Fils du seigneur des chemins
Chapitre 2 : Enfant des érables - Partie 1
1478 mots, Catégorie: K+
Dernière mise à jour 21/10/2020 19:36
III
Quand Momiji naquit, ses cheveux parurent à sa mère aussi rouges que les feuilles des érables qui jonchaient le sol de leur propriété. Avec les années, la chevelure de l’enfant prit la même teinte noire que ses pairs mais il arrivait, quand le soleil frappait fort et cru à son zénith et pour peu qu’on sache la chercher, qu’on distingue des nuances carmin au milieu d’une mer d’encre.
On oublia très vite cette particularité, pour la simple et bonne raison qu’elle se trouva supplantée par une autre. Le petit Momiji, dès qu’il appris à parler, sembla doué d’une capacité d’observation et de déduction aussi impressionnante qu’effrayante. À l’âge de six ans, quelques heures avant le massacre qui devait laisser à genoux le clan Gingko, Momiji disparut et on ne le retrouva que le jour suivant, affamé mais sans la moindre égratignure, caché dans l’espace étroit sous la maison. Il expliqua plus tard qu’il s’était réveillé aux aurores et que, pressentant une catastrophe imminente, avait décidé de se réfugier dans la première cachette venue et de n’en plus bouger avant d’être certain que le danger fut écarté.
Ce fut le vieux Washijô, son voisin, qui commença à l’appeler Satori, en référence au yôkai des montagnes, qui provoquait la terreur chez ses pauvres victimes en lisant dans leur esprit avant de les dévorer. Bientôt, tout le monde l’imita et on en vint à oublier le véritable nom du garçon. Seul son père, Yûtarô, continuait d’utiliser son nom de naissance et entrait dans des colères noires quand il entendait ce surnom.
C’était un homme rustre, ce père, un excellent samouraï mais dans la vie duquel il n’y avait aucune place pour la délicatesse. Depuis l’attaque, il ne vivait que dans l’espoir qu’il tuerait un jour de ses propres mains celui qui lui avait arraché sa femme et ses deux filles. Il comptait sur son fils pour devenir à son tour un grand guerrier et l’épauler dans cette quête et pour cela, lui faisait lui-même suivre un entraînement en plus de celui du maître du dôjo. Seul enfant légitime rescapé du massacre, Momiji n'avait aucun droit à l'erreur.
IV
La mousson venait de se terminer. Les branches, fines, ployaient sous le poids des fruits ; on n’avait qu’à tendre le bras pour les ramasser. Et ce fut un fruit tout à fait inattendu qui émergea de l’hibiscus un soir, alors que le soleil descendait sur l’horizon.
Le garçon s’extirpa du buisson comme si celui-ci venait de lui donner naissance. Il retira un pétale rose de ses cheveux, une brindille du col de son habit, une demi-douzaine de feuilles de ses épaules. Wakatoshi, qui prenait le thé sur la coursive comme à son habitude, le regarda faire, surpris de sa présence mais aucunement dérangé. L’adolescent, qui devait avoir douze ou treize ans, retira ses sandales et avança dans la pelouse sur la pointe des pieds. Il s’arrêta net quand il se rendit compte qu’on l’observait, avec au visage l’air d’une proie qui se sait sur le point d’être abattue. Wakatoshi se rendit compte à ce moment que la moitié droite du visage du garçon portait des marques de coups, un à la joue, un à la tempe. Elles étaient rouges. Toutes récentes.
D’un geste de la main, Wakatoshi lui fit signe d’approcher. Il obtempéra, non sans un dernier instant d’hésitation. Il lui remplit de thé la deuxième tasse, qui était prévue pour son épouse. Kiyomi avait prétexté se sentir indisposée et était partie se reposer dans leur chambre. Il lui arrivait de plus en plus de succomber à ces accès de faiblesse, ces derniers temps. Wakatoshi se demandait s’il n’était pas possible qu’elle attende un enfant, mais n’avait pas encore eu l’occasion d’aborder le sujet avec elle.
Le garçon se saisit de la tasse et y but une gorgée. Parce que le thé était trop chaud, il souffla.
— Tu es Momiji, le fils de Yûtarô, c’est bien cela ?
Wakatoshi ne l’avait que rarement vu ces derniers temps, même si seule la maison du vieux Washijô les séparait. Mais il l’avait reconnu aux reflets rouges de sa chevelure, qui lui avaient valu son nom. Le gamin hocha la tête.
— Je préfèrerais que vous m’appeliez Satori.
Wakatoshi acquiesça. Si cela pouvait lui faire plaisir, après tout… Le silence retomba. Un oiseau pépia dans les cimes, suivi d’un autre, puis encore un autre. Une bourrasque en chassa toute une nuée, qui moucheta le ciel avant de retomber entre les branches. Non loin, un pic tapotait du bout du bec sur le tronc d’un arbre, à la recherche de sa pitance. Wakatoshi observait Satori du coin de l’oeil ; le jeune garçon, immobile, suivait du regard chaque mouvement, repérait chaque animal qui se mouvait entre les herbes du jardin. Il ressemblait à un chaton.
— Celui-ci, c’est Hasuko, expliqua Satori en expliquant la contusion à sa tempe. Puis, pointant sa joue : Et là, c’est mon père quand on lui a dit ce qui s’était passé.
Hasuko était une des geishas qui résidait dans l’okiya du clan. D’une beauté qui n’avait d’égal que son talent, on la disait aussi prompte à s’emporter. Plus d’une fois, elle avait failli provoquer un scandale en éconduisant un client un peu trop familier à son goût.
— Tu es allé espionner les geishas ? demanda Wakatoshi.
Il avait voulu se montrer sévère, mais peinait à dissimuler son amusement. Il connaissait peu de garçons de son âge qui n’avait pas au moins une fois tenté de découvrir les secrets du corps féminin en jetant un oeil dans les bains de la maison de geishas. Lui-même s’était trouvé piqué d’une telle curiosité, adolescent. Il en avait aussi ramené quelques bleus.
Satori baissa la tête, le rouge aux joues.
— En fait… je voulais juste écouter Hasuko jouer du shamisen. À la maison, il n’y a de place que pour la vengeance. J’aimerais apprendre la musique, mais si mon père le savait, je crois qu’il me couperait tous les doigts. Enfin, non, il en laisserait juste assez pour que je puisse tenir un sabre.
Il rit, mais son rire était amer, résigné.
— Hasuko recevait son mécène aujourd’hui. Quand je suis arrivé pour l’observer, ils étaient occupés à tout autre chose qu’au shamisen.
Cette fois-ci, ce fut Wakatoshi qui éclata de rire. C’était une drôle de situation dans laquelle il avait réussi à se mettre ! Satori, boudeur, détourna la tête et se contenta de hausser les épaules quand Wakatoshi lui demanda d’attendre là son retour.
Wakatoshi disparut pendant quelques minutes et revint avec, en main, un shamisen qu’il tendit à Satori. L’instrument lui avait été offert par une oiran lorsque, après la mort de sa première épouse, il était parti en voyage initiatique à travers le pays. Son ami Yamashita, habitué des quartiers de plaisir, s’était fait une joie de les lui faire découvrir. Et tandis qu’ils profitaient d’une coupe de saké en charmante compagnie, un homme avait surgi dans la pièce, ivre mort. Après une bordée de propos incohérents mais indubitablement hostiles, il avait sorti un poignard de la manche de son hakama et s’était jeté sur l’oiran. Sans une seconde pour réfléchir avant d’agir, Wakatoshi, qui s’était désarmé à l’entrée de l’établissement, s’était saisi du shamisen de la musicienne à côté de lui et s’en était servi comme masse de fortune. Cela avait beaucoup fait rire l’oiran, qui avait alors décidé, après une réparation sommaire, de lui offrir cette preuve de sa gratitude.
Satori regarda l’instrument, puis le grand plectre en os, ébahi, comme s’il ne savait tout d’un coup plus se servir de ses mains.
— Je ne suis pas certain qu’il soit accordé, commenta Wakatoshi. Ni qu’il ne te tombera pas en miettes entre les doigts.
Satori observa encore un moment l’instrument, pinça quelques cordes sur le manche. Le son qu’il produisit ressemblait plus au cacardement furieux d’une troupe d’oies affamées qu’à une mélodie, mais une étincelle se mit à briller dans les yeux de Satori.