Sanctuary's songs
Les Enfers étaient en pleine effervescence. La Guerre Sainte à l’encontre de la déesse Athéna pour le contrôle de la Terre venait à peine de commencer et déjà de nombreux spectres y avaient perdu la vie. Les chevaliers de la déité tant haïe s’enfonçaient de plus en plus profondément dans le domaine d’Hadès, obligeant les serviteurs du dieu infernal à mener une rude résistance.
Pourtant une des étoiles maléfiques était bien loin de s’en préoccuper. Eaque du Garuda errait dans son tribunal sans s’intéresser à ce qui se déroulait au dehors. Le juge était obnubilé par un souvenir, plus exactement par une rencontre dont-il n’aurait jamais dû se rappeler.
J’ai oublié de l’oublier
Elle qui était mon passé
Cet amour mort à tout jamais
J’ai oublié de l’oublier
Car ce rêve inachevé
Était beau et bête à pleurer
Pendant un instant, le jeune népalais crut avoir remonté le temps. Les images qui lui revenaient en mémoire lui étaient si familières. Elles le ramenèrent quelques années en arrière, quand il débutait ses études à la fac de droit de Yale.
Ses parents avaient travaillé dur et s’étaient longtemps privés pour qu’il puisse étudier aux États-Unis et il comptait bien ne pas les décevoir. Durant les deux premiers trimestres, quand il n’était pas en cours, le jeune homme s’enfermait dans sa chambre ou se rendait à la bibliothèque du campus. Il ne laissait rien mettre en péril la réussite de son année. Eaque ne sortait jamais, ne buvait pas, ne s’intéressait pas aux filles et pour cela il passait aux yeux des autres étudiants pour un intello coincé ou un marginal, voire même parfois pour un parfait asocial. Il ne s’était d’ailleurs fait aucun ami, les rares personnes à avoir tenté de l’aborder ayant rapidement jeté l’éponge. Le jeune homme semblait ne vivre que pour étudier. Et puis, un jour d’avril, il l’avait rencontrée et Elle avait changé sa vie.
Ce jour-là, le népalais avait pris place comme à son habitude au premier rang de l’auditoire. Il relisait rapidement sa dernière prise de notes lorsqu’une voix lui demanda :
- Est-ce que je peux m’asseoir ici ?
La personne qui venait de parler désignait le siège à côté du sien. Eaque s’apprêtait à répondre un vague « Allez-y » quand son regard croisa celui de son interlocutrice et il ne put que bafouiller un oui presque inaudible. Pour la première fois depuis le début de ses études, il n’écouta pas un traître mot de ce qu’expliquait leur professeur. Pendant tout le cours il passa son temps à regarder la jeune femme assise à ses côtés. Elle était belle, trop belle, ses cheveux coupés au carré avaient la couleur or rouge des feuilles d’automne. Ils encadraient un visage aux traits fins et bien dessinés. Le regard de la demoiselle était envoûtant, ses yeux avaient la couleur que prenait la mer quand se levait la tempête.
Le népalais ne comprenait pas ce qui lui arrivait, c’était comme si des milliers de papillons avaient élu domicile à l’intérieur de son estomac et son cœur battait beaucoup trop fort. La fin du cours arriva bien trop vite à son goût, alors quand l’enseignant distribua un dossier traitant de l’évolution du droit pénal à travers les âges dans les différents états américains et que sa belle inconnue lui proposa d’intégrer son groupe de travail, il accepta sans hésiter. Le jeune homme apprit ainsi le nom de la demoiselle qui l’avait si profondément troublé. Un prénom aux accents mystérieux : Elwing.
Depuis ce jour Elwing et Eaque ne s’étaient plus quittés, ils avaient même révisé ensemble leurs examens. Étant tous deux des élèves brillants, ils avaient obtenu lors de la remise de résultats la mention « Grand Distinction ».
Au contact de l’américaine, le futur Garuda s’était peu à peu ouvert aux autres. Il avait également compris que les sentiments éprouvés à l’égard de la jeune femme étaient plus que de l’amitié. Peu après la fin de l’année académique, leur cercle d’amis s’était rendu au parc municipal de New Haven ; alors que les deux jeunes gens s’étaient laissés distancer par leurs camarades, ils passèrent de l’autre côté du miroir. Avec une maladresse typiquement féminine, Elwing avait trébuché et en bon gentleman il voulut la rattraper. Sans trop savoir comment le jeune homme se retrouva à moitié étendu sur son amie.
Leurs visages étaient si proches qu’il pouvait sentir son souffle sur sa peau. Leurs lèvres se trouvèrent d’abord hésitantes puis plus entreprenantes, leurs langues entamant un long ballet silencieux. Eaque ressentit alors la morsure d’un désir qu’il ne pouvait assouvir. Ils ne devinrent amants qu’à la rentrée suivante. La douceur de sa peau, le parfum de ses cheveux, les tendres caresses échangées et leurs corps enlacés, tous ces souvenirs imagés réveillèrent le désir du juge qui se mordit la lèvre inférieure pour chasser cette pulsion à laquelle une partie de son anatomie réagissait. Il devait se calmer, penser à autre chose que ces corps ondulants de plaisir et s’offrant l’un à l’autre. Si le Garuda ne bridait pas son imagination, il devrait trouver un moyen de se soulager sans attirer l’attention et le tribunal infernal n’était pas le lieu idéal.
En plus, repenser à la jeune américaine emballait son rythme cardiaque. Il devait cesser de rêvasser et cesser de penser. Leur amour était mort désormais ! Il ne devait plus être amoureux, son statut le lui interdisait et s’il persistait dans cette voie cela ne pourrait avoir qu’une fin malheureuse.
Toi mon cœur reste à ta place
Il ne faut pas que je sache
Rester encore amoureux
Me rendrait si malheureux
Ne plus rêver
Ne plus penser
À tous les deux
Comment pouvait-il encore être amoureux ? Cette question taraudait Eaque. L’étoile maléfique, en réveillant au fond de lui son âme de spectre, aurait dû effacer l’intégralité de son passé. Se souvenir d’Elwing aurait dû lui être impossible. Certes les sentiments qu’il éprouvait pour la jeune femme étaient forts, mais pas au point de persister au plus profond des Enfers.
Dès l’instant où il avait revêtu son surplis, l’étudiant qu’il était alors avait cédé la place au juge implacable et dénué de tout sentimentalisme. Eaque se rappelait très bien de sa transformation. Voilà encore une chose qui n’aurait pas dû être.
C’était lors de sa dernière année à l’université. Les examens arrivaient à grands pas et pour être en forme pour réviser, le couple avait pris l’habitude de se coucher tôt. Pourtant cette nuit-là, le jeune homme avait été réveillé par une étrange sensation. On aurait dit un appel immémorial auquel il ne pouvait résister. À côté du lit se trouvait désormais le Garuda sous sa forme totémique. Eaque était irrésistiblement attiré par celui-ci et quand il l’avait effleuré une aura sombre s’était emparée de lui. L’armure avait répondu à la montée de son cosmos en venant recouvrir son corps et à cet instant l’étudiant avait reconnu l’appel qui l’avait tiré de son sommeil. C’était le surplis du Garuda. Le népalais sentit sa perception du monde changer. L’appartement si familier lui était devenu étranger, il ne pouvait plus mettre un nom sur la femme endormie dans la chambre et ne fit aucun effort pour vouloir s’en rappeler, préférant répondre à l’invitation muette de l’étoile céleste de la supériorité, celle-ci l’ayant reconnu comme son légitime réceptacle. Eaque sentait la puissance grandir en lui, elle lui donnait l’impression de pouvoir dominer le monde. Il reconnut Hadès comme son seigneur et sut que c’était à lui qu’il devait sa renaissance.
Cette nuit-là, fier et pétri d’orgueil, le jeune homme avait fait son choix. Sans hésitation ni regard en arrière il avait rejoint les armées du Dieu des Enfers et jamais il ne devait revenir dans le Connecticut.
J’ai oublié de l’oublier
Moi qui ne voulais plus l’aimer
Cet amour que l’orgueil a tué
J’ai oublié de l’oublier
Mais j’ai voulu me prouver
Qu’il m’était impossible d’aimer
Pourquoi, alors qu’il était devenu quelqu’un d’autre, son passé ressurgissait-il ? En tant que spectre il s’était cru à l’abri des sentiments. Il pensait son cœur de pierre et aujourd’hui la jeune femme revenait le hanter. Eaque avait voulu croire que l’amour lui était inconnu, qu’il n’était pas capable d’éprouver ce sentiment, mais il devait se faire une raison: il aimait toujours Elwing. Sous le choc de sa découverte, il n’entendit pas le garde entrer et sursauta quand résonna le bruit du métal sur les dalles de pierre. Incliné devant lui, les yeux rivés au sol, le soldat ne s’était rendu compte de rien.
- Monseigneur…
- Qu’y a-t-il ? Demanda le Garuda d’une voix dure.
- Dame Pandore désire vous voir. Elle a précisé que c’était urgent.
- Bien retire-toi maintenant ! Ordonna le juge d’un ton sec.
Le garde obéit, le laissant à nouveau seul. Que pouvait lui vouloir Pandore ? Elle parlait d’urgence mais ils étaient en guerre, que pouvait-il y avoir de plus urgent ?
Enfin Eaque tenait là un moyen de se soustraire à ses sombres ruminations. Parler avec une autre personne, même s’il s’agissait de Pandore, chasserait au moins pour quelques instants la belle Elwing de ses pensées.
Il fallait qu’il l’oublie. Jamais il ne la reverrait et penser sans cesse à elle n’arrangerait rien. Le juge prit la direction de Giudecca mais il n’était pas serein. Son cœur lui faisait mal et rien, hormis la mort, ne pourrait soulager cette blessure tellement profonde.
Toi mon cœur reste à ta place
Il ne faut pas que je sache
Rester encore amoureux
Me rendrait si malheureux
Ne plus rêver
Ne plus penser
À tous les deux