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Chapitre 3 : La fracturation des gâteaux secs
4546 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 03/02/2021 21:01
Chapitre 3 – La fracturation des gâteaux secs
Il se réveilla en sursaut, avec l’impression d’avoir dormi pendant des jours entiers. En clignant des paupières pour les décoller (opération qui s’avéra plus ardue que prévu), il marmonna d’une voix pâteuse :
– Ordinateur, quel jour quelle heure ?
Date stellaire 4308,34. 7:42. Bonjour, capitaine Kirk.
Jim laissa sa tête retomber sur l’oreiller avec un soupir de soulagement. Il n’avait pas manqué le début de son service sur la passerelle. Il ne lui restait que dix-huit minutes pour se rendre présentable et avaler quelque chose, mais il savait se montrer efficace lorsqu’il le fallait. Ce point ne l’inquiétait pas vraiment.
Il avait cependant l’impression d’oublier une chose importante.
Dix-sept minutes plus tard, il franchissait la porte qui le séparait de la passerelle en fredonnant un air entêtant qui traînait dans un coin de son esprit (une histoire d’oiseau qui se posait bêtement sur une branche, qu’il avait entendue par hasard dans le passé de la Terre, lors d’une mission récente où il avait rencontré le roi Arthur en personne ; depuis, l’air revenait par intermittence lui marteler le crâne, malgré tous ses efforts pour s’en débarrasser). Mis à part ce léger détail, tout allait bien. L’amibe qui avait failli causer la perte de son vaisseau avait été détruite, son équipage n’était plus en danger de mort, et dans moins de sept heures ils seraient tous en permission sur Antares II, une petite planète paradisiaque qu’il affectionnait particulièrement.
Tout allait bien, mais il était quasiment certain qu’il oubliait une chose importante.
Sur la passerelle, Spock avait pris sa place au poste de commandement, ce qui n’avait rien d’étonnant. Il avait dû dormir un peu au retour de sa mission, puis reprendre son poste comme si de rien n’était, n’ayant besoin que de trois à quatre heures de sommeil par nuit. Avoir un Vulcain en tant que premier officier était un précieux atout. Ce qui surprit davantage le capitaine fut la présence sur la passerelle du docteur McCoy. Ce dernier s’étant retiré dans sa cabine en même temps que son supérieur, il aurait dû être en train de dormir comme un bienheureux à l’heure qu’il était. Deuxième constat peu habituel : débout à côté du fauteuil de commandement, il discutait à voix basse avec Spock. Or, « à voix basse » n’était généralement pas une expression appropriée pour décrire une discussion entre le médecin en chef et le Vulcain.
Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, Bones, qui s’était penché vers Spock, se redressa brusquement, les joues légèrement rouges, comme pris en flagrant délit de mutinerie. Le premier officier, comme à son habitude, demeura impassible, se contentant de se lever pour laisser la place à son supérieur.
– Rien à signaler, capitaine. Nous serons sur Antares II dans 6,57 heures.
– Merci, Spock, répondit Kirk, sur ses gardes (généralement, lorsque ces deux-là s’alliaient, cela ne présageait rien de bon pour lui). Vous avez bien dormi ?
– Comme un bébé, répondit McCoy en croisant ironiquement les bras. Et vous, Jim ? Pas d’effets secondaires des quarante-six mille stimulants que vous avez ingurgités hier ?
Spock tourna rapidement la tête vers le capitaine et Bones eut un petit mouvement de tête agacé.
– Hyperbole, Spock. Le capitaine n’a pas pris quarante-six mille stimulants. Seulement cinq.
– Dans ce cas, pour quelle raison…
Troisième bizarrerie : le Vulcain s’interrompit de lui-même, coupant court à la discussion animée qui ne pouvait manquer de s’ensuivre. En temps normal, un malentendu sur une expression imagée du médecin pouvait leur durer un bon quart d’heure. McCoy, qui semblait nerveux, ou préoccupé, ne rebondit pas non plus et se contenta de fixer le nouveau venu, comme s’il cherchait une façon diplomate (ce qui n’était pourtant pas dans ses habitudes !) d’aborder un sujet délicat.
– Aucun effet secondaire, répondit le capitaine avec prudence. Mais vous n’avez pas l’air dans votre assiette. Est-ce qu’il y a quelque chose que je devrais savoir et que vous n’osez pas me dire ? Venant de vous, ce serait plutôt étonnant, plaisanta-t-il pour détendre l’atmosphère. Généralement, vous n’hésitez pas à me dire mes quatre vérités.
La réponse du médecin ne se fit pas attendre. McCoy croisa les bras et se mordit la lèvre inférieure dans une expression qui traduisait chez lui une perplexité ennuyée.
– Eh bien, je me demandais pour quelle raison vous n’aviez pas vraiment l’air de vous préoccuper du sort de Spock hier lorsqu’il est parti dans cette fichue navette. Pour un peu, j’aurais cru que vous vous en fichiez complètement. J’étais même plus inquiet que vous. Et quand je vous ai fait part de mes craintes, vous m’avez tout simplement répondu que « Spock connaissait les probabilités lorsqu’il s’est porté volontaire ». Il se trouve qu’un micro était activé à ce moment et que Spock vous a entendu. Comme vous l’imaginez, cela ne l’a absolument pas atteint, parce qu’il est Vulcain, et donc au-delà de ce genre de considérations émotionnelles, mais nous nous sommes tous les deux demandé ce qui pouvait vous avoir rendu si désinvolte à l’égard de votre premier officier.
Jim comprit aussitôt la situation. Spock avait entendu la remarque et en avait été blessé/chagriné/touché à sa manière vulcaine, logique et incompréhensible, McCoy l’avait compris, et comme Spock ne savait pas extérioriser ses sentiments, le médecin volait à sa rescousse en les exprimant pour lui. Ce qui était très chevaleresque de sa part, ne put s’empêcher de se dire le capitaine avec un léger amusement, tempéré par un sentiment désagréable. En réalité, il s’en voulait d’avoir réagi de façon aussi peu empathique la veille, au plus fort de la crise, alors que Spock les avait tous sauvés au péril de sa vie. Tout ça parce qu’il avait pris pour argent comptant ce qu’un parfait inconnu lui avait raconté, sans même chercher à vérifier ses dires. Décidément, Bones avait raison : les stimulants ne lui réussissaient pas.
– Ecoutez, ce n’est pas ce que vous pensez. Ce n’est pas que je n’étais pas inquiet, c’est tout simplement que le prisonnier m’avait dit…
Il s’interrompit brusquement. Le prisonnier. Voilà la chose importante qu’il avait oubliée dans l’euphorie et l’épuisement de la veille.
– Le prisonnier ? répéta Spock avec une très légère pointe d’étonnement.
– Vous voulez dire le cinglé qu’on a surpris dans la salle des données ? ajouta McCoy.
Spock ne fit aucune remarque, mais il était évident qu’il se demandait comment un fait aussi énorme avait pu lui échapper. Dans la panique de la veille, plus personne n’avait pensé à ce type qui avait fait irruption sur le vaisseau en dépit de la logique et du bon sens. Lorsque tout était rentré dans l’ordre, le capitaine avait tout simplement mis de côté cet incident préoccupant et s’était effondré comme une masse dans ses quartiers sans plus se soucier de rien. Kirk retint un soupir. Il pressentait que la permission à laquelle tout son équipage rêvait depuis si longtemps allait être compromise par ce nouveau rebondissement.
– Bones, Spock, avec moi. DeSalle, prenez les commandes.
.
– Ah, capitaine, vous tombez bien.
Le jeune enseigne qui était de garde dans les cachots semblait nerveux, et le soulagement qui se peignit sur ses traits lorsqu’il vit apparaître ses trois supérieurs sembla excessif à Spock. Garder un prisonnier pendant une nuit, même après les péripéties de la veille, n’était une tâche ni épuisante, ni stressante. Il était illogique, même pour un humain particulièrement sensible comme l’était l’enseigne Garnett, de paraître à ce point heureux et libéré par la seule présence du capitaine dans les quartiers de surveillance.
– Que s’est-il passé, enseigne ? demanda Kirk en fronçant les sourcils. Le prisonnier vous a-t-il causé du souci ?
– Pas exactement, capitaine, mais…
Le jeune homme se racla la gorge, visiblement embarrassé.
– Il vaut mieux que vous alliez voir par vous-même, conclut-il en leur désignant le passage qui menait aux cellules.
Intrigué, Spock emboîta le pas de son supérieur, suivi de près par le médecin en chef. Ce dernier lui avait brièvement résumé la situation dans l’ascenseur : en découvrant un jeune homme étrangement vêtu et à l’attitude plus que surprenante devant la salle des données, il avait appelé la sécurité puis prévenu le capitaine. Kirk avait alors pris le relais et appris de la bouche de l’intrus des détails saisissants sur ses réflexions intimes, qu’il n’avait jamais confiées qu’à son journal de bord personnel. Pire, il avait fait mention non seulement de ce qui s’était passé, mais de ce qui allait se passer.
– Je pense qu’il vient du futur, conclut Jim avec un soupir. Après tout, nous avons déjà vécu cette situation en sens inverse avec le capitaine Christopher et cela n’a rien d’impossible. J’imagine qu’il aura écouté mes journaux dans l’avenir, voilà pourquoi il en sait autant sur nous. Spock, je suis désolé de ne pas avoir manifesté plus d’inquiétude à votre endroit… Le prisonnier m’avait dit que vous alliez vous en sortir et, je ne sais pas pourquoi, je l’ai cru.
– On se demande bien pourquoi ! s’écria le médecin, qui paraissait outré par l’attitude de leur supérieur (plus que Spock, qui avait vu avec stupéfaction le docteur McCoy prendre sa défense auprès du capitaine sur la passerelle ; après leur violente querelle de la veille, le Vulcain peinait à comprendre les raisons de ce brusque revirement). Jim, soyez réaliste, ce type est complètement cinglé ! Vous l’auriez vu frapper de toutes ses forces contre la porte de l’ascenseur…
– Cela n’empêche pas qu’il vienne effectivement du futur, intervint Spock. Nous serions dans ce cas confrontés à un grave problème qui risquerait de mettre en danger le continuum espace-temps.
Mais à peine aperçut-il le jeune homme qui parlait tout seul dans un coin de sa cellule que le premier officier comprit que le problème était différent.
L’intrus avait, durant la nuit, recouvert les murs de formules mathématiques à l’aide d’un stylo qu’il avait probablement sur lui (ce qui signifiait que le protocole, en particulier la fouille du prisonnier, n’avait pas été respecté). Chaque recoin de la pièce était empli de chiffres et de symboles que le Vulcain identifia sans aucune difficulté : il s’agissait des équations nécessaires pour mettre en place (ou désactiver) le champ de forces qui fermait la porte de la cellule.
– Il écrit depuis hier soir, expliqua Garnett avec un soupir. Et il parle tout seul en permanence. Je ne comprends rien à ce qu’il raconte.
Spock tendit l’oreille. Le jeune homme (car il avait tout au plus vingt-cinq ans) tâtonnait pour trouver la bonne formule, dialoguait avec lui-même dans une tentative un peu folle pour comprendre le mécanisme qui le tenait emprisonné. La logique et la rigueur derrière cette apparente folie impressionnèrent le premier officier. Visiblement, l’humain n’avait aucune idée de la façon dont fonctionnait un champ de forces, mais son raisonnement, à partir d’une simple observation de celui qu’il avait sous les yeux, l’avait amené aux bonnes conclusions. Cet homme était donc un éminent scientifique et un probable génie, mais il ne pouvait en aucun cas venir du futur, car il était impensable qu’un brillant physicien du XXIVème ou XXVème siècle doive tâtonner pour retrouver les formules élémentaires qu’il était fébrilement en train d’inscrire sur le dernier mètre carré vierge de la cellule, par terre, au pied du lit.
La question demeurait donc : d’où venait-il, et comment était-il arrivé sur le vaisseau ?
– Oh !
Le jeune homme s’était rendu compte de leur présence et s’était redressé, tout droit, les yeux étincelants. A travers le champ de forces qui les séparait, Spock constata qu’il avait braqué son regard sur lui, et qu’il le regardait comme jamais personne ne l’avait regardé. Il s’agissait d’un surprenant mélange d’admiration, de reconnaissance éperdue, de passion presque, qui faillit faire reculer d’un pas le Vulcain. Pourtant, il n’était pas aisément surpris, choqué ni embarrassé – mais ce regard était tellement proche de l’adoration qu’il se sentit malgré lui mal à l’aise.
– Commandant Spock ? murmura l’intrus, la voix rauque et comme pleine de larmes contenues.
Le premier officier hocha prudemment la tête, incapable de comprendre ce qui se passait et comment le jeune homme pouvait bien le connaître et lui vouer une telle vénération.
– C’est bien moi. A qui ai-je l’honneur ?
– L’honneur est pour moi, répondit l’autre, les yeux tellement écarquillés que Spock n’aurait pas été surpris outre mesure de les voir se détacher de leurs orbites. J’ai attendu ce moment toute ma vie. Je sais que vous désapprouvez l’étalage des sentiments, mais ce que j’éprouve est si fort que j’ai du mal à contenir mon euphorie.
Stupéfaits, Kirk et McCoy se retournèrent vers l’objet de l’attention du jeune homme.
– Puis-je savoir ce qui me vaut une telle déférence de votre part ? demanda Spock de son ton le plus neutre et détaché.
– Vous êtes le modèle que je me suis efforcé d’atteindre depuis la première fois que je vous ai vu, répondit l’intrus sans hésitation, avec une ferveur qui ne laissait aucun doute sur sa sincérité.
– Vous devez faire erreur, rétorqua Spock, qui se sentait perdre pied. Je ne vous ai jamais rencontré.
– Non, mais je vous connais. Vous êtes le commandant Spock, né le 6 janvier 2230 à ShiKahr. Vous avez un demi-frère du nom de Sybok, avec qui vous avez été élevé étant jeune. Vous possédiez un sehlat nommé I-Chaya. Vous avez été fiancé à l’âge de sept ans à une Vulcaine nommée T’Pring, que vous n’avez pas épousée malgré votre pon farr tardif. Vous avez servi sur l’Enterprise pendant onze ans sous le commandement du capitaine Pike, que vous avez sauvé en l’emmenant sur Talos afin qu’il puisse y vivre heureux, au prix d’une mutinerie contre le capitaine Kirk, ici présent…
– Attendez une seconde, interrompit le docteur McCoy (ce pourquoi le premier officier lui serait infiniment reconnaissant toute sa vie, car s’entendre raconter les détails les plus intimes de sa vie – le pon farr par exemple – par un parfait inconnu venait mettre à mal sa discipline vulcaine). Comment pouvez-vous savoir sur Spock des choses que nous-mêmes ne savons que depuis peu, des choses qui n’ont été révélées à personne ?
– Devinez.
Le Vulcain se demanda, l’espace d’un instant, s’il avait bien entendu. Sur sa gauche, le capitaine émit un gémissement de frustration.
– Et ça recommence, marmonna-t-il.
– Deviner ? répéta McCoy, sur le ton exaspéré qu’il prenait généralement avant de faire subir à un patient récalcitrant un examen physique particulièrement désagréable. Et vous, devinez dans quelle partie de votre anatomie je vais…
– Bones ! s’exclama le capitaine, qui anticipait probablement mieux que Spock les propos peu amènes du médecin. Monsieur, reprit-il en se tournant vers leur prisonnier, comprenez que vous êtes arrivé sur notre vaisseau d’une façon totalement illégale. C’est à vous de nous fournir des explications, et non à nous de « deviner » qui vous êtes et ce que vous cherchez sur notre vaisseau.
– Est-ce que vous venez du futur ? demanda McCoy abruptement.
Le jeune homme resta résolument muet, les deux bras croisés sur la poitrine, mais il leva les yeux au ciel pour montrer le peu de cas qu’il faisait de cette hypothèse. Spock décida d’intervenir avant que les choses ne s’enveniment.
– Il n’est pas possible que notre hôte imprévu vienne du futur, ni même du présent, docteur. Je pencherais plutôt pour une date antérieure.
De nouveau, les yeux de l’intrus brillèrent d’admiration. Comme si la théorie du premier officier avait ouvert d’invisibles vannes, le jeune homme battit des mains et s’exclama :
– Vous avez parfaitement raison, commandant, comme toujours. Je m’appelle Sheldon Cooper, et je viens du XXIème siècle.
Kirk hocha la tête, sceptique.
– Si ce que vous dites est vrai, comment pouvez-vous connaître la vérité sur nous ? Et comment diable pouvez-vous avoir fait ce bond dans le temps ?
– Parce que je suis un génie.
La réponse avait été faite avec un mélange d’ingénuité et de prétention qui laissa muet le capitaine. McCoy, de son côté, ouvrait la bouche pour contester vigoureusement une assertion aussi peu modeste, mais Sheldon Cooper enchaîna sans lui laisser le temps de parler :
– Je savais que vous étiez réels ! J’en étais sûr !
Spock fronça à son tour les sourcils. S’il connaissait fort bien le nom de Sheldon Cooper pour avoir étudié ses théories à l’Académie (une hypothèse physique fascinante, qui postulait, par le biais du concept de la super-asymétrie, l’existence de multiples univers reliés par un seul et unique point fixe), il ne comprenait toujours pas comment cet homme, aussi brillant physicien fût-il, avait réussi à avancer de deux cents ans dans le futur, depuis une époque où le voyage dans le temps n’était qu’un mythe. De plus, sa dernière remarque, prononcée avec une ferveur et un ravissement incompréhensibles, ne faisait qu’embrouiller davantage la situation.
– Pourquoi ne serions-nous pas réels ? s’enquit le Vulcain.
– Vous n’ignorez pas que vous êtes les héros d’une série télévisée de mon époque, n’est-ce-pas ? Pas vous, ajouta-t-il en se tournant vers l’enseigne Garnett qui avait suivi tout l’échange sans articuler un seul mot, vous, vous n’êtes pas un héros, vous êtes juste une tunique rouge, un faire-valoir destiné à périr dans d’atroces souffrances pendant que vos supérieurs parviennent à survivre de justesse.
Ça, Spock ne s’y attendait pas. Mais alors, pas du tout. Et, au vu des yeux exorbités du capitaine et du médecin en chef, eux non plus.
– Bon Dieu, de quoi parlez-vous ? éructa McCoy.
En face d’eux, le visage du jeune intrus devint perplexe.
– Comment pouvez-vous ignorer cette série, près de trois siècles après sa naissance ? demanda-t-il, et l’on pouvait sentir percer dans sa voix une certaine angoisse. Ce n’est pas… logique !
C’était, après tout, une excellente question, à laquelle aucun des trois officiers ne pouvait apporter de réponse.
*****
Depuis qu’il s’était installé en colocation à Pasadena, environ deux ans auparavant, Leonard Hofstader pensait être totalement immunisé contre les situations les plus loufoques, les plus absurdes et les plus embarrassantes. Trouver l’appartement qu’il partageait avec Sheldon dans un état calamiteux, le salon jonché de feuilles jetées en vrac à travers la pièce (il avait dû marcher sur des gâteaux secs planqués en dessous, à en croire un « crac » qui avait retenti sinistrement lorsque le jeune physicien avait essayé de se frayer un chemin jusqu’à la cuisine), après avoir été harcelé téléphoniquement par son colocataire (il lui avait laissé vingt-deux messages, que Leonard, épuisé et à bout de nerfs, n’avait même pas écoutés), pour finir par se faire réveiller par une sonnette insistante sur les coups de deux heures du matin, n’avait rien d’exceptionnel. Il avait déjà vécu bien pire. Mais se retrouver, en robe de chambre et chaussettes, mal réveillé, pas coiffé, avec une haleine de chacal, en face d’un Leonard Nimoy qui semblait particulièrement excédé (alors même qu’il venait réveiller les gens en sonnant chez eux à deux heures du matin, ce qui constituait en soi un paradoxe), voilà qui relevait de l’inhabituel.
– Euh… Je peux vous aider ? demanda-t-il assez stupidement.
– Je cherche Sheldon Cooper, répondit l’acteur d’une voix froide qui concurrençait celle de Spock dans ses plus mauvais jours (et le Vulcain pouvait être coupant et glacial, Leonard, en tant que geek consommé, en savait quelque chose).
– Qu’est-ce qu’il a encore fait ? soupira le jeune homme, résigné et prêt à tout. Ne me dites pas qu’il vous a suivi jusqu’à chez vous et supplié de lui apprendre la prise neurale vulcaine !
En face de lui, Leonard Nimoy haussa les sourcils. (Soit dit en passant, il était étrange de le voir avec des sourcils normaux. Et des oreilles normales. Et des vêtements normaux – en l’occurrence, un pantalon noir, un manteau beige et une écharpe bleue. Bref, de voir en lui un vieil homme et non un vieux Vulcain.)
– Votre ami vous cause souvent du tracas ? demanda-t-il sur un ton un peu moins sec.
– Hélas, monsieur, c’est un art où il est passé maître, répondit le jeune homme sans se rendre compte immédiatement qu’il venait de ressortir au plus grand acteur de Star Trek une réplique de Star Wars. Entrez, je vais voir s’il est dans sa chambre.
Leonard referma la porte derrière l’acteur, qui embrassa d’un œil critique l’ensemble de la pièce.
– Euh… Si vous trouvez un endroit où vous asseoir, n’hésitez pas !
Le physicien, slalomant entre les feuilles, se précipita vers la chambre de son colocataire et entra sans frapper. Il était encore passablement stupéfait de ce qui lui arrivait et commençait seulement à réaliser à quel point la situation était surréaliste. Il envisageait très sérieusement d’envoyer un texto à Howard et à Raj pour leur dire que Leonard Nimoy venait de faire irruption dans son salon, lorsqu’il se rendit compte d’une chose très étrange.
Sheldon n’était pas dans sa chambre.
Or, Sheldon était toujours dans sa chambre à deux heures du matin. L’idée même qu’il ait découché était totalement incongrue, puisqu’il avait peur de marcher dans la rue après la nuit tombée. L’idée qu’il soit resté chez une fille était risible, puisque Sheldon ne s’intéressait pas davantage aux filles qu’aux promenades nocturnes. (Peut-être avait-il aussi peur des premières que des secondes, à y bien réfléchir.)
Leonard sortit son téléphone portable de la poche de sa robe de chambre et écouta le premier message que son colocataire lui avait laissé à 20h34.
Leonard, viens immédiatement à l’appartement ! J’ai fait une découverte extraordinaire ! Tu vas être époustouflé !
20h36. Leonard, pourquoi ne réponds-tu pas au téléphone ? Ne me dis pas que tu as rendez-vous avec une fille ? Elle est forcément moins intéressante que ce que j’ai à t’annoncer !
20h37. Leonard, si tu ne me réponds pas d’ici 21h, je te préviens, je pars sans toi et tu le regretteras toute ta vie !
Je pars ? Le jeune homme fit la moue. Où Sheldon voulait-il partir ? Quelle destination pourrait-elle le mettre dans un tel état ? Le simple fait d’aller seul au coin de la rue l’angoissait…
0h41. J’ai appelé Koothrapali et Wolowitz. Ils ne me répondent pas. Vous passez tous à côté de l’occasion de votre vie !
Bien sûr, ils n’avaient pas répondu. Ils avaient tous les trois passé la soirée ensemble, chez la mère d’Howard qui les avait gavés de plats tous meilleurs les uns que les autres, joué à des jeux vidéo, et mis leur téléphone en silencieux. La raison de ce blocus ? Sheldon s’était montré encore plus insupportable que d’habitude (ce qui n’était pas peu dire) durant ces derniers jours – depuis, en fait, qu’il avait regardé un très vieux documentaire sur Star Trek, une espèce de conférence de très mauvaise qualité donnée par Leonard Nimoy et DeForest Kelley, qu’il avait obtenue Dieu seul savait comment et repassée en boucle sur son ordinateur en essayant de comprendre les paroles mal enregistrées prononcées par les deux acteurs. Et voilà que Nimoy débarquait chez eux en pleine nuit. Pas besoin d’être un génie pour comprendre qu’il y avait un lien entre tout cela…
– Monsieur Hofstader ?
La voix de Leonard Nimoy lui parvint, blanche et comme altérée, depuis le salon. Le jeune physicien se hâta de revenir vers lui.
– Je suis désolé, je ne sais pas où est Sheldon mais j’ai l’impression que…
Il s’arrêta. L’acteur avait visiblement fouillé dans le tas de feuilles gisant à terre et en avait sorti une sorte d’écran oblong, que Leonard n’avait jamais vu chez eux et qui ressemblait assez, à y bien réfléchir, à un PADD tout droit sorti de la série, à cette différence près qu’il était parfaitement plat et parfaitement lisse, sans aucun bouton bizarre sur le côté, et sans aucune petite lumière rouge ou bleue. Cependant, une faible lueur émanait de l’objet. Elle clignota un instant, puis s’éteignit. En se rapprochant, Leonard constata que l’écran était fêlé en son milieu.
– En fait, ce n’était pas des gâteaux secs… murmura-t-il.
Le regard noir et, lui sembla-t-il, désespéré, que lui jeta son visiteur nocturne lui passa toute envie d’essayer de plaisanter davantage à ce sujet.