avait pas non plus l’intention d’approuver), vous savez que c’est vrai. Je pense que je vous dois d’abord quelques explications médicales. Commençons par moi. J’ai trop bu – je sais que vous avez toujours pensé que je buvais trop, mais cette fois, c’était vraiment trop. Mon foie et mes reins sont arrivés à un stade où ils ne tiendront pas le coup longtemps si je continue comme ça. J’ai été opéré cinq fois, et la médecine moderne fait des miracles, mais à condition qu’on prenne un minimum soin de soi. Je sais qu’une sixième serait la fois de trop.

– Docteur, je… commença Spock dans une tentative probablement maladroite de déculpabilisation, mais Leonard le coupa.

– Non, attendez, laissez-moi finir, s’il-vous-plaît. Voilà pour moi. De votre côté maintenant. Vous avez délaissé votre corps en le privant de sommeil et de nourriture, probablement même sans vous en rendre compte. Après tout, c’est un peu comme un réflexe chez vous – ce n’est pas la première fois que vous le faites.

Le Vulcain acquiesça. Non, il ne s’était pas rendu compte de ce qu’il faisait. Il avait considéré les insomnies et les nausées comme une maladie à part entière, et non comme le symptôme de quelque chose de plus profond. Après tout, s’il mangeait moins et dormait moins, cela posait-il réellement problème ? Il était convaincu que sa part vulcaine parviendrait à surmonter tout cela.

Il s’était trompé.

– En revanche, poursuivit le docteur McCoy, il faut que ce soit la dernière. Vous êtes anémié au dernier degré, tous vos organes sont fragilisés et votre estomac n’est plus capable de fonctionner correctement. C’est pour ça que vous avez tenté une transe vulcaine, non ? Parce que vous aviez trop mal au ventre ?

– En effet, répondit Spock (avouer ce genre de faiblesses lui coûtait, mais après tout, Leonard venait de le faire, ravalant son orgueil). J’ai éprouvé de violentes douleurs et, comme je n’en comprenais pas la raison, j’ai essayé une transe algique, qui n’a pas fonctionné, comme vous le savez.

– Vous réalisez que ne pas manger pendant des jours entiers finit nécessairement par paralyser et affecter votre système digestif, même pour un Vulcain habitué à jeûner, n’est-ce-pas ?

Spock hocha brièvement la tête.

– Compte tenu du poids que vous avez perdu et de l’état de votre estomac, j’ai calculé que, sur un an et huit mois, c’est comme si vous aviez fait à peu près un quart de vos repas normaux, et je ne parle même pas de votre rythme de sommeil. Vous voyez le problème ?

De nouveau, il acquiesça. Le médecin n’avait certes pas été le seul à se montrer totalement illogique depuis la mort de Jim.

– Bon. Maintenant, venons-en aux « raisons de notre profonde stupidité », comme dit Uhura.

– Vous avez vu Uhura ?

– Oui. Plusieurs fois. Elle est venue vous voir tous les jours à l’hôpital, mais j’imagine que vous ne vous en souvenez pas ?

– Non, répondit Spock, que l’idée de ne pas se souvenir de quoi que ce fût perturbait (légèrement, mais tout de même). Elle vous a dit que nous étions stupides ?

– Oui, quoique pas exactement en ces termes, et elle n’attend qu’une chose : que vous soyez suffisamment en forme pour qu’elle puisse vous le dire aussi. Et croyez-moi, si elle vous sert le quart de la moitié du commencement des insultes qu’elle m’a servies lorsque je l’ai appelée de l’hôpital, ce sera déjà compliqué à encaisser. Mais enfin, comme vous êtes Vulcain, peut-être réussirez-vous à survivre. Je vous avoue, conclut-il avec un petit sourire, que pour moi, ça a été difficile.

Il détourna brièvement le regard et toussota.

– Je pensais être prêt à tout vous dire, mais ce n’est pas si évident que ça, en fin de compte, marmonna-t-il. J’avais prévu tout un discours grandiloquent dont je ne retrouve plus le moindre mot. Mais la conclusion est la suivante : j’ai besoin d’aide. Je ne peux pas continuer tout seul. Et, plus précisément, et même si ça m’arrache la bouche de le dire, j’ai besoin de vous. Je ne peux pas continuer sans vous. Pourquoi, je n’en sais rien, c’est totalement illogique, mais c’est comme ça. J’ai l’impression qu’on a passé ces deux dernières années à essayer, chacun à notre façon, de nous détacher l’un de l’autre. Je n’ai pas vraiment d’excuse pour toutes les vacheries que je vous ai dites, c’est juste que… sans Jim, ça ne me semblait pas juste de continuer. Du tout.

Spock l’encouragea d’un signe de tête.

– Maintenant, je vois les choses différemment. Alors, je me suis dit que… qu’on n’avait de toute façon pas grand-chose à perdre ni l’un ni l’autre et qu’on pouvait donc essayer l’inverse. Je veux dire, au lieu d’essayer de fuir, juste… accepter le fait qu’on est liés malgré nous et qu’on ne peut pas vivre l’un sans l’autre. (Le médecin se prit la tête dans les mains.) Vous savez quoi ? J’ai l’impression de jouer dans une mauvaise série romantique. Et c’est maintenant que, tout Vulcain que vous soyez, vous allez éclater de rire lorsque je vous aurai fait ma proposition.

Le Vulcain s’apprêtait à répondre qu’il était non seulement improbable, mais totalement impossible qu’il éclate de rire, quoi que son interlocuteur lui propose, mais, voyant l’effort visible que faisait McCoy pour continuer à parler alors qu’il mourait d’envie de se taire, il resta silencieux.

– Je vais quitter San Francisco, lâcha finalement le médecin. La ville ne me réussit pas, d’abord à cause des souvenirs, ensuite parce qu’il me suffit de descendre en bas de mon immeuble pour trouver un bar ou un magasin ouvert, et que je n’arrive pas à résister à la tentation. Je ne compte pas aller très loin, sur la côte, peut-être, dans un endroit un peu plus calme. Et je me demandais si… si…

Leonard était devenu rouge tomate, et fixait désespérément un tableau accroché au mur.

– Bon, voilà : je voulais savoir si ça vous dirait d’emménager avec moi. Maintenant, vous pouvez rigoler.

Malgré la stupéfaction dans laquelle ce discours, et particulièrement sa conclusion, l’avait plongé, Spock mit son point d’honneur à conserver son habituelle façade neutre. McCoy ricana.

– Vous seriez vraiment très fort au poker, commenta-t-il un peu sèchement.

– Jim a essayé de me l’apprendre, un jour, admit le Vulcain.

– Oh. Il ne m’a jamais raconté. Qu’est-ce que ça a donné ?

– Il paraît que j’étais un élève désespérant.

Le médecin hocha la tête d’un air incrédule et prit une gorgée de thé. Spock sentait que c’était à son tour de parler, mais, comme à chaque fois qu’il s’agissait de sentiments, il redoutait de mal comprendre et, surtout, d’être mal compris. Lorsqu’il avait cherché, chez Uhura, à exprimer son inquiétude et son amitié, tout s’était très mal terminé. Leonard, voyant son mutisme, soupira :

– J’ai bien conscience qu’après tout ce que je vous ai fait, ma demande est complètement dingue, et je crois que je vais juste vous laisser seul parce que je ne sais plus quoi vous dire, alors bon courage pour la suite et…

– Leonard.

Ce simple mot suffit à couper net le praticien, qui avait reposé le thé sur la petite table et se levait pour partir, ainsi qu’il l’avait annoncé.

– La réponse est oui.

Il savait qu’il aurait dû expliquer pourquoi il acceptait ainsi, sans hésitation, dire qu’il avait compris depuis un certain temps déjà que cette solution était la seule possible s’ils voulaient « continuer », comme le disait McCoy – mais il ne parvenait pas à trouver les mots. Peut-être les médicaments avaient-ils affecté son esprit plus qu’il ne l’avait pensé.

En face de lui, le médecin, pétrifié dans le mouvement qu’il faisait pour se lever, le regardait avec des yeux exorbités.

– Ça… Ça va, Spock ? demanda-t-il prudemment, en se rasseyant avec lenteur. Vous êtes sûr que vous n’avez mal nulle part ? Que vous n’avez pas développé une infection surprise, avec une brusque poussée de fièvre, ce qui expliquerait votre délire actuel ?

Le Vulcain leva un sourcil interrogateur.

– Pourquoi ma réponse vous semble-t-elle délirante ?

– Parce que ma proposition l’est complètement, répondit McCoy sans hésitation.

– Vos arguments étaient au contraire très convaincants, docteur. Je n’ai pas mieux réussi que vous à avancer seul. Il n’est que logique d’essayer de poursuivre tous les deux ensemble.

– Logique ? s’étrangla le médecin. Logique ? Spock, c’est tout sauf logique ! On n’arrête pas de s’engueuler, vous êtes mon parfait contraire, la seule chose qu’on ait en commun, ce sont nos tendances autodestructrices, et on s’est récemment fait des vacheries qu’il me semble difficile d’oublier... Qu’est-ce qu’il y a de logique dans ce que je vous propose ?

– Je suis confus. Pourquoi me le proposer si vous-même pensez qu’une telle entreprise est nécessairement vouée à l’échec ?

McCoy renversa sa tête sur le dossier de son fauteuil.

– Je ne sais pas. Franchement, je ne sais pas. Parce que je doute de tout, de moi en premier. J’ai l’impression – la conviction – qu’il s’agit de la seule solution possible, et en même temps je sais que je vais tout faire foirer en un temps record. Et puis… Et puis merde, Spock, je ne comprends pas pourquoi vous accepteriez de vivre avec quelqu’un pour qui vous n’éprouvez que rancœur, colère et mépris.

– Docteur, je n’éprouve pas…

– Vous ne pouvez pas me mentir là-dessus, le coupa le praticien, quelque peu durement. Je l’ai senti, à l’hôpital, télépathiquement. Vous ne pouvez pas me mentir, répéta-t-il.

Spock ferma les yeux. Il se sentait fatigué et incapable d’expliquer la complexité du lien télépathique, la façon dont ses sentiments affleuraient à la surface lorsque ses boucliers mentaux n’étaient pas totalement dressés, le fait que McCoy n’avait pas eu accès à tout son esprit, mais uniquement à une toute petite, une infime partie, celle qu’il s’efforçait de ne jamais manifester ouvertement. Sans doute était-ce précisément pour cette raison qu’elle avait choisi de s’exprimer avec tant de violence.

Comment expliquer cela à un non-télépathe ?

– Spock, vous m’entendez ? Spock !

Le Vulcain revint brusquement à la situation présente, pour s’apercevoir que le médecin était debout, penché vers lui, une lueur inquiète dans les yeux.

– Je suis entièrement conscient, docteur. Je… méditais.

– Mon œil, grommela McCoy. Vous êtes à moitié tombé dans les pommes et je n’aime pas ça du tout. Je me demande si ce n’était pas une erreur de vous renvoyer si tôt chez vous. Vous êtes tout seul toute la journée et si jamais…

– Je n’éprouve pas pour vous que rancœur, colère et mépris. Je ne nie pas ces sentiments. Je les ai éprouvés. Tout comme vous les avez éprouvés à mon égard, de votre côté. Cela ne signifie pas que nous nous réduisons à eux. Cela n’empêche pas, de mon côté du moins, le respect, la confiance, l’affection.

Leonard se redressa dans une inspiration bruyante et se détourna brusquement pour se placer devant la porte-fenêtre qui donnait sur la baie. Lorsqu’il tourna de nouveau vers le Vulcain, ses yeux étaient légèrement humides, mais il souriait.

– Spock, c’est bien vous qui dites toutes ces choses affreusement sentimentales ? se moqua-t-il.

– Affirmatif, docteur.

– Peut-être que votre moitié humaine n’est pas si horrible en fin de compte. Peut-être qu’après quelques années passées à mes côtés, vous arriverez même à dire que vous m’adorez.

– Peut-être qu’après quelques années passées à mes côtés, répondit le Vulcain sur son ton le plus sérieux, vous arriverez à exprimer un raisonnement logique cohérent.

– J’en doute, répondit McCoy avec un clin d’œil, avant de redevenir totalement sérieux, et même un peu hésitant : Alors, on va vraiment le faire ? Ça ne vous effraye pas plus que ça ?

Spock haussa un sourcil et Leonard leva les yeux au ciel.

– Eh bien moi, ça m’effraye, avoua-t-il. Et vous savez ce qui me fait le plus flipper dans toute cette histoire ? C’est qu’Uhura avait prévu exactement ce que vous répondriez. Du début à la fin.

Le Vulcain s’autorisa un demi-sourire. Cela ne l’étonnait absolument pas. Uhura, toujours très douée pour lire entre les lignes, était après tout une experte en communication, beaucoup plus perspicaces qu’eux lorsqu’il s’agissait de relations interpersonnelles.

Il tendit la main vers le mug de theris-masu, dont il savoura le goût légèrement amer. L’idée (illogique) lui vint brusquement qu’il s’agissait en réalité du thé que McCoy avait commencé, un an et huit mois auparavant, à préparer dans son propre appartement. Il leur avait fallu du temps, beaucoup de temps, pour en arriver là, et ils n’avaient certes pas choisi le chemin le plus court, mais…

– Spock ! (Le médecin donna un léger coup dans le coude du Vulcain.) Il faut que je vous prévienne, si vraiment on finit par vivre ensemble, je suis plutôt du genre bordélique.

– Et vous n’avez rien perdu de votre capacité inégalée à énoncer des vérités évidentes, répondit Spock sans réfléchir. Ne vous inquiétez pas, je me suis engagé en connaissance de cause, docteur.

McCoy éclata de rire.

– Bon sang, vous ne pouvez pas savoir ce que ça m’a manqué.


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