Altisidore
Chapitre 3 : Des amours prétendument secrètes...
10306 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 31/05/2023 20:36
Chapitre 3 : « Des amours prétendument secrètes…
Le matin du cinquième jour qui suivit notre arrivée à Limbrough Hall, je me levai particulièrement tôt. Voyant que tout le monde, excepté Mme Niels, dormait encore, et comme rien d’alarmant ne semblait avoir eu lieu pendant la nuit, je décidai d’aller à pied jusqu’au village le plus proche, nommé Abernott. Après une promenade d’environ trois heures, je rentrai au manoir, en fin de matinée, poussé par la faim et par l’aspect menaçant du ciel. Une voiture, celle-là même qui était venue nous chercher, attendait devant la porte. J’ai oublié, au cours de mon récit, de préciser qu’un certain George, qui vivait dans une petite maison à côté du manoir, faisait office de cocher chez Mlle Swann. Il était assis sur le siège, lançant de temps à autre des regards impatients vers la demeure.
M. Niels m’ouvrit la porte avec un soulagement évident :
– Ah ! Docteur Watson ! Vous voilà enfin ! s’exclama-t-il.
Un peu inquiet de cette entrée en matière, je lui demandai :
– Que se passe-t-il donc ?
Le majordome prit respectueusement mon manteau, mon chapeau et mes gants, et me chuchota à l’oreille :
– M. Sherlock Holmes a décidé de repartir pour Londres.
Je crus pendant un instant que j’avais mal entendu, mais à peine avais-je posé le pied dans le salon que je pus constater par moi-même la vérité de cette affirmation : mon ami, debout, le manteau à la main, faisait les cent pas dans la pièce, tournant autour de sa valise sous le regard réprobateur de Mlle Swann. Je saluai la petite assemblée et recueillis un signe de tête de la part de notre cliente et un timide sourire de la part de Mlle Anderson. Ni Sebastian Swann ni Livia n’étaient visibles.
– Ah ! Vous voilà, Watson ! s’écria Holmes dès qu’il me vit.
Sans me laisser le temps de prononcer un mot et sans permettre à notre hôtesse d’émettre la moindre protestation, il enchaîna :
– J’ai un immense service à vous demander, mon ami.
Je reprenais peu à peu mes esprits.
– Bien sûr, Holmes. De quoi s’agit-il ?
– Je pars sur l’heure afin de rechercher des informations à propos de Mme Ryder, si elle est encore en vie. J’ai besoin de savoir qui est entré en possession des lettres de Mlle Swann à la mort de M. Ryder si je veux avancer dans cette enquête. Cela vous dérangerait-il de rester à Limbrough Hall durant mon absence, au cas où un autre événement viendrait à se produire ?
Mlle Swann prit la parole :
– Je vous en prie, docteur, restez ! Votre présence me rassurerait.
Je m’inclinai en signe d’assentiment, trop abasourdi par la tournure des événements pour répondre quoi que ce soit.
– Magnifique ! s’exclama Holmes en enfilant son manteau. Dans ce cas, nous pouvons nous mettre en route ! Mademoiselle Swann, puisque vous avez à faire à Abernott, vous permettrez, je l’espère, que le docteur Watson m’accompagne jusqu’à la gare d’Oxford avant de revenir monter la garde à Limbrough Hall ?
Nous prîmes donc place tous les quatre – Mlle Swann, Mlle Anderson, qui se rendait elle aussi à Oxford, comme tous les jours, Holmes et moi-même – dans la voiture qui démarra aussitôt. A Abernott, le cocher fit arrêter les deux chevaux devant une grande demeure couleur brique.
– A quelle heure faut-il venir vous chercher, mademoiselle ? demanda-t-il.
– Inutile de vous déplacer, George, répondit la jeune femme. M. Kenning, chez qui je déjeune, me raccompagnera jusqu’à Limbrough Hall.
Au moment de descendre, elle se tourna vers mon ami :
– Vous reviendrez ?
– Pas avant qu’un élément nouveau ne fasse avancer les choses, soit au cours de mes investigations, soit ici même, au manoir. La recherche d’une personne disparue peut s’avérer assez longue, et je ne suis pas assuré, même en retrouvant Mme Ryder, de découvrir le détenteur de vos lettres et de cet anneau qui vous a été rendu. Mais, durant mon absence, je réponds du docteur Watson comme de moi-même.
Notre hôtesse acquiesça presque tristement, puis, avec un signe de tête à mon intention et un regard rapide à sa cousine, elle descendit de la voiture. Je la vis traverser la chaussée humide et sonner ; on lui ouvrit presque aussitôt, et la porte se referma sur elle avec un bruit mat. Les chevaux reprirent leur pas tranquille.
Le trajet d’Abernott à Oxford fut très silencieux. Holmes semblait perdu dans des pensées dont rien ne pouvait le distraire et ne s’apercevait pas du regard insistant, que je sentais empli de reproches, de Mlle Anderson ; quant à moi, plus embarrassé que mon compagnon, je feignis de m’absorber dans la contemplation du paysage.
Lorsque nous arrivâmes devant la gare, la jeune fille, surmontant sa timidité naturelle, s’écria brusquement :
– Pourquoi partez-vous ? Martha comptait sur vous.
Holmes la regarda un instant comme s’il ne comprenait pas le sens de sa question, puis il répondit doucement :
– Je pense que je serai plus utile ailleurs, mademoiselle.
Elisabeth Anderson baissa les yeux.
– Ma cousine est très peinée, monsieur Holmes.
– Je ne doute pas, dit le détective d’un ton aussi sec qu’il avait été doux auparavant, que Mlle Swann comprend et accepte les raisons de mon départ. Que je sache, je n’abandonne pas cette affaire ; seulement, j’entends la mener comme bon me semble.
Je dus rougir en entendant parler ainsi mon ami, tandis que Mlle Anderson, de son côté, pâlissait.
– Docteur Watson, murmura-t-elle sans oser relever la tête, souhaitez-vous rentrer immédiatement à Limbrough Hall ?
– Je ne voudrais pas faire faire un aller-retour inutile à votre cocher, répondis-je.
– George a ordre de venir me chercher à cinq heures devant l’église. Peut-être trouvez-vous que l’heure tardive…
– Ne vous tracassez pas, mademoiselle : je profiterai de ce temps pour visiter la ville.
En vérité, je n’étais pas fâché d’éviter, une demi-journée durant, l’atmosphère de Limbrough Hall qui, suite au départ de Sherlock Holmes, ne pouvait manquer d’être pesante. De plus, Mlle Swann devait passer la journée entière à Abernott ; je ne manquais donc pas à mon devoir en m’absentant pendant qu’elle-même ne se trouvait pas au manoir.
La jeune fille nous laissa tous deux devant la gare, après avoir pris congé de mon ami d’une façon quelque peu froide et cérémonieuse.
– Je suis désolé de vous mettre dans cette situation incommode, Watson, me dit Holmes une fois que se fut éloignée la voiture dans le brouillard naissant. J’en suis sincèrement désolé, mais soyez certain tout d’abord que mon départ est nécessaire, et ensuite que je serai de retour très bientôt.
– Mais vous avez dit à Mlle Swann…
– Ce que j’ai dit à Mlle Swann est fort clair, me semble-t-il : s’il arrive quelque chose à Limbrough Hall, je reviendrai immédiatement. Or, il ne peut manquer d’arriver quelque chose bientôt, peut-être même cette nuit.
– Et, sachant cela, vous choisissez ce jour précis pour partir ? demandai-je, stupéfait.
Holmes haussa les épaules.
– Watson, me répondit-il d’un ton goguenard, voilà quatre jours que nous sommes à Limbrough Hall, et rien ne s’est produit depuis la nuit de notre arrivée. J’en déduis donc que notre présence – ou plutôt que ma présence – empêche le coupable de se manifester ; je pars afin de lui laisser le champ libre.
– Vous pensez, dis-je, incrédule, que le voleur craint de se manifester lorsque vous êtes au manoir ?
Mon ami leva les yeux au ciel en signe d’impatience.
– Ai-je jamais dit cela, Watson ?
Je ne trouvai rien à répondre tant la logique de cette série d’affirmations péremptoires m’échappait. Bien certainement, mon visage devait refléter la plus grande perplexité, car Holmes ne put s’empêcher de sourire.
– Cette affaire est loin de se présenter comme je l’imaginais, reprit-il d’un ton plus calme. Je pensais qu’un indice, à l’intérieur ou à l’extérieur du manoir, me mettrait sur la voie. Mais je n’ai rien vu, rien, Watson ! Je manque de matière, le mobile m’échappe, en un mot, je n’ai rien découvert en quatre jours…
Sherlock Holmes soupira, et je me rendis compte pour la première fois que cette inactivité avait dû mettre ses nerfs à rude épreuve. Je tentai d’aborder un autre point qui, soudain, me semblait important :
– Si vous redoutez quelque chose dans les prochaines heures, peut-être souhaitez-vous que je retourne au plus vite à Limbrough Hall afin de veiller sur Mlle Swann ?
A mon grand étonnement, Holmes se contenta de hausser les épaules en signe de parfait désintérêt, comme pour me signifier que la protection de sa cliente ne lui importait guère. J’en fus quelque peu choqué. D’ordinaire, mon ami prenait toutes les précautions possibles lorsque ses clients se trouvaient menacés d’un danger quelconque.
– Profitez plutôt de la ville, mon cher Watson, répliqua-t-il en souriant, avant de rentrer affronter les remarques réprobatrices que l’on ne manquera pas de faire à mon endroit… Je vous répète que je suis absolument navré de cette situation, mais ce n’est pas en restant ici inactif que je comprendrai le mobile véritable de notre voleur.
– Le mobile véritable ? m’exclamai-je. Vous ne pensez donc pas que ces disparitions à répétition aboutiront à un chantage ?
– Non, Watson, je ne le pense pas. Voilà presque trois mois que les mêmes phénomènes étranges se reproduisent et Mlle Swann n’a toujours pas reçu d’ultimatum. Rien ne nous dit que l’on en veuille à son argent.
– Mais à quoi, alors ? Croyez-vous que Frank Ryder soit encore en vie et qu’il ait décidé de se venger d’avoir été éconduit en terrorisant son ancienne fiancée ?
– Non, je ne crois pas aux revenants, et je ne crois pas non plus que M. Ryder soit vivant. Je crois d’ailleurs, pour tout vous dire, que M. Ryder n’a absolument rien à voir dans cette histoire.
– Mais alors, que dois-je dire à Mlle Swann…
– Surtout, n’allez pas lui répéter ce que je viens de vous dire ! Ne le répétez à personne ! J’ai un instant cru pouvoir comprendre les faits en restant à Limbrough Hall, mais je me suis visiblement trompé. Reste à voir si mon départ va changer quelque chose. Or, si le coupable est, comme je le pense, un des habitants de ce manoir, il ne doit en aucun cas se douter que je pars dans le but de l’obliger à se démasquer, à commettre une erreur. Pour tous – y compris pour Mlle Swann, entendez-vous bien ? – pour tous, je vais rechercher Mme Ryder. J’espère que le voleur aura la bonne idée de vous rendre une petite visite cette nuit. Cela confirmerait mes soupçons.
– Je ne comprends pas, Holmes.
Mon ami me regarda étrangement avant de me répondre :
– Moi non plus, Watson, je ne comprends pas. Mais, ajouta-t-il aussitôt, je pense agir au mieux.
Je sentis une légère hésitation dans le son de sa voix.
– Je n’en suis pas sûr. Peut-être suis-je en train de commettre une stupidité, mais je ne pourrai le savoir sans quitter Limbrough Hall. Oui, répéta-t-il à mi-voix, comme pour se convaincre lui-même, il me semble que partir soit la meilleure option qui s’offre à moi dans l’état actuel des choses.
– Très bien. Que dois-je faire pendant votre absence ?
Mon ami m’adressa un sourire mi-fatigué, mi-amusé.
– Oh, je ne vous empêche pas de mener votre propre enquête, si cela vous chante, mais je crains fort que vous ne découvriez que des amours prétendument secrètes et de vieilles haines endormies, toutes prêtes à être réveillées. Enfin, sait-on jamais… Prévenez-moi immédiatement si le moindre événement se produisait. Envoyez un télégramme à Baker Street.
Un sifflement aigu se fit entendre. Holmes saisit la poignée de sa valise.
– Ah ! Voici mon train, je crois.
Machinalement, je tournai les yeux vers la locomotive qui entrait en gare.
– Mais, Holmes, m’écriai-je, étonné de ce que mon ami n’eût pas remarqué une chose aussi évidente, ce train ne va pas vers Londres !
– Ah, vraiment ? Eh bien, je m’en accommoderai tout de même ! Après tout, ai-je jamais dit que j’allais à Londres ? Il me semble que non. Ce bon M. Niels et, à sa suite, Mlle Swann et Mlle Anderson ont interprété mes paroles de cette façon. A vous, mon cher Watson, je vous le dis tout net : je n’ai absolument pas l’intention de me rendre à Londres, mais je préfèrerais que ce soit ce que l’on croie à Limbrough Hall.
– Mais où allez-vous ? demandai-je.
Holmes eut un geste évasif alors qu’il posait le pied sur la première marche du wagon.
– Je vais réfléchir à ce problème au calme, me répondit-il en souriant. N’oubliez pas de m’envoyer un télégramme dès que quelque chose se produira ! Et si possible, envoyez-le vous-même ! Au revoir !
Le train s’ébranla, et, avant que j’eusse pu émettre la moindre protestation, le bruit assourdissant de la locomotive retentit, rendant tout échange impossible. Je restai seul sur le quai, désorienté et quelque peu irrité de l’attitude désinvolte de Holmes à mon égard. Non content de me laisser seul dans un manoir où tous les habitants me regarderaient certainement de travers et où un étrange voleur dérobait sans mobile des objets dont la seule valeur était sentimentale, il partait de surcroît sans me dire un mot de sa destination ni de son but…
N’ayant rien de mieux à faire, je revins lentement sur mes pas et commençai à déambuler au hasard à travers la ville. Le froid n’était pas aussi vif que la veille, la neige avait presque fondu dans les rues encombrées de fiacres et de passants et le brouillard commençait à se lever. Le mystère de Limbrough Hall et le comportement non moins énigmatique de mon ami accaparaient mon esprit ; je passai en revue les divers habitants du manoir sans parvenir à trouver un mobile valable. Les seules idées qui me venaient en tête étaient assez sinistres – sans aucun doute Holmes les aurait-il qualifiées de romanesques : je m’imaginais que l’on n’avait monté cette mise en scène que dans le but de détourner les soupçons sur Frank Ryder – qui, après tout, n’était peut-être pas mort – dans le cas où Mlle Swann vînt à mourir de façon peu naturelle. Et, dans ce cas, seuls les héritiers directs pouvaient avoir intérêt à la disparition de l’héritière de l’immense fortune des Swann. J’essayai de repousser cette pensée. Sebastian Swann, malgré l’étrange sentiment de répulsion qu’il m’inspirait, n’avait pas l’étoffe d’un meurtrier. Et pourtant, il avait à plusieurs reprises demandé de l’argent à sa sœur… Quant à Mlle Anderson, cette éventualité n’était même pas envisageable. Je ne pouvais cependant m’ôter de la tête ce que Holmes avait laissé entendre : que sa frayeur pût être feinte…
Alors que je marchais de la sorte, au milieu d’un brouillard à chaque pas plus dense, sans prêter attention aux charmes de la vieille ville et sans davantage trouver de réponse à mes questions, j’aperçus soudain, à une dizaine de mètres devant moi, Mlle Anderson, qui sortait d’un bâtiment. Malgré l’opacité de la brume, je la reconnus à la couleur caractéristique de sa cape – un bleu assez vif qui d’ailleurs m’avait semblé quelque peu voyant pour une jeune fille aussi réservée. A ses côtés se tenait un homme de haute taille dont je ne pus distinguer les traits que très vaguement ; avant que j’eusse le temps de réagir, tous deux étaient montés dans un fiacre, qui démarra aussitôt.
Pendant les quelques secondes qu’avait duré cette vision, j’avais cherché des yeux un véhicule, intrigué malgré moi de la compagnie de la timide Elisabeth Anderson, et désireux de savoir ce que cachait ce mystérieux rendez-vous dont la jeune fille n’avait jamais fait mention. A peine cette pensée m’avait-elle traversé l’esprit que j’eus honte de mon indiscrétion ; mais je me souvins un instant après que Mlle Anderson était elle-même impliquée dans une affaire pour le moins étrange, et qui justifiait amplement ma curiosité. Aucune piste, aussi improbable fût-elle – car il n’y avait pas d’apparence que cette affaire eût un lien quelconque avec celle qui préoccupait la propriétaire de Limbrough Hall – aucune piste, me dis-je donc, n’était à négliger.
De plus, je dois avouer que les soupçons émis par Sherlock Holmes quant à ma capacité à mener ma propre enquête m’avaient quelque peu piqué au vif, et je voyais dans le hasard providentiel qui m’avait amené à croiser Mlle Anderson l’occasion de prouver au détective que j’étais, ne lui en déplaise, capable de découvrir quelque chose.
Il n’avait fallu au fiacre que quelques secondes pour se fondre dans le brouillard, aussi décidai-je de tourner mes investigations du côté du bâtiment. C’était une petite pension sans prétentions, mais à première vue propre et accueillante. Je poussai la porte et me trouvai dans une salle de taille moyenne, égayée par un grand feu de cheminée. L’hôtesse, une brave femme à la figure ronde et avenante, s’empressa de venir au-devant de moi.
– Ah, monsieur, commença-t-elle sans me laisser le temps de placer un mot, je n’ai malheureusement plus une chambre de libre !
Je haussai les épaules en signe de résignation.
– Décidément, je joue de malchance !
– En revanche, si vous voulez déjeuner, monsieur…
Elle indiqua d’un revers de main trois tables vides dans un coin de la pièce. Une agréable odeur de poulet émanait de la cuisine, et je sentis ma faim se réveiller tout à coup. Peut-être parviendrais-je, en restant dans l’hôtel, à obtenir des informations sur le mystérieux accompagnateur de Mlle Anderson.
Je m’assis donc à une table, et lorsque l’hôtesse m’apporta mon repas, je lui demandai sur le mode anecdotique :
– Au fait, il me semble avoir vu tout à l’heure une de mes connaissances sortir de votre hôtel. Une jeune femme vêtue d’une cape bleue.
– Ah ! oui, s’écria la femme. Je vois de qui vous voulez parler.
– Cela fait longtemps que je ne l’ai pas vue et j’ignore son adresse ; loge-t-elle ici ?
– Je suis navrée de ne pouvoir vous renseigner, monsieur. Cette jeune dame vient ici parfois, mais elle ne loge pas chez moi. Elle vient rendre visite à un de mes plus anciens clients.
Je fis un signe de tête destiné à indiquer que j’ignorais cette circonstance. Intérieurement, je jubilais.
– Il est ici depuis près de deux ans, maintenant, ajouta la brave femme qui semblait ravie de trouver quelqu’un à qui parler. Un brave jeune homme, honnête, travailleur, qui paye régulièrement son loyer. Il est presque établi ici à titre de locataire permanent, si vous voyez ce que je veux dire. Je crois qu’il travaille dans une bijouterie.
– Et la demoiselle vient lui rendre visite souvent ?
– C’est arrivé quelques fois, monsieur. La semaine dernière, par exemple, elle est venue ici tous les jours. Mais c’était une circonstance exceptionnelle, car ce pauvre jeune homme est tombé malade mardi dernier, et la demoiselle est restée à ses côtés jusqu’à ce qu’il aille mieux. Hier encore, il ne pouvait pas se lever. Mais comme la jeune fille et le jeune homme sont tous les deux respectables, et comme elle m’a confié qu’ils étaient fiancés, je n’ai pas vu d’inconvénient à la faire monter chez lui afin qu’elle prenne soin de lui. C’est un Français, monsieur, il parle bien anglais, mais avec un léger accent. Je crois qu’il est seul au monde, je ne lui connais pas de famille et il ne reçoit jamais de visites, excepté lorsque cette demoiselle vient le voir. Mais j’ignore comment elle s’appelle, monsieur, et je ne sais pas si c’est la personne que vous cherchez. Souhaitez-vous me laisser votre nom, afin de la prévenir que vous cherchez à la revoir ?
– Non, répondis-je, je vous remercie, mais je préfèrerais qu’elle n’en sache rien. Vous comprenez, j’ignorais tout de l’existence de ce jeune homme il y a quelques minutes, et je me sens quelque peu gêné d’avoir, bien malgré moi, découvert un fragment de sa vie privée.
Au fond de moi-même, je me sentais coupable d’avoir espionné Mlle Anderson, et encore davantage du mensonge que je venais de servir à l’hôtesse afin de ne pas éveiller les soupçons de la jeune femme.
– Je comprends très bien, monsieur. Soyez tranquille, je ne dirai rien. Je suis très discrète pour ces choses-là.
Je ne pus m’empêcher de sourire en entendant cette brave femme me vanter sa discrétion, alors qu’elle venait de me conter en cinq minutes tout ce qu’elle savait sur son client, sans que je ne lui eusse rien demandé explicitement.
Une heure après, j’étais dehors, ravi d’avoir découvert l’existence de ce fiancé français. Les soupçons que j’avais pu avoir en l’apercevant au bras de Mlle Anderson s’étaient évanouis. Les fréquentes sorties de la cousine de Mlle Swann à Oxford et les justifications rougissantes qu’elle en donnait s’éclaircissaient tout à coup. J’étais en moi-même presque heureux de savoir que cette jeune personne, qui m’avait semblé si frêle et si fragile, et si seule à côté des forts caractères qu’étaient Martha et Sebastian, avait trouvé un homme pour l’aider, la protéger et l’aimer.
.
A l’heure dite, j’étais devant l’église, où je retrouvai la jeune femme en proie à une vive agitation. Bien entendu, je ne lui touchai pas mot de ce que le hasard m’avait fait découvrir, mais je ne pouvais m’empêcher de la regarder avec d’autres yeux. Le chemin du retour se passa plus agréablement que ce que je ne le craignais ; sans doute la rancœur de Mlle Anderson envers Holmes ne s’étendait-elle pas à moi, et, malgré sa nervosité bien visible, nous parlâmes de choses et d’autres – mais pas des vols mystérieux commis chez sa cousine – jusqu’à notre arrivée à Limbrough Hall.
Le digne majordome nous ouvrit la porte et prit nos manteaux. Il nous informa, avec force détours et digressions que je ne rapporterai pas ici, que Mlle Swann n’était toujours pas rentrée, et que personne n’avait vu M. Swann de la journée. Mlle Anderson, qui s’était déjà plainte pendant le trajet d’une forte migraine, me demanda la permission de se retirer dans sa chambre.
Je restai donc seul avec le bavard Edward Niels, qui s’empressa d’aller me chercher une tasse de thé préparé par sa femme, toujours invisible. Il n’était pas très dur de le faire parler : je me contentai de lancer une remarque assez neutre sur les étranges événements qui nous avaient appelés au manoir, Holmes et moi, et le brave homme enchaîna aussitôt. Il m’expliqua avec volubilité, en faisant de grands gestes, qu’il s’était contenu, quelques jours plus tôt, devant Mlle Swann, par respect pour elle, mais qu’il pouvait bien me dire à présent que le jeune Sebastian était un « mauvais garçon ».
– Voyez-vous, docteur, chuchota-t-il, je ne serais pas surpris qu’il soit pour quelque chose dans toutes ces disparitions. M. Swann a la passion du jeu, et ce n’est pas la première fois qu’il demande de l’argent à Mademoiselle. A force d’essuyer des refus, il aura peut-être été tenté de se servir lui-même…
– Mais j’ai cru comprendre que ce qui avait été dérobé, objectai-je, n’avait pas une grande valeur intrinsèque.
– Non, c’est vrai, admit le majordome. Mais le collier qui a été volé, la montre ou le châle même de Mademoiselle, qui était fort beau, ont pu être revendus à des prix fort honorables.
– Et vous pensez que M. Swann…
– Je ne sais pas, monsieur, mais ce qui est sûr, c’est que M. Holmes aurait mieux fait de rester ici !
Je haussai un sourcil pour demander des explications.
– Qui que ce soit, il n’en restera pas là. Il lui en faudra toujours plus. Et tous ces vols suivent une logique irréfutable, une progression qui ne peut s’arrêter…
Je le considérai un instant avec surprise. Ce petit vieillard tout ridé, qui parlait tant, semblait s’être fait sur le sujet une opinion bien arrêtée. Il m’apparut soudain plus intelligent que je ne l’avais cru au premier abord. Je lui fis signe de continuer.
– D’abord, on récupère les objets offerts à Mlle Swann par M. Ryder ; puis on procède à l’échange de lettres ; enfin, c’est l’anneau de fiançailles de Mademoiselle, qu’elle a rendu à M. Ryder il y a des années, qui a reparu comme par magie. Que va-t-il se passer maintenant ? Après l’échange d’anneaux, le fiancé épouse la jeune femme qu’il aime… et l’emmène avec lui…
Je voyais où voulait en venir le majordome. Son raisonnement était loin d’être absurde, mais il y avait en lui quelque chose qui irradiait, comme un sentiment de haine diffus, et qui m’empêchait d’être tout à fait convaincu par ce qu’il disait.
– Vous pensez donc, demandai-je en baissant la voix, que le but est…
– De faire disparaître Mlle Swann, oui, monsieur, répliqua M. Niels d’une voix ferme. Après les fiançailles vient le mariage. M. Ryder, ou quiconque se faisant passer pour lui, finira par réclamer son bien le plus cher.
Je ne pus réprimer un frisson.
– Voilà pourquoi je dis que M. Holmes aurait mieux fait de rester ! Je suis certain que Mlle Swann est en danger ! Je le lui ai dit d’ailleurs, mais elle n’a pas voulu m’écouter. Elle croit que M. Sebastian est toujours un enfant, incapable d’agir par lui-même, mais l’enfant a grandi, docteur, et il doit hériter de la moitié de la fortune de Mlle Swann ! Vous n’êtes pas sans savoir, je suppose, monsieur, que cette fortune est considérable.
Tout ce que j’entendais était d’une monstrueuse audace de la part d’un serviteur, et pourtant, je devais reconnaître que le vieil homme n’avait pas tort.
– Voilà, monsieur, ce que je pense vraiment de l’histoire. M. Swann a besoin d’argent, je ne sais pour quelle raison, et Mademoiselle le lui refuse. Les disputes sont fréquentes entre eux et…
– Monsieur Niels !
La voix de Mlle Swann avait retenti derrière le majordome, sèche, froide, presque haineuse. Le vieil homme pâlit et se retourna tandis que je me levais précipitamment, guère plus à l’aise que mon interlocuteur. Je n’avais pas entendu arriver notre hôtesse, et la silhouette de M. Niels, debout devant moi, me dissimulait la porte du salon. L’idée d’être surpris par la personne qui m’hébergeait, qui m’avait invité chez elle, en train d’écouter les plus vils cancans de domestique sur son frère me faisait honte.
Mlle Swann, sans prononcer une parole, sans bouger, lança à son majordome un regard impérieux, empli de colère, qui lui intimait assez clairement de se retirer. Le pauvre homme s’exécuta sans même penser à se disculper, et je restai seul dans le salon face à la jeune femme.
Quelques secondes s’écoulèrent dans le silence le plus total. Quelques secondes de gêne intense qui me parurent une éternité.
– Mademoiselle Swann… commençai-je.
Elle m’arrêta d’un geste et d’un sourire tout en posant son manteau sur un fauteuil.
– M. Niels vous racontait les exploits de mon frère, n’est-ce pas ?
J’ébauchai une vague protestation, tout en maudissant en mon for intérieur Holmes qui m’avait mis dans une telle situation ; mais la jeune femme m’empêcha de nouveau de parler et s’assit en face de moi, me faisant signe de l’imiter.
– J’imagine assez bien tout ce qu’il a pu vous dire, poursuivit-elle avec un rire qui sonnait faux. De quoi conforter vos soupçons.
J’essayai de me justifier une seconde fois, sans plus de succès que précédemment. Mlle Swann n’était visiblement pas disposée à m’écouter.
– Je sais parfaitement ce que pensent M. et Mme Niels des étranges événements qui ont récemment bouleversé Limbrough Hall. Quoi qu’il en soit, docteur, avant d’en tirer des conclusions hâtives, j’aimerais que vous m’écoutiez.
Elle s’arrêta un instant, comme pour réfléchir à ce qu’elle pouvait me dire ou non.
– Edward est un excellent majordome, commença-t-elle avec lenteur, tout dévoué à l’héritière du major Swann, mais il n’a pas appris à mettre de côté ses sympathies et ses antipathies. Jamais il n’a aimé mon frère. Déjà, lorsque nous étions plus jeunes, Sebastian était le préféré de mon père. Je suppose que cela tenait à l’amour qu’il portait à sa mère. Je ne l’en blâme pas, docteur Watson. J’ai compris très tôt ce que nous représentions tous deux pour mon père : j’évoquais pour lui une femme qu’il n’aimait plus, alors que mon frère lui rappelait une femme qu’il aimait encore, et dont la mort l’avait séparé.
« M. et Mme Niels, qui avaient toujours beaucoup apprécié ma mère, n’étaient pas d’accord avec le major, bien que jamais ils n’eussent osé émettre un avis, même nuancé, devant leur maître. Elever un enfant illégitime, fils d’une femme qui n’était pas d’un milieu recommandable, leur apparaissait comme une faute de goût impardonnable, une profonde entorse au code de l’honneur. Ce que j’ai pour ma part toujours trouvé juste et équitable, en dépit de la préférence marquée de mon père pour Sebastian, leur semblait une hérésie. Ils en sont venus à le haïr. Il faut vous dire, ajouta-t-elle en soupirant, que mon père avait pour lui, enfant, une faiblesse sans limites. Il lui a toujours tout passé, ne lui a jamais rien refusé, et les domestiques devaient supporter sans mot dire les trop nombreux caprices de mon frère. Sebastian abusait du pouvoir qu’il avait sur mon père et faisait toujours accuser M. et Mme. Niels, qu’il n’aimait pas.
« Mon frère a été un enfant gâté et il en a conservé bon nombre de traits de caractère blâmables. Il agit souvent comme si tout lui était dû. Il dépense à tort et à travers l’argent que je lui donne. Nos « fréquentes disputes », comme le dit fort justement M. Niels, sont dues à mon caractère, incompatible avec le sien. Je n’ai pas l’habitude de céder, docteur. Je suis une femme indépendante et j’estime n’avoir personne au-dessus de moi, pas même mon frère. D’où certaines… altercations – comme celle qui a eu lieu l’autre jour, et à laquelle vous avez assisté. Mais malgré ses travers, malgré nos disputes, je suis très attachée à lui. Nous avons toujours été très proches, en dépit de la distance et des apparences. Il n’y a entre nous aucune rivalité qui serait née de nos situations respectives, et les seuls problèmes réels viennent des sommes exorbitantes que Sebastian me réclame régulièrement.
La jeune fille s’interrompit soudain et me regarda avec un sourire.
– Votre ami avait raison, docteur Watson. Vous faites partie de ces rares personnes qui incitent à la confidence. Je n’avais pas l’intention de vous raconter tout cela. Et pourtant, je l’ai fait, et je me sens soulagée de l’avoir fait. Pardonnez-moi de vous avoir ennuyé avec mes histoires de famille.
– Pas du tout, protestai-je. Mais quand diable…
Je m’arrêtai net. Je n’osais pas lui demander ce que Holmes avait bien pu dire de moi, mais je n’avais pu m’empêcher de paraître surpris. Mlle Swann émit un rire cristallin, autrement plus sincère que quelques minutes auparavant. Je me détendis un peu.
– Oh, cette conversation remonte à bien longtemps. Votre ami s’appelait encore Sigerson et j’ignorais totalement que la personne dont il me parlait était le docteur Watson. Il n’avait pas précisé votre nom ; il avait seulement dit « un ami très cher »…
Elle porta la main à son front, comme pour appeler les souvenirs.
– C’était peu de temps avant qu’il ne parte – ou plutôt avant qu’il ne disparaisse. Vous saviez cela, docteur, que votre ami avait disparu sans laisser de traces ? Un jour, je me suis rendue chez lui et il n’était plus là. Il m’avait avoué quelques jours auparavant qu’il avait le mal du pays. Il aimait beaucoup la France, mais un de ses amis commençait à lui manquer. Ce jour-là, il m’a un peu parlé de lui – et de vous. Lorsque, bien plus tard, j’ai appris qu’il ne s’appelait pas Sigerson, j’ai cru qu’il avait tout inventé de sa vie, et qu’il m’avait menti du début à la fin. Mais je me rends compte à présent qu’il n’en est rien. Ce qu’il m’a dit de vous est vrai. Ce qu’il m’a dit de la nostalgie de son pays était vrai. Je pensais juste que ce pays était la Norvège, mais voilà où s’arrête le mensonge…
Je m’étais senti rougir légèrement lorsque Mlle Swann avait parlé de la nostalgie de mon ami. Jamais je n’aurais imaginé Holmes en proie au mal du pays, jamais je n’avais imaginé pouvoir lui manquer – et surtout jamais je n’aurais pu croire qu’il se confierait à qui que ce soit. La jeune femme revint avant moi à la réalité présente.
– Si je vous ai raconté tout cela, docteur, c’est aussi pour que vous sachiez qu’entre mon frère et moi existent des liens indestructibles. Jamais Sebastian n’userait d’un tel moyen de chantage pour parvenir à ses fins. Je vous l’affirme, Sebastian est innocent de tout ce qui s’est passé ou peut encore se passer à Limbrough Hall !
Elle avait mis dans ces derniers mots tant de force et de conviction que je l’interrogeai du regard. Elle soupira.
– J’ai bien peur que M. Holmes ne soupçonne mon frère, docteur. Je ne peux rien vous prouver, mais je sais que Sebastian est innocent, j’en ai la certitude absolue ! Je sais que tout le monde le suspecte dans cette maison, excepté Elisabeth. Vous aussi, je le sais, sinon vous n’auriez pas écouté M. Niels parler de lui ainsi. Et peut-être M. Sigerson – je veux dire M. Holmes…
Il y avait dans cette phrase laissée en suspens une question sous-jacente. Je m’empressai de répondre :
– Mademoiselle, pour ma part, je me sens complètement dépassé par les événements et je ne m’estime pas en mesure de porter un jugement sur qui que ce soit. Quant à Sherlock Holmes, je ne peux vous dire quelles sont les pistes qu’il a suivies, ni ce qu’il pense des habitants de Limbrough Hall. Holmes vous a peut-être dit que j’incitais à la confidence, mais il ne me l’a guère prouvé !
– Que voulez-vous dire ?
Une petite lumière de curiosité, voire d’intérêt, luisait dans les yeux de mon interlocutrice.
– Tout simplement que Sherlock Holmes ne me dit pas toujours ce qu’il pense, et parfois même me laisse dans l’ignorance de ses soupçons et de ses certitudes jusqu’à ce qu’il dévoile le vrai coupable, brusquement, aux yeux de tous, comme par magie…
La jeune femme ne put s’empêcher de rire.
– J’ai lu tous vos récits, dit-elle. Si je n’avais pas connu votre ami, j’aurais cru que vous aviez inventé cette belle excuse pour ne pas avoir à répondre à des questions indiscrètes concernant M. Sherlock Holmes. Mais je l’ai moi-même vu à l’œuvre à Montpellier, il y a deux ans. Nous avons été voisins pendant quatre mois, et au cours de ces quatre mois, il ne m’a parlé de lui qu’une seule fois, comme je vous l’ai dit tout à l’heure. Je ne sais toujours pas grand-chose de sa vie, d’ailleurs. Et puis M. Sigerson a aussi résolu une affaire sur le sol français, et j’ai pu constater par moi-même ses méthodes particulières d’investigation… et de révélation de la vérité.
La conversation prenait un tour moins embarrassant pour moi et je me sentis tout à fait soulagé. De plus, ma curiosité avait été aiguisée par ce que venait de dire Mlle Swann. Quelle était cette mystérieuse affaire résolue à Montpellier dont jamais Holmes ne m’avait soufflé un traître mot ? Je risquai une question à ce sujet. Visiblement, ma charmante hôtesse n’avait pas besoin d’être beaucoup poussée pour parler de « M. Sigerson » : j’appris en une soirée bien plus de choses sur mon ami que je n’avais réussi à en découvrir depuis presque deux ans que je l’avais retrouvé.
Notre conversation se prolongea durant le repas. Comme à son habitude, Elisabeth Anderson laissa la parole à sa cousine, qui parla de l’Italie, de la France, de musique, de théâtre, et bien sûr de mon ami. Tout mon embarras s’était dissipé : le dîner que je redoutais tant se déroulait dans une ambiance chaleureuse, et au lieu d’entendre des reproches, j’apprenais une partie de la vie de Holmes sur le continent. Si Mlle Anderson semblait nerveuse, jamais Martha Swann n’avait été aussi volubile. Je me surpris à penser qu’elle parlait pour dissimuler sa tristesse ou son inquiétude, dues à l’absence conjuguée de son frère et du détective.
Vers la fin du repas, un bruit se fit entendre dans le hall : une porte claqua violemment, puis un cri effrayé interrompit net notre conversation. Je m’élançai hors de la pièce, suivi de près par Mlle Swann. Je me heurtai presque aussitôt à Livia qui accourait, l’air effaré :
– Docteur, docteur, venez vite !
– Que s’est-il passé, Livia ? demanda Mlle Swann.
– C’est M. Sebastian, répondit la femme de chambre, avant d’ajouter en italien quelques mots que je ne compris pas.
Nous nous précipitâmes dans le hall, où le jeune homme était assis sur une chaise, blanc comme un linge, le visage défait, les vêtements en désordre, entouré de M. et Mme Niels, qui semblaient avoir pour un instant oublié leurs inimitiés. Sa chemise claire était tachée de sang et une large estafilade, probablement due à un coup de couteau, zébrait son front. Devant cette figure ensanglantée, Elisabeth Anderson, qui nous avait rejoints, poussa un cri perçant, tandis que le majordome balbutiait « Quel malheur, mademoiselle, quel malheur ! » et que Livia marmottait des prières italiennes.
Seule Martha Swann garda son calme. Elle ordonna aux domestiques de se retirer et à Livia de lui monter de l’eau chaude et des linges propres. Puis elle m’aida à soutenir son frère jusqu’à sa chambre. Nous nous aperçûmes qu’un autre coup lui avait tailladé le bras.
Fort heureusement, les deux blessures étaient plus impressionnantes que sérieuses, et la faiblesse du jeune homme n’était due qu’à la perte de son sang et à la marche qu’il avait effectuée dans le froid depuis Abernott. Je nettoyai les deux coupures, stoppai l’hémorragie du mieux que je le pus, et entrepris, avec l’aide de Mlle Swann, de confectionner un pansement pour la tête du blessé. Je m’assurai qu’il n’avait pas d’autre blessure, qu’aucun coup de gourdin n’avait touché la tête ou l’abdomen, puis je pus affirmer à la jeune femme que les blessures étaient sans gravité.
– Merci infiniment, docteur Watson, murmura-t-elle.
Elle resta un instant auprès de Sebastian, puis l’embrassa doucement sur le front. Je me proposai pour rester auprès de lui un moment et elle accepta, m’assurant qu’elle me relayerait d’ici peu, dès qu’elle aurait changé de vêtements, les siens étant tachés de sang.
Je croyais que le jeune homme, qui présentait tous les signes de l’ivresse, avait sombré dans le sommeil, mais à peine sa sœur avait-elle franchi la porte qu’il se redressa légèrement.
– Pas de chance, murmura-t-il. A deux contre un, la partie n’était pas très équitable.
– Comment vous sentez-vous ? demandai-je.
– Aussi bien que l’on peut se sentir après avoir reçu un coup de couteau sur la tempe et un autre dans l’avant-bras… Merci, docteur.
Il voulut me serrer la main, mais la douleur l’arrêta dans son geste.
– Que vous est-il arrivé ?
– Oh, une bagatelle, répondit-il avec un petit rire amer : une partie de cartes qui a mal tourné. L’un des autres joueurs m’a accusé de tricher, nous en sommes venus aux mains et… voilà le résultat, sans compter l’argent qu’ils m’ont volé.
D’un air découragé, il fixait sa main blessée.
– On ne vous a pas encore raconté, docteur ? La brebis galeuse de la famille, le mauvais garçon qui s’encanaille dans les pires tripots d’Oxford et même dans l’unique d’Abernott ?
Je ne répondis rien.
– Je sais bien que je devrais laisser de côté cette vie. Mais j’ai toujours eu la passion du jeu… et l’argent nécessaire pour assouvir cette passion. Maintenant, les choses ont un peu changé. Oh, je sais bien ce que vous pensez, ajouta-t-il devant mon regard que je ne pouvais empêcher d’être réprobateur. Cela ne m’autorise pas à réclamer à ma sœur ce qui est à elle et non à moi. Il y a longtemps que j’aurais dû partir, construire ma propre vie, quitter l’existence minable que je mène ici depuis toujours. Ce n’est pas le courage qui me manque, vous savez…
– Pourquoi ne le faites-vous pas, fis-je remarquer avec toute la délicatesse possible, si vous pensez qu’il s’agit de la meilleure solution pour vous et pour Mlle Swann ?
Le jeune homme soupira.
– J’aime Elisabeth, docteur Watson. Je l’aime éperdument, depuis toujours. Je n’ai pas le cœur de la quitter, ni le courage d’aller lui avouer…
Je songeai malgré moi au jeune homme qui accompagnait Mlle Anderson dans les rues d’Oxford. Ce pauvre Sebastian Swann n’avait décidément pas de chance.
– On dit « malheureux au jeu, heureux en amour », reprit-il comme s’il lisait dans mes pensées. Mais le mauvais sort s’acharne sur moi. J’imagine qu’il existe, dans le domaine de l’amour, des malédictions familiales : mon père, moi, ma sœur à présent… Martha a tort de s’obstiner. Votre ami n’est pas fait pour elle.
Je manquai m’étrangler.
– Pardon ?
– Je suis complètement ivre, murmura Sebastian Swann en rougissant.
Je hochai la tête. Certainement, il y avait une grande part de vérité dans l’affirmation de cette ivresse. Mais tout ce que le jeune homme avait dit auparavant ne ressemblait pas à des propos incohérents et décousus.
– Il vous faut du repos, lui intimai-je. Couchez-vous et tâchez de dormir. Votre sœur viendra plus tard voir si vous n’avez besoin de rien.
Après la révélation fracassante que venait de me faire le jeune homme, je souhaitais rester seul avec mes propres pensées ; mais en réalité, que m’apprenait-il de plus que ce que j’avais déjà deviné ? Je rentrai dans ma chambre après avoir laissé Mlle Swann auprès de son frère, bien décidé à me coucher immédiatement sans essayer de réfléchir aux événements de la journée.
.
Je dormis très mal cette nuit-là. J’avais beau me tourner et me retourner dans mon lit, je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Mille idées aussi confuses que saugrenues m’assaillaient dès que je faisais mine de fermer les yeux.
Tout d’abord, il y avait mes soupçons envers Sebastian Swann, ce jeune homme qui ne m’était pas sympathique et qui semblait un coupable tout désigné. Cependant, tout ce que j’avais entendu la veille venait démentir mes premières idées : une sœur doit bien savoir, pensais-je, quel est le caractère profond de son frère, d’autant plus que Mlle Anderson et Livia semblaient d’accord avec la maîtresse de maison sur l’innocence absolue du jeune homme. Me revinrent alors les paroles inquiétantes de M. Niels au sujet de la progression des disparitions : et si Mlle Swann venait à être enlevée, voire… Je repoussai cette idée avec horreur. Après tout, le majordome et sa silencieuse épouse pouvaient chercher, par pure antipathie, à reporter les soupçons sur Sebastian. L’arrivée du jeune homme blessé au cours d’une rixe et complètement ivre n’avait pas arrangé les choses, mais cela ne faisait pas de lui un voleur, un criminel en puissance ! Les propos du vieux domestique m’apparaissaient à présent exagérés, déformés par la haine.
Mais alors, si M. Swann n’était pas en cause, qui pouvait donc agir de la sorte ? Holmes avait apparemment eu des soupçons envers Mlle Anderson. Qu’en était-il de son « fiancé », de cet homme inconnu de tous que j’avais aperçu à Oxford ? Je me souvins des mots de la logeuse de l’hôtel : le jeune Français avait été malade pendant une semaine. Il ne pouvait donc pas s’être rendu à Limbrough Hall… C’est alors qu’une autre idée, encore plus monstrueuse, m’apparut. Se pouvait-il qu’il fût de mèche avec la jeune fille pour effrayer Mlle Swann, la faire chanter, ou pire encore ?
Qu’avait donc dit Mlle Swann ? Elle léguait la moitié de sa fortune à son frère, l’autre moitié à sa cousine. Si elle venait à disparaître, Mlle Anderson toucherait elle aussi sa part de l’héritage. Elle était donc aussi suspecte que Sebastian Swann… Elle pouvait même compter sur l’attitude de son cousin, estimant à juste titre que tous les soupçons se reporteraient sur lui, peut-être même utilisant M. et Mme Niels pour l’accuser. Ou bien Martha Swann, lasse de la conduite de son frère, pouvait s’être entendue avec son amie de toujours et feindre tous ces vols, feindre aussi de protéger Sebastian afin de mieux l’accabler au dernier moment…
Je dus mettre un frein à mes hypothèses. Comme me l’avait très justement dit Holmes, nous ne savions rien du véritable mobile de notre voleur. S’agissait-il d’effrayer Mlle Swann afin de lui soutirer de l’argent, ou bien, comme l’avait suggéré M. Niels, d’en arriver à la supprimer ? Ou bien le but était-il de faire accuser Sebastian Swann ? Y avait-il quelque chose d’important dans les affaires volées, quelque chose que le coupable cherchait à récupérer ?
Mais il y avait à mon insomnie une autre raison que cette série de questions sans réponse. J’avais reçu en une journée plus de confidences – plus ou moins volontaires – que je ne l’aurais souhaité. Mon envie de mener ma propre enquête était soudain réduite à néant. Il me semblait confusément que toutes ces histoires amoureuses, que je ne soupçonnais pas, venaient embrouiller l’affaire. Les mots que Mlle Swann avait prononcés me revinrent en mémoire : « Vous faites partie de ces rares personnes qui incitent à la confidence ». J’avais cependant l’impression d’avoir recueilli non des secrets, mais des ennuis.
Après cet examen quelque peu confus de la situation, qui ne m’apporta rien d’autre qu’un début de migraine, je m’endormis.
.
Je ne sais si ce fut une intuition qui me réveilla aux aurores le lendemain matin, ou si des murmures étouffés me tirèrent d’un sommeil d’autant plus léger que mon inquiétude n’avait fait que croître durant la nuit. J’écoutai attentivement : des voix indistinctes me parvinrent à travers la porte. Intrigué, je me levai et sortis dans le couloir pour constater que la porte de la chambre d’Elisabeth Anderson, la plus proche de la mienne, était entrouverte.
J’ignore quelle impulsion me poussa alors à me glisser sans bruit jusqu’au seuil de la pièce, au lieu de rentrer dans ma chambre, comme l’ordonnaient le tact et la discrétion. Une seule chose est sûre : je m’avançai sur l’épais tapis qui étouffait le bruit de mes pas et m’arrêtai à un mètre de la porte, retenant mon souffle.
– Que puis-je faire ?
La voix de Mlle Swann avait un timbre si angoissé que je faillis entrer dans la pièce.
– Je n’en sais rien, balbutia Mlle Anderson avec des sanglots dans la voix, je n’en sais rien, Martha, je ne comprends pas…
La femme de chambre intervint aussitôt, dans son anglais approximatif :
– Je vous l’avais dit, mademoiselle : tout ça nous portera malheur ! Il ne faut pas se jouer des morts.
– Tais-toi, Livia ! s’écria Mlle Swann d’une voix suraiguë, puis, en baissant le ton : Nous ne devons pas nous laisser aller à une terreur superstitieuse. Il doit y avoir une explication rationnelle. Il y a une explication rationnelle. Quelqu’un cherche à me faire peur.
Il y eut un silence.
– Et il y réussit, ajouta la jeune femme dans un souffle presque inaudible. D’où vient ce nouveau message ? Qui l’a glissé sous ma porte ? Et pourquoi ? Et cette écriture ! Je sens que je deviens folle !
– C’est ce M. Holmes, reprit Livia. Il a le mauvais œil. Il ne doit pas revenir ici.
– Pour la dernière fois, tais-toi ! J’ai sans doute eu tort de faire appel à M. Holmes, mais il n’est nullement la cause de…
Elle s’interrompit, comme si une pensée nouvelle venait de la frapper.
– Croyez-vous qu’il soupçonne Sebastian ?
– Si M. Holmes soupçonne Sebastian, répondit Mlle Anderson d’une voix tremblante, il est de notre devoir de détourner ses soupçons.
– Je croyais que M. Holmes était infaillible ? fit remarquer Livia d’un ton narquois. Nous savons bien que M. Sebastian n’est pas coupable. Si M. Holmes le soupçonne, c’est qu’il…
– Livia, pour l’amour de Dieu, tais-toi !
Mlle Swann avait presque crié. En tant que médecin, ce cri m’inquiéta au plus haut point : la jeune femme me semblait au bord de la crise de nerfs.
– Vous ne tirerez rien de bon de toute cette histoire, mademoiselle, prédit la femme de chambre avant d’obéir à sa maîtresse.
– Quelle horrible journée, et quelle horrible nuit ! reprit Mlle Swann plus calmement. M. Holmes est parti, Sebastian est revenu blessé… Et maintenant, ce billet… Sommes-nous en train de devenir folles ? Je vais finir par croire Livia…
J’entendis alors la voix d’Elisabeth Anderson, qui me parut étrangement déterminée.
– Mais enfin, qu’attends-tu ? Il faut rappeler M. Holmes immédiatement ! Le danger est là, il nous presse ! Tu n’as pas peur de ce que M. Holmes pensera de Sebastian. Il sera aisé de prouver son innocence, et d’ailleurs M. Holmes est loin d’être un imbécile : ce n’est pas parce que tout semble accuser Sebastian qu’il en tirera la conclusion de sa culpabilité. Le véritable problème n’est pas là et tu le sais… La vérité, c’est que tu n’oses pas…
La jeune fille s’arrêta brusquement.
– Que vas-tu faire, Martha ? demanda-t-elle d’une voix redevenue timide.
– Je ne le sais pas encore.
Le ton de la jeune femme avait retrouvé de sa force et de sa détermination.
– Je ne le sais pas encore, mais je vous interdis de parler des événements de cette nuit au docteur Watson pour le moment. Je ne veux pas que M. Holmes soit prévenu sans mon consentement.
– Vous avez bien raison, mademoiselle ! s’écria Livia, oubliant les recommandations de sa maîtresse. Qu’il reste à Londres !
– Faites-nous grâce de vos commentaires, je vous prie, ordonna froidement Mlle Swann. Rentrez dans votre chambre et faites comme si de rien n’était.
Je profitai du bruit que firent les trois jeunes femmes en se levant pour battre en retraite et regagner ma propre chambre. Je me sentais à la fois trop troublé par la tournure des événements et trop fautif d’être resté si longtemps devant cette porte, à écouter des choses qui ne me concernaient pas. De plus, l’intention des trois jeunes filles semblait être de ne pas alerter Holmes, alors que, de toute évidence, comme mon ami l’avait prédit, Frank Ryder s’était de nouveau manifesté pendant la nuit.
Je ne balançai qu’un instant. Le détective m’avait bien demandé de le prévenir dès que je serais en possession d’un nouvel élément (et il me semblait que cette nouvelle visite nocturne, à laquelle s’ajoutait l’étrange comportement de Mlle Swann, tombait sous le coup de cette recommandation) ; de plus, je dois bien l’avouer, je ne me sentais guère de taille à résoudre seul cette nouvelle énigme.
Il ne me fallut pas plus d’une heure pour me rendre à pied à Abernott. Le soleil luisait faiblement derrière une traînée de nuages cotonneux et le froid me semblait plus intense encore que la veille. Le bureau de télégraphe était heureusement ouvert ; j’y entrai sans hésitation et dictai un télégramme à l’intention de mon ami, l’avertissant brièvement de la tournure des événements et le priant de revenir au plus vite à Limbrough Hall. J’appréhendais quelque peu la réaction de Mlle Swann lorsqu’elle se rendrait compte que son hôte avait, contre sa volonté, quitté le manoir pour mettre Holmes au courant de faits dont je n’étais pas censé avoir connaissance, mais je sentais que, quel que fût mon embarras d’avoir écouté aux portes, mon devoir était d’envoyer ce télégramme en dépit de l’opposition de la maîtresse de maison. Je comprenais l’inquiétude de la jeune femme à l’égard de son frère, mais n’étant pas aussi assuré que Mlle Anderson et sa cousine de l’innocence de Sebastian Swann, et cherchant avant tout à protéger notre cliente, je n’avais aucun scrupule à mettre Holmes au courant des événements de la veille et de la nuit.
J’en étais là de mes réflexions et je m’apprêtais à reprendre le chemin de Limbrough Hall, me préparant d’avance aux reproches de Mlle Swann, lorsque je sentis une main se poser sur mon bras.
– Mon cher Watson, dit à mon côté une voix familière, vous êtes bien matinal aujourd’hui !
Je me retournai brutalement pour me trouver nez à nez avec Sherlock Holmes qui me regardait, souriant, comme s’il était tout à fait normal qu’il fût à Abernott.
– Mais que faites-vous ici ? m’exclamai-je, abasourdi.
– Ne vous avais-je pas dit que je m’attendais à quelque chose pour cette nuit ? répondit mon ami. Dans cette prévision, je suis rentré par le dernier train, hier soir, et j’ai passé quelques heures dans la bien triste auberge que vous voyez là, dont le seul et unique mérite est d’offrir une splendide vue sur le bureau de télégraphe. Je vous ai vu arriver, et, supposant que c’était à moi que vous écriviez d’aussi bon matin, je suis descendu pour vous féliciter de votre diligence.
Je ne pus m’empêcher de rire devant l’explication si simple que me livrait Sherlock Holmes. Cette apparition inattendue, après ce départ non moins imprévu, j’aurais pourtant dû m’y attendre…
– Que s’est-il passé ?
– Pour être franc, Holmes, je n’en sais trop rien.
Je racontai alors au détective les événements de la veille – le fiancé secret de Mlle Anderson, les confidences d’Edward Niels, la conviction de Martha Swann de l’innocence de son frère et l’état dans lequel était rentré ce dernier, sans mentionner toutefois les paroles qu’avait prononcées Sebastian Swann avant de sombrer dans le sommeil – et la conversation que j’avais surprise une heure et demie auparavant. Holmes m’écouta avec attention, mais son visage se rembrunit lorsque je lui expliquai que Mlle Swann ne semblait pas avoir l’intention de faire de nouveau appel à lui. Il resta pensif et silencieux pendant une minute avant de déclarer :
– Les choses se compliquent, Watson. Je ne m’attendais pas à cela.
Je savais par expérience qu’il était inutile de lui demander à quoi il s’attendait ; Holmes, comme je l’ai dit de nombreuses fois, et ainsi que je l’avais encore expliqué à Mlle Swann la veille, ne dévoilait jamais ses découvertes progressives avant la révélation finale. Le goût du dramatique poussait mon compagnon à toutes sortes de bizarreries, dont la moindre n’était pas d’entretenir le mystère jusqu’à la dernière minute – attitude assez agaçante pour ceux qui essayaient – en vain – de comprendre la progression de sa réflexion. Je ne posai donc aucune question – l’aurais-je fait qu’il ne m’eût pas entendu – et j’attendis patiemment qu’il revînt à la réalité présente.
– Vous avez très bien fait, Watson, me dit-il lentement. A présent, vous pouvez rentrer à Limbrough Hall, où j’arriverai dans quelques heures – le temps crédible qu’il me faudrait pour effectuer le trajet depuis Londres jusqu’à Oxford.
– Peut-être Mlle Swann ne va-t-elle guère être satisfaite de votre retour, si j’en crois ce que j’ai entendu ce matin…
– Eh bien, Mlle Swann n’avait qu’à régler ses problèmes elle-même ou contacter Scotland Yard, répondit Holmes sèchement.
Je m’apprêtais à prendre la défense de la jeune femme, mais mon ami m’interrompit net :
– Cette affaire que je pensais banale va peut-être s’avérer dangereuse, Watson. Je ne vous oblige pas à m’accompagner dans la petite expédition que j’envisage de faire cette nuit.
Je haussai les épaules en guise de réponse.
– En quoi va consister cette expédition nocturne ?
Holmes avait l’air soucieux. Il hésita avant de me répondre :
– Je ne le sais pas encore. Le récit que vous m’avez fait m’éclaire sur bien des points, mais il vient également compliquer les choses. Je ne pensais pas que Mlle Anderson avait un fiancé secret, mais en revanche j’aurais cru que Mlle Swann avait un amant.
Je m’abstins de tout commentaire sur cette remarque sibylline et je quittai mon ami, guère plus avancé que la veille au soir, vaguement inquiet de ce qu’il m’avait dit et sans rien avoir compris au raisonnement qu’il avait mené.