Who you gonna call?

Chapitre 2

2203 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 12/02/2023 20:08

New York, Greenwich Village, janvier 1990.


       En ouvrant une dernière fois l’énorme masse de feuilles reliées, son cœur se serra un peu plus fort dans sa poitrine avant que les aiguillons de la honte et de l’urgence ne refassent surface. Mille hésitations, mille pas en arrière. Jusqu’à aujourd’hui.

Retenir ses larmes ; marcher droit jusqu’à la dernière boutique de la liste et y entrer en espérant secrètement un énième refus.

Il régnait dans cette échoppe un véritable capharnaüm de livres très divers, d’objets hétéroclites et étranges, de colifichets brillants suspendus, ça et là. Il y en avait tant que le regard ne pouvait se poser quelque part sans être aussitôt attiré ailleurs. Une odeur de vieux papier, de renfermé et de tabac froid flottait dans l’espace étriqué où un bureau couvert de paperasse, de livres ouverts, était flanqué le long d’un imposant rayon d’encyclopédies. La clochette d’entrée tintinnabula. De longues minutes passèrent. Du fond de la boutique, derrière un rideau de perles bon marché, apparut une silhouette masculine. Calvitie naissante sur le front, masquée en partie par une épaisse chevelure brun-roux, un début d’embonpoint dissimulé par une grande taille, des vêtements d’un style vieillot qui lui rajoutaient facilement dix ou quinze ans. Les épaules un peu voûtées et le nez chaussé de lunettes plongé dans un livre de poche. Une pipe vissée au coin de la bouche. Il se dirigea vers le bureau sans lever le nez de son livre.

« -Les sortilèges de Saint Valentin sont en promotion, dit l’homme en mâchonnant sa pipe, non remboursables.

-Bonjour… Je vous ai appelé hier. C’est au sujet d’un dossier de recherches de l’expédition Montalbano de 1956 pour le projet de musée des Arts et cultures de Mésoamérique. »

Au son de la voix de la jeune femme, l’homme posa enfin son livre et sa pipe. Il la regarda comme s’il venait de s’éveiller d’un très long rêve. Elle lui tendait un pavé de feuilles reliées d’une épaisseur fabuleuse et protégé par une couverture en cuir passé d’un ton qui avait dû être vert des années plus tôt. Les bras de la jeune femme tremblaient légèrement. Peut –être sous le poids colossal de l’objet qu’elle apportait. Son regard croisa celui de l’homme qui l’observait attentivement.

Un bonnet d’épaisse laine noire couvrait sa tête et laissait s’échapper de longues mèches souples brun foncé parsemées de filaments blancs. Un visage en forme de cœur à la peau hâlée, de grands yeux noirs bordés de longs cils épais, un petit nez en courbe douce, la bouche pulpeuse, type hispanique. Le livre qu’elle tenait paraissait encore plus gros en contraste avec sa petite stature. Elle était vêtue d’une veste d’homme en laine bouillie anthracite sur un sweat-shirt d’université bordeaux, une grosse écharpe coordonnée au bonnet pendait à son cou. Des leggings gris, d’énormes chaussettes crème et des tennis qui avaient sûrement connu des jours meilleurs complétaient sa tenue.

La jeune femme fit un pas en avant, le livre tenu précautionneusement à bout de bras.

L’homme eut un sursaut, se rappelant à ses obligations de politesse :

« -Excusez-moi ! bredouilla-t-il alors que ses lunettes retenues par un cordon tombaient sur sa poitrine, je vais vous débarrasser… »

Il se saisit du document et constata en effet le poids considérable de l’objet. Il avança vers le fond de la boutique, entraînant la cliente à sa suite et poussant d’un revers de la main un empilement de livres sur une table pour y faire de la place. Il ouvrit l’ouvrage, commença à le feuilleter :

« - Vous me disiez au téléphone qu’il s’agissait de documents officiels de l’expédition Montalbano ; des recherches de traces de cités chamaniques qui auraient survécu aux invasions espagnoles, c’est bien cela ? demanda l’homme en chaussant ses lunettes.

-Oui, répondit la cliente, il n’existe que deux exemplaires. L’un appartenait à Henry Saint-Clair et l’autre à Marcellus Jones, les deux assistants de Ricardo Montalbano.

-Le Musée des Arts et Cultures de Mésoamérique n’a jamais vu le jour, ajouta l’homme, le Musée d’Histoires Naturelles n’y a consacré qu’une aile partie en fumée en 1983. Toute la collection Montalbano y est passée… une sacrée perte puisqu’il y avait très peu de reliques.

- Ça vaut combien, selon vous ? l’interrogea la jeune femme sur un ton rapide.

L’homme la regarda à nouveau. Son air triste et mal à l’aise le troubla.

-Vous ne l’avez pas volé, au moins ? S’inquiéta le bouquiniste.

La cliente se défendit vivement :

-Non ! Il appartenait à mon grand-père.

-Et où a-t-il pu dénicher ceci ?

-Il le tenait… du professeur Montalbano en personne. »

Elle affichait un air terriblement sincère.

L’homme poursuivit :

-Je ne veux pas avoir d’ennui, j’en ai bien assez comme cela mais je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi ne l’avez-vous pas montré aux curateurs du Musée ? Cela les aurait très certainement intéressés.

- Mon grand-père ne les portait pas exactement dans son cœur, expliqua la jeune femme dans un soupir, ils lui ont fait perdre son travail et ont jeté Montalbano aux oubliettes… Vous comprenez que je ne pouvais pas le leur apporter sur un plateau. Il a plus sa place chez un collectionneur, à mon avis… »

Le bouquiniste parut réfléchir :

« -Oui, je vois… Mademoiselle, cela vous dérange si je garde votre livre quelques jours, le temps de l’estimer et de faire quelques recherches ? »

La bouche de la jeune femme se crispa légèrement, elle hésita puis secoua la tête :

« - Non… après tout, non, concéda-t-elle, vous êtes le seul dans toute cette ville à avoir accepté d’y jeter un coup d’œil. Ça ne me dérange pas. »

Tout en parlant, elle avait resserré la veste bien trop grande autour d’elle, couvant du regard le livre ouvert sur la table.

« -Venez, lui ordonna poliment le bouquiniste, je vais vous faire un reçu de dépôt pour ce que vous m’avez apporté. »

Il la dirigea vers le bureau qui devait faire office de comptoir et se mit en quête du bloc carbone jaune où il consignait les dépôts. Cela prit quelques minutes, du fait du désordre ambiant auquel s’ajoutaient les regards timides qu’il lançait à la jeune femme. Une fois le bloc carbone en main, il chercha désespérément un stylo.

La jeune femme chercha dans une poche intérieure de sa veste et lui tendit un stylo plume ancien reconverti en stylo bille.

Le bouquiniste, un peu gêné, la remercia. Il commença à remplir le document avec les éléments qu’il avait déjà.

« -Une adresse ? S’enquit-il.

-Non, répondit la jeune femme, je reviendrais vous voir d’ici quelques jours.

- Un numéro de téléphone ?

- Il est en panne, fit-elle évasivement.

- Ah, ok. A quel nom dois-je mettre l’article ?

-Jones. Alba Jones. »

L’homme releva la tête et scruta sa cliente :

-Vous voulez dire comme « Marcellus Jones » ?

La jeune femme hocha la tête :

« -Mon grand-père.

-Je peux voir votre pièce d’identité ? »

Elle acquiesça en cherchant dans ses poches et lui tendit le document demandé.

Le libraire occultiste inspecta la carte avant de la lui rendre, cela lui semblait en ordre.

« -Le livre de votre grand-père sur les mythes précolombiens a eu son petit succès, en son temps, dit l’homme en se demandant comment il pourrait prolonger la conversation.

La jeune femme scruta une étagère bourrée à craquer de livres de poche et en désigna un :

-Vous en avez un exemplaire, juste là. Il ne se vend plus.

L’homme se sentit encore un peu plus gagné par sa timidité :

-Est-ce que Monsieur Jones a prévu de sortir un nouveau livre ? Travaille-t-il sur quelque chose en ce moment ? »

En même temps qu’il parlait, il se demandait s’il pouvait se risquer à l’inviter à dîner. C’était vraiment une jolie jeune femme. Elle n’avait pas cette attitude provocante et dynamique des femmes de cette décennie. Plus il la regardait, plus elle lui évoquait un sentiment de tranquillité et de chaleur, la sensation du premier soleil de printemps au sortir de l’hiver.

Le visage d’Alba Jones pâlit, sa lèvre inférieure tressaillit et son regard évita celui du libraire :

« - Il est mort, répondit-elle d’une voix éraillée.

-Je suis désolé, balbutia le libraire, je ne le savais pas… Il était venu faire une conférence à l’université quand… quand j’y avais un poste et… il s’est battu avec le doyen… »

Il arrêta de parler en voyant la mine de plus en plus décontenancée et mal à l’aise de la jeune femme.

« -Bien joué, Ray, espèce de crétin, pensa-t-il, tu t’es encore grillé tout seul comme un grand »…

Elle posa de nouveau sur lui ses grands yeux de biche noirs et profonds.

L’homme lui tendit une main qu’elle considéra d’un air farouche :

« -Je suis le Docteur Raymond Stantz… J’ai un ami qui aime aussi beaucoup le travail du Professeur Jones sur la Mésoamérique. »

Elle eut une petite moue au coin de la bouche, elle devait relever la tête pour le regarder dans les yeux. Elle gardait ses bras serrés autour de son corps, comme si elle avait froid de manière permanente. Son corps avait adopté une position défensive. Elle reporta son attention sur l’énorme dossier entre les mains du libraire.

« -Vous y jetterez un coup d’œil ?

Sa voix avait une inflexion ferme et agacée.

-Oui, oui, bien sûr, lui assura Raymond Stantz.

-Vous me le promettez ? Insista-t-elle.

-Je vous le promets. Tenez… voici ma carte. Vous n’avez qu’à m’appeler, disons, en début de semaine prochaine. »

Elle lui prit la carte des mains, ses yeux toujours plantés dans les siens.

Elle avait des mains très fines, leur douceur contrastait avec l’expression butée de son visage.

La carte disparut dans le revers de la veste.

« -Merci, souffla-t-elle en reculant.

Stantz prit une grande inspiration :

-Si vous voulez… on peut en discuter… autour d’un verre… si vous êtes libre… ? »

Elle lui avait déjà tourné le dos, sa main sur la poignée de la porte. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne se retournât :

-J’ai beaucoup de travail… Dr Stantz, promettez-moi simplement de regarder le dossier… s’il vous plaît. »

La dernière inflexion vocale reflétait presque une supplication.


Le libraire allait dire quelque chose et fut coupé dans son élan par la sonnerie du téléphone, étouffée par une pile de livres. Il ne put retenir la jeune femme qui sortit de la boutique sans demander son reste.

Raymond Stantz trouva enfin le combiné et décrocha, non sans quitter Alba Jones des yeux :

« -Ray l’Occulte… Janine ? Oui, j’arrive tout de suite… »

Il vit Alba s’éloigner dans la rue, les premiers flocons de neige tombant sur son bonnet et sa chevelure cascadant dans son dos. La jeune femme s’arrêta à mi-chemin et se tourna vers la boutique. Elle vit que le Dr Stantz la regardait fixement. Elle eut un geste las, resserra les pans de la veste autour d’elle et rejoignit prestement le flot urbain dans lequel elle disparut pour de bon.

« Oui, Janine, je suis toujours là… je ferme la librairie et j’arrive ».

Ray Stantz raccrocha. Il s’aperçut qu’Alba Jones avait oublié son stylo, un bel objet en argent style années vingt. Il fut pris d’une sorte de curiosité et nota sur le dos de sa main, entre le pouce et l’index « Alba Jones ».

 Raymond Stantz considéra une dernière fois l’épaisse couverture vert passé de l’ouvrage et ferma boutique.



             

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