Altisidore
Chapitre 1 : La connaissance de M. Sigerson
10488 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 12/03/2023 14:31
Je me suis rendu compte que j'ai négligé de rapatrier ici bon nombre de fanfics pourtant terminées depuis très longtemps. Celle-ci est la toute première que j'aie jamais publiée, il y a une quinzaine d'années. Sherlock Holmes était alors mon fandom de prédilection et je m'étais mis dans la tête d'écrire une nouvelle complète mettant en scène mon détective préféré. Le personnage de Martha Swann est créé de toutes pièces pour l'occasion, ainsi que tous les membres de sa famille et de sa maisonnée.
Chapitre 1 : La connaissance de M. Sigerson
Si je prends la plume aujourd’hui, c’est après avoir assuré à mon ami, M. Sherlock Holmes, que l’histoire que je m’apprête à écrire ne sera jamais livrée à la curiosité du public. Mais les événements dont nous fûmes témoins, au début de l’année 1896, dans l’ancienne demeure de Limbrough Hall, marquent un exemple sans précédent dans les aventures que nous vécûmes ensemble, et j’éprouve aujourd’hui le besoin de les coucher sur le papier, non tant dans le but de prouver encore une fois les incomparables talents de mon ami que dans celui de me souvenir, à présent que ma mémoire commence parfois à me faire défaut, de cette aventure peu banale.
Sherlock Holmes, je le sais, bien que jamais nous n’eussions reparlé de l’affaire Swann depuis le mois de février 1896, refuserait que cette aventure soit publiée. Ce n’est nullement qu’elle puisse compromettre une haute personnalité, ni qu’elle contienne un élément proprement scandaleux. Ce n’est pas non plus qu’elle se soit achevée par un échec du détective, quoique mon ami ait commis au cours de cette enquête une erreur qu’il ne s’est, je crois, jamais pardonnée. Mais il s’agit d’une affaire dans laquelle Holmes fut bien plus personnellement impliqué qu’il ne se serait cru capable de l’être, et j’attribue son refus obstiné d’évoquer ces quelques jours passés près d’Oxford à la répugnance qu’il a toujours éprouvée de laisser entrevoir ne serait-ce qu’un fragment de sa vie privée. J’étais sans aucun doute son ami le plus proche, et cependant j’en savais aussi peu sur lui qu’il en savait long sur moi. Or, cette aventure, sans rien révéler de ses sentiments, dont par ailleurs je ne suis moi-même pas certain, lèverait toutefois le voile un épisode de sa vie dont il m’a prié de ne plus jamais lui toucher mot. C’est donc dans la plus grande clandestinité que j’écris ces lignes, sans doute destinées à rejoindre divers dossiers dans la malle que je garde à la Banque Cox and Co, à Charing Cross, au lieu d’être livrées aux lecteurs du Strand Magasine. [1] D’ailleurs, Holmes lirait-il ce récit qu’il s’empresserait de m’accuser d’en avoir forcé le romanesque et de prétendre que le véritable intérêt de cette histoire ne réside pas dans ce que j’ai écrit ; et il le ferait avec d’autant plus de virulence que…
Mais voilà que je débute mon récit par la fin.
Tout commença, je m’en souviens très bien, à la fin du mois de janvier 1896. J’estimais, pour ma part, que l’année qui venait de s’achever avait été assez riche en événements, et que celle qui commençait devait nous laisser un peu de répit. Ce mois de janvier m’avait donné entière satisfaction : aucune affaire ne s’était présentée depuis la dramatique disparition de M. Joseph Barton, en décembre de l’année précédente, dont je parlerai peut-être un jour, et j’avais pu mettre un peu d’ordre dans mes papiers – tâche que je repoussais sans cesse, faute de temps, depuis des mois. Bien évidemment, mon compagnon ne partageait pas mon enthousiasme pour ce calme enfin retrouvé, comme le traduisaient assez bien ses allées et venues nerveuses à travers le salon, sa lecture avide de tous les journaux londoniens, et – à ma grande inquiétude – ses regards furtifs vers la petite fiole transparente et l’étui de cuir noir qui contenait sa seringue hypodermique, posés sur la cheminée. Puis à l’agitation presque fébrile succéda, comme tant de fois chez le détective, une apathie complète : il passait des journées entières enfermé dans sa chambre, ne se levait que pour jeter un coup d’œil désespéré aux journaux, considérer son assiette d’un air critique et même vaguement dégoûté, et gratter mélancoliquement les cordes de son violon.
Je commençais presque, malgré mon aspiration à la tranquillité, à espérer la venue d’un client, lorsqu’en me levant, le matin du 30 janvier, je trouvai Holmes assis dans un fauteuil, une lueur brillante dans les yeux, un sourire triomphant sur les lèvres. Je ne pus m’empêcher de sourire à mon tour devant la bonne humeur si visible de mon ami.
– Une affaire en vue ? demandai-je sur un ton faussement naïf en m’attablant pour le petit déjeuner.
– Enfin, Watson, enfin ! s’écria-t-il en levant les yeux au ciel. Je commençais à désespérer. Quoique, ajouta-t-il pensivement en se renfrognant quelque peu, je me demande parfois s’il est préférable d’être confronté à une affaire sans intérêt ou totalement privé de client…
– Et ce nouveau cas vous semble sans intérêt ?
– Je dispose de trop peu d’éléments pour savoir si la lettre que j’ai reçue ce matin va enfin nous tirer de cette routine désespérante, mais j’ai bon espoir. Qu’en pensez-vous, docteur ?
Il tira de la poche de sa robe de chambre une enveloppe couleur crème qu’il me tendit avec un petit sourire amusé.
– Cette « routine désespérante » est notre lot commun à tous, Holmes ! ne pus-je m’empêcher de lui faire remarquer, agacé.
Le sourire s’accentua sur les lèvres du détective.
– Libre aux hommes de s’accommoder de leur banale existence, mon cher Watson. Mon plus grand défaut est peut-être de ne pas savoir, comme tout un chacun, remplir ma vie de tous les problèmes futiles qui encombrent celle des autres hommes… Il me faut des énigmes plus intéressantes !
Je détestais lorsque mon ami tenait ce genre de discours, et je m’apprêtais à lui lancer une remarque cinglante, lorsqu’il reprit d’une voix lasse :
– Parfois, je le regrette, croyez-le bien. Parfois, j’aspire à la médiocrité. Comme ce doit être… reposant !
Ma réplique expira sur mes lèvres. Holmes avait parlé sans ironie, sans mépris, avec une certaine mélancolie. La certitude absolue de sa supériorité intellectuelle sur la presque totalité du genre humain n’excluait pas, chez lui, des moments d’abattement : exclu du genre humain par son esprit hors norme, incapable de concentrer son attention sur ce qui, pour nous autres êtres moyennement moyens, constitue le sel de la vie, il n’aurait jamais de cesse de chercher à échapper à la monotonie de l’existence, ce qui le condamnait à une fuite perpétuelle.
– Alors, reprit-il d’un ton redevenu froid et incisif, que faites-vous de ma lettre, docteur ?
Je reportai toute mon attention sur le papier que m’avait remis mon ami.
– L’adresse a été écrite par une femme, dis-je, avec une plume très fine. L’enveloppe est de bonne qualité.
Je l’ouvris et dépliai la feuille qui s’y trouvait.
– Il s’agit de la même écriture, droite et ferme, assez élégante. Le papier est extrêmement léger, d’excellente qualité, sans doute assez cher.
– Mes compliments, Watson ! gloussa Holmes. Et le contenu de la lettre ?
Je reportai les yeux sur la page à demi couverte de cette écriture si volontaire.
Cher M. Holmes,
Compte tenu de votre grande renommée dans le domaine de l’insolite, je me permets de vous importuner avec une affaire qui ne relève peut-être pas de vos compétences mais dont je ne peux en aucun cas déférer à la police sans que l’on me rie au nez. Les faits étranges qui ont lieu autour de moi depuis quelques temps m’intriguent tout autant qu’ils m’inquiètent, et je ne sais à qui m’adresser pour tenter d’en comprendre le sens et la portée. Je me présenterai à votre domicile le 30 janvier à 14 heures, en espérant que vous m’accorderez un moment d’entretien et que vous me pardonnerez la trivialité du problème que je souhaiterais vous soumettre.
Mme Martha Ryder.
– Qu’en déduisez-vous ? demandai-je en rendant la lettre à mon ami.
– Nous n’avons bien évidemment pas assez de renseignements pour en tirer des conclusions quant à la nature du problème de notre cliente – le moins qu’on puisse dire est qu’elle s’est montrée très évasive –, mais nous pouvons cependant essayer de cerner la personnalité de Mme Ryder. Voyons, qu’en pensez-vous ?
– Je ne vois rien de particulier, répondis-je en reprenant la lettre, si ce n’est que l’encre est assez spéciale.
– Tout à fait exact, Watson, c’est en effet une teinte légèrement violette qui n’est pas habituelle sous nos latitudes, et dont le prix doit dépasser celui de l’encre habituelle. Quoi d’autre ?
– Je ne sais pas. Rien de plus.
– Soyez plus attentif au choix des mots, ainsi qu’aux variations de teinte de l’encre.
– Le mot « inquiétée » semble avoir été repassé, répondis-je après un second examen. Il apparaît plus foncé…
– Bien observé ! Et pourquoi donc ?
– Peut-être, suggérai-je prudemment, parce que la personne qui a écrit cette lettre a hésité longtemps avant d’écrire ce mot, l’encre a séché sur la plume et le fait de la tremper à nouveau dans l’encrier…
– Bien sûr ! me coupa Holmes vivement. Comme vous le dites, elle a longuement hésité avant d’écrire ce mot – ce qui corrobore tout ce que le choix du vocabulaire nous laissait déjà entrevoir : cette femme est troublée, certes, mais elle est avant tout gênée de venir me consulter. Elle se confond en excuses, ne cesse de répéter que son affaire n’a sans doute aucun intérêt, est parfaitement ridicule… mais elle vient tout de même. Elle se justifie par l’emploi de ce mot : « inquiétée ». Sans doute n’est-elle pas réellement inquiète. L’écriture n’est ni précipitée ni tremblée, et le problème, ainsi qu’elle le dit elle-même, n’est pas récent. Elle n’est pas menacée d’un danger immédiat. Elle n’est pas inquiète, mais elle se donne à elle-même le droit de se rendre à Baker Street par l’utilisation de ce terme. De plus, vous remarquerez que la démarche vient d’elle-même. A aucun moment il n’est question de son mari. L’écriture aurait-elle été moins ferme, j’en aurais déduit qu’elle cherchait à cacher son action, mais ces quelques lignes ne laissent aucun doute : nous avons affaire à une femme déterminée, qui, pour une raison ou une autre, n’a pas jugé bon de mettre son époux au courant de ses problèmes personnels. Ce qui prouve encore que rien de grave ne s’est produit, sans quoi M. Ryder se serait aperçu sinon des faits en eux-mêmes, du moins du trouble de sa femme… Il fait un temps splendide, mon cher ami, que diriez-vous d’une promenade dans Hyde Park ? Nous avons encore quelques heures à tuer avant l’arrivée de notre cliente, et le ciel est remarquablement clément pour l’hiver !
.
A deux heures, nous étions depuis longtemps rentrés à Baker Street. Holmes arpentait la pièce de long en large, incapable de contenir son impatience, et en moi-même je priais pour que cette affaire ne fût pas aussi triviale que semblait le penser Mme Ryder. Je n’aimais pas ce genre d’anxiété, qu’en tant que médecin je savais généralement précurseur, chez mon ami, d’une dépression ou d’un ébranlement nerveux. Je le regardai avec tant d’insistance qu’il finit par se rendre compte de son comportement fébrile et se jeta dans un fauteuil, d’où il ne bougea plus jusqu’à ce que retentît – avec un quart d’heure de retard – la sonnette de notre appartement. Holmes bondit de son siège et se tint debout, droit, prêt à accueillir notre cliente.
Mme Hudson, prévenue par le détective que nous attendions une visiteuse, introduisit alors dans la pièce une jeune femme d’une grande beauté. Elle avait des cheveux légèrement ondulés, du plus beau châtain qui se puisse voir, de grands yeux bruns, pétillants de malice et de vivacité, une peau parfaitement lisse, couleur de miel. Son regard était pénétrant, empreint d’une intelligence peu commune. Elle était grande, vêtue d’une robe très simple, sous un long manteau gris perle qui témoignait d’une élégance et d’un goût parfaits. Son port altier annonçait la femme de qualité, et des mains fines se dessinaient sous des gants blancs. Il s’agissait, selon toute évidence, comme Holmes l’avait fait remarquer, d’une femme de caractère, habituée à être obéie. Elle ôta son manteau et ses gants, qu’elle remit à Mme Hudson, et fit un pas vers le détective avec un sourire charmant. Je devançai mon ami en saluant notre visiteuse et en lui désignant un fauteuil :
– Je vous en prie, veuillez vous asseoir.
La jeune femme se tourna vers moi et me fit un gracieux signe de tête, sans cesser de sourire. C’est alors que je remarquai, en jetant un coup d’œil rapide à ses mains, qu’elle ne portait pas d’alliance. Je ne pus m’empêcher de me tourner vers Holmes, afin de lui faire part, par un signe, de cette étrange constatation, et je fus alors stupéfait de voir que mon ami avait légèrement pâli et qu’il regardait de façon étrange la jeune femme qui venait d’entrer dans notre salon. C’est alors que je réalisai que le détective n’avait pas prononcé un mot pour la saluer. Troublé par cet incompréhensible mutisme, j’en oubliai l’absence d’alliance pour faire un signe à Holmes afin qu’il prît la parole. Mais ce fut Mme Ryder qui, la première, rompit le silence par un rire cristallin.
– Eh bien, monsieur Holmes ? s’écria-t-elle d’un ton enjoué, comme si l’étrange comportement du détective ne lui semblait pas le moins du monde incongru. Où sont donc passées vos bonnes manières ? Vous ne saluez pas davantage en moi la connaissance que la cliente ?
Ces quelques mots me laissèrent étourdi. Je crois que mon regard alla de la jeune femme à mon ami, tandis que je cherchais désespérément à comprendre la situation. Holmes me jeta à son tour un bref regard embarrassé, s’inclina avec raideur devant notre visiteuse, et retrouva enfin l’usage de la parole qu’il semblait avoir perdu depuis l’intrusion de Mme Ryder.
– Veuillez me pardonner pour mon manque de courtoisie, mademoiselle Swann, déclara-t-il de ce ton froid que je lui connaissais si bien. Permettez-moi de vous présenter mon ami et collègue, le docteur Watson.
Mon visage, à cet instant précis, devait exprimer l’étonnement le plus profond face au comportement incompréhensible de Holmes, qui tout d’abord semblait surpris et gêné de la présence de cette femme, et enfin l’appelait d’un nom qui ne correspondait pas à celui sous lequel elle s’était présentée. Puis je réfléchis que notre cliente ne semblait pas du tout choquée de cette appellation, et ma stupéfaction n’en fut que plus grande. Holmes se reprit presque instantanément et désigna à notre visiteuse un grand fauteuil sur lequel elle s’assit sans cesser de sourire.
– Je suis réellement ravie de vous revoir, monsieur Holmes… ou quelque autre nom qu’il vous plaira de porter.
« La connaissance », avait déclaré Mme Ryder – ou « Mlle Swann », comme Holmes l’avait appelé. L’idée que mon ami pût connaître cette jeune personne ne m’avait pas effleuré un seul instant, mais, à présent que je reprenais mes esprits, la situation m’apparaissait plus claire, bien que je fusse stupéfait que Holmes ne m’eût jamais parlé d’elle.
– Excusez-moi, mademoiselle Swann, interrompit mon ami quelque peu froidement, je suis également enchanté de vous voir, mais j’attends en ce moment même une cliente…
– Je suis confuse, monsieur Holmes, répondit-elle en rougissant légèrement. N’avez-vous pas reçu ma lettre ? Je vous faisais part de mon désir de m’entretenir avec vous – et avec le docteur Watson, bien évidemment (Elle me jeta un regard bienveillant) – d’une certaine affaire…
Holmes sembla de nouveau embarrassé.
– Je n’ai pas reçu de lettre de vous, mademoiselle Swann. J’attends d’un instant à l’autre une cliente, Mme Ryder, aussi pouvez-vous juger de la surprise qui a été la mienne lorsque je vous ai vue entrer…
Mais Holmes ne put continuer : notre visiteuse était devenue d’une pâleur de cire, ses mains s’étaient crispées sur les bras du fauteuil et ses lèvres s’étaient violemment contractées. Je me précipitai pour l’empêcher de glisser à terre. Holmes s’était lui aussi levé et avait fait un geste pour porter secours à notre étrange cliente, mais, voyant que je m’occupais d’elle, il resta debout, immobile et muet.
– Allez me chercher un verre d’eau, lui ordonnai-je tandis que Mme Ryder, ou Mlle Swann, quel que fût son nom réel, reprenait ses esprits.
Holmes sortit sans prononcer une parole et revint quelques secondes plus tard avec le verre d’eau demandé. Il le tendit à la jeune femme qui ne fit pas un geste pour le prendre.
– Je vous prie de m’excuser, mademoiselle, dit mon ami de ce ton rassurant qu’il savait si bien prendre lorsqu’il voulait mettre quelqu’un en confiance, si je vous ai blessée. Je regrette très sincèrement, mais je ne vois pas…
Holmes avait posé la main sur le bras de notre visiteuse. Elle le repoussa brutalement.
– Je suis outrée, monsieur Holmes, outrée et déçue. Je ne vous croyais pas capable d’une telle bassesse !
Je restai aussi stupéfait que mon ami devant le ton sec et cassant de la jeune femme tout autant que devant ses paroles inattendues. Les lèvres contractées par la colère, les poings crispés, elle se leva du fauteuil où elle était assise et se dirigea vers la porte.
– Mademoiselle… Madame… m’écriai-je non sans quelque gêne, ignorant quel nom lui donner, je vous en prie, il doit y avoir méprise.
Elle ne me permit pas de poursuivre.
– Docteur Watson, je vous prierai de garder pour vous vos réflexions personnelles dont je n’ai que faire.
Puis elle ouvrit la porte et sortit sans la refermer avant que nous eussions pu articuler un seul mot.
Un silence pesant s’abattit sur notre petit salon. Après quelques secondes, Holmes alla claquer la porte avant de s’enfoncer dans un fauteuil avec un grognement de mauvaise humeur. Je ne pus m’empêcher d’intervenir :
– Que veut dire tout cela ? Holmes, auriez-vous la bonté de m’expliquer…
– De vous expliquer ? rétorqua mon ami d’une voix peu amène. Comment diable voulez-vous que je vous explique ce que je ne comprends pas moi-même ?
Jamais je ne posais à Holmes de questions au sujet de sa vie privée ; cependant, la curiosité prit le dessus, et les mots jaillirent malgré moi :
– Vous connaissez cette femme ?
Holmes se contenta de hausser les épaules, sans cesser de fixer un point imaginaire qui devait se situer sur le mur, entre la bibliothèque et une tache brune due à une expérience de chimie, malencontreusement achevée par l’explosion d’une éprouvette contenant un liquide extrêmement agressif, qui avait non seulement mis à mal la tapisserie, mais aussi taché irrémédiablement le canapé, la veste de Holmes et une de mes meilleures chemises. J’insistai :
– Vous ne m’en avez jamais parlé…
– Et pourquoi diable vous en aurais-je parlé ? s’écria le détective. Dois-je vous tenir au courant de tous mes faits et gestes ? Suis-je tenu de vous rédiger un compte-rendu détaillé portant sur chacune des personnes que je rencontre ?
Le ton agressif qu’avait employé mon ami me blessa. Sans doute s’en rendit-il compte, car il ajouta aussitôt :
– Je vous en prie, pardonnez ma mauvaise humeur, Watson. Moi qui pensais tenir une affaire, après ces longues, mortelles semaines de stagnation…
Holmes se leva et alla à la fenêtre.
– Elle n’a pas l’air d’avoir l’intention de revenir, poursuivit-il à mi-voix. Eh non, la voilà qui monte dans un fiacre, sans même daigner tourner la tête de ce côté. « Outrée », c’est bien le mot qu’elle a employé, n’est-ce pas ? Allons, tant pis !
Il alla se rasseoir avec un soupir et un geste de colère mal dissimulé.
Je dois avouer que l’attitude de Holmes m’intriguait au moins autant que le comportement de notre visiteuse. Jamais je ne l’avais vu aussi nerveux sans motif apparent. Certes, il avait perdu – et de plus, seulement momentanément – une cliente, mais la violence de sa réaction ne me sembla pas justifiée. Si je n’avais pas connu la froideur habituelle de mon ami envers les femmes et sa réticence envers tout sentiment ne serait-ce que voisin de l’amour, j’aurais dit qu’il éprouvait pour cette mystérieuse Mlle Swann – qu’il m’avait, en outre, soigneusement cachée – autre chose qu’un simple intérêt professionnel.
Mes réflexions furent interrompues par la voix narquoise de Holmes.
– Vous faites fausse route, cher ami.
Je sursautai.
– Pardon ?
– Vous savez parfaitement ce que je veux dire. Votre interprétation est totalement fausse.
– Comment diable pourriez-vous savoir à quoi je pensais ?
– Je commence à bien vous connaître et à bien connaître votre propension au romantisme. Quiconque, d’ailleurs, lit les récits que vous écrivez dans le Strand ne peut que vous décrire comme un sentimental… Mais là n’est pas le sujet de cette discussion. Cette jeune femme vous a vivement impressionné, ce qui est au demeurant bien naturel. Mlle Swann a toujours eu un talent inné de séduction. Durant notre bref échange, vous n’avez pas cessé de scruter mon visage, pour tâcher d’y lire quelque signe compromettant vous permettant de déduire qu’elle a également produit sur moi une vive impression. Puis vous m’avez regardé avec étonnement lorsque je vous ai laissé lui porter secours au lieu de m’empresser à ses côtés, comme il eût été logique que je le fasse selon vous. Le fait que jamais je ne vous aie parlé d’une jeune femme si remarquable ne plaide pas en ma faveur, bien sûr. De plus, ma mauvaise humeur vous semble excessive, et vous l’attribuez à une cause bien plus profonde que la simple déception d’avoir manqué une affaire. Et enfin…
Holmes me fixa de son regard tranchant.
– Et enfin, tandis que je me rasseyais, vous avez regardé pensivement le tiroir de mon bureau, où vous savez que je garde certaine photographie, à propos de laquelle vous avez été vous mettre dans la tête des idées aussi fausses que celles que vous venez d’avoir à propos de Mlle Swann. [2]
Je rougis. Tel avait en effet été le cheminement de ma pensée. Holmes poussa un nouveau soupir.
– Vous interprétez, Watson, voilà votre problème ! Vous interprétez et vous n’observez pas. Vous interprétez au lieu de déduire.
Après cette assez longue tirade durant laquelle je m’étais senti assez mal à l’aise, mon ami se leva et se dirigea vers la cheminée. Il tira de son étui la longue seringue et s’empara de la fiole contenant cette redoutable drogue dont j’avais essayé sans succès de le détourner.
– Holmes ! protestai-je, découragé. Vous n’allez tout de même pas vous remettre sous l’emprise de cette drogue sous prétexte que vous avez perdu un client ! Comment voulez-vous que je n’en tire pas des conclusions…
– Hâtives, coupa Holmes en emplissant la seringue avec autant de tranquillité que s’il se versait une tasse de thé.
– Qui est cette jeune femme ? demandai-je pour ne pas éclater face à ce spectacle auquel, malgré toutes ces années passées aux côtés de mon ami, je ne m’étais toujours pas habitué.
Holmes avait déjà remonté la manche gauche de sa chemise ; il enfonça l’aiguille avec précision dans son avant-bras qui portait déjà de nombreuses traces de piqûres, et reposa tranquillement seringue et fiole sur la cheminée, avant de se rasseoir dans le fauteuil le plus proche. Irrité par une telle provocation, je fis un geste pour prendre mon chapeau et mon manteau, mais la voix du détective m’arrêta :
– Allons, Watson, ne soyez pas si… susceptible sur ce point !
Je m’apprêtais à riposter, mais Holmes reprit :
– J’ai rencontré Mlle Swann en Italie, il y a de cela un peu plus de quatre ans. A cette époque, bien évidemment, je ne m’appelais pas Sherlock Holmes… [3]
Holmes n’avait jamais évoqué que brièvement et allusivement les trois années d’errance pendant lesquelles il s’était fait passer pour mort, et dont je ne savais presque rien, aussi écoutai-je avec la plus grande attention le récit qu’il me fit alors : la curiosité l’emportait malgré moi sur la colère.
– J’ai passé un mois à Florence, en mai 1891, avant de me décider à partir pour Lhassa. C’est là que j’ai fait la connaissance de Mlle Swann, qui est elle-même d’origine italienne. Nous avons beaucoup parlé, de musique essentiellement, car elle est experte en la matière, mais aussi de littérature et de voyages. Je ne vous étonnerai probablement pas, Watson, en vous disant que nous n’avons guère parlé de nous-mêmes. Je sais en réalité peu de choses sur elle ; elle vivait en Italie, aux côtés de sa mère, dont la santé était très mauvaise. Cette jeune femme, qui n’avait que vingt-trois ans, m’avait semblé avoir un caractère exceptionnel.
Holmes s’interrompit, comme s’il cherchait à retrouver des souvenirs déjà lointains.
– J’ai quitté l’Italie, comme vous le savez. En revenant en Europe, j’ai croisé de nouveau Mlle Swann, dans le sud de la France, deux ans plus tard. Nous avons été, pendant quatre mois, presque voisins. Sa mère était décédée et elle avait choisi, au lieu de retourner chez son père, de voyager. Pour finir, elle s’est installée à peu près en même temps que moi à Montpellier. Je n’ai jamais compris pour quelle raison une femme de son tempérament avait choisi de s’enterrer dans le sud de la France… Quoi qu’il en soit, je l’ai revue là-bas. Puis je suis rentré à Londres, pensant que plus jamais je n’entendrais parler d’elle. Quelle ne fut pas ma surprise de la croiser un soir, il y a quelques mois, lors d’un concert où vous ne m’aviez pas accompagné. Je dois vous avouer que j’étais assez embarrassé : devais-je me présenter à elle sous ma véritable identité ? Pour finir, je ne lui ai rien expliqué et nous avons parlé comme si je m’appelais toujours Sigerson. D’où mon étonnement lorsqu’elle est entrée dans cette pièce, comme si elle avait toujours su que j’étais Sherlock Holmes.
Le regard de mon ami erra un instant dans le vague, tandis qu’un sourire flottait sur ses lèvres. Je retins une nouvelle exclamation, ce qui eut pour effet d’accentuer la moue railleuse.
– Mon cher, vous n’imaginez pas ce que la cocaïne…
– Je vous en prie, Holmes, épargnez-moi vos remarques déplacées !
Il ferma les yeux avant de reprendre :
– Je ne vous ai jamais parlé de Mlle Martha Swann car je n’en ai pas vu l’utilité. Je vous avouerai que j’avais pratiquement oublié son existence jusqu’à ce qu’elle fasse irruption dans notre salon.
Je fis ce que je pus pour ne pas prendre un air dubitatif, mais mon ami n’ouvrit pas les yeux. Après un silence de quelques secondes, il demanda :
– Que pensez-vous de tout cela, Watson ?
J’avais toujours du mal à répondre à Holmes, quel que fût le sujet de la discussion, lorsqu’il était sous l’emprise de la drogue. Il m’était difficile de concevoir comment un homme aussi intelligent que Sherlock Holmes pouvait se laisser aller au cercle vicieux de la cocaïne qui, tôt ou tard, finirait par réduire, si ce n’est anéantir, les grandes facultés intellectuelles qui étaient les siennes. Aussi lui lançai-je sur un ton de reproche :
– Je pense que si vous avez besoin de cette drogue alors même que vous avez une énigme à résoudre, votre cas est plus désespéré que je ne le pensais !
Mon ami partit d’un grand éclat de rire que je pouvais attribuer, médicalement parlant, soit à une récente injection de cocaïne, soit à une grande nervosité, mais certainement pas à un quelconque motif d’hilarité.
– De quelle énigme parlez-vous donc, cher ami ? s’esclaffa-t-il.
– Mais enfin, de l’énigme de cette jeune femme !
– Vous ne pensez tout de même pas, Watson, qu’après la sortie magistrale dont nous a gratifiés Mlle Swann, elle aura la bonté de revenir pour nous parler de son problème ? J’irais même jusqu’à dire que si elle a la courtoisie de me saluer – à supposer que nous nous croisions de nouveau –, elle fera preuve d’une extrême indulgence à mon égard ! Non, quoi que nous lui ayons fait, elle ne l’a pas supporté et nous ne saurons jamais le fin mot de cette histoire !
– Mais, protestai-je, pourquoi la mention du nom de Mme Ryder l’a-t-elle mise dans cet état ? Et qui vous a envoyé cette lettre, si ce n’est pas elle ? Quant à la lettre qu’elle a envoyée, qu’est-elle devenue ?
– Autant de questions qui resteront sans réponses, sans aucun doute. Nous pouvons hasarder quelques hypothèses, rien de plus. Quelqu’un aura subtilisé la lettre de Mlle Swann qui m’était destinée et l’aura remplacée par celle-ci, en changeant la signature. Je ne crois pas énoncer une stupidité en disant que ce nom de Ryder lui a rappelé de mauvais souvenirs ; peut-être a-t-elle réellement été mariée, secrètement, à un Ryder autrefois, peut-être ce Ryder est-il mort, que sais-je encore ! Elle se sera alors imaginé que je lui ai joué un mauvais tour, après être allé fouiller son passé…
– Ce qui, bien sûr, n’est pas vrai ? ironisai-je.
Holmes ouvrit les yeux et me fixa avec dureté.
– Pourquoi aurais-je été me renseigner sur le compte de cette femme, Watson ? Encore une fois, vous interprétez !
Malgré tout ce que me disait Holmes et malgré moi, j’étais perplexe. L’attitude de mon ami ne correspondait pas à son comportement habituel, et je ne pouvais me l’expliquer que par un disfonctionnement tout à fait exceptionnel de la machine à penser qu’était Sherlock Holmes. Certes, je ne l’avais jamais vu amoureux, je ne l’avais même jamais vu manifester ne serait-ce qu’un vague intérêt pour une femme – hormis pour des raisons strictement professionnelles –, mais je ne trouvais pas d’autre explication à ce manque de logique flagrant qu’étaient cette injection de cocaïne au début d’une nouvelle affaire et sa réticence évidente à me parler de cette jeune femme.
– Je reprends, poursuivit Holmes d’une voix nonchalante. De toute évidence, on cherche à l’empêcher de venir me consulter. Donc, de toute évidence, sa venue était justifiée : quelqu’un, pour je ne sais quelle raison, cherche à lui nuire. Le changement de signature avait pour but d’en arriver à ce quiproquo ridicule, afin que Mlle Swann, ulcérée de ce qu’elle a pris pour une intrusion dans sa vie privée, s’en aille avant d’avoir pu nous dire ce qui la tourmentait. Notre coupable, quel qu’il soit, a d’ailleurs parfaitement réussi son coup, soit dit en passant.
– Mais cette jeune femme est peut-être en danger, m’écriai-je, étonné de l’apathie du détective.
– Eh bien, répondit mon ami avec ce sourire que je ne connaissais qu’à lui, si elle se croit en danger, elle n’a qu’à ravaler sa fierté et revenir nous voir !
– Vous voulez dire que vous n’allez rien faire ?
– Que voulez-vous que je fasse sans son consentement ?
– Cela signifie-t-il que vous abandonnez complètement l’affaire ?
– Et que vous imaginiez-vous, Watson ? Que j’irais courir après cette jeune personne en la suppliant de me pardonner et de me raconter tout de même son histoire ? Etant donné la sortie théâtrale et probablement définitive de Mlle Swann, je la supplierais à genoux qu’elle ne m’écouterait pas. Tout ceci est fort dommage, car ce qu’elle avait à nous dire était peut-être intéressant.
– Vous pourriez lui écrire pour lui expliquer le malentendu… commençai-je.
Holmes, qui s’était de nouveau enfoncé dans son fauteuil, sursauta ;
– Moi, lui écrire ? Vous ne parlez pas sérieusement, j’espère ! C’était à elle de réfléchir avant de se comporter aussi sottement !
Une telle véhémence ne fit que renforcer le malaise qui s’était emparé de moi depuis que cette fameuse Mlle Swann avait fait irruption dans la pièce. Toutefois, je risquai une dernière remarque :
– Vous ne pouvez pas entièrement lui jeter la pierre, Holmes. Mettez-vous à sa place. Ce nom a sans doute, comme vous l’avez fait remarquer, réveillé chez elle des souvenirs douloureux. Elle est partie sur un coup de tête et une simple lettre vous permettrait peut-être de reprendre cette affaire en main…
– Et d’éviter de nouvelles dérives inadmissibles, n’est-ce pas ? ironisa-t-il en jetant un coup d’œil significatif à la fiole sur la cheminée. Non, Watson, voyez-vous, j’ai certaines raisons personnelles pour ne pas écrire à cette jeune femme.
Cette phrase me fit bondir. Sherlock Holmes eut un petit soupir ennuyé, comme s’il en avait trop dit.
– Peut-on savoir quelles sont ces raisons « personnelles » ?
– Vous avez raison, peut-être devrais-je arrêter cette solution à sept pour cent qui ne me fait rien dire de bien intelligent… Allons, peut-être la situation n’est-elle pas aussi désespérée que je le pense, et une lettre sinon d’excuses, du moins d’explications, me permettra peut-être d’aiguiser mon esprit sur ce petit problème qui, après tout, a peut-être son intérêt !
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Mais Holmes n’écrivit pas. Pour une raison qui m’échappait, il ne pouvait s’y résoudre. Le lendemain matin, je le vis sortir de sa chambre assez tard, les traits tirés, les yeux rouges, l’air préoccupé. Je savais bien, par expérience, que toute réflexion était inutile ; il dut lire dans mon regard la désapprobation le disputant à l’inquiétude et il haussa les épaules.
– Je sais ce que vous allez dire, Watson. Non, je n’ai pas dormi de la nuit, oui, je suis nerveux. J’ai le pressentiment que cette affaire que j’ai stupidement manquée hier était importante.
– Vous n’avez qu’à écrire à la dame pour vous excuser, fis-je remarquer. Vous avez dit hier que vous le feriez.
Holmes ne put retenir un geste d’impatience.
– Au diable ce que j’ai dit hier ! J’y ai bien réfléchi cette nuit. Non, je n’écrirai pas !
– Mais pourquoi donc ?
– Elle reviendra d’elle-même, Watson. Elle aurait déjà dû revenir, d’ailleurs…
– Qu’est-ce qui vous rend si sûr de vous ?
A cet instant, la sonnette retentit. Holmes, sans doute bien content d’échapper à l’interrogatoire que je m’apprêtais à lui faire subir, me fit signe de me taire.
– Les pas d’une femme, fit-il remarquer avec un petit sourire.
Il jeta un coup d’œil à la fois amusé et résigné à sa tenue quelque peu négligée.
Quelques instants plus tard, Mme Hudson introduisait de nouveau Mlle Swann dans notre salon, que je m’étais efforcé de rendre un peu plus présentable, pendant que le détective semblait écouter le bruit des talons dans l’escalier. Mon ami lui sourit comme si rien ne s’était passé la veille. Seulement, lorsqu’il lui désigna le même fauteuil dans lequel elle s’était évanouie à peine vingt-quatre heures auparavant, il me jeta un regard triomphant. La jeune femme, quant à elle, était visiblement mal à l’aise.
– Monsieur Holmes, commença-t-elle d’une voix mal assurée, je suis confuse pour ma stupide conduite d’hier…
Holmes l’arrêta d’un geste.
– Ce genre d’inconvénients, mademoiselle Swann, fait partie de mon métier. Je vous prie à mon tour d’accepter mes excuses…
A ce mot d’excuses, notre visiteuse releva la tête d’un air étonné. J’avoue que, de mon côté, je fus surpris d’entendre mon ami le prononcer.
– Mes excuses, poursuivit-il avec un sourire, pour la fausse identité que j’ai été contraint de vous donner lorsque je vous ai rencontrée. A présent, mademoiselle Swann, veuillez nous dire avec exactitude quel est votre problème.
Mon ami avait parlé d’un ton ferme, courtois, mais qui ne permettait aucune erreur : il ne s’adressait pas à la femme qu’il connaissait, mais à la cliente qui avait besoin de son conseil.
– Avant toute chose, monsieur Holmes, je vous prie de me dire pourquoi vous avez hier prononcé devant moi le nom de Martha Ryder.
Pour toute réponse, mon ami se leva et alla prendre sur son bureau la lettre qu’il avait reçue la veille, puis il la tendit sans mot dire à notre visiteuse. Elle la parcourut rapidement tandis que Holmes se rasseyait dans un fauteuil en face d’elle. Je notai qu’elle retenait à grand peine sa main de trembler.
– Quel mystère, déclara-t-elle lorsqu’elle eut fini. Ceci est une copie, mot pour mot, de la lettre que je vous ai envoyée il y a deux jours…
– Et qui ne m’est jamais parvenue, mademoiselle Swann, soyez-en assurée. Si je comprends bien, seule la signature a été changée ?
– Oui.
– Connaissez-vous cette écriture ?
La jeune femme partit d’un rire qui sonnait faux.
– Mais, monsieur Holmes, cette écriture est la mienne !
Holmes bondit de son fauteuil.
– Je vous demande pardon ?
– Imitée, bien évidemment, mais il s’agit incontestablement de mon écriture !
Il me sembla que le regard de la jeune femme contenait une nuance de reproche.
– Mademoiselle Swann, déclara Holmes posément, peut-être pourriez-vous nous expliquer pour quelle raison vous êtes venue me consulter.
– Bien sûr, répondit la jeune femme. Comme je vous l’ai dit lorsque nous nous sommes croisés au mois de septembre, mon père, le major Swann, est décédé l’année dernière, de façon soudaine, d’un brusque arrêt cardiaque.
Holmes fit à notre cliente un petit signe d’encouragement afin qu’elle continuât son histoire.
– Suite à ce décès, reprit Mlle Swann avec un léger soupir, je suis rentrée dans la demeure familiale, à Limbrough Hall, près d’Oxford. Jamais je n’avais été proche de mon père, et dès que j’ai été en mesure de quitter la maison, je suis partie avec ma mère en Italie – c’était son pays d’origine, comme vous le savez. J’y ai passé près de cinq ans de ma vie, revenant de temps à autre en Angleterre rendre visite à mon père et à ma famille. Mais ma vraie vie, je le sentais, était le voyage ; à la mort de ma mère, j’ai décidé de voir le monde. J’avais assez d’argent pour vivre pendant au moins deux ans sans me soucier de rien. J’ai donc voyagé avant de m’arrêter quelques temps à Montpellier, que j’ai quitté peu de temps après vous, monsieur Sigerson : l’inaction recommençait à peser sur mes épaules... Puis mon père est mort, il y a quelques mois, et j’ai alors dû faire face à certaines responsabilités. J’étais alors…
Elle s’interrompit brusquement.
– J’avais quitté la France, reprit-elle évasivement, et repris mes voyages interrompus. Je suis rentrée en Angleterre à la tête d’une immense fortune, car mon père était très riche, et avec le désir de me reposer un peu de la vie errante que j’avais menée jusqu’ici.
La jeune femme s’interrompit. Comme tant de fois alors qu’un client nous exposait son cas, mon ami avait fermé les yeux et sans doute notre visiteuse pensait-elle qu’il ne prêtait pas attention à ce qu’elle disait. Elle se tourna vers moi comme pour me demander de l’aide, et je l’encourageai d’un signe de tête. Elle reprit donc :
– J’ai donc décidé de retrouver la demeure familiale que j’avais désertée pendant si longtemps et j’y ai retrouvé avec grand plaisir ma cousine, Elisabeth, une orpheline que mon père a pour ainsi dire adoptée en souvenir de sa sœur, morte très jeune, ainsi que mon frère, Sebastian.
Le ton de la jeune femme avait changé, s’était fait hésitant. Holmes ouvrit les yeux et fixa sur elle son regard scrutateur.
– Avec grand plaisir également ? demanda-t-il.
– Oui, avec plaisir, quoiqu’avec davantage de gêne. Pour vous dire la vérité, monsieur Holmes, Sebastian n’est que mon demi-frère. Il est plus jeune que moi de six ans. Nous avons été élevés ensemble, mais à mon départ pour l’Italie, il n’avait que douze ans, et je ne l’ai vu depuis qu’à de rares occasions, lorsque je rentrais en Angleterre pour rendre visite à mon père.
– Le fruit d’un second mariage, sans doute ?
La jeune femme rougit.
– Non, répondit-elle. Après ma naissance, ma mère ne pouvait plus avoir d’enfants. Mon père a rencontré une femme et je dois dire que… Enfin, il a reconnu l’enfant car il souhaitait ardemment avoir un fils. Ma mère ne lui a jamais pardonné et mes parents se sont séparés peu après la naissance de Sebastian.
– Je vois. Continuez, je vous prie.
– Mon frère est très jeune et il a toujours vécu dans l’aisance chez mon père. Je crois que le major aurait souhaité léguer une partie de sa fortune à Sebastian, mais la loi l’obligeait à me donner tout l’héritage, puisque j’étais son unique enfant… légitime. Cependant, mon frère et moi sommes très proches, et la question financière n’est pas objet de litige entre nous, puisque je fournis à Sebastian tout l’argent dont il a besoin, à condition toutefois que ces besoins ne passent pas les limites du raisonnable.
Holmes leva un sourcil interrogateur.
– Cela veut-il dire que ses requêtes ont dépassé ces limites ?
Notre cliente eut l’air embarrassée.
– Le problème n’est pas là, monsieur Holmes. Cette affaire est à présent réglée entre mon frère et moi.
– Chère mademoiselle Swann, répliqua Holmes avec froideur, j’ignore encore la raison de votre venue ici. Mais si vous êtes confrontée à deux problèmes, il est possible que ces deux problèmes soient liés. Nous ne pourrons l’établir que si vous nous dites exactement ce qu’il s’est passé.
Mlle Swann acquiesça.
– Au début, tout se passait très bien. Le retour au pays a été un véritable enchantement. Avec ma cousine, nous nous sommes retrouvées aussi proches que lorsque, enfants, nous jouions ensemble. Il faut dire que pendant toutes ces années, nous avons maintenu une correspondance régulière. J’avais un peu peur de la réaction de mon frère, mais mes craintes étaient infondées, et, pendant deux mois, pas un nuage n’est venu ternir mon existence.
Le visage de Mlle Swann s’assombrit.
– Puis Sebastian m’a demandé une grosse somme d’argent. Un peu étonnée, je lui ai demandé ce dont il s’agissait. Sa réponse a été évasive. J’ai accédé à sa requête sans l’interroger davantage. Quinze jours plus tard, il me demandait à nouveau de l’argent. Cette fois, j’ai posé davantage de questions, et, étant donné le flou des réponses, j’ai refusé.
– Cela a donc altéré votre relation, je suppose ? demandai-je.
– Oui, docteur Watson. Mais à présent, je le répète, ce léger différend entre mon frère et moi est totalement clos.
– Et ensuite… ? demanda Holmes, patient.
– C’est à la fin du mois de novembre que certains événements étranges ont eu lieu pour la première fois.
– L’altercation avec votre frère remontait à… ?
– Il ne s’agit pas d’une altercation, monsieur Holmes, mais d’un léger malentendu ! Et je vous répète que les deux affaires ne sont en aucun cas connectées.
– Bien sûr, bien sûr. Mais tout de même…
– Cela se passait début octobre.
– Merci. Reprenez, je vous prie. Vous parliez de faits étranges, et c’était pour cela, je suppose, que vous êtes venue me consulter ?
Malgré l’extrême courtoisie dont Holmes faisait preuve envers Mlle Swann, je sentais que sa patience atteignait ses limites.
– Un soir, alors que j’étais allée faire une longue promenade dans la campagne, je n’ai pas retrouvé à mon retour un foulard de soie que j’avais laissé sur une chaise. Sur le coup, je n’y ai pas pris garde, pensant que le majordome, M. Niels, ou ma femme de chambre, Livia, l’avait rangé autre part. Mais, environ trois semaines plus tard, c’est un sac qui a disparu. J’ai bien évidemment demandé à ma cousine, à mon frère, aux domestiques s’ils y étaient pour quelque chose. Ils m’ont affirmé que non. Nous avons cherché, fouillé le manoir, mis la demeure sens dessus dessous, mais le foulard et le sac sont restés introuvables.
– Un instant, je vous prie, mademoiselle Swann. Combien de personnes vivent à Limbrough Hall ?
– Mon frère, ma cousine Elisabeth, deux anciens domestiques de mon père que je n’ai pas eu le cœur de renvoyer, et Livia, ma femme de chambre italienne.
– Ces deux disparitions ont-elles eu lieu pendant votre absence ou bien alors que vous étiez chez vous ?
– Les deux fois, j’étais sortie.
– Ce qui semble prouver, glissai-je, que le mystérieux voleur connaît bien vos habitudes.
– Bien sûr, docteur, acquiesça Mlle Swann en hochant la tête, c’est la conclusion que j’ai tirée de ce fait qui me semblait significatif. Mais en décembre et au début du mois de janvier, plusieurs disparitions semblables ont eu lieu alors même que je me trouvais à Limbrough Hall, soit au salon, soit dans la bibliothèque. J’en ai déduit que ce curieux voleur, qui n’emportait qu’une chose à chaque fois – et, qui plus est, un objet de moindre valeur que beaucoup d’autres – soit passait son temps à m’épier, soit était dans la maison. Mais je ne comprends pas, monsieur Holmes, pour quelle raison mon frère, ma cousine ou les domestiques feraient une telle chose ! Ma femme de chambre est au-dessus de tout soupçon. Elle est à mon service depuis huit ans et jamais je n’ai eu un reproche à lui faire. Quant aux domestiques de mon père, ils l’ont servi pendant trente ans et je n’arrive pas à comprendre quels seraient leurs motifs. Bien sûr, la maison était fermée, mais je pensais que peut-être il n’était pas difficile pour un voleur habile de s’introduire à l’intérieur.
– Que s’est-il passé ensuite ?
– Ensuite… Vous comprenez, monsieur Holmes, je ne suis pas le genre de femme à m’évanouir pour un rien ou à redouter des dangers imaginaires. Ces disparitions m’ont intriguée, mais je n’étais pas réellement inquiète. Cependant, en janvier, j’ai commencé à me sentir mal à l’aise. D’autres objets ont disparu, une montre, un collier… J’ai l’impression que quelqu’un me surveille constamment. Et surtout, surtout, monsieur Holmes, une disparition a eu lieu pendant la nuit, dans ma chambre, alors que j’y dormais !
– Et vous n’avez rien entendu ?
– Rien du tout, et pourtant, lorsque je me suis réveillée le matin, il manquait un dossier qui contient d’anciennes lettres et que je garde dans un tiroir fermé à clef.
– Où est cette clef ?
– En évidence, sur le bureau. Ce ne sont que des vieilles lettres qui ont certes une valeur sentimentale, mais qui ne sont d’aucun intérêt pratique.
– Des lettres de M. Ryder ? lança mon ami.
Je ne pus m’empêcher de jeter à Holmes un regard réprobateur. Mlle Swann pâlit, je vis ses lèvres trembler légèrement, et elle s’écria d’un ton bouleversé :
– Oh, je vous en prie, monsieur Holmes, aidez-moi !
Le détective releva la tête, visiblement surpris du changement dans la voix de sa cliente. Elle était devenue plus pâle qu’un linceul et des larmes brillaient dans ses yeux. Holmes tendit la main vers elle pour la réconforter et elle la saisit dans un mouvement convulsif. Je crois que de ma vie je n’ai jamais vu mon ami aussi embarrassé que ce jour-là ; il n’osait retirer sa main de peur de blesser notre visiteuse, mais il était évident qu’une telle situation le mettait extrêmement mal à l’aise. Mlle Swann reprit la parole, sans lâcher la main du détective.
– Monsieur Holmes, ces lettres ne m’ont pas été rendues, mais les réponses, écrites de ma main, se trouvaient sur mon bureau, lorsque je me suis réveillée, il y a une semaine. Nous avions pourtant redoublé de précautions, toutes les portes avaient été fermées à clef et les volets mis à toutes les fenêtres !
Holmes semblait trop perturbé par la présence de la main de la jeune femme sur la sienne pour inciter Mlle Swann à poursuivre son récit, aussi demandai-je :
– Qui avait ces lettres en sa possession ?
– M. Frank Ryder, murmura-t-elle en baissant les yeux.
Il y eut un silence quelque peu gênant, que mon ami brisa d’une voix inhabituellement tendue :
– Qui est M. Frank Ryder par rapport à vous, mademoiselle Swann ?
– Nous étions fiancés il y a bien des années. Mais jamais je ne l’ai épousé, monsieur Holmes !
– Où est-il maintenant ?
– Voilà bientôt cinq ans qu’il est mort !
Il y eut un nouveau silence, que mon ami mit à profit pour se lever, et par la même occasion se dégager, non sans un soulagement évident, de l’étreinte de Mlle Swann.
– Les autres objets qui ont disparu puis reparu avaient-ils également quelque chose à voir avec M. Ryder ?
– Oui, monsieur Holmes, avoua la jeune femme en baissant la tête. Il s’agit de présents que m’avait faits M. Ryder, alors qu’il me faisait sa cour.
– Quelqu’un était-il au courant de votre relation avec ce gentleman ?
– Les fiançailles avaient été rendues publiques. Mon frère et ma cousine vivaient à Limbrough Hall à cette époque, ainsi que les serviteurs de mon père.
– Et… pardonnez-moi de vous poser une question aussi indiscrète, mais quels étaient vos sentiments à l’égard de M. Ryder ? Pourquoi ne l’avez-vous pas épousé ?
– Je n’aimais pas M. Ryder, répondit notre visiteuse en regardant mon ami dans les yeux. Mon père voulait que j’épouse le fils d’un de ses amis, un excellent parti à tous points de vue. J’étais très jeune et j’ai accepté sans réfléchir. Plus tard, je me suis rendu compte de mon erreur et j’ai voulu rompre les fiançailles. Mon père a refusé et c’est à ce moment que j’ai quitté l’Angleterre.
– Seriez-vous en mesure de nous donner les dates précises de ces vols ? Ont-ils eu lieu de façon régulière ?
Mlle Swann fronça le sourcil, comme pour rappeler à sa mémoire des souvenirs défaillants.
– Le premier vol a eu lieu le 27 novembre, dit-elle lentement. Je m’en souviens car il s’agit du jour anniversaire de ma mère. Puis le second…
Elle hésita un instant.
– Vraiment, monsieur Holmes, répondit-elle d’une voix incertaine, je ne saurais vous dire. Nous avons été près de trois semaines sans qu’il ne se passe rien, puis deux vols ont eu lieu dans un temps très rapproché, mais quant aux dates précises…
– Vous ne vous souvenez vraiment pas ? insista le détective.
– Tout ce que je puis vous dire, c’est que le dernier épisode, celui des lettres, a eu lieu il y a exactement six jours, le 25 janvier. Pensez-vous que les dates aient une importance particulière ?
– Peut-être, et peut-être pas. Je ne suis pas en mesure d’affirmer quoi que ce soit pour le moment. Mais vous-même, mademoiselle Swann, que pensez-vous de toute cette affaire ?
– Je ne sais qu’en penser, monsieur Holmes. Mon frère Sebastian prétend qu’il s’agit d’une mauvaise plaisanterie de la part de quelqu’un qui connaît mon passé et s’amuse à me faire peur pour ensuite me soutirer de l’argent, alors que ma cousine et Livia partagent la conviction que…
La jeune femme s’arrêta. Mon ami l’encouragea du regard.
– Qu’il s’agit du fantôme de Frank.
Un bref sourire apparut sur les lèvres de mon ami, pour mourir aussitôt devant le regard sévère de la jeune femme.
– Avez-vous remarqué des traces de pas dans votre jardin ?
– Aucune. Nous avons fait le tour de la maison à plusieurs reprises, mais nous n’avons rien vu.
– La conclusion la plus logique, hasardai-je, serait que le vol ait été effectué par quelqu’un de la maison.
Mlle Swann resta un instant silencieuse.
– Que pensez-vous de l’hypothèse avancée par mon ami ? insista Holmes.
– Messieurs, je ne peux me résoudre à admettre que l’un des habitants de Limbrough Hall ait pu commettre une telle action. Pour quelle raison l’aurait-il fait, d’ailleurs ?
– Dans le but de vous effrayer, de vous faire quitter votre demeure, que sais-je encore ? Qui hériterait de vos biens en cas de décès ?
La question était un peu brutale, mais Holmes ne parut pas s’en apercevoir.
– Mon frère hériterait de la moitié, ma cousine de l’autre. N’ayant pas d’enfants, je peux disposer de mes biens à ma guise selon la loi. Mais vous n’imaginez pas, monsieur Holmes…
– Tout est possible, mademoiselle Swann, tout est possible. Je ne tirerai pas de conclusions hâtives avant d’avoir vu les lieux par moi-même.
– Vous accepteriez de venir avec moi à Limbrough Hall ? s’écria notre cliente avec joie.
– Watson, dit Holmes pour toute réponse, vous êtes de la partie, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, répondis-je, si toutefois Mlle Swann le permet, ajoutai-je en me tournant vers elle.
– Docteur Watson, je serais enchantée que vous accompagniez votre ami.
– Parfait ! s’exclama Holmes en se levant brusquement. Comment êtes-vous venue à Londres ?
– En train.
– Bien. Prenez le prochain pour rentrer chez vous ; quant à nous, nous arriverons ce soir. Une petite affaire me retient à Londres cet après-midi, mais j’espère que nous serons à Limbrough Hall vers vingt heures.
Je ne laissai rien paraître de ma surprise, mais lorsque mon ami eut refermé la porte derrière notre cliente, je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer :
– Pourquoi lui avez-vous dit cela, Holmes ? Vous n’avez aucune affaire en cours depuis plus d’un mois !
Sa réponse fut cinglante :
– Watson, je n’avais nulle envie d’effectuer ce voyage en train aux côtés de Mlle Swann. J’ai besoin de réfléchir un peu tranquillement à cette affaire et le bavardage de cette jeune femme m’empêcherait de me concentrer, ce qui me contraindrait à me montrer discourtois en la priant de se taire. Et en aucun cas je ne voudrais en arriver à ce degré d’impolitesse. Avec vous, mon cher, c’est différent, vous me connaissez et vous ne m’en tiendrez pas rigueur si je n’ouvre pas la bouche pendant une demi-journée.
Puis, comme si une barrière s’était soudain refermée entre lui et le monde, Holmes se tut, tournant et retournant sans cesse la lettre de Mlle Swann entre ses doigts. Soudain, il se leva précipitamment et entra dans sa chambre ; j’entendis un bruit de tiroirs que l’on ouvre et referme, d’objets renversés, de papiers froissés, puis une exclamation triomphante, et le détective revint dans notre petit salon avec trois enveloppes qu’il ouvrit fébrilement. Elles contenaient des lettres assez volumineuses, qu’il rapprocha, à ma grande surprise, du billet prétendument écrit par notre cliente, comme pour en comparer l’écriture. Tout comme la veille, je dus me mordre les lèvres pour garder le silence, mais une foule de questions venait assaillir mon esprit : quelles étaient les véritables relations de Holmes avec cette mystérieuse Mlle Swann ? pourquoi lui avait-elle écrit ? pourquoi avait-il gardé ses lettres ? lui avait-il répondu ? Je savais que je n’avais aucun droit à connaître les réponses à ces interrogations, mais c’était la première fois qu’apparaissait une fissure dans l’apparente absence de vie privée de mon compagnon, et ma curiosité n’en était que plus aiguisée.
– Indubitablement la même écriture, annonça mon ami en reposant le tout sur la table. Il s’agit donc de quelqu’un qui est ou a été proche d’elle, qui possède des spécimens de son écriture et s’est entraîné à la reproduire. L’imitation de la graphie est parfaite, depuis la barre du t jusqu’à…
Je devais avoir malgré moi gardé les yeux rivés sur ces lettres dont jamais je n’aurais soupçonné l’existence s’il ne les avait pas produites devant moi, car Sherlock Holmes interrompit brusquement le cours de ses réflexions et me lança :
– Eh non, Watson, vous ne rêvez pas, cette femme m’a écrit, à plusieurs reprises… et, si vous tenez à le savoir, je lui ai même répondu.
Mon ami se leva avec un mouvement de mauvaise humeur et, reprenant les lettres au passage, il se dirigea vers sa chambre. Avant de refermer la porte derrière lui, il ajouta sèchement :
– Vous voyez… tout arrive !
_________________________
[1] Dans les récits de Conan Doyle, Watson fait à plusieurs reprises mention de cette mystérieuse malle qui renfermerait ce que les holmésiens appellent les « untold stories », les « histoires non dites » (toutes les références que fait Watson à des affaires qu’il ne peut pas raconter pour le moment car les personnages incriminés sont trop connus, ou bien parce que « le monde n’est pas prêt »).
[2] Il s’agit de la photographie d’Irène Adler, la seule femme à avoir réussi à vaincre Sherlock Holmes dans la nouvelle « Un scandale en Bohème ». Watson précise qu’il l’appelle « La Femme » mais il ne suggère aucune intrigue amoureuse entre eux deux, précisant même que Holmes est incapable d’être amoureux. Je me suis toujours dit qu’il avait d’abord rédigé une version un peu moins catégorique, et que le détective la lui avait fait corriger…
[3] A la fin de la nouvelle « Le dernier problème », Sherlock Holmes meurt lors d’un duel avec le professeur Moriarty : Conan Doyle en avait assez de son personnage et il a voulu s’en débarrasser. Mais sous la pression des fans qui lui ont écrit des milliers de lettres, il l’a ressuscité et a expliqué que Holmes avait feint sa mort pour duper les lieutenants de Moriarty qui voulaient venger leur patron. Il a alors passé trois années à l’étranger et a entièrement démantelé, sous une fausse identité, l’association de malfaiteurs anciennement dirigée par Moriarty. Pendant ces trois années, il est allé en France, en Italie, au Soudan et au Tibet (pour quelle raison, on n’en sait rien) et il s’est notamment fait appeler Sigerson.