Altisidore
Chapitre 4 : ... et de vieilles haines endormies
10008 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 29/08/2023 15:20
Voici l'avant-dernier chapitre de cette histoire que je fais traîner en longueur alors qu'elle est totalement écrite et que je n'ai qu'à la relire... S'il y a encore des lecteurs par ici, promis, le dernier chapitre arrivera plus rapidement que celui-ci !
Chapitre 4 : …et de vieilles haines endormies »
Les quelques heures que je passai à attendre l’arrivée de Sherlock Holmes, ce matin du 6 février 1896, à Limbrough Hall, comptent sans aucun doute parmi les plus longues de ma vie. A peine avais-je posé le pied à l’intérieur du manoir que je fus assailli de questions par Mlle Swann, avertie de mon départ matinal par le curieux M. Niels dont la surveillance s’avérait complète et sans faille ; honteux, rougissant, balbutiant, je ne pus qu’avouer à mon hôtesse l’indélicatesse dont j’avais fait preuve quelques heures auparavant et la démarche dont je m’étais rendu coupable.
Sebastian Swann, parfaitement remis de ses blessures et de ses émotions de la veille, exprima à voix haute sa surprise – qui était également la mienne depuis le matin – devant le silence réprobateur de sa soeur :
– Mais enfin, Martha, que t’arrive-t-il ? C’est tout de même toi qui as insisté pour que M. Holmes vienne à Limbrough Hall, c’est toi qui es allée le trouver à Londres pour qu’il élucide ce mystère, et voilà qu’après avoir déploré son départ hier, tu te refuses obstinément à aller le chercher alors que les ennuis recommencent !
– Tu ne comprends rien, Sebastian, rétorqua Mlle Swann d’un ton glacial. Et ton comportement ne t’autorise nullement à porter un jugement sur mes actes !
Le jeune homme s’apprêtait à répliquer, mais Mlle Anderson le devança :
– Sebastian a raison, Martha. M. Holmes est le seul homme à pouvoir t’aider à présent.
Elle avait parlé avec une fermeté, une ardeur bien rares chez elle, et le regard insistant qu’elle posa sur sa cousine me fit un instant entrevoir qu’il y avait plus dans cette simple phrase qu’elle n’en voulait laisser paraître. Pourquoi avait-elle dit « à présent » ? Avait-elle changé d’avis envers mon ami ? Ou bien pensait-elle que le véritable danger venait seulement d’apparaître ? Je réalisai alors que j’ignorais totalement ce qu’il s’était passé durant la nuit et ce qui avait pu motiver ce brusque revirement d’attitude chez la jeune femme.
Mlle Swann répondit à sa cousine par un hochement de tête avant de se tourner vers moi :
– Je vous prie de m’excuser, docteur Watson. Mes nerfs ont été mis à rude épreuve cette nuit.
– Vous êtes toute pardonnée, mademoiselle.
Mon intention était d’interroger les habitants de Limbrough Hall sur les événements de la nuit, mais le silence tendu qui suivit ces derniers mots me dissuada de le faire. Selon toute évidence, Mlle Swann n’avait pas été convaincue par les paroles de sa cousine et elle ne souhaitait pas le retour de Holmes. Malgré moi, ce que Sebastian Swann m’avait involontairement révélé la veille au soir me revint en mémoire.
« Martha a tort de s’obstiner. Votre ami n’est pas fait pour elle. »
Mais que signifiait tout cela ? Que mon ami l’avait éconduite et qu’elle refusait à présent son aide par orgueil ou dépit amoureux ?
Quelle aberration, pensai-je au moment où cette hypothèse se précisait dans mon esprit. Comment avais-je pu imaginer une chose pareille : une femme faisant une déclaration d’amour à Sherlock Holmes ? Comment avais-je pu accorder le moindre crédit aux paroles d’un homme ivre mort ? Il devait y avoir, dans le refus de Mlle Swann de rappeler le détective, une raison logique, rationnelle, une raison que Sherlock Holmes n’aurait pas manqué de découvrir, s’il avait été là…
Plus personne n’osait parler. Le déjeuner, servi par M. Niels, qui semblait avoir perdu toute sa verve et son entrain, se déroula dans le silence le plus absolu. Livia, debout dans un coin du salon, telle la muette incarnation de la justice, me jetait de temps à autres des regards noirs ; Sebastian Swann avait pris un journal et en tournait les pages trop rapidement pour le lire véritablement ; Mlle Anderson, les yeux fixés sur un point invisible, se mordait les lèvres ; sa cousine tournait et retournait dans ses mains un morceau de papier qui semblait être la source de tous les problèmes, et j’aurais voulu être à cent lieues de là.
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Je ne pus m’empêcher de ressentir un immense soulagement lorsque le bruit du heurtoir de fer sur le bois de la porte vint briser le silence tendu qui régnait depuis près de quatre heures. M. Niels, qui avait passé la matinée et le repas de midi à attendre, hiératique, des ordres qui ne venaient point, s’élança pour ouvrir au détective. Nous perçûmes la voix aiguë du majordome : je devinai qu’il remerciait chaleureusement mon ami d’être revenu si promptement. Ces quelques heures durant lesquelles il était resté plongé dans un mutisme dont il n’avait pas osé sortir tant l’atmosphère était oppressante avaient dû être pour lui un terrible supplice.
Mlle Swann et Mlle Anderson s’étaient levées. Sebastian posa son journal et tourna sa chaise vers la porte. Livia, qui faisait semblant de s’occuper à je ne sais quel ouvrage de dentelle, demeura immobile.
Nous attendîmes quelques instants, mais mon ami ne parut pas immédiatement ; il me sembla que la voix du majordome s’éloignait vers la cuisine et la porte de service, puis le silence retomba sur le salon.
Je m’apprêtais à quitter moi-même la pièce pour voir ce qu’il se passait quand la voix de M. Niels se fit de nouveau proche. Quelques instants plus tard, Holmes, précédé du maître d’hôtel, entra enfin dans le salon, les genoux tachés de terre, le bas du pantalon trempé, frangé de boue, et le sourire aux lèvres. Il salua poliment toute l’assemblée et vint me serrer la main comme s’il ne m’avait pas vu quelques heures auparavant.
– Je vous remercie de vous être déplacé de nouveau, monsieur Holmes, commença notre hôtesse, mais…
Elle s’interrompit et je vis le rouge monter aux joues d’une jeune femme que je n’aurais pas cru si intimidable.
– Que s’est-il passé, mademoiselle ? demanda le détective en remettant son manteau à Edward Niels.
La jeune femme lança un rapide regard à sa cousine, qui l’encouragea d’un geste ; elle tendit alors à Holmes une feuille de papier pliée en quatre sur laquelle une main masculine avait tracé ces mots :
Non, Martha, je n’oublierai rien de ce que vous m’avez promis, ni de ce que vous me devez. La protection de votre ami détective ne vous servira de rien. Elle n’est bonne qu’à le mettre en danger. Quoi qu’il fasse, et quoi que vous fassiez, vous deviez être mienne et vous le serez.
– Où l’avez-vous trouvé ? s’enquit Holmes d’un ton que je jugeai – non sans étonnement – distrait.
– On l’a glissé sous ma porte cette nuit.
– Eh bien, notre fantôme ne sait plus passer à travers les murs, à présent, s’écria gaiement le détective, c’est déjà ça !
Mlle Swann, d’une pâleur livide, eut un petit sourire crispé. Je ne pus m’empêcher d’intervenir tant les propos désinvoltes de mon ami me semblaient déplacés au milieu de l’angoisse générale :
– Holmes ! Voyons…
– Il s’agit indubitablement de la même écriture, reprit Holmes comme s’il ne m’avait pas entendu et comme s’il n’avait pas remarqué la pâleur de son interlocutrice. Vous êtes formelle, mademoiselle, qu’il s’agit bien de celle de M. Ryder ?
La jeune femme hocha la tête de haut en bas sans pouvoir articuler un mot.
– Naturellement, vous avez fait le tour de la maison sans relever d’empreintes ?
Ce fut Sebastian Swann qui répondit :
– Je me suis acquitté de cette tâche avec M. Niels. Nous n’avons rien remarqué d’anormal.
– A quelle heure avez-vous effectué cette ronde ?
Le jeune homme réfléchit un instant.
– Il devait être un peu plus de dix heures, dit-il lentement. Oui, Martha m’a mis au courant dès mon réveil, et nous sommes allés directement dehors pour vérifier, peu de temps avant que le docteur Watson ne revienne.
Sherlock Holmes hocha la tête avec un air de satisfaction. Puis il exprima son désir de rester seul avec moi et notre cliente pour lui poser d’autres questions. M. Niels, Sebastian Swann, Mlle Anderson et Livia quittèrent la pièce.
– Ce message ressemble fort à un défi, me semble-t-il, fit remarquer mon ami lorsque nous ne fûmes plus que tous les trois. M. Ryder, ou quelque nom qu’il puisse porter, m’a l’air d’être parfaitement au courant de ma présence ici.
– Monsieur Holmes, je vous en prie, partez ! s’exclama soudainement Mlle Swann. Jamais je n’aurais dû vous demander de l’aide. Vous êtes en danger ici, partez !
Le visage du détective, jusqu’alors presque railleur, prit une expression plus sérieuse.
– Mademoiselle, répondit-il avec gravité, il ne serait pas digne d’un gentleman de vous abandonner ainsi dans l’adversité. Je vous demande de me faire confiance. Demain matin, tout sera résolu.
– Qu’avez-vous découvert ? demanda la jeune femme. Avez-vous vu Mme Ryder ?
– Non, je n’ai pas retrouvé Mme Ryder, mais j’ai appris d’autres choses que je ne peux vous révéler pour le moment.
– Je vous en prie, monsieur Holmes, dites-moi si vous soupçonnez quelqu’un qui m’est proche !
– Soyez assurée, mademoiselle Swann, que votre frère n’est absolument pour rien dans cette affaire, répondit le détective.
Un soupir de soulagement répondit à cette affirmation.
– Je vous remercie de tout cœur, murmura la jeune femme avant de reprendre avec fougue : Mais si vous avez quelque amitié pour moi, je vous en prie, partez ! Quittez Limbrough Hall !
– Que craignez-vous, mademoiselle ? demanda Sherlock Holmes en attachant sur son interlocutrice un regard perçant. Pensez-vous que je sois véritablement en danger ?
Il y eut un silence de quelques secondes. Je m’efforçai de comprendre le discours de mon ami.
– Oui, répondit fermement Mlle Swann, à ma grande stupéfaction. Oui, monsieur Holmes, je pense que vous êtes en danger. Bien plus que je ne le suis. C’est pourquoi je vous répète : partez, pour l’amour du ciel !
– Je ne partirai pas. Je veux savoir ce qui se trame ici, dans ce manoir. Je veux m’assurer de la vérité de mes déductions.
– Votre décision est irrévocable ?
– Irrévocable, mademoiselle.
La jeune femme hocha lentement la tête.
– Je vous remercie, murmura-t-elle.
Sherlock Holmes s’inclina.
– C’est à moi de vous remercier de vous préoccuper tant pour moi.
Le ton de Sherlock Holmes était des plus étranges. J’eus l’impression que ce remerciement était une raillerie plutôt que de véritables paroles de reconnaissance, et sans doute Mlle Swann eut-elle la même impression que moi, car elle esquissa un salut et se retira sans rien répondre.
Enfin, je me retrouvais seul avec mon ami : je m’apprêtais à l’interroger sur l’étrange comportement de Mlle Swann et sur ses propres déductions, lorsque Elisabeth Anderson entra à son tour dans le salon.
– Monsieur Holmes… commença-t-elle.
– Que puis-je pour vous, mademoiselle ?
– Allez-vous repartir ?
– Pas avant d’avoir découvert le coupable, répondit le détective avec le ton doux qu’il prenait toujours lorsqu’il s’adressait à la jeune fille.
– Je vous remercie du fond du coeur, s’écria-t-elle avec chaleur. Martha a besoin de votre aide.
– Allez-vous à Oxford cet après-midi, mademoiselle Anderson ?
Le ronge monta aux joues de la jeune fille qui balbutia :
– Oui, monsieur Holmes, j’y suis attendue par une amie. Je m’apprêtais justement à partir.
Je constatai avec étonnement que Holmes semblait déconcerté par cette réponse, et je fus bien davantage surpris par les mots qu’il prononça alors :
– Si j’étais vous, mademoiselle, je m’abstiendrais de m’y rendre aujourd’hui.
Mlle Anderson devint écarlate, mais elle rassembla ses forces pour demander :
– Pourquoi donc, monsieur Holmes ?
– Une intuition me dit que votre amie ne sera pas au rendez-vous.
Un étonnement profond se peignit dans les yeux de la jeune fille.
– Je ne comprends pas ce qui vous permet d’affirmer cela, finit-elle par dire. Mais toutes les intuitions du monde ne m’empêcheront pas d’aller à Oxford aujourd’hui.
Holmes s’inclina et Elisabeth Anderson quitta la pièce. Lorsque la porte se fut refermée sur elle, je me tournai vers mon ami :
– Que diable veut dire tout ceci ? m’écriai-je. A quel jeu jouez-vous, Holmes ?
Le détective balaya d’un geste mes objections à venir.
– Watson, répétez-moi tout ce que vous m’avez raconté ce matin, je vous prie. Dans les moindres détails.
Avec un soupir de résignation, je m’exécutai. Holmes m’écouta de nouveau avec une attention soutenue, m’interrompant à plusieurs reprises pour se faire préciser tel ou tel détail, poussant ça et là des exclamations de satisfaction ou au contraire de dépit. Lorsque j’eus fini mon récit, j’estimai que mon tour était venu de poser quelques questions.
– Maintenant, Holmes, si vous m’expliquiez ?
Je ne sais si mon compagnon était d’humeur à me répondre ; il s’apprêtait en tout cas à dire quelque chose lorsqu’on frappa de nouveau à la porte du salon. Je jouais décidément de malchance.
– Entrez ! s’écria Sherlock Holmes.
Nous vîmes alors apparaître dans l’entrebâillure de la porte le visage parcheminé d’Edward Niels, l’air contrit et embarrassé.
– Veuillez m’excuser de vous interrompre, messieurs…
– Mais pas du tout, monsieur Niels, répondit cordialement mon ami. Ne vous excusez pas. Que désirez-vous ?
– C’est, monsieur, que j’ai cru entendre du bruit dans les souterrains…
Le visage de Holmes refléta une vive contrariété.
– Dans les souterrains ? répéta-t-il, incrédule.
– Oui, monsieur. Je suis descendu tout à l’heure à la cave, et j’ai entendu comme des bruits de pas qui provenaient des souterrains.
– Etes-vous allé voir ?
– Jusqu’à la première pièce, monsieur. Tout m’a semblé normal, mais j’ai pensé qu’il était préférable de vous prévenir.
– Vous avez fort bien fait, monsieur Niels. Je vais y jeter un coup d’œil, avec votre permission.
Le digne majordome s’effaça pour laisser passer mon ami. Je lui emboîtai le pas, bien décidé à ne plus rester en arrière. Lorsque je repense aux événements de cette journée, je ne peux que remercier le ciel de m’avoir inspiré la pensée de suivre Holmes, alors que ces souterrains exerçaient sur moi une étrange répulsion et que, cependant, de façon contradictoire, je n’imaginais pas un seul instant qu’un danger réel pût nous y menacer.
M. Niels alluma une bougie qu’il plaça dans une lanterne et nous ouvrit la porte de la cave. Nous descendîmes avec précautions l’escalier humide et glissant, encadré de deux murs glacés. Les murs suintaient une eau visqueuse et de larges plaques de moisissure s’étendaient de part et d’autre de l’escalier aux degrés inégaux. La salle aux hautes voûtes était muette et vide, mais les ombres vacillantes que projetait sur les murs la lanterne tenue par le détective avaient quelque chose de fantomatique. Je frissonnai. Holmes haussa les épaules et fit un pas vers le souterrain de droite. Machinalement, je jetai un coup d’œil à la voie de gauche. On n’entendait d’autre son que le bruit léger d’une goutte d’eau invisible.
Je m’apprêtais à proposer un retour au monde des vivants lorsque mon regard fut soudain attiré par un reflet métallique dans le couloir de gauche.
Je crois que je ne pris même pas le temps de réfléchir un instant : je me précipitai vers mon ami en criant :
– Holmes ! Attention ! Reculez-vous !
Surpris, il se retourna vers moi ; je le poussai violemment tandis que se faisait entendre le claquement sec d’un coup de feu. Je trébuchai sur une aspérité du sol, entraînant Holmes dans ma chute. La lanterne, jetée à terre, se brisa dans un bruit cristallin, la bougie s’éteignit, et je me retrouvai dans le noir le plus complet.
J’avais glissé sur les genoux, mais je me redressai aussitôt, sur le qui-vive, prêt à affronter un adversaire qui ne pouvait manquer, voyant son coup raté, de réitérer son attaque. Le silence était absolu. La goutte d’eau elle-même s’était tue.
Je restai quelques secondes immobile, attentif au moindre bruit, au moindre mouvement. Rien ne bougea, rien ne se fit entendre. N’y tenant plus, je risquai un murmure bien imprudent, car je savais que notre ennemi invisible était toujours proche :
– Holmes ?
Je n’obtins pour toute réponse que le bruit d’une course précipitée, quelque part sur ma gauche. Il me sembla que l’on montait quatre à quatre des escaliers, puis le silence retomba. J’avalai péniblement ma salive. L’obscurité était totale et je ne voyais même pas où je mettais les pieds.
– Holmes !
J’étais trop inquiet pour prendre des précautions qui, de plus, me semblaient inutiles, à présent que notre agresseur avait filé. Je fis un pas précautionneux, puis un autre, et me heurtai au corps de mon ami. Je m’agenouillai à ses côtés, appliquai la main sur son cou. Le pouls était faible, mais régulier. Je ne pus retenir un soupir de soulagement.
– Watson ? murmura le détective.
Je sentis ralentir le rythme de mon propre cœur.
– Vous m’avez fait une belle peur, répondis-je. Je n’y vois rien. Où avez-vous été touché ?
– A l’épaule, répondit Holmes faiblement. J’ai dû perdre connaissance l’espace d’un instant.
Il fit un mouvement pour se mettre debout.
– Ne bougez pas, je vais chercher Niels, déclarai-je en me relevant.
Alors que j’avançais à tâtons vers l’endroit où j’imaginais que se trouvait l’escalier, j’entendis une rumeur confuse au-dessus de ma tête. Peu de temps après, une faible lueur apparaissait en haut des marches. Le maître d’hôtel, après avoir entendu le coup de feu, avait été chercher du secours, et nous le vîmes bientôt apparaître, accompagné de Martha Swann.
– Ce n’est rien, mademoiselle Swann, affirma Holmes avec un sourire forcé.
La jeune femme, pâle et muette, s’avança pour m’aider à soutenir le détective. A la lueur de la bougie que tenait M. Niels d’une main tremblante, je pus évaluer d’un bref coup d’œil la gravité de la blessure. Rien de sérieux, en effet, mais l’hémorragie devait être immédiatement stoppée. Le calme de Mlle Swann m’impressionna autant que la veille : elle ne poussa pas un cri et me fut d’un grand secours pour soutenir Holmes jusqu’à sa chambre, malgré les protestations de ce dernier. Le bruit avait fini par attirer Sebastian Swann et Livia. La femme de chambre poussa un grand cri et se signa à plusieurs reprises lorsqu’elle vit le sang qui tachait l’épaule de Holmes et la robe de notre hôtesse. Quant à M. Swann, il s’élança pour aider sa sœur, mais cette dernière refusa de céder sa place.
Tout s’était déroulé si rapidement que je n’avais même pas pris le temps de réfléchir à l’identité de la personne qui avait tiré. Une idée me traversa l’esprit : il avait fui non par les souterrains mais par les escaliers. Ce pouvait être Sebastian Swann, ou même sa sœur, ou Livia, n’importe qui ! N’importe qui sauf le majordome qui nous avait accompagnés jusqu’à l’entrée des souterrains… mais qui n’avait pas donné l’alerte immédiatement, alors qu’il avait dû apercevoir le coupable se faufiler hors de la cave…
Holmes était d’une pâleur qui m’inquiéta. Je le forçai à s’allonger et demandai de l’eau chaude à notre hôtesse, qui partit immédiatement donner des ordres à Mme Niels ou à Livia. Dès qu’elle eut quitté la chambre, Holmes se redressa :
– Watson, il faut absolument que vous fassiez très exactement ce que je vais vous dire.
– Une fois que je me serai occupé de votre épaule, répondis-je avec peut-être une pointe de brusquerie.
Le détective me sourit.
– Bien sûr, mon cher Watson. Mais avant toute chose, je voudrais vous recommander de dire que ma blessure est plus grave qu’elle ne l’est en réalité.
Il s’interrompit avec une grimace de douleur. Je l’obligeai à s’allonger de nouveau.
– Votre blessure aurait effectivement pu être autrement plus sérieuse qu’elle ne l’est, déclarai-je. Vous avez eu de la chance. Quelques centimètres de plus à droite, et...
– Ce n’était pas de la chance, Watson, répondit-il doucement. Sans vous…
Je savais que mon ami n’en dirait pas plus ; c’était sa façon à lui de manifester sa reconnaissance et son amitié. Une certaine émotion s’empara de moi, mais de nouveau retentit la voix de Holmes, redevenue incisive :
– Avez-vous vu qui a tiré sur moi ?
– Non, je n’ai fait qu’apercevoir le canon de l’arme braqué sur vous, puis j’ai entendu le bruit d’une course dans le noir. Ensuite, je mettrais ma main au feu que quelqu’un a monté les escaliers…
C’est à ce moment que Mlle Swann entra précipitamment avec une cuvette emplie d’eau chaude. Je remerciai la jeune femme, puis je la priai de s’éloigner tandis que je soignerais le blessé. Il me sembla, l’espace d’un instant, qu’elle allait protester, mais elle se ravisa et quitta la chambre comme à regret.
Tandis que je nettoyais la plaie avec de grandes précautions, Holmes continuait à me donner des instructions :
– Vous direz donc à Mlle Swann, à M. Swann, à Mlle Anderson et aux domestiques que j’ai été sérieusement touché. Je vous demande de bien observer leurs réactions face à cette nouvelle.
– Ne bougez pas, lui intimai-je en voyant qu’il essayait de faire de grands gestes pour appuyer son discours.
– Autre chose : personne ne doit entrer dans ma chambre. Vous-même, vous resterez avec moi jusqu’à ce soir, même pendant le dîner, que vous vous ferez monter ici même, et vous ne vous retirerez ostensiblement dans votre chambre que bien plus tard, affirmant qu’il me faut du repos avant toute chose. Mais vous reviendrez le plus rapidement et le plus discrètement possible, et là, nous attendrons notre coupable, qui ne peut manquer de venir nous rendre visite…
J’acquiesçais distraitement, tout en reportant mon attention sur les soins que je lui portais. Quand j’eus fini, Holmes posa sur moi un regard à la fois ironique et reconnaissant.
– Je sais ce que vous allez dire, docteur : je ne bouge pas de ce lit, je vous le promets !
Je souris à cette anticipation de mes recommandations et sortis afin de m’acquitter de la tâche qu’il m’avait confiée. La blessure de Holmes était loin d’être aussi sérieuse qu’il désirait que je le prétendisse, mais le détective avait tout de même perdu beaucoup de sang ; je n’étais pas fâché, en mon for intérieur, de ce repos qu’il s’était lui-même prescrit.
En refermant sans bruit la porte derrière moi, je me trouvai nez à nez avec Martha Swann, dont les doigts se crispaient nerveusement sur sa robe.
– Eh bien, docteur Watson ?
Sa voix se voulait calme, mais je perçus néanmoins l’angoisse derrière la fermeté apparente dont elle faisait preuve. Je me sentis pris de pitié pour elle, mais je me souvins de l’ordre que m’avait donné Holmes.
– La blessure est assez sérieuse, répondis-je en évitant le regard inquiet de la jeune femme. Il a perdu beaucoup de sang et il lui faut avant tout un repos absolu.
– Sa vie n’est pas en danger ?
Holmes ne m’avait pas recommandé de pousser le mensonge jusque là ; l’aurait-il fait que je n’aurais pu me conformer à ses ordres devant tant de sollicitude et de crainte volontairement contenues.
– Non, mademoiselle Swann, répondis-je avec toute la douceur possible, la blessure est sérieuse, mais non pas mortelle.
Elle poussa un soupir de soulagement avant de demander timidement :
– Puis-je le voir, docteur ?
– Il est préférable que non, mademoiselle. Demain, vous le pourrez si vous le souhaitez.
Mlle Swann hocha la tête et attendit quelques instants avant de reprendre d’une voix hésitante :
– M. Holmes devrait repartir immédiatement pour Londres. Sa vie est en danger ici.
– M. Holmes n’est pas en état de repartir.
Mon interlocutrice leva vers moi des yeux emplis de larmes.
– Tout est de ma faute, murmura-t-elle. Jamais je n’aurais dû faire venir M. Sigerson… M. Holmes à Limbrough Hall. Je suis responsable.
– Bien sûr que non, répondis-je avec chaleur. Vous ne pouviez deviner ce qui est arrivé.
– Mais j’aurais dû le prévoir ! J’aurais dû savoir, ce matin, que quelque chose de ce genre allait avoir lieu ! J’aurais dû vous obliger à retourner à Londres au lieu d’agir égoïstement. J’ai stupidement écouté… mon cœur…
Mlle Swann s’interrompit brusquement. Ses joues s’empourprèrent. Pour ma part, je restai interdit, stupide, sans savoir que dire.
Ce fut le bruit de la porte d’entrée qui mit fin à cette situation gênante : nous nous dirigeâmes, dans un accord tacite, vers l’escalier.
M. Niels et M. Swann rentraient d’une ronde qu’ils avaient effectuée jusqu’à l’extrémité des souterrains, mais ils n’avaient trouvé aucune trace de pas à l’endroit où ils débouchaient dans les bois. Le majordome m’interrogea sur l’état de santé de mon ami. Je lui répondis de façon vague, de telle sorte qu’il pût croire à la gravité de la blessure. Sebastian Swann tournait en rond comme un lion en cage ; lorsqu’il m’entendit raconter ce qui s’était passé, il ne se contint plus :
– Voilà une histoire insensée ! Quoi ? Un homme inconnu pénètre dans le manoir et tire sur M. Holmes, et nous sommes impuissants à l’arrêter ?
– Qui vous dit qu’il s’agisse d’un inconnu, monsieur Swann ?
La question avait jailli de mes lèvres presque malgré moi.
– Que voulez-vous dire ?
– N’avez-vous pas pensé qu’il puisse s’agir de l’un des habitants de ce manoir ?
Le jeune homme, les poings serrés, fit un pas vers moi.
– Qu’êtes-vous en train d’insinuer ?
– Sebastian ! s’exclama Mlle Swann avant de se retourner vers moi, tremblante. Vous pensez réellement que l’un d’entre nous a pu commettre un pareil acte?
– Je n’accusais personne, mademoiselle. Mais hier encore, personne ne croyait à la théorie d’un étranger qui se serait subrepticement introduit dans le manoir…
Le silence accueillit mes dernières paroles. Je me tournai vers le vieux majordome :
– Monsieur Niels, vous n’avez vu personne sortir de la cave, après avoir entendu la détonation ?
Le vieillard baissa piteusement la tête.
– A ma grande honte, monsieur, je dois vous avouer que le coup de feu m’a fait peur. Je suis resté un instant interdit, puis je suis monté chercher M. Sebastian, n’osant m’aventurer seul dans les souterrains. Je vous prie de m’excuser de ma faiblesse, monsieur.
– Ce n’est rien, monsieur Niels. Mais vous n’avez pas trouvé M. Swann, je suppose, puisque c’est accompagné de Mlle Swann que vous êtes revenu.
Le jeune homme, qui s’était retiré dans un coin pendant ce bref échange, bondit :
– Serait-ce une façon détournée de m’accuser, docteur ?
Je ne répondis rien ; M. Swann poursuivit, pâle de colère :
– J’étais au grenier, à rechercher de vieux cahiers que je pensais avoir mis là. Mme Niels peut témoigner, elle m’a vu alors qu’elle montait à l’étage pour nettoyer les meubles.
Je songeai un instant à cette femme étrange, privée de l’ouïe et presque de la parole, à laquelle personne ne semblait avoir prêté attention dans cette affaire, puis je revins à mon interlocuteur :
– Je vous ai déjà dit, monsieur, répliquai-je froidement, que je n’accusais personne.
Le jeune homme s’apprêtait à me lancer je ne sais quelle insulte, lorsque Mlle Swann intervint :
– M. Niels est en effet venu me trouver. Je n’avais rien entendu et j’ignorais même que vous étiez descendus dans les souterrains.
J’acquiesçai d’un signe de tête et pris congé en prétextant la nécessité de retourner auprès du blessé.
Je remontai lentement le grand escalier, où je croisai Livia qui passa, droite, drapée dans sa dignité, sans m’adresser la parole. La chambre de Holmes était baignée d’une clarté brumeuse ; lorsque j’entrai, je surpris un mouvement de mon ami, comme s’il redoutait l’intrusion dans la pièce d’une personne autre que moi. J’allumai une lampe posée sur la table de chevet et vins m’asseoir sur une chaise, à côté du lit.
– Et bien, Watson ?
Je relatai à Holmes la réaction de Sebastian Swann, qui ne sembla pas l’intéresser outre mesure, puis je passai à celle de sa sœur :
– Mlle Swann pense que vous êtes en danger, commençai-je avec prudence. Elle a insisté pour vous voir. Elle semblait extrêmement inquiète…
– Mlle Swann, trancha mon ami, a été pendant des années une excellente comédienne. Il ne doit pas lui être trop difficile de feindre l’inquiétude.
Je préférai garder pour moi les remarques que j’aurais faites au détective en toute autre circonstance. Holmes s’en aperçut et ajouta dans un sourire :
– Vous désapprouvez ma conduite à l’égard de Mlle Swann, n’est-ce pas ?
Je ne pus plus me contenir plus longtemps : les six jours que j’avais passé dans l’incompréhension la plus totale face à l’attitude contradictoire de mon ami envers sa cliente avaient accumulé en moi une série de reproches et de questions qui ne demandaient qu’à se faire jour.
– Puisqu’il faut parler franchement, Holmes, je vous dirai qu’en effet, je ne vous comprends pas. Je trouve choquant votre changement de comportement envers notre hôtesse. Vous étiez loin de vous montrer froid envers elle avant de partir pour je ne sais où hier matin, et voilà que vous refusez de la voir et que vous l’accusez de duplicité ! Permettez-moi de vous dire que je n’aime pas cette incohérence !
Le sourire du détective se mua en une expression de gêne.
– Sa propre incohérence n’est pas moins grande, Watson. Pourquoi venir me chercher, si c’est pour me faire quitter le pays avant que j’aie pu trouver le coupable ?
– Vous voulez dire que vous soupçonnez Mlle Swann d’être la complice…
Je m’arrêtai devant une telle incongruité. La jeune femme était la victime et non la coupable.
– Je ne soupçonne personne, répondit doucement mon ami.
– Dites-moi au moins ce que vous avez découvert et pourquoi ce comportement vis-à-vis de Mlle Swann !
Mon ami ne répondit que par une autre question :
– Et Mlle Anderson ?
– Elle était déjà partie à Oxford, dis-je avec mauvaise humeur.
– Lorsqu’elle reviendra, dit le détective d’un ton soucieux, j’aimerais que vous descendiez lui annoncer vous-même la nouvelle et que vous observiez bien sa réaction.
– Mais enfin, Holmes, m’écriai-je sans pouvoir me contenir davantage, vous n’imaginez tout de même pas que cette jeune fille puisse être notre coupable ! A vous entendre, la victime et sa cousine sont les principaux suspects !
– Je n’imagine rien, Watson. Je me contente d’observer les faits. Et il m’importe beaucoup de connaître les sentiments de Mlle Anderson à l’égard de cet accident.
– Pourquoi donc ?
Il y eut un silence, que je n’osai briser. Mais lorsque je me penchai vers le lit pour réitérer ma question, je m’aperçus que Holmes s’était tout simplement endormi.
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Il devait être près de dix heures du soir lorsque le détective ouvrit les yeux. Suivant scrupuleusement ses injonctions, j’avais moi-même annoncé la nouvelle à Mlle Anderson lorsqu’elle était rentrée, puis j’avais demandé à M. Niels de monter mon dîner et celui de Holmes, au cas où il s’éveillât, dans la chambre du blessé. Enfin, j’avais annoncé à Mlle Swann que je me retirais dans ma chambre et que Holmes ne devait être dérangé sous aucun prétexte, puis je m’étais glissé de nouveau dans celle de mon ami sans être vu de personne.
Incapable de lire, je ne cessais de retourner dans ma tête les événements de la journée. Toute l’affaire ne m’apparaissait que plus confuse encore après la tentative de meurtre sur mon ami. Avait-il découvert quelque chose d’important qui avait poussé le coupable à agir imprudemment ? L’avait-on surpris dans les souterrains, où il attendait le moment propice pour se manifester de nouveau, et n’avait-il tiré que par peur d’être découvert dans un endroit où il n’avait rien à faire ? Autant de questions auxquelles je ne trouvai aucune réponse. Aussi dus-je m’armer de patience pour attendre le réveil de Sherlock Holmes.
A peine ce dernier avait-il ouvert les yeux qu’il me posa la question :
– Avez-vous vu Mlle Anderson ?
Je hochai la tête. Holmes fit un geste d’impatience.
– Eh bien ?
– Comment vous sentez-vous ?
– Je vais très bien, répondit le détective avec un haussement d’épaules agacé. Comment a réagi Mlle Anderson ?
– Elle s’est évanouie, répondis-je froidement.
– Puis elle a insisté pour se retirer dans sa chambre ?
– C’est exact. Elle était réellement bouleversée, Holmes.
– Et Sebastian Swann a voulu l’accompagner, mais elle a refusé toute compagnie, même celle de sa cousine, et s’est enfermée à double tour ?
Je jetai vers mon ami un regard soupçonneux.
– Comment savez-vous cela ?
– Je ne le savais pas, mais je suis bien content de voir que les choses se sont déroulées conformément à mes suppositions. Au fait, avez-vous remarqué quel était son état d’esprit lorsqu’elle est rentrée d’Oxford ?
Je réfléchis un instant.
– Maintenant que vous me le dites, elle m’a semblé quelque peu agitée. Mais au nom du ciel, Holmes…
Mon compagnon m’arrêta dans mon élan inquisitoire.
– Mon cher Watson, je ne vous demande que quelques heures de patience. Tout sera bientôt révélé. Avez-vous votre revolver ?
– Non, je ne l’ai pas emporté. Mais allez-vous me dire…
– Dans ce cas, pourriez-vous aller demander à M. Swann de vous prêter le sien ? Je sais qu’il en a un en sa possession. Je l’ai vu l’autre jour.
Je ne pus retenir une exclamation. Holmes sourit.
– Vous persistez à croire ce pauvre jeune homme coupable ? Docteur, débarrassez-vous un instant de vos préjugés. Essayez de voir cette affaire avec un regard entièrement neutre.
– Figurez-vous, rétorquai-je assez sèchement, que j’ai déjà essayé !
– Du moins, utilisez la logique : si Sebastian Swann n’est pas coupable, comme je le pense, il n’y a aucun danger à le mettre dans la confidence, et s’il est coupable, comme vous le pensez, lui ôter son arme sur un prétexte plausible ne peut nous être que profitable !
Ce dernier argument me semblant imparable, je m’exécutai de mauvaise grâce. Je m’attendais à des réticences, mais le jeune homme ne fit aucune difficulté à me remettre son arme et me recommanda la prudence. J’ai déjà parlé de son caractère double, qui le faisait passer d’un état d’humeur à l’autre sans raison apparente et dans les délais les plus brefs. Il se montra aussi courtois envers moi qu’il avait été agressif quelques heures auparavant, et il me confia qu’il pensait, lui aussi, que l’assassin ne s’en tiendrait pas là et qu’il chercherait à réduire Holmes au silence, peut-être parce que ce dernier avait découvert trop de choses. Il m’offrit même de me relayer au milieu de la nuit ou de me seconder dans ma veille, mais je déclinai la proposition. Lorsque je rapportai cette circonstance à Holmes, je vis son visage se rembrunir.
– Qu’en pensez-vous ? me demanda-t-il. Selon vous, il s’agirait d’une ruse afin de m’assassiner plus facilement ?
– Je n’affirmerai rien, mais une chose est sûre : de toute la nuit, je ne sortirai pas de cette pièce, et je ne laisserai certainement pas M. Swann y entrer !
– Je pense en effet, murmura le détective comme s’il se parlait à lui-même, qu’il est préférable qu’il ne soit pas mis au courant immédiatement…
Je ne pus m’empêcher de prendre un air agacé, auquel Holmes répondit par un sourire.
– Je suis désolé, mon cher Watson, de garder le silence sur certaines découvertes…
– Certaines ? Vous ne m’avez rien dit depuis le début de cette affaire !
– C’est que je ne suis véritablement sûr de rien. Je connais le coupable, mais j’hésite encore quant au nombre de ses complices.
– De ses complices ? répétai-je machinalement.
– Oui, répondit le détective. Quelqu’un a fort ingénieusement imaginé un scénario auquel se sont prêtées au moins deux autres personnes…
– Des habitants de Limbrough Hall ?
– Oui.
– Vous êtes en train d’essayer de me dire que tous les habitants de ce manoir se sont ligués contre Mlle Swann ?
– Non, Watson, ce n’est pas du tout ce que je veux dire. Mais il est vrai qu’au moins trois personnes ont joué un rôle sans cette affaire. Reste à savoir si elles ont été manipulées ou si elles ont agi de leur plein gré.
Le ton de mon ami se fit plus grave.
– A présent, Watson, écoutez-moi. Notre coupable entrera dans cette chambre cette nuit. Je pense qu’il a l’intention de me tuer, mais je n’en suis pas absolument certain.
– Mais pourquoi vous tuer ? m’écriai-je. Il estime que vous en savez trop ?
Holmes fit un geste évasif de la main.
– Il importe que vous distinguiez parfaitement le moindre de ses mouvements ; nous laisserons allumée cette petite lampe qui nous permettra d’y voir à peu près clair. Il n’utilisera pas de revolver mais un moyen moins bruyant afin de n’éveiller personne. Si vous le voyez effectuer un geste hostile, n’hésitez pas à tirer. Visez l’épaule ou la cuisse si vous le pouvez.
J’acquiesçai d’un signe de tête. Holmes me serra la main et m’indiqua un recoin assez sombre d’où je pouvais voir à la fois la porte et le lit du blessé tout en demeurant moi-même invisible. J’essayai de m’y accommoder du mieux que je pus. Puis commença une attente interminable.
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La nuit s’écoula lentement. Les heures, les minutes s’égrenaient, identiques aux précédentes, au milieu d’un silence de plomb. Je commençais à craindre – ou à espérer – en moi-même que le coupable, effrayé par les événements de la journée, ne se tînt tranquille durant la nuit, déjouant les prévisions de mon ami.
Soudain, mes oreilles, sans doute exercées par la tension que faisait naître en moi cette veille prolongée, perçurent un bruit inhabituel. Peu après, je vis s’abaisser doucement la poignée de la porte. Je serrai la crosse du revolver et écarquillai les yeux pour voir qui allait entrer dans la chambre. J’aperçus alors un homme, le visage dissimulé par une casquette et par le col d’une veste noire, de la taille de Sebastian Swann à peu près, mais qui me sembla plus mince, et dont je ne pouvais distinguer les traits. Il se dirigea sans hésiter vers le lit et tira quelque chose de la poche de sa veste. Je m’apprêtais à viser lorsque je me rendis compte que ce quelque chose n’était autre qu’une enveloppe, et nullement un poignard, comme je me l’étais imaginé. L’homme regarda pendant un instant Holmes qui semblait dormir, puis déposa l’enveloppe sur la table de nuit et, sans avoir effectué le moindre mouvement hostile contre le détective, se dirigea vers la porte.
C’est alors que retentit la voix de Sherlock Holmes :
– Je vous en prie, monsieur Lescault, ne partez pas immédiatement !
L’homme sursauta, et je dois avouer que je sursautai aussi. Puis, pensant que je serais plus utile visible que derrière mon rideau, je sortis de ma cachette tandis que mon ami allumait une seconde lampe. L’intrus resta un instant interdit, immobile, au milieu de la chambre, puis, lentement, il ôta sa casquette et rabattit le col de sa veste. Je vis apparaître un visage mince, glabre, pâle, encadré de cheveux d’un noir de jais. Les yeux, d’un brun intense, avaient l’éclat de la fièvre. Je reconnus alors le fiancé de Mlle Anderson, tel que je l’avais entr’aperçu l’avant-veille à Oxford.
– Je crois que vous avez quelques explications à nous fournir, reprit Holmes d’une voix calme.
L’homme partit d’un rire silencieux.
– Vous êtes encore plus fort que je ne le pensais, monsieur Holmes ! Ma confession est à côté de vous, dans la lettre que j’ai déposée sur votre table de chevet. Je n’avais de toute façon pas l’intention de ma soustraire à la justice et je m’apprêtais à vous attendre dans la chambre d’Elis… de Mlle Anderson.
– Je vous crois, monsieur Lescault, déclara solennellement le détective.
De nouveau, un bruit se fit entendre en direction du couloir. Nous nous retournâmes machinalement tous trois. Mlle Anderson, dans l’encadrement de la porte, pâle mais l’air résolu, regardait fixement l’intrus.
– Elisabeth ! s’écria-t-il vivement. Je vous en prie…
– Je pensais bien, répondit la jeune fille d’une voix ferme, que vous ne dormiez pas, monsieur Holmes. Je pensais bien que vous attendiez M. Lescault de pied ferme.
Mlle Anderson jeta un bref coup d’œil à mon revolver, que je n’avais pas lâché.
– Et vous êtes venue, je suppose, me demander la grâce de votre fiancé ? demanda mon ami.
– Mademoiselle Anderson, ceci est une affaire entre M. Holmes et moi-même, protesta le jeune Français.
– Je ne viens pas vous demander sa grâce, monsieur Holmes. J’étais à ses côtés avant que tout ceci n’arrive, je ne le laisserai pas seul à présent.
Holmes inclina la tête. Il était facile de voir que la voix calme de cette jeune fille, qui nous avait auparavant parue si frêle et si timide, avait fait impression sur lui.
– Veuillez vous asseoir, mademoiselle, après avoir refermé la porte derrière vous. Monsieur Lescault, j’aimerais que vous me racontiez votre version des faits. Peut-être pourrons-nous alors y voir un peu plus clair dans toute cette affaire. Docteur, je vous en prie, posez votre revolver et asseyez-vous.
Nous nous exécutâmes tous les trois. Pour ma part, j’attendais avec impatience le moment où Holmes m’expliquerait enfin comment il avait trouvé l’identité de notre voleur, ainsi que son véritable motif. Le jeune homme resta un instant silencieux, la main dans la main de Mlle Anderson.
– Pour être franc, monsieur Holmes, finit-il par dire, j’aimerais bien, avant de parler, connaître votre version à vous. Je n’arrive pas à comprendre comment vous avez pu arriver à la conclusion que j’étais votre homme, alors que jamais mon nom n’est apparu nulle part.
– Je dois vous avouer, répondit courtoisement le détective, que sans mon ami, le docteur Watson, qui a fortuitement appris l’existence d’un jeune homme, secrètement fiancé à Mlle Anderson, jamais je n’aurais pensé à vous.
Mlle Anderson me jeta un regard lourd de reproches, tandis que son fiancé esquissait un sourire étrange.
– J’imaginais, monsieur Holmes, que vous m’aviez oublié.
– Je vous avais en effet oublié. Mais il ne m’a pas été très difficile, dès que j’ai compris que j’étais bel et bien la véritable cible de tout ce stratagème, de remonter jusqu’à vous. Je dois cependant vous avouer que je ne pensais pas que vous vous préoccupiez encore de moi.
Le Français haussa les épaules.
– Ma foi, vous avez raison, je ne me préoccupais plus de vous, jusqu’au jour où... Mais je préfère vous laisser la parole. Je suis curieux de savoir comment vous êtes remonté jusqu’à moi.
– Soit. Comme je vous le disais, le docteur Watson vous a aperçu à Oxford en compagnie de Mlle Anderson.
Je tâchai de dissimuler ma rougeur en détournant la tête.
– C’est son récit qui m’a fourni l’élément qui me manquait pour que la chaîne soit complète… Je m’attendais à ce qu’un homme étranger à Limbrough Hall soit impliqué dans l’affaire ; lorsque j’ai su que vous aviez été malade, j’ai compris que c’était cette maladie inopinée qui vous avait empêché de vous rendre à Abernott et d’exécuter ce que vous aviez résolu. Il me manquait votre nom, il ne m’a pas été très difficile de l’obtenir à l’hôtel où vous logiez. Mais je vais essayer de reprendre l’histoire dès son commencement. Sans doute, voilà déjà quelques mois de cela, Mlle Anderson a-t-elle évoqué devant vous une connaissance de sa cousine, un détective bien connu, M. Sherlock Holmes…
– C’est parfaitement exact, monsieur Holmes. Ce nom, que je croyais enterré à tout jamais – j’avais appris votre mort quelques mois après le procès de mon frère et je ne savais pas que vous aviez miraculeusement ressuscité – ce nom a ressurgi du passé. Il m’a été d’autant plus impossible de l’oublier que Mlle Swann, la cousine de la femme que j’aime (ici, M. Lescault resserra un peu plus la pression de sa main sur celle de Mlle Anderson), l’avait connu en France. Dès lors, je n’ai plus eu qu’une seule idée en tête : venger la mort de mon frère.
Je me risquai à intervenir.
– Excusez-moi, mais il me manque un élément pour comprendre votre propos…
Le jeune homme poussa un soupir.
– Vous n’avez jamais entendu parler de l’affaire Lescault, docteur ?
Je hochai négativement la tête. Holmes encouragea notre coupable à prendre la parole.
– Il y a quelques années, commença-t-il, mon frère, Emmanuel Lescault, suite à une histoire qui n’a pas sa place ici, a commis à Paris un meurtre que je n’essayerai pas d’excuser ni même de justifier. Mais il était mon frère, et nous étions très proches. Je l’ai soutenu envers et contre tout. Il a su déjouer la police et je commençais à me sentir soulagé, pensant qu’on ne le retrouverait jamais et qu’il pourrait recommencer une vie plus honorable, lorsque me parvint la nouvelle de son arrestation. Un certain Sherlock Holmes avait, en cinq jours, mis la main sur lui, et l’avait livré à la police française. Jugez de ma stupéfaction et de ma crainte lorsque j’appris la nouvelle ! Je me précipitai à la prison où je savais qu’il avait été incarcéré. On ne m’autorisa pas à aller le voir. Il fut condamné à mort et exécuté sans que j’eusse pu faire quoi que ce soit pour l’aider.
Un silence lourd s’installa. M. Lescault reprit, la voix étouffée :
– J’étais anéanti. Mon frère était la seule famille qui me restait. Pendant un temps, je fus incapable de rien faire, puis la haine prit le dessus sur tous les sentiments de tristesse et d’abattement. Je décidai de venger Emmanuel. Ma haine se reporta tout naturellement sur le détective londonien qui l’avait découvert. Je vins en Angleterre afin d’exécuter mon projet, mais j’appris que le dénommé Sherlock Holmes était mort à Reichenbach, peu de temps auparavant. Retourner en France, y retrouver des souvenirs douloureux, revoir des lieux désagréablement familiers me semblait impossible. Je parlais assez bien l’anglais ; je décidai de m’installer en Angleterre, et je quittai Londres pour une ville moins peuplée, Oxford, où je fis la connaissance d’Elisabeth…
Le jeune homme se tut et lança un bref regard à Holmes afin qu’il continuât le récit qu’il avait commencé.
– Ainsi donc, reprit le détective, Mlle Anderson vous parla d’un certain Sherlock Holmes comme d’une connaissance de sa cousine, et votre haine s’en trouva ravivée. Vous pensiez – à juste titre d’ailleurs – que le meurtre d’une personnalité somme toute connue dans la capitale ne serait pas aisé à réaliser, aussi avez-vous cherché à m’attirer jusqu’à Limbrough Hall, endroit idéal pour commettre un crime : désert, éloigné du reste du monde… Il ne manquait plus que le prétexte pour m’y faire venir. Ce prétexte, Mlle Swann, dont vous connaissiez la vie passée par les récits que vous en avait fait sa cousine, vous l’a fourni. Une histoire d’amour lointaine, parfaitement invérifiable, des disparitions mystérieuses, voire inexplicables, un voleur qui passe au travers des portes, et par-dessus le marché, aucune trace ! Vous saviez qu’une telle affaire ne pouvait que m’attirer.
– Mais comment a-t-il fait, Holmes ? m’écriai-je. Comment pouvait-il dérober ces objets sans laisser d’empreintes, sans être vu des habitants du manoir ?
– Mon cher Watson, M. Lescault n’avait pas besoin de pénétrer dans le manoir : Mlle Swann et Mlle Anderson se chargeaient elles-mêmes des « vols » perpétrés à l’intérieur de ces murs !
Je restai un instant stupéfait. La main de Mlle Anderson se crispa dans celle du jeune homme, tandis que celui-ci esquissait un geste qui était moins de protestation que d’impuissance.
– Vous voulez dire, articulai-je sans véritablement pouvoir croire à ce que je disais, que Mlle Swann nous a joué la comédie depuis le début ?
Holmes haussa les épaules sans rien répondre.
– Votre ami a raison, docteur, acquiesça le jeune homme d’une voix altérée, où perçait un léger accent français. Cependant, sachez, monsieur Holmes, que jamais Elisabeth ni sa cousine n’ont su quels étaient mes véritables projets.
– Je suis heureux de l’apprendre, monsieur, répondit ironiquement le détective.
Mlle Anderson et M. Lescault échangèrent un regard que Holmes sembla ne pas remarquer mais qui ne m’échappa pas.
– Quoi qu’il en soit, vous aviez décidé de venger votre frère en rejetant le meurtre sur le compte d’un Frank Ryder revenu d’entre les morts. Mon ami, le docteur Watson, ainsi que tous les habitants de Limbrough Hall, auraient témoigné en faveur de cette étrange histoire. Le jeune Sebastian, peut-être, qui n’était pas dans la confidence, aurait émis quelque doute, mais jamais il n’aurait dénoncé ni sa sœur ni sa cousine, quand bien même les aurait-il soupçonnées…
Le jeune Français s’apprêta à dire quelque chose, mais il se ravisa et laissa la parole à mon ami.
– Ainsi, tout semblait se dérouler selon vos plans, mais, pour comble de malchance, vous êtes malheureusement tombé malade la semaine de mon arrivée, ce qui a perturbé vos projets. Incapable de vous lever, vous n’avez pu vous rendre à Limbrough Hall afin d’exécuter votre vengeance. Et lorsque vous avez enfin repris des forces, Mlle Anderson vous a annoncé que j’étais parti et que sa cousine ne semblait pas avoir l’intention de prolonger davantage cette mascarade. J’ignore pourquoi, mais sans doute nous l’expliquerez-vous lorsque j’aurai achevé ce récit. Toujours est-il que Mlle Anderson s’est passé de la permission de sa cousine et a glissé, la nuit dernière, ce dernier message sous la porte de Mlle Swann.
« Puis vous avez vu le docteur Watson se rendre au bureau de télégraphe et vous en avez déduit que j’arriverais dans la journée ; cela vous a suffi, vous vous êtes précipité à Limbrough Hall, introduit dans le manoir par la porte de service et dissimulé dans les souterrains.
« Mon erreur a été de croire que vous étiez monté chez Mlle Anderson et que vous alliez y rester caché jusqu’à la tombée de la nuit. Je savais que vous étiez dans la demeure, mais je n’imaginais pas que vous pussiez vous trouver autre part que chez celle que je croyais votre complice. Je suis descendu dans les souterrains sans me méfier, pensant que le mystère avait quelque peu troublé l’esprit de ce bon M. Niels et que son imagination auditive lui jouait des tours… Sans le docteur Watson, il y a fort à parier que vous n’auriez pas manqué votre but, monsieur Lescault.
De nouveau, le silence retomba dans la chambre. Le regard du jeune homme évitait celui de mon ami, le mien et celui de sa fiancée. Elisabeth Anderson, de son côté, conservait une attitude calme et digne. Peut-être était-elle un peu plus pâle qu’auparavant. Quant à Holmes, il tenait notre coupable sous son regard perçant.
Enfin, M. Lescault releva la tête.
– Je ne peux que m’incliner, monsieur Holmes. Vous avez parfaitement résumé la situation. Je vous demanderai cependant de me laisser raconter les choses à ma manière, afin que vous compreniez bien ce qui m’a poussé à agir ainsi. Je souhaiterais également réhabiliter à vos yeux à la fois Elisabeth, qui est parfaitement innocente de tout ce qu’il s’est passé dans ce manoir, et Mlle Swann, qui ne l’est pas moins. Vos propos envers elles ont été durs. Certes, je ne puis nier qu’elles aient été mes complices, mais ce fut bien involontairement. Elisabeth m’a obéi hier soir par amour, sans savoir quelles seraient les conséquences de son acte. Ce n’est que tout à l’heure, lorsque je me suis réfugié dans sa chambre, que je lui ai confié tout ce que je viens de vous dire. Je vous jure sur tout ce que j’ai de plus sacré au monde que Mlle Anderson est innocente.
Holmes considéra un instant la jeune fille, qui rougit mais ne détourna pas la tête.
– Je vous crois, monsieur Lescault.
– Quant à Mlle Swann, je vous assure que jamais je ne l’ai vue et qu’elle ignorait tout de mes projets. Elle avait ses propres raisons pour…
– Jean ! s’écria Mlle Anderson.
Le jeune homme se tourna vers elle.
– Voulez-vous que je me taise, Elisabeth ?
La jeune fille voulut parler, mais elle ne put se résoudre à répondre. Holmes intervint :
– Puisque vous avez commencé votre récit, monsieur Lescault, il me semble juste que vous l’acheviez. Puisque, selon toute apparence, il s’agit de disculper Mlle Swann, vous ne sauriez agir dans de meilleures intentions.
De nouveau, Jean Lescault consulta sa fiancée du regard.
– Vous avez raison, répondit-elle avec un faible sourire. Martha ne voudrait pas que M. Holmes puisse la croire coupable.
– Avant toute chose, monsieur Holmes, dit le jeune homme, je vous prie de me laisser raconter mon histoire d’un bout à l’autre, sans m’interrompre.
– Voilà bien des précautions oratoires ! s’exclama mon ami en souriant.
Je ne sais pourquoi, une sorte de pressentiment confus s’éleva en moi, comme si j’avais su par avance ce que M. Lescault s’apprêtait à nous dire, après tant d’hésitations, tandis que Mlle Anderson fixait obstinément le plancher. Il me semblait étrange que Holmes n’eût point compris la seule chose qui m’apparaissait comme évidente depuis le début de cette affaire.
Le jeune homme, après un dernier regard à Elisabeth Anderson, prit une profonde inspiration et commença son récit.