Altisidore
Chapitre 2 : Les habitants de Limbrough Hall
9949 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 09/04/2023 09:13
Chapitre 2 : Les habitants de Limbrough Hall
Ainsi qu’il l’avait annoncé, Holmes n’ouvrit pas la bouche durant notre trajet en train. Je le sentais tendu, aux limites de l’énervement. Ses doigts tapotaient nerveusement la vitre du compartiment et sa semelle battait la mesure d’une impatiente mélodie intérieure. Plus d’une fois, je voulus, par une question ou un mot anodin, briser ce silence oppressant, rompu par le seul bruit des ongles de mon ami sur le verre embué, mais je parvins à ravaler les interrogations toutes prêtes à jaillir de mes lèvres. A ma grande surprise, ce fut Holmes qui, le premier, sortit de son mutisme, environ vingt minutes avant l’heure prévue pour notre arrivée :
– Non, non et non, Watson ! s’exclama-t-il avec une violence qui me fit sursauter. Cela ne marchera pas ! Je suis un imbécile, et vous auriez dû me le dire avant que nous ne montions dans ce train !
– Je vous demande pardon ?
– Jamais je n’aurais dû me précipiter ainsi, tête baissée, sans prendre le temps de réfléchir, dans une affaire qui est impossible à résoudre de cette façon !
Face à cette nouvelle incohérence, je me permis d’émettre une légère protestation :
– Holmes, je ne vous comprends décidément pas aujourd’hui ! Il n’y a pas trois heures, vous étiez ravi d’avoir une énigme à vous mettre sous la dent, et voilà que…
– Mais enfin, s’écria mon ami, visiblement très énervé, autant par la contrariété qui avait dû croître dans son esprit pendant tout le trajet que par ma lenteur à comprendre l’essence même de cette contrariété, il n’y a aucune logique dans les actions de notre coupable ! Nous ne pouvons même pas prévoir quand il se manifestera de nouveau : les vols, d’après Mlle Swann, ont été commis de façon totalement irrégulière. Et nous voilà partis pour Limbrough Hall, sans même savoir pour combien de temps ! Aussi bien notre étrange voleur ne reviendra-t-il que dans un mois, peut-être même ne remettra-t-il jamais les pieds chez notre cliente !
– J’avoue que je n’avais pas songé à cela…
La vérité était que j’étais tellement soulagé de voir Holmes en proie à une nouvelle affaire au moment où il s’apprêtait à se tourner de nouveau vers le vice destructeur de la drogue que je ne m’étais posé aucune question concernant notre rôle auprès de Mlle Swann. Mais ce qui m’étonnait, c’était que Holmes non plus n’y eût pas pensé auparavant.
– Admettons que notre voleur tarde à se montrer, ajoutai-je après réflexion. Dans ce cas, considérons le temps que nous nous apprêtons à passer à Oxford comme des vacances. La campagne sera toujours plus agréable que notre éternel brouillard londonien…
– Des vacances ? Vous avez une bien étrange conception des vacances, Watson !
.
Mlle Swann avait mis une voiture à notre disposition, et nous quittâmes Oxford alors que la neige commençait à tomber. La campagne, recouverte d’un voile de givre blanc où perçaient çà et là quelques plaques d’un vert piquant, gelé, était magnifique. De minces stalactites pendaient aux branches dénudées des arbres, et la neige qui tombait à présent à gros flocons, tout en rendant muette la voiture, venait tapisser le sol du chemin, l’herbe des prés et les pierres dressées sur le bord de la route. Tout semblait mort et cependant empli d’un charme indescriptible. Mais la beauté du lieu ne sembla pas ravir mon compagnon, qui se cala dans un coin de la voiture sans daigner jeter un coup d’œil au paysage. Sans doute pensait-il aux traces éventuelles que cette chute de neige allait faire disparaître. Ou bien ses pensées avaient-elles pris un autre chemin, car pendant les trois quarts d’heure que dura notre voyage, je surpris sur son visage une expression étrange, concentrée, et parfois presque amusée, qui me parut de bon augure, bien que je ne pusse en discerner la raison.
La nuit était déjà tombée lorsque nous arrivâmes à Limbrough Hall, un vaste manoir situé à un ou deux milles d’un village déjà isolé que nous avions traversé. Nous ne vîmes la lumière filtrer par les fenêtres qu’au moment de nous arrêter devant le perron. La neige tombait tellement dru que l’on n’y voyait pas à deux pas, et c’est à peine si je pus distinguer les murs de la demeure et les marches qui apparaissaient une à une devant mes pieds, au milieu d’un tourbillon de flocons. Je devinais qu’à côté de moi, Sherlock Holmes réfrénait son impatience face à cette tempête imprévue qui l’empêchait d’avoir une première impression globale des lieux. Pour ma part, je me demandais – je m’étais d’ailleurs posé la question pendant tout le voyage – à quoi pouvaient ressembler les habitants de ce manoir isolé, et je ne pus m’empêcher de penser, non sans une vague sensation de malaise, que la solitude de l’endroit était propice au crime.
– Eh bien, Watson, s’exclama mon ami, non sans une pointe d’ironie dans la voix, ne trouvez-vous pas que c’est là un lieu idéal pour passer nos vacances, surtout à cette saison ?
La porte s’était ouverte dès que la voiture s’était arrêtée devant le manoir, et un vieil homme extrêmement maigre, au visage parcheminé et au menton pointu, s’empressa de nous faire entrer.
– Soyez les bienvenus à Limbrough Hall, messieurs, dit-il avec une certaine emphase tandis qu’il prenait nos manteaux, nos chapeaux et nos cannes. Mademoiselle attend ces messieurs dans le grand salon, avec son frère et Mlle Elisabeth. Je vais vous conduire, messieurs. Par ici, je vous prie. Je suis vraiment navré de l’accueil désastreux que vous a fait Dame Nature, mais j’espère que demain la journée sera belle et ensoleillée. J’ai fait préparer vos chambres, messieurs, au premier étage, sur la façade sud. J’y fais immédiatement monter vos bagages, dès que je vous aurai introduits auprès de Mlle Swann. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à m’appeler immédiatement et je ferai mon possible pour vous satisfaire.
Le petit homme sautillait devant nous comme un enfant, et c’est un peu étourdis par ce flot de paroles ininterrompu que nous entrâmes dans le salon.
– Monsieur Sherlock Holmes, le docteur Watson, déclara solennellement le domestique avant de s’éclipser.
La pièce était vaste, accueillante, et un feu brûlait dans une immense cheminée devant laquelle se trouvaient Mlle Swann et un jeune homme d’une vingtaine d’années, d’une grande beauté. Un peu en retrait, dans l’ombre de la cheminée, se tenait une frêle jeune fille, dont je ne pouvais distinguer les traits. Mlle Swann s’avança vers nous en souriant.
– Messieurs, je vous suis infiniment reconnaissante d’avoir quitté votre confort londonien pour venir vous enterrer à Oxford, ou pire encore, à Abernott, sous la neige. Permettez-moi de vous présenter mon frère, Sebastian, et ma cousine, Elisabeth Anderson.
Sebastian Swann, avec ses cheveux bouclés couleur de miel, sa haute taille, ses mains fines, ses traits réguliers, ressemblait beaucoup à sa demi-sœur, à la différence de ses yeux verts, un peu durs, inquisiteurs, et de sa peau parsemée de taches de rousseur qui ajoutaient encore à son charme.
– Je suis enchanté de faire votre connaissance, messieurs, dit-il en nous serrant la main. Ma sœur a sans doute agi de façon irréfléchie en vous demandant de venir ici, mais puisque je lui dois de rencontrer un détective aussi célèbre que vous, monsieur Holmes, elle est toute pardonnée !
– De façon irréfléchie ? répéta mon ami en souriant. Ces événements me semblent tout de même inquiétants, ne trouvez-vous pas ?
Le jeune homme haussa les épaules.
– Un mauvais plaisantin, voilà tout !
– Cela signifie tout de même, poursuivit Holmes sans cesser de sourire, que quelqu’un peut s’introduire chez vous en toute impunité.
– Ou que les domestiques nous jouent une bonne farce, répondit Sebastian Swann d’un air narquois.
Je crus que Sherlock Holmes allait saisir la balle au bond et demander à son interlocuteur sur quoi se fondaient ses soupçons, mais il se contenta d’un hochement de tête marquant qu’il avait parfaitement entendu la remarque, et se tourna vers Mlle Anderson, qui avait fait un timide pas en avant.
C’était une jeune femme, à peu près du même âge que notre cliente, petite et mince, au visage quelconque, à la fois doux et craintif. Elle adressa à mon ami un sourire charmant.
– Ma cousine, monsieur Holmes, m’a beaucoup parlé de vous.
Sa voix était timide, basse, comme si elle craignait à chaque mot d’outrepasser son droit à la parole. Voyant Holmes quelque peu embarrassé, elle s’empressa d’ajouter :
– Je suis enchantée de faire votre connaissance.
– Moi de même, mademoiselle Anderson, répondit mon ami avec une douceur dont je ne l’aurais pas cru capable.
Elle se tourna alors vers moi et, en rougissant, murmura :
– Je suis également enchantée de vous connaître, docteur Watson. Ma cousine et moi avons lu et relu tous vos récits avec le plus grand plaisir…
Puis, estimant sans doute qu’elle en avait trop dit, elle fit de nouveau un pas en arrière. Mlle Swann appela le domestique qui nous avait déjà accueillis et lui enjoignit de nous mener à nos chambres respectives. Il nous apprit, durant les deux minutes qu’il nous fallut pour atteindre ces dernières, qu’il s’appelait Edward Niels, qu’il était l’ancien majordome de feu le général Swann, que sa fille avait eu la bonté de les garder, lui et sa femme, à son service, à la mort de leur ancien maître, et que la seule personne dans la maison qui s’opposât à leur présence était Livia, la femme de chambre italienne de Martha Swann, jalouse du pouvoir qu’ils avaient conservé à Limbrough Hall. Holmes, tout en montant l’escalier, eut le malheur (peut-être dans le but manqué de faire taire le majordome) de lancer une remarque anodine à propos de l’architecture du manoir, sur laquelle le vieil homme, tout heureux de montrer ses connaissances au détective, enchaîna aussitôt. Il nous parla de l’histoire de Limbrough Hall, de ses propriétaires, des différentes phases de sa construction, et aurait pu, je crois, continuer à pérorer toute la soirée si une voix féminine, sèche et perçante, ne l’avait rappelé à ses devoirs. Il nous laissa dans ma chambre, où Holmes m’avait accompagné pour voir où je logeais, à l’extrémité du couloir opposée de celle de mon ami, et sortit en sautillant, sans cesser de parler :
– Cette Livia de malheur ! Que me veut-elle encore ? Je dois vous laisser, Dieu sait ce que peut inventer cette mégère pour me nuire si je ne lui obéis pas au doigt et à l’œil ! Si vous avez besoin de quelque chose, messieurs, vous n’avez qu’à sonner.
Le reste se perdit dans la course précipitée du vieux majordome. Nous restâmes un instant comme essoufflés avant d’éclater de rire en même temps.
.
Le repas fut, contrairement à ce que j’avais craint tout d’abord, des plus chaleureux et des plus agréables. Mme Niels, femme du majordome, était une cuisinière hors pair, et Sebastian Swann s’avéra être un excellent conteur. Tout comme sa sœur, et malgré son jeune âge, il avait beaucoup voyagé et il savait comme elle choisir les mots justes pour décrire ses expériences, sans jamais tomber dans la lourdeur ou la platitude. Tous deux étaient fort intéressants à écouter, et je participai à la conversation avec grand plaisir. Nous parlâmes des Indes, où nous avions tous séjourné à un moment ou à un autre de notre vie, et Holmes, à ma grande surprise, nous parla aussi du voyage qu’il y avait effectué quatre ans auparavant – tout en demeurant dans l’imprécision quant à ce qu’il y avait fait, bien sûr. La seule à rester muette était la petite Elisabeth Anderson, qui ne quittait des yeux sa cousine Martha que pour les baisser rapidement vers son assiette. Pour elle qui n’avait jamais quitté l’Angleterre, ni même les abords d’Oxford, les Indes représentaient l’inconnu lointain, inaccessible et fascinant où elle n’irait probablement jamais, et elle buvait nos paroles avec une avidité bien visible.
Pas une seule fois pendant le repas Holmes n’aborda les motifs de notre venue à Limbrough Hall, ce qui m’étonna beaucoup. La conversation roula ensuite sur la musique et fut presque entièrement accaparée par Martha Swann et mon ami. J’eus l’étrange impression qu’ils reprenaient tous deux une discussion commencée plusieurs années auparavant, comme si les mois écoulés depuis leur dernière entrevue n’avaient pas eu lieu. La cousine de notre hôtesse semblait partager ce sentiment, car elle était devenue écarlate, comme si elle avait la sensation d’être en trop. Sebastian Swann, quant à lui, plaçait un mot ici et là, tout en regardant sa sœur avec une tendresse moqueuse.
Puis, à la fin du repas, alors que la conversation, qui avait quelque peu langui au moment du dessert, semblait n’attendre qu’un signal pour repartir de plus belle, Holmes laissa tomber cette phrase, au moment où l’on s’y attendait le moins :
– A présent, parlons un peu, si vous le voulez bien, de la raison de notre présence ici.
Un silence gêné accueillit ces paroles, mais mon ami feignit de ne pas le remarquer.
– Je suggère donc, poursuivit-il sur un ton badin, que nous procédions aux interrogatoires d’usage, puisqu’un examen des lieux ne me serait à cette heure et par ce temps d’aucune utilité… Mademoiselle Swann, j’ai déjà entendu le récit de votre propre bouche. Et vous, monsieur, que pensez-vous de cette étrange affaire ? J’ai cru comprendre que vous soupçonniez quelqu’un ?
Le jeune Sebastian Swann pâlit légèrement en sentant le regard perçant de Holmes se poser sur lui. Sans doute ne s’attendait-il pas à cette question abrupte de la part de mon ami.
– Eh bien… commença-t-il.
– Vous avez sous-entendu, reprit le détective avec un large sourire, comme s’il parlait de tout autre chose, que tout ceci pourrait n’être qu’une grande farce montée par vos domestiques. Quelles sont les raisons d’un tel soupçon ?
– Monsieur Holmes, répondit le jeune homme d’une voix plus assurée, comment voulez-vous qu’un homme se soit introduit à plusieurs reprises à Limbrough Hall, alors même que nous nous y trouvions, sans que nous ne nous soyons jamais rendu compte de sa présence au sein de ces murs, sans qu’un examen minutieux des alentours ne nous ait révélé la moindre trace de pas, même au lendemain d’une importante chute de neige ?
Le visage de mon ami resta impassible.
– Vous avez examiné les alentours ?
– Oui, monsieur Holmes, à plusieurs reprises. Nous n’avons jamais vu aucune empreinte.
– Cet élément laisserait à penser, en effet, que cette farce – si tant est que l’on puisse parler d’une farce – est jouée par quelqu’un qui demeure ici, entre ces murs.
– Monsieur Holmes, s’écria la jeune femme avec véhémence, M. et Mme Niels sont hors de soupçon, et Livia aussi !
– J’aimerais cependant les interroger, mais toutefois pas avant d’avoir entendu votre version des faits, mademoiselle Anderson.
Holmes s’était tourné vers la cousine de notre cliente qui, cramoisie, balbutia quelques mots inintelligibles avant de murmurer :
– L’explication que j’ai à vous donner, monsieur Holmes, ne vous satisfera pas.
– Vous croyez qu’un esprit rôde dans cette maison, c’est cela ?
La jeune fille fit un signe affirmatif de la tête.
– C’est ridicule, Elisabeth ! s’exclama Sebastian. Il est évident que quelqu’un s’amuse à faire peur à Martha, je ne sais pour quelle raison, mais il s’agit d’un être de chair et de sang ! Et je ne vois pas pourquoi ces Niels de malheur n’auraient pas profité du retour de Martha pour l’effrayer et lui soutirer de l’argent !
– Sebastian !
La voix de notre hôtesse avant claqué, sèche, impérative, très loin du ton doux et mélodieux auquel nous étions habitués. Je me tournai vers elle, imité par Holmes que la violence de l’interpellation avait également surpris.
– Permets-moi de te rappeler que, jusqu’à preuve du contraire, tu es chez moi, dit-elle d’une voix redevenue calme. Je ne t’autorise pas à faire des commentaires désobligeants sur les personnes qui vivent sous mon toit.
Le jeune homme resta un instant comme pétrifié, rouge de colère et de honte devant la réprimande publique de sa sœur, puis, avec un geste rageur, il repoussa brutalement sa chaise et quitta la pièce sans ajouter un mot.
Le silence retomba sur la petite assemblée.
– Veuillez excuser mon frère, messieurs. Les anciens domestiques de mon père sont un sujet continuel de dispute entre nous. Il prétend les mettre à la porte sous prétexte d’incompétence, mais je m’obstine à les garder pour respecter les dernières volontés de mon père. Sebastian est un garçon de cœur, mais il a un caractère emporté et il ne revient jamais sur une opinion. Il n’aime pas le majordome, ni sa femme, et souhaiterait les voir à cent lieues d’ici.
– Pourquoi cette animosité ? demandai-je malgré moi.
– Disons que Mme Niels n’a pas vu d’un très bon œil l’arrivée de Sebastian à Limbrough Hall, après la séparation de mes parents. Elle était très dévouée à ma mère et…
Miss Swann n’acheva pas sa phrase et enchaîna :
– Son époux, qui n’a que peu de caractère, l’a suivie dans sa politique d’hostilité, et mon frère en a gardé un mauvais souvenir.
– Nous comprenons fort bien, mademoiselle Swann, répondit mon ami avec un sourire. C’est bien naturel, et nous ne tiendrons pas rigueur à votre frère de son départ précipité.
– Je suis sûre, ajouta Elisabeth, qu’il a déjà des remords d’avoir parlé ainsi.
La jeune fille se leva précipitamment, confuse de son interruption, et se retira après un vague mot d’excuse : elle se couchait toujours très tôt, nous dit-elle, et nous avions déjà veillé fort avant dans la nuit.
Lorsqu’elle fut partie, Holmes se tourna vers notre hôtesse :
– J’aimerais beaucoup interroger vos domestiques dès ce soir. Malgré l’heure tardive, croyez-vous que ce sera possible ?
– Bien sûr ! Je vais immédiatement appeler Edward Niels, le majordome qui vous a montré vos chambres. Peut-être, ajouta la jeune femme en souriant, vous a-t-il déjà parlé des événements qui ont eu lieu à Limbrough Hall ?
Holmes et moi échangeâmes un sourire.
– Non, mademoiselle, il n’en a pas eu le temps ! m’écriai-je en riant. Il nous a entretenus sur un certain nombre de choses, mais les étranges disparitions auxquelles vous avez été confrontée n’en faisaient pas partie.
Mlle Swann se mit à rire.
– Cet Edward ! s’exclama-t-elle. Il est incorrigible. Je l’avais pourtant sermonné, mais parler lui est plus naturel que de respirer. C’est devenu chez lui un besoin continuel. J’espère qu’il ne vous a pas trop ennuyés…
– Bien sûr que non, répondit Holmes, qui semblait pressé d’en venir à l’interrogatoire des domestiques. Pourriez-vous dire à sa femme de venir également ?
– Je ne crois pas que votre interrogatoire se révélerait très utile, répondit notre cliente : Mme Niels est restée sourde après une longue maladie qui a bien failli avoir raison d’elle, et elle a presque désappris l’usage de la parole.
Je ne pus réprimer un sourire devant cette nouvelle pourtant tragique : au moment où le digne majordome nous assommait de ses remarques, l’idée qu’il ne pouvait être que célibataire m’avait traversé l’esprit. Mais si sa femme était sourde, je comprenais mieux qu’elle fût capable de supporter le moulin à paroles qu’était M. Niels. Holmes eut un geste qui signifiait « tant pis ! », et Mlle Swann sonna.
Le vieil homme fit irruption dans le salon quelques secondes après, rouge d’avoir couru pour obéir au coup de sonnette de sa maîtresse.
– Vous désirez, mademoiselle ?
– M. Holmes a quelques questions à vous poser à propos de la disparition des objets qui ont lieu depuis quelques temps. C’est un détective et…
– Oh, sauf votre respect, interrompit hâtivement le petit homme, je connais bien M. Holmes et le docteur Watson ! La réputation de Monsieur n’est plus à faire !
Holmes prit la parole avec fermeté, sans quoi le majordome, qui reprenait haleine pour enchaîner sur une tirade probablement longue, ne la lui aurait jamais cédée :
– Voyons, monsieur Niels, vous avez vous aussi constaté la disparition de certains objets appartenant à Mlle Swann ?
– Oui, monsieur, à plusieurs reprises. Tout d’abord un châle rouge, que Livia avait laissé traîner sur un fauteuil, qui a disparu. Puis ça a été un petit sac en cuir, ensuite une montre, une vieille cape, un collier, et enfin le courrier personnel de Mademoiselle. Et ce n’est pas tout, monsieur ! La maison était parfaitement fermée ! Et pourtant il n’y avait pas d’empreintes au-dehors !
– Que pensez-vous de cette affaire, monsieur Niels ?
Le majordome rougit de plaisir en voyant qu’un détective aussi célèbre lui demandait son avis.
– Moi, monsieur, je trouve toute cette affaire très louche ! Et surtout, je trouve ce voleur bien bête de s’y reprendre à plusieurs fois. De plus, il n’a pas touché aux beaux bijoux de Mademoiselle, mais s’est contenté d’un seul collier, ou d’une montre fort belle, mais qui ne fonctionne plus. Au début, je n’y ai pas pris garde, mais quand j’ai appris qu’on s’était introduit dans la chambre de Mademoiselle en pleine nuit, j’ai pensé qu’il y avait quelqu’un, caché à notre insu dans la maison, qui s’amusait à nos dépens. Comme cela pouvait devenir sérieux, j’ai fouillé la maison de fond en comble, depuis le grenier jusqu’à la cave, mais je n’ai rien trouvé. J’ai même poussé jusqu’aux souterrains, mais là non plus, il n’y avait personne.
Je ne pus m’empêcher de bondir.
– Des souterrains ? m’exclamai-je.
Holmes resta muet, mais il interrogea du regard Mlle Swann qui s’empressa de prendre la parole :
– Limbrough Hall est muni de trois souterrains assez longs, qui convergent dans la cave et débouchent dans les bois, à trois endroits différents, à environ un demi mille de la maison. Je ne vous en ai pas parlé, monsieur Holmes, car les trois sorties de ces galeries sont fermées de l’intérieur à l’aide de verrous très solides. Nous avons, mon frère, M. Niels, Livia et moi, inspecté soigneusement les souterrains. Personne n’a pu passer par là.
– Ainsi, résumai-je, la personne qui s’est introduite ici n’a pu passer ni par la porte, ni par les fenêtres, ni par ces galeries ?
Mlle Swann acquiesça d’un signe de tête, tandis que Holmes, les yeux clos, semblait ne plus nous voir ni nous entendre. Ce ne fut que lorsque la jeune femme eut, à deux reprises, prononcé son nom, qu’il parut revenir à la réalité.
– Nous ne sommes guère plus avancés, murmura-t-il doucement, mais une lueur étrange qui brillait dans ses yeux m’indiqua qu’une idée avait germé dans son esprit. Peut-être un examen de votre chambre nous révélera-t-il quelque chose ?
Mais la chambre de la jeune femme, située, ainsi que celles de sa cousine et de son frère, dans le couloir perpendiculaire à celui où se trouvaient les nôtres, n’apprit rien à mon compagnon. Aucun indice ne permettait d’indiquer que quelqu’un se fût introduit par la fenêtre, qui ne portait aucun signe d’effraction.
– D’ailleurs, fis-je remarquer, si le voleur était passé par là, Mlle Swann, qui dormait ici, l’aurait certainement entendu !
– Bien sûr, docteur, approuva-t-elle. De plus, j’ai le sommeil léger.
– C’est votre cabinet de toilette, mademoiselle Swann ? demanda Holmes, allongé par terre, fouillant du regard l’obscurité qui régnait sous le lit, sous l’œil perplexe de notre cliente, tout en désignant de la main une petite porte, au fond de la chambre.
– En effet, monsieur Holmes, mais il ne possède pas de fenêtre par laquelle le voleur aurait pu entrer ou s’enfuir.
Mon ami demeura quelques secondes dans la même position, puis se redressa avec un sourire.
– Eh bien, conclut-il en époussetant son pantalon de la main, ce n’est pas ici que nous apprendrons quelque chose, et ce n’est pas à cette heure, avec la tempête qui fait rage dehors, que je vais aller examiner chaque fenêtre de cette maison ! Il ne nous reste plus qu’à aller nous coucher… Non, inutile de nous reconduire, monsieur Niels, ajouta-t-il en se tournant vers le majordome, qui nous avait suivis. Vous devez être fatigué, je n’ai plus aucune question à vous poser, je ne vous retiens plus !
Le vieil homme s’inclina et partit en bougonnant, de toute évidence déçu d’être ainsi éconduit et de ne pouvoir assister à la fin de l’entretien.
Holmes entama alors un monologue tout à fait hors de propos sur la musique baroque, tout en se dirigeant négligemment vers la petite porte qui donnait sur le cabinet de toilette attenant. Lorsqu’il fut arrivé au niveau de cette porte, il s’interrompit brusquement au beau milieu d’une phrase et l’ouvrit d’un coup sec. Une jeune femme brune, très grande, maigre, le visage osseux, recula brusquement dans l’obscurité de la petite pièce. Holmes s’inclina ironiquement devant elle.
– Mademoiselle Livia, je présume ? Je suis enchanté de faire votre connaissance. Mais veuillez entrer, je vous prie. Un cabinet de toilette n’a rien de confortable : vous serez mieux ici, parmi nous.
L’Italienne s’exécuta de mauvaise grâce, tandis que Mlle Swann la dévisageait sévèrement.
– Que faisiez-vous ici, Livia ?
– Je rangeais, mademoiselle, répondit la jeune femme avec un accent italien très prononcé.
– Dans le noir ? demanda Holmes en souriant.
– Je rangeais quand j’ai entendu du bruit dans votre chambre, mademoiselle. J’ai stupidement éteint la bougie, je pensais sortir lorsque vos hôtes seraient partis, pour ne pas vous déranger.
Notre cliente haussa les épaules, visiblement exaspérée, tandis que Holmes, amusé, et moi-même, embarrassé, attendions la fin de cette scène.
– Nous en reparlerons, Livia. En attendant, vous allez répondre aux questions que ces messieurs vont vous faire à propos des vols…
A ces mots, la femme de chambre jeta sur nous un regard effaré.
– Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
– Simplement ce que vous pensez de cette affaire, répondit mon ami. C’est vous qui avez constaté la première disparition, je crois,
– Oui, monsieur. Un châle de mademoiselle.
Elle avait perdu toute sa superbe et paraissait réellement effrayée.
– Vous étiez à côté lorsque c’est arrivé ?
– Oui, monsieur.
– Et vous n’avez rien entendu ?
– Non, monsieur.
– Qui était présent dans la maison ce jour-là ?
– Il y avait Mlle Elisabeth et M. et Mme Niels.
– Et lors des autres disparitions ?
– La seconde fois, c’est un sac qui a disparu. Mlle Elisabeth était sortie, ainsi que M. Niels, chargé des courses. La troisième fois, tout le monde était à Limbrough Hall, lorsque la montre de Mademoiselle a disparu. Sauf moi, qui avais congé. Lorsque la montre a été volée, j’étais seule avec Mademoiselle. Lors de la disparition du collier de Mademoiselle, je n’étais pas là, et M. Swann non plus. Et enfin…
La jeune femme eut une seconde d’hésitation avant de poursuivre en baissant la voix :
– Lorsque les lettres ont disparu, puis réapparu, nous étions dans le manoir tous les six.
– Je vous remercie, mademoiselle, dit Holmes d’une voix cassante. Vous pouvez vous retirer à présent.
L’Italienne jeta un regard vers notre cliente, qui lui fit signe de quitter la chambre, puis elle sortit, la tête basse.
– Livia m’est très dévouée, monsieur Holmes, en dépit de sa fâcheuse habitude, ainsi que vous avez pu le constater, d’écouter aux portes. Comment avez-vous su qu’elle était dans mon cabinet de toilette ?
– J’ai remarqué, alors que j’examinais sous le lit, qu’un rai de lumière filtrait sous la porte. J’ai donc posé une petite question à propos de votre cabinet de toilette… et la lumière a disparu. Mais là n’est pas la question. Votre femme de chambre avait l’air d’avoir peur de quelque chose. Et ce n’est certainement pas d’être réprimandée pour sa tendance à l’espionnage domestique…
Mlle Swann regarda un instant mon ami avec angoisse, puis elle se ressaisit :
– Livia est très superstitieuse, monsieur Holmes, répondit-elle. Sans elle et sans les stupides terreurs de ma cousine, je ne serais peut-être pas allée vous trouver.
– Toujours cette histoire de revenant ? demandai-je.
– Oui, docteur Watson. Je n’ai rien à cacher, ce qui s’est passé avec Frank Ryder est de l’histoire ancienne et je ne suis pas en tort. Je ne crains pas les hommes qui pourraient me faire chanter.
– Mais vous craignez l’ombre de votre ancien fiancé, dit doucement Holmes.
La voix de notre hôtesse se fit saccadée.
– Je n’ai rien d’une femme superstitieuse, messieurs, mais ces disparitions sont inexplicables. Personne, de l’extérieur, n’a pu pénétrer à Limbrough Hall, et je réponds de tous les habitants de cette demeure comme de moi-même. Je n’ai pas peur des fantômes et je pense qu’il existe une explication rationnelle à tout cela, mais les craintes de Livia et d’Elisabeth m’ont effrayée, surtout lorsque j’ai vu ces lettres posées sur mon bureau. J’ai aussitôt pensé que vous étiez la seule personne capable de résoudre cette énigme, de faire rentrer à nouveau les faits dans le cadre de la raison.
– Vous saviez qui j’étais, lorsque nous nous sommes croisés à ce concert ?
La question de mon ami me déconcerta complètement, mais Mlle Swann semblait s’y attendre, aussi déplacée fût-elle au milieu du mystère qui nous entourait.
– A peine vous avais-je quitté qu’un de mes amis me demandait comment j’avais fait la rencontre du célèbre Sherlock Holmes, répondit la jeune femme avec un sourire. Je vous ai suivi jusqu’à Baker Street ce soir-là, afin d’en avoir le cœur net. Je ne pouvais imaginer, ajouta-t-elle tandis que le sourire s’accentuait sur ses lèvres, que ce M. Sigerson, que j’avais connu à Florence, cet explorateur norvégien, devenu chimiste à Montpellier deux ans plus tard, fût en réalité le fameux détective privé londonien revenu d’entre les morts…
Holmes sourit à son tour.
– Et vous avez demandé l’aide d’un fantôme contre un autre fantôme.
Pendant un instant, j’eus la très désagréable sensation de ne pas avoir ma place dans cette chambre, dans ce dialogue, et je me sentis très mal à l’aise ; mais le détective reprit un ton froid et sec pour demander :
– Pour quelle raison M. Frank Ryder voudrait-il vous faire peur, mademoiselle Swann ?
La jeune femme parut hésiter.
– Je ne sais pas, monsieur Holmes, finit-elle par dire.
– Que s’est-il passé exactement entre ce gentleman et vous ? Vous pouvez parler en toute confiance devant le docteur Watson comme devant moi-même : pas un mot de ce que vous direz ne sortira de cette chambre.
Elle se tourna vers moi, comme pour me demander mon accord. Je m’inclinai en signe d’assentiment.
– L’histoire classique, monsieur Holmes… On croit aimer et l’on n’aime pas réellement. J’avais à peine dix-sept ans lorsque mon père a accordé ma main à M. Ryder. Mon père ne pouvait imaginer sa fille qu’au bras d’un jeune homme riche et de bonne famille. Frank était, sous tous rapports, un mari idéal… à son idée, d’autant plus qu’il était le fils de l’un de ses meilleurs amis, qui habitait dans un petit village à quelques milles d’ici. Je connaissais peu M. Ryder, j’ai cru que ma curiosité envers lui était de l’amour et j’ai accepté. Mais la réalité m’a vite rattrapée…
Mlle Swann esquissa un sourire moqueur.
– Frank était un jeune égoïste, incapable d’un véritable sentiment. J’étais pour lui une façon de s’enrichir grâce à la fortune considérable de mon père. Il m’offrait des cadeaux, dont la plupart m’ont été dérobés récemment, pensant ainsi s’acquérir mes sentiments. Mais je ne suis pas femme à me laisser acheter aussi facilement. J’attendais autre chose de l’amour d’un homme. Pour finir, j’ai compris que j’étais promise à un homme sans cœur, sans intelligence et sans intérêt. J’ai voulu rompre. Mon père a refusé, s’est fâché. J’ai déclaré à Frank qu’il n’était plus rien pour moi. De son côté, il n’a pas accepté cette rupture. Non par amour véritable, mais plutôt… par orgueil masculin. Voyant qu’il refusait la réalité, j’ai quitté la demeure familiale et je suis partie vivre en Italie avec ma mère. M. Ryder est entré dans une colère noire ; il est même venu jusqu’à Rome pour me menacer, mais je ne lui ai pas cédé. Finalement, il est reparti en Angleterre et je n’ai plus entendu parler de lui jusqu’à sa mort.
– Vous avez cependant gardé contact avec votre père ?
– Pendant un an, la situation a été assez difficile. Mais avec le temps, il m’a pardonné. Je ne souhaitais pas être en mauvais termes avec lui et je rentrais de temps à autre en Angleterre pour le voir. Malgré son caractère sévère, j’aimais beaucoup mon père.
– Et lors de ces visites, vous n’avez jamais revu M. Ryder ?
– Jamais. Je crois qu’il m’a tout simplement oubliée, une fois le premier mouvement de colère passé.
– Comment est-il mort ?
– Un accident. Il était ivre et sa voiture a versé dans le fossé.
– Je suis désolé de vous poser toutes ces questions indiscrètes, mademoiselle Swann…
Mon ami semblait réellement embarrassé ; mais la jeune femme lui répondit avec un sourire en lui posant la main sur le bras :
– Vous êtes dans votre droit de m’interroger. A titre de détective, il est normal que vous sachiez tout. De plus, toute cette histoire est bel et bien passée pour moi et j’y serais totalement indifférente si ces étranges événements n’avaient pas eu lieu…
– Et – pardonnez-moi de vous poser la question – vous êtes sûre et certaine que M. Ryder est mort ?
– Absolument certaine, monsieur Holmes. Je l’ai appris lors d’une de ces visites que je faisais tous les ans à mon père. Ses chevaux, emballés, ont percuté de plein fouet un fiacre. Lorsqu’on a voulu lui porter secours, il était trop tard.
Un silence succéda aux paroles de la jeune femme, prononcées d’une voix émue malgré son apparente indifférence, et je ne sais ce qui me poussa à le briser :
– Qui, à votre avis, a pu récupérer ces lettres ?
– Je l’ignore, docteur Watson. Après la mort de Frank, je suppose que tous ses biens sont revenus à sa mère, son père étant décédé deux ans auparavant. Je n’ai jamais revu Mme Ryder et je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue. Elle a quitté la région et je n’ai plus jamais entendu parler d’elle. Je crois qu’elle est allée s’installer à Londres.
– C’est une piste bien mince, mais il nous faudrait savoir qui a pu faire main basse sur ces lettres. Peut-être pourrions-nous retrouver cette femme, si elle vit encore.
Holmes hocha la tête mais ne me répondit pas. Il fixait des yeux le bureau en désordre de la jeune femme : un encrier, du papier à lettre, un châle, divers papiers, plusieurs plumes... Puis il détacha son regard du meuble et s’inclina devant notre hôtesse.
– Je ne crois pas que nous ferons de grands progrès ce soir, dit-il. Il faudrait que notre étrange voleur se manifeste de nouveau pour que nous puissions avancer. Or, il est impossible de savoir quand il daignera revenir… Peut-être avez-vous raison, Watson, peut-être nous faudrait-il nous mettre à la recherche de cette femme plutôt que de rester ici à attendre.
Mlle Swann ne répondit rien, mais son regard s’attacha sur mon ami, comme pour le retenir. Holmes répondit par un sourire poli et lui souhaita bonne nuit. J’en fis autant et nous prîmes le chemin de nos chambres.
Nous arrivions devant celle du détective lorsqu’une silhouette se dressa soudainement devant nous : c’était Sebastian Swann, qui, assis sur une des chaises placées dans le corridor, semblait nous attendre.
– Monsieur Holmes… Docteur Watson…
Il bredouillait, l’air profondément embarrassé.
– Je voulais vous présenter mes excuses pour ma conduite inqualifiable.
– C’est sans importance, monsieur Swann, répondit Holmes avec amabilité.
– Je suis quelqu’un de rationnel, messieurs, reprit le jeune homme en reprenant un peu de son aplomb naturel, et lorsque j’entends des stupidités pareilles à ces histoires de fantômes, j’ai tendance à sortir de mes gonds.
– Certes, mais pourquoi soupçonner en particulier les domestiques ? Pourquoi Livia ou même votre cousine Elisabeth ne s’amuseraient-elles pas aux dépens de votre sœur ?
– Martha a pris Livia à son service en Italie, il y a quelques années. Je vois difficilement comment elle aurait pu faire main basse sur les lettres de M. Ryder, ou plutôt celles que ma sœur lui avait écrites, et qui étaient probablement restées chez sa mère, à St James Cross, non loin d’ici.
– Vous soupçonnez donc quelqu’un qui est resté dans la région et qui, par conséquent, avait tout le loisir de dérober les lettres chez Mme Ryder avant qu’elle ne quitte le pays.
– C’est exactement cela, monsieur Holmes.
– Mais, protestai-je, pourquoi « privilégier » M. et Mme Niels ? Pourquoi pas un parfait inconnu, ancien ami de M. Ryder, qui souhaiterait tirer profit des confidences qu’il lui aurait faites ?
– Personne n’a pu entrer dans cette maison, docteur Watson. Nous fermons soigneusement portes et volets chaque soir, et j’ai examiné soigneusement les alentours de Limbrough Hall après chaque disparition. Si quelqu’un s’était introduit dans cette demeure, le lendemain d’une tempête de neige, je vous le répète, nous aurions vu ses traces !
– Et les souterrains dont votre sœur nous a parlé ?
– Bien évidemment, c’est la première idée qui nous est venue à l’esprit. Mais Martha a dû vous dire aussi que nous avons vérifié, une à une, les dalles de pierre qui ferment ces galeries. Il est impossible à quiconque de pénétrer dans le manoir par ce chemin, à moins que quelqu’un ne vienne lui ouvrir les verrous de l’intérieur.
– Pourriez-vous, demain, m’accompagner dans ces souterrains ?
– Avec plaisir, monsieur Holmes.
– Eh bien, il ne nous reste qu’à vous souhaiter la bonne nuit, monsieur Swann !
Le jeune homme, après une vigoureuse poignée de main, s’éloigna à pas rapides vers sa chambre, tandis que nous restions debout devant celle de Holmes.
– Alors, Watson, qu’en pensez-vous ?
– Tout ceci me semble de plus en plus impossible, répondis-je.
– Avez-vous remarqué que M. Sebastian Swann a négligé de nous fournir une explication quant à l’innocence de sa cousine Elisabeth ?
– Holmes, vous ne pensez tout de même pas que…
– Je ne pense rien, cher ami, je me contente de constater les faits, voilà tout.
Et sur ces mots, Sherlock Holmes entra dans sa chambre en me souhaitant une bonne nuit.
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Je fus réveillé le lendemain matin, vers six heures, par un bruit de course dans le corridor. Encore à demi endormi, je me redressai sur mon lit pour entendre des coups frappés à une porte et la voix de Mlle Swann :
– Monsieur Sigerson ! Monsieur Sigerson, je vous en prie, réveillez-vous !
Je sautai au bas de mon lit, enfilai rapidement une robe de chambre et sortis sur le pas de la porte ; au même instant, Holmes ouvrait la sienne et se trouvait nez à nez avec notre hôtesse. Cette dernière, sans un mot d’explication, tendit un objet à mon ami, pendant que je m’avançais vers eux.
– Que se passe-t-il ? demandai-je.
Pour toute réponse, Holmes me montra un anneau d’or et un billet sur lequel étaient écrits ces quelques mots, tracés à l’encre noire par une main masculine :
« Et je n’oublierai rien de ce que vous m’avez promis, ni de ce que vous me devez. »
Le détective soupira.
– Mademoiselle Swann, dit-il avec lassitude, laissez-moi dix minutes pour m’habiller, et nous allons examiner posément la situation…
Dix minutes plus tard, nous étions tous les trois dans le salon, tandis que Mme Niels, vieille femme à l’air revêche, s’affairait pour allumer un feu. Chose étrange, Holmes ne lui accorda aucune attention, comme si elle n’était qu’un des meubles de la maison.
– J’ai trouvé ce mot sur mon bureau en me réveillant, déclara Mlle Swann d’une voix blanche. L’anneau est celui que j’ai reçu de Frank à l’occasion de nos fiançailles.
– Votre chambre était-elle fermée à clef ?
– Depuis quelques temps, je m’enferme en effet.
– On aurait pu s’introduire par votre cabinet de toilette, qui communique avec la chambre de Mlle Livia. S’enferme-t-elle ?
– Non. La porte de sa chambre ne ferme pas, nous en avons égaré la clef il y a bien longtemps. Mais si quelqu’un s’était introduit chez elle, elle se serait réveillée, sans nul doute !
Le détective resta un instant silencieux avant de demander :
– Reconnaissez-vous l’écriture, mademoiselle Swann ?
La jeune femme avala péniblement sa salive et hocha la tête de haut en bas.
– Celle de Frank Ryder, laissa tomber Holmes.
– C’est cela, murmura-t-elle. Oh, comment est-ce possible ? J’ai l’impression de devenir folle !
Mon ami posa la main sur l’épaule de Mlle Swann, qui sembla reprendre ses esprits. J’avais déjà remarqué l’influence hypnotique de mon ami sur ses clients : une simple pression de la main, un regard semblait suffire à chasser leurs peurs ; mais avec notre hôtesse, j’eus l’impression que ce regard, cette pression de la main revêtait une autre signification…
Comme d’habitude, « j’interprétais », sans aucun doute.
Alors que je tâchais de m’interdire toute interprétation déplacée, Holmes se leva brusquement.
– Vous m’accompagnez, Watson ?
– Bien sûr, mais où ?
– Faire le tour du propriétaire. Etant donné la couche de neige qui est tombée cette nuit, il ne devrait pas être trop dur de relever des empreintes !
Puis, se tournant vers Mlle Swann avec un sourire presque nostalgique, il ajouta :
– A propos, permettez-moi de vous rappeler que je ne m’appelle plus Sigerson…
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Nous prîmes donc nos manteaux et sortîmes dans le matin glacé, tandis que le soleil apparaissait frileusement derrière le bois de pins qui entourait Limbrough Hall. Je dois avouer que j’ai connu des moments plus agréables et que mon enthousiasme n’était pas des plus ardents. Holmes lui-même me sembla découragé après que nous eûmes fait le tour du manoir sans rien constater d’anormal.
– Je m’en doutais, se contenta de dire le détective.
– Mais, Holmes, c’est impossible ! Il n’est tout de même pas arrivé en volant !
Il haussa les épaules.
– Cela signifie simplement, Watson, que le coupable est un des habitants de Limbrough Hall, ce dont du reste je n’ai jamais douté.
Nous nous éloignâmes de quelques pas pour considérer le manoir dans son ensemble, au soleil levant. En forme de L, il était extrêmement imposant, et n’eût été la noirceur de ses murs qui tranchait avec le blanc immaculé de la neige fraîchement tombée, la demeure eût paru réellement belle et accueillante. Holmes tira de la poche de son manteau son éternelle pipe noire qu’il alluma distraitement. Puis, s’adossant, face au manoir, à un pin séculaire, il me demanda :
– Eh bien, mon ami, sur qui se portent vos soupçons ?
La question me déstabilisa.
– Je n’en ai aucune idée, Holmes. Tous ont un alibi, puisqu’ils étaient absents à un moment ou à un autre des disparitions. Tous sauf Mme Niels, qui, sourde et risquant par conséquent de se faire surprendre à tout moment, peut, je crois, être éliminée par avance.
Mon ami m’encouragea d’un petit signe de tête, tout en envoyant des ronds de fumée dans l’air piquant.
– Nous pouvons donc en déduire, poursuivis-je, que le coupable est revenu au manoir à l’insu des autres, ou bien qu’il n’agit pas seul.
Mon compagnon approuva d’un signe de tête et murmura :
– Maintenant, qui a bien pu organiser ces vols, ces disparitions et apparitions aussi absurdes ? Qui, et pour quelle raison ?
– Sebastian Swann, suggérai-je, a l’air d’avoir des problèmes d’argent. Peut-être cherche-t-il à effrayer sa sœur pour la faire chanter. Il est le seul, d’ailleurs, avec Mme Niels, à ne pas s’inquiéter de toute cette histoire.
– En revanche, Livia et Miss Anderson s’inquiètent un peu trop… J’admets que certains éléments de cette affaire restent troublants, mais de là à penser immédiatement à une explication surnaturelle…
– Vous pensez que c’est un bon moyen de détourner les soupçons ? demandai-je. Pourtant, Elisabeth Anderson n’a rien d’un maître chanteur ! Et d’ailleurs, pour l’instant, personne ne semble avoir l’intention de faire chanter Mlle Swann !
Holmes haussa les épaules, visiblement agacé.
– Je le sais bien, Watson, je le sais bien ! Cette affaire ne peut que tourner en rond si nous la considérons sous cet angle. Nous n’avons aucune piste à suivre, rien ! Nous ne pouvons qu’interroger les occupants de ce manoir qui, pour des raisons de sympathies et d’antipathies – voire de complicité –, s’accuseront ou se défendront les uns les autres… Sans aucune objectivité ! Nous n’avons rien de concret, et même cette nouvelle manifestation du « voleur » ne nous sert de rien : nous ne savons même pas ce qu’il veut, si ce n’est effrayer Mlle Swann ! A moins que l’objectif n’ait été de récupérer les lettres écrites par le fiancé de notre hôtesse… Mais, dans ce cas, pourquoi monter toute cette mise en scène ? Rien n’a été demandé en échange de l’arrêt de ces intrusions dans la vie privée de Mlle Swann… Quel est le véritable but de tout cela ?
– Peut-être la mère de M. Ryder pourrait-elle nous mettre sur une piste, hasardai-je. Si nous pouvions savoir qui a hérité de ces lettres et de cet anneau à la mort de M. Ryder…
Holmes m’interrompit brusquement :
– Watson, pour l’instant, ne reparlez pas de cette piste à quiconque, pas même à Mlle Swann ! Surtout pas à Mlle Swann, ajouta-t-il après quelques secondes de réflexion.
Je restai un instant quelque peu surpris.
– Si vous y tenez…
– Oui, oui, mon cher, j’y tiens beaucoup ! D’ailleurs, nous allons éviter, les jours qui viennent, de reparler de tout cela. Vous vouliez des vacances, en voilà ! Faites comme si rien d’anormal ne s’était passé à Limbrough Hall, comme si nous étions tout simplement les invités de Mlle Swann !
Mon étonnement allait croissant, mais je pris le parti de ne rien dire. Holmes eut un sourire amusé.
– Vous connaissez mes méthodes, mon ami ! Aussi étrange que cela puisse vous paraître, je vous demande de vous conformer en tous points à ce que je viens de vous dire.
– Bien sûr, Holmes, mais…
– Parfait ! Allons, rentrons, je meurs de faim !
Une lueur, que je n’avais pas vue briller depuis longtemps, venait de reparaître au fond des yeux de mon ami ; je devinai qu’il avait une piste, mais j’eus beau me creuser la cervelle, je ne parvins pas à comprendre ce qui avait pu, tandis que nous observions les cheminées de Limbrough Hall se teinter d’or, motiver ce soudain revirement…
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Nous rentrâmes donc bredouilles au manoir, sous les yeux de tous les habitants de Limbrough Hall, réveillés par le nouvel événement qui venait d’avoir lieu. Holmes poussa la porte d’entrée et déclara avec un grand sourire :
– Mademoiselle Swann, serait-il possible de voir les souterrains ?
La jeune femme acquiesça d’un signe de tête, tandis que sa cousine, appuyée sur l’épaule de Sebastian Swann, nous regardait avec une expression qui ressemblait à de la terreur ; je repensai à ce qu’avait sous-entendu mon ami à son sujet, mais il m’était impossible d’imaginer qu’une personne aussi frêle pût jouer la comédie.
– Vous avez trouvé quelque chose ? demanda notre cliente.
– Absolument rien ! lança Holmes gaiement.
Ces deux mots jetèrent un froid dans la petite assemblée. Seule Mme Niels, ne comprenant sans doute qu’à moitié ce qui se passait, retourna à sa cuisine avec un haussement d’épaules indifférent.
Nous descendîmes donc tous à la cave, même la peureuse Mlle Anderson, guidés par le majordome, qui tenait une lanterne à la main. Au fond de la cave se trouvait une ouverture assez basse, menant à un second escalier humide et glacial. Nous suivîmes M. Niels qui, impressionné, n’avait pas dit un mot depuis qu’il avait appris les événements de la nuit, et avait même oublié de nous avertir que les marches de pierre étaient glissantes.
Une minute plus tard, nous étions dans une vaste salle voûtée, totalement vide, remontant probablement à la date de construction du manoir, à la fin du XVIIème siècle. Devant nous, à droite et à gauche, se dessinaient trois souterrains qui, à la faible lueur de la lampe, me semblèrent se prolonger assez avant dans l’obscurité. Holmes demanda :
– Ces galeries débouchent dans les bois ?
– Oui, répondit Sebastian Swann. Le maître des lieux les a probablement fait construire afin de pouvoir fuir en cas de guerre ou de révolte. Malheureusement, l’histoire de Limbrough Hall reste assez obscure, tout comme celle de notre famille d’ailleurs.
– Et vous êtes sûrs que personne n’a pu entrer par là ?
– La particularité de ces souterrains, expliqua M. Niels qui retrouvait un peu de sa loquacité habituelle, est de ne pouvoir s’ouvrir que de l’intérieur. Ils sont fermés à leurs extrémités par des trappes de pierre, que l’on ne peut en aucun cas soulever de l’extérieur.
– De toute façon, dit mon ami sur un ton anecdotique, puisque le voleur s’est déjà introduit à plusieurs reprises à l’intérieur de Limbrough Hall sans utiliser ces souterrains, il a dû s’en passer cette fois encore.
– Mais alors, comment… ? commença Martha Swann.
– Je vous en prie, l’interrompit la voix de Mlle Anderson, maintenant que nous avons vu qu’il n’y avait rien à voir, remontons !
Je dois avouer que je fus soulagé de retrouver la timide clarté de l’aube. Cette cave n’avait rien d’engageant, et je me surpris à penser que j’eusse préféré n’y être jamais descendu. Chacun, sur un signe de notre hôtesse, remonta dans sa chambre ou bien alla vaquer à ses occupations, et nous restâmes seuls dans le salon avec Mlle Swann.
– Quelles sont vos conclusions, monsieur Holmes ?
– Je n’ai aucune conclusion à formuler, mademoiselle, répondit tranquillement mon ami. Je n’ai pas le plus petit morceau d’indice. La seule chose que nous puissions faire, c’est d’attendre une manifestation plus explicite du coupable, dont nous ignorons non seulement l’identité, mais jusqu’au motif de son comportement ! Je ne peux pas raisonner à partir de rien. Je suis vraiment navré de vous imposer notre présence ici, et si vous souhaitez que nous partions, et nous faire part de l’évolution de la situation lorsque…
– Je vous en prie, s’écria la jeune femme avec une singulière véhémence, je serais tellement plus rassurée que vous restiez à Limbrough Hall tous les deux tant que cette affaire ne sera pas éclaircie !
– Vous n’avez pas confiance en la protection de votre frère ?
– Sebastian n’est pas inquiet, il prend cette histoire à la légère. Il est persuadé que tout finira par s’éclaircir de soi-même. Je vous en prie, restez !
Les yeux de mon ami brillèrent étrangement à cette prière.
– Après tout, les affaires à Londres sont plutôt tranquilles en ce moment, nous pouvons nous permettre d’attendre quelques jours… N’est-ce pas, Watson ?
J’acquiesçai sans rien dire. Je ne comprenais pas l’attitude de mon ami : au lieu de rentrer à Londres afin d’essayer de suivre la seule piste, aussi ténue fût-elle, que nous eussions dans cette affaire, à savoir la mère de M. Ryder, qui devait savoir où étaient passées les lettres écrites par Mlle Swann à son fiancé, Sherlock Holmes, l’homme d’action, l’homme de terrain, préférait rester immobile dans un village perdu de la campagne anglaise, préférait attendre, comme il l’avait dit lui-même, qu’un élément nouveau vînt le trouver…
Non, décidément, je ne comprenais pas.
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Les quelques jours qui suivirent notre descente à la cave achevèrent de me rendre perplexe. Malgré moi, ce que j’observai à Limbrough Hall pendant cette période me donna fort à penser. J’avais beau me répéter que jamais, au grand jamais, Sherlock Holmes n’avait éprouvé ni n’éprouverait jamais aucun sentiment personnel pour aucune femme, son attitude envers Mlle Swann demeurait étrange. De son côté, la jeune femme semblait manifester pour mon ami un intérêt que je jugeais excessif pour une simple amitié, et le regard étrange qu’elle attachait parfois sur lui me confortait dans mon impression première.
L’affaire qui nous avait amenés, Holmes et moi, à Limbrough Hall, sembla enterrée du jour au lendemain et l’on eût pu véritablement croire que nous n’étions venus dans cette campagne que pour prendre un repos bien mérité. Cette tranquillité n’était pas pour me déplaire ; je passai les trois journées qui suivirent notre arrivée à lire ou à marcher dans la forêt environnante. La jeune Elisabeth Anderson s’était quelque peu enhardie, et alla même jusqu’à m’accompagner dans une de ces promenades. L’après-midi, elle se rendait à Oxford, pour rendre visite à quelque amie ou faire des achats personnels, et son cousin l’accompagnait presque toujours, bien qu’il rentrât plus tard qu’elle. Tous deux avaient, en dépit de leurs évidentes dissemblances de caractère, de nombreux points communs, et leur compagnie était des plus agréables. Sebastian Swann, en particulier, savait, lorsqu’il ne s’emportait pas pour des bagatelles, mettre les gens à l’aise. Il m’arrivait parfois de me demander comment j’avais pu soupçonner un aussi charmant jeune homme d’avoir cherché à terroriser sa sœur. Puis, en revenant d’Oxford où il avait passé l’après-midi, il se mettait en colère contre le majordome, la cuisinière, la femme de chambre, sa sœur, plus rarement sa cousine, s’enfermait dans sa chambre en claquant la porte, et ne reparaissait que le lendemain matin, aussi charmant que la veille, comme si rien ne s’était passé. Un tel comportement ne manquait pas de m’étonner, mais lorsque j’en parlai à Holmes, ce dernier me répondit en haussant les épaules que bien des gens avaient des sautes d’humeur sans raison particulière, et qu’il ne fallait pas en déduire que M. Swann fût un homme bien dangereux ; puis il ajouta en souriant :
– Je croyais pourtant, Watson, que toutes ces années passées à mes côtés vous avaient immunisé contre les gens caractériels !
De tous les personnages réunis dans cette grande demeure, celui qui m’intriguait le plus était cependant, sans aucun doute, mon ami Sherlock Holmes. Jamais, durant ces quelques jours, il ne m’accompagna dans mes promenades quotidiennes, jamais il ne quitta le manoir, où il passait la plus grande partie de son temps avec Martha Swann. Ils s’absorbaient souvent dans de grandes discussions, tournant généralement autour de la musique, et bien des fois, en rentrant à Limbrough Hall, nous trouvions la jeune femme au piano. Cette attitude de la part de l’homme le plus froid que j’eusse jamais rencontré envers la gent féminine ne laissa pas de m’étonner, mais une réflexion de ma part eût été déplacée et indiscrète, aussi gardai-je le silence.
D’ailleurs, je savais bien que, si j’avais risqué la moindre remarque, Holmes m’aurait sèchement répliqué que j’interprétais…