Une Dernière Bataille

Chapitre 46 : Les Epreuves - Première Partie

10849 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

19 mars 1998

Grèce, Sanctuaire, Palais du Grand Pope


- Répète-nous ça encore une fois, Ciarán, insista la jeune femme à la chevelure d'ébène.

Partageant avec elle la même teinte de cheveux, mais des prunelles d'un bleu profond plutôt que vert ourlés de longs cils, l'interrogé ne lui lança qu'un bref coup d’œil. Pour avoir un peu côtoyé l'Italienne dans un récent passé, l’Écossais savait qu'il valait mieux éviter de trop jouer avec son tempérament bouillonnant. A moins de vouloir recevoir un choc électrique. Il s'empressa donc de reprendre la parole :

- La tentative de vol que vous avez avortée il y a de cela deux ans n'était en réalité que la partie émergée de l'iceberg. Il s'agissait d'une diversion dont le but était de cacher la véritable action de nos ennemis. En l’occurrence, récolter des informations sur la localisation du lieu où se trouve le corps de Balor. (Son regard dévia l'espace d'un instant vers le sol avant de revenir se fixer sur la déesse grecque, comme si révéler la suite était source de gêne.) Ils ont malheureusement été très précautionneux pour effacer leurs traces et ce n'est que récemment que nous avons eu vent de tout cela en découvrant les dépouilles du gardien du tombeau ainsi que celles de deux de ses proches.

Au-dehors, le clair de lune diffusait sa lumière sur le Sanctuaire, nimbant les bâtiments d'une aura argentée qui tranchait avec la toile de fond bleu sombre de cette nuit printanière. Néanmoins, les rayons de l'astre sélénite, une fois la verrière du Palais traversée, se dissipaient face aux lueurs rougeoyantes et dorées des flammes dansant au bout de leurs supports.

Ils étaient cinq à se partager l'immense salle d'audience toute en longueur du palais du Grand Pope, bien que le siège de ce dernier soit actuellement occupé par la réincarnation de la déesse Athéna, Saori Kido.

À ses côtés, tout du moins quelques marches plus basses que l'estrade, se tenaient deux Chevaliers : Shaina, la redoutable guerrière dont le visage aux traits fins était toujours dissimulé par-delà le célèbre masque inféodé aux porteuses du titre de Chevaleresse et Nachi, un jeune Japonais au physique sec.

Saori affichait une mine légèrement cernée par la fatigue, mais son regard pers demeurait alerte, tandis qu'elle observait les deux personnes envoyées par le dieu irlandais Lugh, qui se tenaient à une distance respectueuse. Une femme et un homme, dont les lourds manteaux, pâle pour l'une et écarlate pour l'autre, les apparentaient chacun à une caste différente : Faireoir Bán et Faireoir Dearg.

- Si je résume, s'irrita Shaina, ça leur a pris plus de deux années pour trouver cet endroit, en semant deux cadavres dans le processus, et malgré tout le piller au nez et à la barbe des Faireoirí ? Comment est-il possible que quelque chose qui se déroule sur un tel laps de temps ne vous renvoie aucun écho ?

- Le gardien vivait dans un lieu extrêmement isolé, commença à énumérer leur second interlocuteur, une Galloise aux cheveux d'un joli roux cuivré dénommée Daithe. Bien plus que la grande majorité des enclaves divines. De plus, personne parmi nous ne connaissait son identité, car il appartenait à un très petit cercle différent des nôtres qui se gère indépendamment : la Faireoir Liath. Les renseignements inhérents à cette caste particulière étaient donc selon toute vraisemblance bien gardés et connus de peu de monde. Enfin, il semblerait que son ou ses meurtriers ne l'ait achevé que récemment. Ce qui signifie...

- Je ne comprends pas, intervint Nachi d'une voix plus posée. En quoi est-ce important ? Je veux dire, c'est une nouvelle terrible bien entendu, mais pourquoi est-il nécessaire de le préciser ?

- Parce que ça veut tout simplement dire que le gardien a été sciemment maintenu en vie à partir du moment où ils l'ont capturé, pour que personne ne sache qu'il avait échoué dans son rôle, répondit Shaina. Comme il vit en totale autarcie, je suppose que c'est le trépas du gardien qui doit déclencher une sorte d'alarme et vous prévenir. J'ai juste ?

Ciarán tiqua, n'aimant guère entendre parler d'échec vis-à-vis de l'un de ses pairs, peu importe qu'il l'avait connu ou non. D'autant que celui-ci avait été en effet longuement torturé afin de suffisamment l'affaiblir pour qu'il ne puisse ni se rebeller, ni être en mesure de prévenir le seigneur Lugh. D'après ce qu'ils avaient pu constaté sur son corps – notamment des brûlures anciennes mais atroces, savamment infligées – le gardien avait finalement eu une seule opportunité de les prévenir au bout d'un long calvaire : le suicide. Il serra les poings.

Ils n'ont pas besoin de le savoir.

- Oui, c'est exact.

- Nous avons donc un sacré retard par la force des choses, conclut Shaina.

- Mais en quoi le vol d'un corps, même celui d'un dieu, représente une réelle menace ? Si je me souviens bien de ce qu'on nous a dit sur lui lors de notre mission en Écosse, il lui manque sa tête. Le ressusciter dans cet état s'avérerait compliqué à mon avis, argua Nachi.

- Et cela n'entre pas dans nos problèmes actuels, acheva sa sœur d'armes.

- Détrompe-toi Shaina, l'avertit Saori en prenant finalement la parole après avoir uniquement écouté jusque-là.

L'Italienne se tourna vers elle, perplexe.

- Repense à la vision qu'Arion nous a transmise, poursuivit la déesse. Balor était un être cyclopéen d'une grande force, roi des Fomóire, et qui était surtout craint pour son regard aux conséquences dévastatrices. Fort heureusement, le seigneur Lugh parvint à l'abattre en le décapitant au cours d'une légendaire bataille.

- C'est bien cela déesse Athéna, confirma l'émissaire du dieu celte. Le corps de Balor fut conservé ici, dans notre monde, tandis que sa tête, sept fois scellée, disparut dans un lac après y avoir été jeté.

- Vous avez balancé la tête d'un dieu comme ça !? s'éberlua la Chevaleresse d'Argent. Au fond d'un lac ?

- Ce que notre amie veut dire de manière moins prosaïque est que la tête de Balor a été envoyée dans un monde miroir du nôtre : le Sidh. Et l'accès est souvent lié à un point d'eau.

Ciarán, d'abord étonné qu'elle en sache autant, se rappela bien vite qu'ils avaient face à eux la déesse de la Sagesse et première gardienne de la Terre. Nul étonnement à ce qu'elle possède de vastes connaissances sur tout ce qui avait trait aux légendes de chaque panthéon. Daithe ne semblait pas s'en émouvoir pour sa part.

- Le lac aux eaux sombres et l’œil de feu, se rappela progressivement Nachi. Le but de ceux qui ont dérobé le corps serait donc de réunir les deux moitiés et … ramener Balor à la vie ? Par quel miracle pourrait-il y parvenir ?

- Déesse Athéna, demanda Daithe à brûle-pourpoint, pourriez-vous me répéter les paroles mentionnant vraisemblablement Balor ou ce qui semble y faire penser.

Face à cette sollicitation polie, la jeune femme s'exécuta volontiers.

- Hmm, le roi des Fomoires n'est qu'une partie de l'équation. Les images de la vision mentionnent aussi une sorte de grand bol ou un potentiel chaudron, peut-être même est-ce une coupe, à l'intérieur duquel la tête est plongée. Suite à ça, elle retrouve sa vigueur. (Elle croisa les bras, l’extrémité de l'un de ses pouces vint se perdre au bord de ses lèvres et le mordilla le temps d'une courte réflexion.) Je ne connais qu'un seul artefact ayant les propriétés permettant d'accomplir un rituel de cette nature. Ce que les hommes du commun ont assimilé au Graal : le chaudron du Dagda, capable de ramener les morts à la vie. Et il se trouve dans le Sidh.

Elle constata que les yeux des deux Chevaliers venaient de s'arrondirent sous le coup de la surprise. Avant qu'ils puissent dire quelque chose, Athéna les devança :

- En clair, nous avons un double problème. Des êtres affiliés à Balor se sont emparés de son corps et comptent sur le pouvoir du chaudron pour lui rendre la vie. D'une part, ce serait insensé de laisser une des clés nécessaire à la libération de Chaos entre leurs mains. D'autre part, parce que le péril que représenterait Balor nous mettrait davantage de bâtons dans les roues. (Sa mâchoire se contracta.) Comme si nous n'avions pas déjà assez de fronts sur lesquels lutter.

- Nous avons donc tout intérêt à réussir à le trouver avant eux, conclut le Chevalier du Loup.

- As-tu déjà oublié qu'ils ont plusieurs jours, peut-être même semaines, d'avance de recherche par rapport à nous ? maugréa Shaina.

- En vérité, ce n'est pas tout à fait correct, contesta Daithe. (Remarquant les sourcils froncés de l'Italienne, elle précisa :) Le temps ne s'écoule pas de la même manière dans le Sidh. Son flux est bien plus lent. Une année ici doit correspondre à quelques jours là-bas. C'est pour cette raison que les récits mentionnant des humains s'y étant aventurés parlent toujours des conséquences temporelles lorsqu'ils veulent rentrer chez eux. Pour eux, dix années seront peut-être passées dans le Sidh, cependant ce sont des centaines d'années de décalage qui les frappent par surprise au retour. (Elle remit une mèche de cheveux en place derrière son oreille :) Toutefois, il n'y a pas de règle stricte de conversion.

- Dans ce cas, tout est encore possible, dit Shaina. Athéna...

- Oui, il nous faut dès à présent réunir une équipe pour mener nos propres recherches. Néanmoins, celles et ceux qui se rendront dans le Sidh auront besoin d'un guide.

Son attention se pencha sur Daithe et Ciarán. Ce dernier mit quelques secondes à comprendre.

À la base, ils n'étaient venus que pour avertir Athéna de cette soudaine disparition, à la demande de leur seigneur. Celui-ci avait-il pressenti que la déesse décèlerait immédiatement le lien entre la vision et ce qu'impliquait le rapt du corps de Balor ? Auquel cas, cela expliquait pourquoi il avait tenu à ce que Daithe l'accompagne au Sanctuaire. A part un habitant du Sidh lui-même, elle était probablement celle qui avait accès aux meilleures connaissances sur ces contrées.

Le Samildanach n'était pas un devin, mais sa faculté à être versé dans de multiples arts lui conférait une sorte d'intuition, d'une véracité parfois effrayante. Le jeune homme prit une longue inspiration.

- Au nom du seigneur Lugh, nous acceptons d'accompagner et de guider le groupe que vous aurez choisi de composer. J'enfonce toutefois clairement des portes ouvertes en précisant qu'il faudra vous hâter.

La déesse grecque se tourna sans hésiter vers ses deux Chevaliers.

- Shaina, Nachi, vous avez eu l'occasion de vous familiarisez avec les us et coutumes de nos amis celtes. Acceptez-vous de constituer cette équipe promptement et de vous rendre dans le Sidh pour retrouver la clé ?

- Pas besoin d'y réfléchir à deux fois !

- C'est entendu.

- Merci à vous, dit Athéna en inclinant légèrement la tête. Je vous laisse le soin de vous préparer. Dès que vous souhaiterez partir, un avion privé de la fondation Kido vous attendra à l'aéroport d'Athènes.

Le duo de Chevaliers s'inclina et s'en alla en commençant déjà à discuter de leurs besoins. Les émissaires de Lugh s'apprêtaient à prendre congé également lorsque le regard de la jeune femme toujours assise sur le trône les accrocha. Un appel discret destiné à les faire s'attarder un instant supplémentaire.

- Ciarán, Daithe, je compte sur vous pour conseiller du mieux possible celles et ceux qui seront sous votre responsabilité.

Ciarán faillit répliquer qu'il doutait que ses Chevaliers aient besoin de chaperon – doutait-elle à ce point d'eux ? –, mais garda finalement la bouche close après avoir reçu un signal visuel de la part de Daithe.

- Bien entendu, déesse Athéna.

Ce ne fut que lorsqu'elle leur eu imposé cette promesse que la jeune femme les libéra.

Seule, à contempler le puits de lumière lunaire qui l'hypnotisait presque, Saori laissa des souvenirs remonter à la surface de son esprit.

Les images, parfois incomplètes, qu'elle voyait lui transmettait toute la dureté des conflits ayant émaillé sa très longue vie.

Une foule de visages l'accueillit. Ils auraient dû lui dire quelque chose, cependant l'immense majorité demeurait de parfaits inconnus. Mais même sans noms, ces femmes et ces hommes, jeunes ou vieux, qui avaient péri, lui transmettaient un sentiment de perte et de sacrifice au nom de divers idéaux. Elle savait ces choses inéluctables.

Elle était la déesse de la Sagesse, mais aussi de la Guerre. La protectrice de l'humanité.

Malgré tout, elle priait – qui donc ? le destin ? - pour la survie du maximum de personnes l'entourant actuellement en cette sombre ère.

Jusqu'à ce jour, aucune nouvelle ne leur était parvenue depuis l'Inde. En dépit de son flegme, Shiryû n'avait pas pu dissimuler son inquiétude lorsqu'elle l'avait eu au téléphone. Il n'avait aucune idée du lieu où le groupe de Ban avait été conduit et même Sarasvati n'avait pu l'aider à les localiser. Et aujourd'hui encore, elle divisait ses forces sans garantie que cela débouche sur un résultat.

Elle espérait, mais à ce stade, c'était tout ce qu'elle pouvait se permettre. Il lui fallait continuer à croire en ces âmes valeureuses.


26 mars 1998

Irlande, Province du Connacht

Ils avaient quitté la ville depuis deux heures, abandonnant le béton, le verre et l'acier des hommes pour parcourir la lande sauvage à bord d'un véhicule tout terrain.

Le temps était brumeux – quand ne l'était-il pas sur ces terres de légendes ? – et la condensation s'accrochait aux moindres rochers telles les soies d'une araignée.

L'engin s'arrêta semble-t-il au milieu de nulle part. Ses passagers en descendirent un par un et chacun récupéra ses affaires dans le volumineux coffre. Il avait été convenu que quelqu'un viendrait récupérer le véhicule, aussi l'abandonnèrent-ils sans remords.

Ils étaient six : Nachi et Shaina, Ciarán et Daithe en tant que représentants du dieu Lugh, ainsi que Gearóid, dont c'était la patrie d'origine. Maître et élève n'avaient jamais particulièrement œuvré ensemble, d'égal à égal, et même s'il aurait certainement eu du mal à l'avouer, l'ancien voleur à la tire sentait poindre une certaine trépidation juvénile à cette idée.

Enfin, suivait Einar. Depuis de longs mois, l'Asgardien donnait l'impression de s'être renfermé sur lui-même, alternant des épisodes où il s'isolait et d'autres où il agissait normalement – du moins, le paraissait-il. Il constatait la progression du mal et cela le minait. Son désir de rédemption était un lourd fardeau qu'il s'était imposé et le doute de parvenir à en supporter le poids s'il demeurait inactif le taraudait de plus en plus. Alors quand il avait eu vent de la mission visant à enrayer le retour d'un être à la terrible réputation, il s'était porté volontaire sans hésiter.

Il était deux heures et demi du matin et les faisceaux des lampes torches se croisaient telles des épées de lumière sur le sol herbeux. Ils suivaient une sorte d'antique chemin de terre, marqué de-ci de-là par des bornes de pierre sur les côtés. Pareilles à des dents ébréchées, celles-ci paraissaient être des jalons pointant dans une mystérieuse direction.

Après plusieurs kilomètres passés à descendre puis à monter au gré de la topographie du terrain, tandis que le petit groupe s'approchait d'une structure rappelant un tertre, un lugubre hurlement déchira le silence nocturne.

- Qu'est-ce que c'était ? demanda Einar.

- Le cri d'un bean sidhe, lui répondit Ciarán comme si ça coulait de source pour lui.

Le silence qui s'ensuivit fut traduit par un « et ? » aux oreilles du Chevalier d'Orion.

- Rien d'inquiétant, précisa-t-il à son camarade. (Il haussa les épaules.) Bon, on dit toutefois que c'est censé annoncer une mort prochaine.

Il ne put pas le voir dans le noir, mais l'Asgardien fronça les sourcils face à cette curieuse information.

Le groupe se pressa en file indienne afin de pénétrer dans le monticule à travers une fente difficilement discernable à moins d'être clairement devant, ou de savoir qu'elle se trouvait là.

Au fur et à mesure de leur progression, le bruit d'un eau courante leur parvint avec de plus en plus d'acuité. Poursuivant leur descente, ils débouchèrent dans une caverne située à plusieurs mètres sous la surface. De sa voûte, un rai lumineux tombait presque à la perpendiculaire, illuminant l'une des rives bordant la tumultueuse rivière souterraine qu'ils apercevaient enfin.

Un ponton de bois auquel étaient amarrés deux canots représentait l'unique construction visible. Toutefois, ils n'étaient pas seuls en ce lieu. Près des embarcations se tenait une femme, ou du moins ce qui leur parut être une forme féminine.

Elle avait de longs cheveux abîmés tombant librement sur ses épaules et portait une robe d'une autre époque. Ses pieds nus n'émirent aucun son sur la roche lorsqu'elle se tourna pour s'avancer à leur rencontre.

Sillonnée de profondes rides et sèche comme si toute l'eau en avait été retirée, sa peau se révéla être pâle. Cependant, même au sein de cette pénombre, elle donnait l'impression de luire d'un feu blanc. Ses yeux, pareils à deux puits laiteux, étaient profondément enfoncés dans ses orbites. Une bean sidhe.

- C'est de cette façon que nous allons rejoindre le Sidh ? interrogea Einar.

Il ne savait pas trop à quoi il aurait dû s'attendre. Un portail ? Un grand escalier ? Mais un accès par voie navigable ? C'était …

- Cette rivière est l'une des trois entrées connues, oui, confirma Daithe. Et la plus aisée à emprunter. (Elle jeta un coup d’œil en coin à la gardienne de la jetée.) A condition d'y être autorisé.

- Le seigneur Lugh m'a informé de votre visite, dit-elle d'une voix chuintante, semblable à quelque écho morbide d'outre-tombe. Avant de prendre place à bord de ces esquifs, prenez ceci.

De son bras décharné, elle leur tendit un lot d'amulettes. Ces dernières ressemblaient à des chaînettes mêlant des pierres d'ambre, sur lesquelles avait été gravés des symboles oghamiques, et des petites pièces de métallurgie en forme d'oreilles et de langues stylisées.

- Bien, ne perdons pas plus de temps et allons-y, enchaîna Shaina en enfilant le collier par-dessus sa tête.

Ils passèrent devant la bean sidhe et chacun sentit son regard scrutateur s'attarder le long de son échine, des frissons la dévalant. L'instinct quasi animal de Nachi se recroquevilla, préférant faire le dos rond, plutôt que de se dresser contre cette force inéluctable de la nature.

Daithe, Shaina et Nachi prirent place dans la première embarcation, tandis que Ciarán et les deux guerriers restants montaient dans la seconde.

La gardienne s'occupa de larguer les amarres et aussitôt les frêles navires s'élancèrent sur les flots agités. Cependant, ils le firent … à contre-courant, à la stupéfaction de leurs passagers.

Les yeux humides de la bean sidhe continuèrent de les observer jusqu'à ce qu'ils disparaissent au détour d'un coude.


En dépit de cette entorse à la plus élémentaire loi de la physique, les canots avançaient sans la moindre propulsion.

- Puisque personne n'ose se lancer, je prends les devants, lança Gearóid. Par quel prodige avançons-nous alors que le flux devrait nous emmener en aval ?

Leurs embarcations se suivaient et malgré le bruit de l'eau et l'écho que leur renvoyait les parois, ils pouvaient assez aisément communiquer d'un navire à l'autre sans avoir besoin de crier.

- Ces bateaux ont été façonnés dans un bois bien particulier, lui répondit Daithe en se retournant, soustrayant le bout d'un pouce supplicié par ses dents dans le même mouvement. Une essence qui ne pousse que dans le Sidh : l'anamcroí. Une première moitié sert à fabriquer un objet et la seconde, une balise. Même à des kilomètres de distance, les deux parties peuvent s'appeler l'une l'autre par le biais d'une solide attraction une fois celle-ci activée.

- Un peu à la manière d'aimants ?

- Exactement. Le seigneur Lugh, surnommé à raison « Lamhfhada », possède une fronde dont les projectiles sont faits dans ce matériau. Couplés à un anneau frère qui lui permet de les récupérer après chaque jet, il ne tombe jamais à court de munitions.

- Comment se fait-il que tu connaisses autant d'éléments sur un endroit où tu n'as jamais mis les pieds ?

- Je lis énormément, se contenta simplement de répondre Daithe. Et j'écoute aussi.

- Elle a une mémoire eidétique, les renseigna davantage Ciarán, ça l'aide un peu. (Un sourire innocent lui vint et voulant taquiner sa sœur d'armes, malgré son respect pour sa modestie, il ajouta :) Ça et le pouvoir de son pouce.

- C'est quoi cette histoire de pouce ? s'étonna Gearóid.

La jeune femme, rougissant, foudroya son compagnon du regard pour avoir divulgué son secret. Elle retroussa sa manche gauche et tourna son avant-bras pour leur présenter un dessin aux contours bleutés juste sous son poignet. Il représentait un poisson dans une pose dynamique donnant l'illusion qu'il bondissait hors de l'eau, sa bouche s'arrêtant à la base du pouce.

- Je suis liée au Saumon de la Sagesse.

- Le même que celui cité dans la légende de Fionn ?

- Tu connais ? questionna Shaina.

- Bien sûr ! s'exclama le Chevalier d'Orion, comme si elle avait pu en douter.

Sa réaction amusa Nachi qui y vit poindre une réminiscence éclair de l'enfant insolent qu'il avait été. Ou qu'il était toujours ?

- Quel rapport entre son pouce et un saumon ? voulut savoir Einar, déconcerté.

- En fait …, commença Gearóid.

- Pour résumer, le coupa Daithe, j'ai accès à un très vaste champ de connaissances grâce à lui.

- Tu sais donc tout ?

- Non, pas tout, s'amusa-t-elle. En réalité, ce pouvoir me donne un droit d'entrée dans ce que je pourrais appeler la « bibliothèque du monde ». Lorsque je souhaite connaître la réponse à une question, je la formule dans mon esprit et la plupart du temps, la réponse me vient. Bien entendu, cela a ses contraintes et ses limites. Souvent, je reste sans réponse.

- Et grâce à ce savoir quasi-encyclopédique, que peux-tu nous apprendre d'autre sur les terres où nous nous rendons ? demanda Nachi, pragmatique.

Un léger cahot sur l'eau les secoua.

- Le Sidh ressemble beaucoup à notre monde, la modernité et la technologie en moins.

- Un Asgard bis en somme, soupira le Chevalier d'Orion. (Il avisa le regard appuyé que lui lança Einar et leva une main apaisante.) Sans offense, hein ?

- C'est similaire à un miroir. Pas dans le sens où tout serait inversé, mais plus comme s'il y avait un verso à la carte d'Irlande. Il existe quatre domaines : Falias, Findias, Gorias et Murias. Chacun est habité par un puissant archidruide. Au bout de cette voie de navigation, nous allons parvenir à proximité d'un port qui sert de plaque tournante pour les échanges entre les domaines. A partir de là, nous aurons le choix de notre destination. Chaque domaine est indépendant des autres et se consacre à sa propre gloire, commerçant pour certains avec les autres ou bataillant ferme entre eux.

Les remous parurent se faire plus fort au fur et à mesure de leur progression. Et Einar n'aurait pu en jurer, mais il avait la sensation que le cours d'eau les entraînait petit à petit vers le haut.

- La majorité des habitants ne sont pas des humains tels que nous, reprit la membre de la Garde Blanche.

- Tu veux dire que l'on risque de croiser des lutins et des fées ? s'amusa Gearóid.

- Entre autre, oui, lui confirma naturellement Daithe.

- Merde alors ! s'exclama le jeune homme roux.

- Il faut comprendre que le Sidh est une sorte de … qu'est-ce qu'il y a ?

Elle avait cru que le jeune Irlandais s'extasiait face à la possibilité de rencontrer de tels êtres lorsqu'elle se tourna pour voir ce que tous ses autres compagnons regardaient avec ébahissement dans son dos.

Leurs canots avançaient désormais selon un angle très prononcé, s’approchant de la verticale – les obligeant à se cramponner aux plats-bords – tandis que l'attraction se renforçait. De fines gouttelettes pleuvaient sur eux, mouillant cheveux et visages. Ils percevaient tous qu'un point allait être franchi.

Ensuite vint ce qui ressemblait à une ultime poussée, comme un nageur donnant un dernier élan à ses bras pour crever la surface. Et en réalité, c'est ce qui se produisit. Leurs embarcations franchirent la frontière aquatique comme s'ils avaient jusqu'ici été sous l'eau.

Ils se retrouvèrent alors au milieu d'une nappe de brouillard leur rappelant celle traversée sur la lande, quoiqu'elle soit bien plus dense. Leur cécité ne dura cependant pas longtemps et le rideau vaporeux se déchira sur leurs proues.

- C'est...

Leurs yeux s'arrondirent face au spectacle qui leur fut présenté. Un gigantesque arbre au bois clair les dominait de toute sa fabuleuse hauteur.

Du pied du géant, aux racines fermement ancrées dans son îlot de terre, s'élançaient plusieurs pontons. Quelques bâtiments sur pilotis formaient comme un archipel autour de l’arbre.

Au cœur de ses frondaisons et sur son tronc, ils aperçurent de petites constructions dont les fenêtres diffusaient une lumière chaude et accueillante. Des lucioles formaient des petits nuages de particules luminescentes, pirouettant parmi les entrelacs des branches.

Elles étaient d'autant plus visibles que le ciel – en tout cas le ciel de ce monde –, arborait à cet instant une teinte orangé assombri, pareille à celle gagnant la voûte céleste lors du coucher du soleil.

Accrochées haut dans les ramures pendaient de longues planches gravées de symboles aux consonances celtiques. Le vent les faisaient doucement tournoyer sur elles-mêmes. Leur couleur rougeâtre faisait écho à celle de leurs bateaux et Daithe en déduisit que le bois les constituant était issu du même arbre anamcroí.

- On dirait Yggdrasil, murmura Einar.

- Tu dis ça comme si tu l'avais déjà vu, nota Gearóid.

- Non, mais il est supposé être immense alors je...

- Hmm, oui, je vois ce que tu veux dire.

Plutôt que de se suivre, les deux canots voyageaient à présent côte à côte. Néanmoins, cela ne durerait pas, car chacun était attiré jusqu'à un débarcadère différent.

- Il va nous falloir nous regrouper après notre arrivée, comprit Shaina.

- Nos points de chute n'ont pas l'air si éloignés l'un de l'autre, estima Ciarán, mais au cas où, orientons-nous vers ce bâtiment là-bas. (Il désigna du doigt une structure dotée de deux tours aux toits couverts de tuiles d'ardoise.) C'est bon pour tous ?

Sa demande reçut un assentiment général.

- Que devrons-nous faire après avoir débarqué ? s'enquit le Chevalier du Loup.

- Il faudra traverser le port et emprunter l'une des quatre portes qui ouvre sur une route différente pour chaque domaine. Nous devrons choisir celle menant au domaine de Falias et rencontrer son gouverneur, l'archidruide Morfessa. Il est doté du plus grand savoir et représente notre meilleure chance dans notre quête.

- On se retrouve rapidement, fit Ciarán en adressant un signe de la main à son homologue féminin.

L'embarcation qu'il occupait avec Einar et Gearóid s'éloigna de plus en plus de sa sœur jumelle et l'autre trio disparut à leur vue dès qu'ils entrèrent dans une énième nappe de brouillard.

Ils accostèrent silencieusement et prirent bien vite pied sur le ponton. Ce ne fut qu'à cet instant que l'activité bourdonnante du port les frappa.

Tout autour d'eux résonnait une myriade de bruits : cris, bois qui travaille, cordes en tension, charges lourdes raclant le sol, feuillage qui bruissait très loin au-dessus de leurs têtes.

C'était comme s'ils étaient enfin entrés de plain-pied dans ce nouveau monde et que leur voyage fluvial n'avait été qu'un long préambule.

Ce choc culturel frappa le Chevalier d'Orion qui se vit revenu à ses premiers pas dans la capitale du royaume d'Asgard. A ceci près que grâce à l'amulette reçue plus tôt, le brouhaha ambiant apparaissait compréhensible à ses oreilles.

Ses réflexes d'une jeunesse vécue dans la rue remontèrent à la surface aussi aisément qu'un morceau de bois flotte. Il s'ouvrit pleinement à son environnement, captant des mouvement furtifs et des mots en apparence insignifiants, mais qui en disaient parfois plus longs que des actes.

Son analyse rapide ne lui révéla rien de suspect. Pour autant, il choisit de ne pas relâcher sa vigilance.

Einar, de son côté, découvrait un univers à la fois semblable et pourtant différent en de nombreux points avec sa contrée natale. Ici, l'empreinte de l'homme était moins présente. L'architecture avait son propre style, associant les courbures délicates des vrilles végétales et les lignes plus dures du bois.

Là où il était né, la neige et la glace étaient partie intégrante de la nature, ne cédant le pas que pour de trop brefs instants aux autres saisons. Tandis qu'en ces terres, la clémence du printemps et la douceur de l'été semblaient de mise, offrant un environnement ô combien dissemblable. Telle les deux faces d'une même pièce.

Subitement, son cœur se serra et ses yeux bleus s'embuèrent en imaginant les deux personnes auxquelles il aurait voulu montrer ça. Mais les deux étaient mortes par sa faute. Le jeune homme regarda ses mains ouvertes et les imagina couvertes de sang. Il ferma les poings et les contracta.

Après avoir quitté un ponton différent, Nachi et Shaina purent contempler un univers qu'ils n'avaient fait qu'effleurer lors de leur précédente mission presque trois ans plus tôt.

Le Chevalier du Loup, dont les sens avaient gagné en intensité avec les années passées à entrer en symbiose avec son cosmos et son Armure aux origines animales, éprouva une sorte de bien-être semblable à celui qui s'insinuait en lui lorsqu'il errait dans de vénérables forêts. A ceci près que ce sentiment était décuplé ici.

Pour Daithe et Ciarán, pourtant distants l'un par rapport à l'autre de plusieurs rues, l'émerveillement ressenti fut similaire. La première éprouva une excitation toute savante – car toute sa connaissance théorique se voyait confronté à du concret – pendant que le second tempérait sa joie de découvrir l'inconnu en y mêlant une sorte de retenue respectueuse. Ils venaient de franchir le seuil du monde dont leurs ordres étaient issus.

Bien entendu, leur présence ne passa pas longtemps inaperçue. Après tout, les humains n'étaient clairement pas monnaie courante en ces lieux. D'autant plus que deux d'entre eux affichaient par leurs manteaux, leur appartenance aux Faireoirí du dieu Lugh – le fait qu'une de ces inconnus ait un masque sur le visage passait inaperçu à côté. Des regards se firent inquisiteurs, curieux, voire hostiles, mais pour autant ils ne furent pas importunés.

Dès qu'ils se furent rejoints, les six membres du groupe s'orientèrent vers le sud-est, obligés de contourner le gigantesque arbre autour duquel la ville et ses voies de circulation avaient été construites. Ils parlèrent peu, progressant vite en veillant toutefois à ne pas paraître pressés.

Au bout d'un certain temps, alors qu'ils devaient être au deux tiers de leur objectif, un sérieux problème se présenta à eux, les obligeant à ralentir. La zone qu'ils devaient traverser était encombrée de monde suite à un accident. Une lourde charge qui devait être descendue depuis l'étage d'un entrepôt avait rompu la corde la retenant malgré son épaisseur et s'était libérée de son palan. Apparemment, la seule victime à déplorer semblait être le malheureux animal s'étant trouvé en-dessous au moment de sa chute.

Plutôt que de patienter et attendre le dégagement de la voie – ce qui allait prendre un bon moment –, Daithe fit emprunter le seul autre chemin envisageable à leur groupe pour contourner l'obstacle et retrouver le tracé initial.

Quelques minutes plus tard, Gearóid se rapprocha de Nachi et Ciarán, un étrange sentiment au creux du ventre.

- Il y a de moins en moins d'activité dans le coin, dit-il à voix basse.

- Oui, confirma le Japonais, c'est un peu trop tranquille.

- Et pas mal de ruelles débouchent sur un cul-de-sac ou sur des passages encore plus étroits, compléta le Faireoir Dearg.

Ainsi ses beaux yeux ne servent donc pas qu'à la frime, nota le Chevalier d'Argent par devers lui.

Au tournant suivant, ils entendirent des bruits de course au-dessus de leurs têtes. Quelque chose bondit d'un toit au suivant en lâchant un lourd filet lesté. Puis d'autres silhouettes procédèrent à l'identique. Un déluge quadrillé s'abattit sur le groupe en un éclair. Tout aussi rapidement, un vent glacé se leva, couvrant les entraves de givre, allant jusqu'à les faire éclater en une pluie de fragments irisés.

- On se bouge ! lança Shaina.

- Par là ! cria Daithe en pointant du doigt un chemin sur la droite.

Ils se mirent à courir, poursuivis par des grondements gutturaux que leurs amulettes ne parvinrent pas à traduire. Le sol vibra soudain sous leurs pas et des enchevêtrements de racines jaillirent aléatoirement du sol au fur et à mesure de leur fuite, comme les parois d'un labyrinthe mouvant, cherchant à les isoler numériquement.

Un premier rempart sépara Daithe et Shaina alors en tête, puis vint le tour de Einar. Nachi et Gearóid suivirent et finalement Ciarán. Ce dernier n'essaya même pas de percer la paroi végétale, car il sentit une présence menaçante dans son dos.

Les deux Chevaliers perçurent un bruit sourd derrière eux, comme un impact. Ils n'eurent pas davantage le temps de se questionner que trois silhouettes surgissaient des fenêtres dans une averse de verre brisé. Maître et élève se débarrassèrent de leurs volumineux paquetages et d'une impulsion mentale appelèrent leurs Armures à les recouvrir.

Si l'éclat argenté de celle de l'Irlandais volait la vedette à celle du Japonais, aux simples reflets grisâtres, elle ne trouvait néanmoins pas d'égal avec le léger rougeoiement pur de certaines arabesques gravés dans le métal, soulignant que ce n'était pas un canidé ordinaire qui lui avait servi de modèle.

Leurs opposants se redressèrent au milieu des pavés fracassés par leur chute. Ils exhibaient sans conteste des physiques non humains. Deux arboraient des cornes sur leurs crânes, recourbés telles celles d'un bélier pour l'un, élancées et ramifiées pareils aux bois d'un cervidé pour l'autre. Le dernier affichait un faciès plus humain, mais était pourvu de jambes torses terminées par des sabots fendus.

Leurs corps aux proportions variables et à la peau sombre s’abritaient derrière d'épaisses cuirasses, tantôt semblable à une excroissance naturelle de leur épiderme, tantôt à du bois durci ou de la pierre, couverts par endroits de plaques de lichen et de champignons. Leurs mains, à quatre ou cinq doigts, et leurs pieds pour ceux qui en étaient pourvus se terminaient par de solides ongles griffus. On les eût cru nés directement du ventre de la Terre elle-même.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?

- Pas ça, rectifia Nachi qui ne pouvait s'empêcher de ressentir un certain respect pour ces êtres chtoniens, mais qui ? Des Fomoires.

Des réminiscences d'événements passés le laissèrent toutefois avec une autre question : pourquoi ceux-là avaient-ils l'air plus « mieux portant », faute d'une meilleure analyse, que ceux auxquels il avait déjà eu à faire face aux côtés de Shaina ?

- Attention, Gearóid, leurs griffes suintent du poison.

Un affreux doute s'empara du Loup. Son ancien apprenti, pourvu d'un unique bras à présent, était-il en capacité d'affronter ces êtres ?

Bélier chargea rapidement, plus vite qu'on aurait pu s'y attendre d'un tel gabarit. Il frappa dans l'intention d'arracher la tête des épaules de l'Irlandais. Mais il ne brassa que du vent.

S'étant accroupi, le Chevalier d'Orion se détendit comme un ressort, délivrant un formidable uppercut, renforcé par son arcane, à la mâchoire du Fomoire qui laissa échapper un craquement. Ce dernier recula de plusieurs pas pour finir par s'effondrer sur le dos. Un fin sourire s'invita sur les lèvres du Loup.

J'avais tort de m'inquiéter.

Rasséréné, il se concentra sur son propre adversaire, le cornu élancé. Sous l'action de son cosmos à la teinte cramoisie, ses gantelets recouvrirent le bout de ses doigts de robustes griffes de métal. Il chargea sa cible en concentrant son énergie dans ses mains.

Se rappelant la grande force dont ces êtres étaient détenteurs, il n'était pas envisageable de se confronter à eux sur le plan du physique pur. Aussi, en passant sous l'attaque du colosse, Nachi effectua une glissade entre ses jambes.

Au passage, il lacéra l'un des volumineux mollets, y traçant quatre sillons plus ou moins profonds dont étrangement nul sang ne s'échappa. Tel le canidé dont sa constellation protectrice tirait son essence, il portait des attaques visant à saper les forces de son adversaire. L'offensive déséquilibra le Fomoire qui dût modifier sa posture pour soulager le poids pesant sur sa jambe blessée. Ses traits grossiers étaient fermés, comme s'ils luttaient pour contenir le cri menaçant de franchir sa bouche.

Nachi profita de ce bref laps de temps pour se relever et prendre de la distance, observant son ennemi froidement.

De leur côté, Shaina et Daithe devaient elles aussi composer avec un trio d'agresseurs. Les deux jeunes femmes avaient endossé leurs protections respectives et s'étaient mises dos à dos.

Toutefois, l'Italienne, par de légers détails, arriva rapidement à la conclusion que sa binôme n'était pas une combattante-née. Il allait lui falloir avoir les yeux partout.

Fidèle à sa réputation, elle prit l'initiative d'entamer les hostilités, son corps s'auréolant d'argent. Tentant de mettre à profit sa vitesse naturelle et l'élément de surprise, Shaina fondit sur le Fomoire le plus proche, de minuscules éclairs crépitants autour de ses avants-bras armés.

Toutefois, sa cible eut la même idée et se montra tout aussi véloce. S'en suivit un échange de coups où chacun tenta de placer une frappe décisive. Shaina dévia finalement une attaque et déclencha son arcane lors de sa riposte. En un battement de cœur, se déployèrent de ses gantelets des sections supplémentaires qui vinrent gainer de métal son pouce, son index et son majeur, leur conférant l'aspect de crochets menaçants.

- Artigli del Tuono !

Les crochets lacérèrent l'avant-bras du Fomoire et le membre, parcouru de fourmillements, se relâcha, toute tension l'abandonnant.

L'être tenta de reculer suite à ce curieux effet engourdissant qui minait sa défense, mais la Chevaleresse d'Argent ne lui en laissa pas l'occasion. Elle le poursuivit et paracheva son assaut en infligeant une rafale de coups de poings qu'elle conclut à nouveau avec sa technique.

Sa victime s'effondra, les muscles de son corps se contractant convulsivement. Après une ultime tentative d'inspiration qui ne vint pas, elle finit par s'immobiliser. Tout s'était joué en moins de trois minutes.

Un violent choc frappa l'Italienne sur le côté, la projetant contre la porte d'un bâtiment qu'elle brisa. Elle avait quitté des yeux l'autre Fomoire et elle le payait sans attendre.

Erreur de débutante, se morigéna-t-elle, tandis qu'elle se redressait en grognant parmi les restes de ce qui avait été une table, son flanc droit lui renvoyant des ondes de douleur.

L'instant suivant, le mur à côté de l'entrée s'effondrait pour laisser le passage à un être aux canines inférieures si saillantes par leur taille, qu'elles pointaient hors de sa bouche, lui donnant un air de sanglier.

Comme l'animal apparenté, il se jeta sur elle tête en avant, martelant le plancher de ses lourds poings. Shaina esquiva tant bien que mal, l'encombrant mobilier et la pénombre des lieux ne l'aidant guère. Elle donnait l'air de danser au comble de l'ivresse. Malgré tout, c'était suffisant pour échapper à la soif de destruction de son pesant adversaire.

Elle s'empara d'un minuscule intervalle entre deux attaques et bondit pour agripper une poutre. Simultanément, elle tira sur ses bras en remontant vivement son genou. Celui-ci percuta durement le menton du Fomoire, brisant l'un de ses crocs.

L'Ophiuchus se laissa tomber et prit aussitôt appui sur le sol d'un pas élastique. Sa manœuvre lui procura un élan suffisant pour décocher un puissant coup de poing qui alla s'écraser sur la bouche de son opposant. Un jet de sang fila depuis les lèvres éclatées.

Shaina poussa son avantage et enchaîna avec un revers rapide, zébrant la poitrine offerte du Fomoire, qui regarda, étonné, les arcs électriques courant à la surface de sa blessure. Son souffle se bloqua dans sa poitrine qui se tétanisait et il bascula lourdement sur le côté, les yeux déjà vitreux.

L'Italienne laissa échapper le filet d'air qu'elle retenait. Elle chercha à calmer sa respiration et se rapprocha de la béance murale pour regagner la ruelle.

Apercevant Daithe, elle se figea. Cette dernière était suspendue dans les airs, le corps transpercé par de longs filaments évoquant des racines noueuses. Le sang de la jeune femme gouttait, formant de petites flaques carmines au-dessous d'elle.

- Merde !

Les longs appendices rapetissèrent et le corps de Daithe, privé de soutien, chuta sur le sol avec un bruit mou pour ne plus bouger. L'Ophiuchus se rua sur le tueur.

Il était différent des deux autres Fomoires. Moins massif et d'une apparence moins primale. Son frêle corps était revêtu de ce qui ressemblait à une longue tunique noire aux contours rehaussés d'argent, auxquels les miasmes l'environnant conférait un éclat verdâtre. Seul était visible sa tête dont les cheveux et la barbe dressés évoquait un fouillis de cornes et de racines.

Un enchevêtrement végétal jaillit soudain en fracturant les pavés de la rue pour intercepter l'assaillante. Celle-ci sauta par-dessus, s'appuyant sur certaines parties du réseau pour poursuivre sa course. Elle concentra son cosmos dans son poing et produisit une onde de choc en direction du Fomoire.

Un dôme racinaire l'enveloppa en réponse, le soustrayant à l'offensive comme à la vue de la Chevaleresse d'Argent. L’Italienne fendit l'espèce de cocon d'une attaque en croix. Malheureusement, l'intérieur se révéla vide.

Où est-ce qu'il...

Un bruit la fit se retourner d'un bloc, ses sens balayant la scène. Elle repéra Daithe qui s'agitait faiblement au milieu d'une mare rouge. Ne percevant pas d'autre présence, Shaina la rejoignit.

Au même instant, les murs ayant séparé le groupe se désagrégèrent simultanément. Les assaillants gisaient morts ou en passe de l'être. En dehors de quelques ecchymoses et égratignures, le reste de l'équipe s'en tirait bien.

- Daithe ! s'exclama Ciarán, le visage moucheté d'écarlate.

L’Écossais accourut auprès de sa sœur d’armes qui avait cessé de remuer.

D'un simple coup d’œil, il constata l'ampleur des blessures et son visage se ferma un bref instant. Il prit délicatement la main de sa camarade. Celle-ci hoqueta, cherchant un souffle qu'elle ne trouvait plus, l'hémorragie ayant noyé ses poumons. Elle tourna des yeux ternes vers lui.

- Ça va aller, Daithe, chuchota-t-il d'un voix calme. Ce sera bientôt terminé.

Il ne saurait jamais si elle l'entendit, mais lorsqu'elle rendit l'âme, ses traits se détendirent, comme si la douleur lui avait laissé un ultime moment de répit.

Nachi et Gearóid qui s'approchaient virent Einar en train d'achever son adversaire en lui brisant la nuque d'une brusque torsion.

Le front du Chevalier d'Orion se plissa de perplexité face à ce spectacle. En arrivant à la hauteur du Marina qui relâchait le corps flasque, il dit :

- Je t'ai connu plus mesuré.

Les yeux gris tempête de Einar se posèrent sur lui et un infime instant, l'Irlandais crut y voir passer une ombre.

- J'en ai fini avec les demi-mesures, répondit-il avec un sourire triste.

Gearóid accepta sa réponse quoi qu'elle puisse réellement signifier et reprit son chemin. L'Agardien lui emboîta le pas sans jeter un regard en arrière.

Ciarán venait de reposer la main inerte de Daithe sur sa poitrine lorsqu'ils vinrent compléter le cercle qui s'était formé autour de la dépouille de la jeune femme.

A l'image d'un linceul, le Faireoir Dearg referma les pans du manteau dont la couleur de neige fraîche avait virée au rose là où l'attaque avait transpercé chair et tissu.

- Le dernier d'entre eux s'est enfui, révéla Shaina lorsqu'il eut terminé.

- Nous étions bel et bien attendus, dit Nachi. L'accident bloquant la route n'en était pas un. On nous a tendu un piège.

- Ils savaient donc qui nous étions et certainement pourquoi nous étions là. Il était évident que tôt ou tard nous apprendrions la mort du gardien, peu importe ce qu'ils ont fait pour le garder en vie, et viendrions ici. (Ciarán serra les poings.) Ils ont visé Daithe car son manteau la désignait comme une érudite, quelqu'un de non versé dans l'art du combat. Ces maudits lâches …

- Nous devrions éviter de nous attarder plus longtemps, dit le Chevalier d'Orion sans tenir compte du regard noir dont le couva l’Écossais dès que ses mots eurent franchi ses lèvres. Ce groupe était là pour nous ralentir, nous capturer ou nous tuer. Peut-être n'était-il qu'un parmi d'autres.

Le Loup posa une main compatissante sur l'épaule de Ciarán.

- Je suis sincèrement désolé, mais il a raison. Il faut y aller.

Le guerrier au service du dieu Lugh hésita de longues secondes,. Un Faireoir Dearg était toujours lié à un Faireoir Bán et vice-versa. Le guerrier protégeait l'érudit des maux physiques et l'érudit guidait le guerrier sur le bon chemin. Ciarán et Daithe étaient – avaient été – l'un de ces binômes. Et si déjà la honte de ne pas avoir su la garder de la mort le déchirait de l'intérieur, l'image de son père, militaire de carrière auquel l'idée d'abandonner un homme sur le terrain aurait été inconcevable, incendiait littéralement les morceaux épars de sa conscience de son regard réprobateur. Même depuis la tombe.

Écartelé entre la mission assignée par le dieu qu'il servait et la honte de laisser le corps de sa sœur d'armes ainsi, l’Écossais finit par hocher la tête. Il devrait prendre la responsabilité de tout cela … plus tard.

L'équipe désormais réduite à cinq membres reprit sa marche en direction du portail lui permettant de quitter la ville. Aucun nouvel incident ne fut à déplorer d'ici à ce qu'ils parviennent à destination et l'écho de leur combats ne semblait pas avoir été entendu par ce quartier de la ville.

Les énormes battants en forme d'ogive étaient entrouverts, laissant encore passer un flux régulier de personnes en dépit de l'heure tardive.

Réunis près d'une barrière où étaient attachés d'étranges créatures rappelant des cerfs, mais au gabarit atteignant facilement les deux mètres au garrot et porteur de bois aux dimensions impressionnantes, les envoyés du conseil des dieux tenaient un conciliabule qu'ils espéraient discrets.

Néanmoins, les échanges étaient animés.

- Je ne sais pas ! fit Ciarán en écartant les bras sous le coup d'une colère impuissante. Daithe était la seule à disposer de ces connaissances. Alors, oui, il faut franchir ces putains de portes et non, je ne sais pas quelle route emprunter ensuite !

- C'est bon, on a compris, répliqua Shaina dont les sangs commençaient à s'échauffer également. Qui est-ce... (Elle regarda subitement de droite à gauche.) Où est passé Gearóid ?

Nachi se tourna dans tous les sens, échouant à trouve son ancien élève.

- Il était là il y a encore cinq minutes, fit Einar. (Il ajouta tout bas :) Pire qu'une anguille celui-là.

Ils en étaient toujours à se tordre le cou pour apercevoir le jeune homme roux lorsque celui-ci réapparut silencieusement près d'eux.

- C'est bon, on peut y aller, déclara-t-il à la volée, exhalant un nuage de fumée après avoir retiré le tuyau de sa pipe de sa bouche.

Les autres membres de son groupe le dévisagèrent, incertains.

- Tu nous expliques ? s'impatienta l'Ophiuchus après lui avoir infliger une tape derrière la tête.

Comment Nachi a fait pour ne pas l'étrangler ? s'éberlua-t-elle, en se rappelant cependant que question effronterie, elle-même avait été servie avec Raul.

- Il y a une caravane qui part dans moins de quinze minutes et elle va passer à proximité du domaine de Morfessa, leur apprit l'Irlandais en se massant l'arrière du crâne. Apparemment, le coin n'est plus aussi sûr dernièrement, du coup, ils n'étaient pas contre un groupe de mercenaires pour voyager avec eux.

- Des merce..., s'étrangla presque Nachi. Ce n'est pas sérieux.

- Au contraire, abonda le Faireoir Dearg, c'est une excellente idée. Ils vont pouvoir nous guider et ça nous permet de moins nous afficher qu'en restant juste entre nous.

- Et si le convoi subit une attaque nous visant justement, argumenta le Loup, il risque d'y avoir des dommages collatéraux parmi les caravaniers.

- Je suis aussi pour cette stratégie, trancha Shaina en sentant que la remarque de Nachi sur les « dommages collatéraux » allait lui valoir le poing de Ciarán en pleine face. Si attaque il y a, nous faisons notre travail en protégeant ces gens du mieux possible et nous accédons à notre destination. Il n'y a pas le choix, Nachi, si on veut avancer. Les panneaux brillent par leur absence ici, tu l'as forcément remarqué.

Le Chevalier de Bronze soupira en finissant par donner son assentiment.

Le voyage dura six jours durant lesquels le groupe tâcha de garder l'attitude austère et renfermée qu'ils pensaient seoir à des mercenaires, se mêlant peu des affaires ou des conversations – à l'inverse de ce qu'avait connu le Chevalier d'Orion à Asgard. Néanmoins, ils ne s'abstinrent pas de laisser traîner leurs yeux et leurs oreilles.

Ainsi, ils apprirent qu'en accord avec ce que leur avait répété Gearóid, les Fomoires – peuple à la nature souvent belliqueuse, même sans roi pour les mener – sévissaient par bandes dans tout le Sidh. Du moins, c'était ce que ses habitants avaient toujours connu.

Or, depuis quelques mois, leurs activités s'étaient faites plus intenses, plus sauvages. Comme si quelque chose couvait et décuplait leur frénésie coutumière. Pire, il paraissait que dans les autres domaines, diverses peuplades empruntaient un chemin similaire.

Les fées unseelie s'en prenaient également davantage aux voyageurs et lors des nuits les plus noires, des cortèges entiers de sluaghs pouvaient être croisés – êtres ectoplasmiques hantant de monstrueuses armures.

Lors d'une discussion autour d'un feu, alors qu'ils quitteraient la caravane le lendemain, un peu après l'aube lorsqu'elle passerait en bordure du fief de l'archidruide Morfessa, Einar s'ouvrit d'une question :

- Je me demande si tout ceci est dû à l'influence de Chaos qui se répandrait même ici, dans un autre monde, ou si c'est lié au retour du corps de Balor ?

- Peut-être un peu des deux, suggéra Nachi.

- Plus tôt nous saurons où chercher pour récupérer cette foutue tête, plus tôt nous serons en mesure d'apaiser tout ça, dit Shaina.

- Ça, j'y compte bien, murmura Ciarán depuis la mince ligne que formaient ses lèvres pincées, en contemplant les flammes.

Au matin, ils faisaient face à l'orée d'un vaste bosquet. Si les arbres le composant n'étaient pas remarquables par leur taille par rapport à ceux qu'ils avaient croisés durant leur trajet, encore moins celui de la ville portuaire, ils l'étaient par leur étrange orientation.

Leurs troncs se courbaient, entremêlant leurs branches, pour former une sorte de couloir ligneux tapissé de mousse par endroits. Progressant plus avant, le groupe prit garde ne pas s'emmêler les pieds dans les racines qui bondissaient parfois hors du sol pour replonger plus loin, formant de curieux arcs tortueux. Des pierres gravées semblables à celles vues sur la lande apportaient une touche de gris minéral à l'ensemble.

Moins rapidement qu'ils ne l'auraient crû, ils arrivèrent dans une petite clairière où la pénombre du sous-bois cédait la place à une lumière plus vive, grâce à une énorme trouée dans la ramée. Une maisonnette y avait été construite en associant bois, pierre et mousse – écho du couloir traversé – mais n'en constituaient pas l'élément le plus notable, car on devinait qu'elle était plus fonctionnelle que réellement accueillante. Non, ce qui retint davantage leur attention fut une seconde construction attenante à la première.

Plus grande, elle était autrement plus ouvragée et de larges parois translucides à l'aspect bosselé – était-ce du cristal ? A moins que cette teinte ambrée n'évoque de la résine durcie ? – devaient procurer une fabuleuse luminosité à l'intérieur.

Captant un mouvement derrière les vitres, ils se dirigèrent vers la porte ronde y donnant accès et entrèrent à l'intérieur.

- Bienvenue en ces lieux, voyageurs, les accueillit en se retournant un individu de haute stature vêtu d'une lourde robe, ayant connu des jours meilleurs et combinant habilement trame de tissus et fourrures.

La voix de l'archidruide était telle le souffle du vent d'été dans les frondaisons, douce et chantante. Il se tenait encore droit malgré l'âge vénérable qui devait être le sien et arborait une barbe et une épaisse chevelure cendrée que lui disputait son front dégarni et parcouru de rides profondes. Un lacis de tatouages bleutés se mêlaient à ces dernières et descendaient sur ses tempes. Tout son physique le désignait comme un humain, mais ses yeux à l'iris dorée semblaient indiquer le contraire.

Autre fait insolite, son bras droit, du biceps aux bout de ses doigts, était formé par un entrelacs de racines noueuses qui s'accrochaient à son épaule, sorte d'alliance symbiotique.

Dans cet espace qui était autant le sien que l'eau l'était aux poissons, de nombreuses niches abritaient des dizaines et des dizaines d'ouvrages : livres, stèles, tablettes ou même simple planchette ciselée de symboles.

- Cela fait bien des lunes que je n'ai pas eu de la visite. Encore moins celle de guerriers au service de dieux. (Par une quelconque intuition – hormis certainement pour Ciarán – il semblait avoir identifié les allégeances diverses émaillant le groupe.) Quelle étrange équipe vous formez.

- Nous venons requérir votre aide, archidruide Morfessa, déclara sans préambule le Faireoir Dearg en s'inclinant. Votre aide et votre savoir que l'on nous a qualifié d'immenses.

Un bref sourire amusé – combien de fois avait-on vanté son vaste savoir ?– fendit la masse de poils couvrant sa bouche à l'écoute de ces paroles.

- Exposez-moi donc ce qui vous amène et ce qui paraît peser sur vos cœurs, jeunes gens, les encouragea-t-il en époussetant quelques feuilles accrochées ici et là sur son habit.

Au fil de l'histoire fournie par ses visiteurs, les traits de l'archidruide se creusèrent de plus en plus. Après une petite éternité passée à enchaîner les récits sur la situation du monde extérieur et à la mission qui les avait conduits dans le Sidh, Morfessa arborait une mine très préoccupée.

- J'avais bien perçu la détresse que la grande déesse mère Danu tentait de me communiquer depuis quelques temps via le réseau de veines telluriques, mais jamais je n'aurai imaginé que la situation était aussi critique. Quel fou ai-je été de ne pas y prêter une oreille plus attentive !

- Archidruide, pouvez-vous nous dire où se trouve la tête de Balor ? le pressa Ciarán. Le savez-vous ?

- Bien sûr.

Les membres du groupe s’entre-regardèrent, n'osant pas croire à leur bonne fortune. Ils étaient désormais suspendus aux lèvres de Morfessa.

- La tête du chef des Fomoires a été placée sous la surface du Loch Dubh. Mais elle ne devrait pas être en danger, car elle y a été scellée.

- Sauf votre respect, intervint Gearóid, les sceaux, ça se brise et …

- Celui-ci ne peut être détruit par la force brute, car c'est en accord avec la grande déesse mère, qui a accepté de recevoir en son sein le terrible trophée, qu'elle y a été cachée. Seul le vainqueur de quatre épreuves symbolisant des vertus fondamentales serait reconnu comme digne de s'en approcher.

- Des épreuves ? répéta Einar.

- Il en existe une par domaine. Elles ont été établies par les premiers archidruides. Leur nature varie selon le candidat.

- Donc si je ne me trompe pas, cela signifie que ceux qui souhaitent réunir les deux parties du corps de Balor devront se plier aux mêmes contraintes ?

- Oui, aucune transgression n'est permise, confirma Morfessa. Si cela peut vous rassurer, personne avant vous n'est venu jusqu'à moi pour demander à tenter l'épreuve.

- Et les autres archidruides ? s'enquit Shaina. Avez-vous eu de leurs nouvelles ? Pouvez-vous communiquer entre vous ?

- Hé bien, j'ai parlé avec Uiscias, il y a quelques jours et tout allait bien. (Un mauvais pressentiment l'étreint soudainement alors qu'il scrutait la curieuse toile d'un vert luminescent qui se ramifiait sous leurs pieds.) Je vais essayer de prendre contact avec Semias et Esras. Attendez-moi ici.

Il disparut au fin fond de son antre durant une quinzaine de minutes avant de réapparaître, les sillons de ses rides encore plus creusés.

- Aucun des deux ne répond à mon appel.

- Ce n'est pas de bonne augure, lâcha Ciarán. Il faut prendre des mesures au plus vite pour couper l'herbe sous le pied à nos concurrents. (Il sollicita Morfessa d'un coup d’œil.) Auriez-vous une carte du Sidh ?

La main végétale de l'archidruide brilla d'une lueur verte et le sol à leurs pieds commença à trembloter. Les feuilles, les cailloux et les éclats de branches s'animèrent pour former le tracé des contrées du Sidh.

- Vous êtes ici. Mes confrères se situent ici, ici et là.

Il tourna sa main dans un sens puis dans l'autre et trois emplacements sur la carte animée se mirent à briller d'un éclat doré. Malheureusement, comme ils auraient pu s'en douter, ils étaient plutôt assez éloignés les uns des autres.

- Je crois qu'il va falloir nous séparer si l'on veut gagner en efficacité, conclut Ciarán après un instant de réflexion. Que pouvez-vous nous dire sur les épreuves ?

- Comme je l'ai dit, elles sont en lien avec quatre caractéristiques : la force, la ruse, l'émotion et la sagesse.

- Je me charge de celle de la ruse, déclara aussitôt l'Irlandais.

- Je prends celle de la force, choisit Shaina à son tour.

- Je viens avec toi, ajouta Ciarán. On ne sera probablement pas trop de deux.

Einar et Nachi se consultèrent du regard.

- Je vais m'occuper de celle en lien avec l'émotion, annonça finalement l'Asgardien.

- Je dois vous avertir que n'importe qui peut demander à passer les épreuves. Il n'y a pas de rejet possible dès lors que le ou les candidats ont prouvé leur détermination. Si vous remportez...

- Quand nous allons remporter, rectifia Shaina.

- Vous obtiendrez un fragment de clé, poursuivit Morfessa avec un signe de tête à l'adresse de la jeune femme. Les quatre réunis déverrouilleront le sceau marquant le Loch Dubh.

- Attendez, nota Nachi, je suppose il n'y a qu'un seul fragment de clé par épreuve. (Morfessa opina du chef.) Ça veut dire qu'il nous faudra en sortir vainqueur les premiers.

- Ou le dérober aux gagnants, fit Gearóid, un brin malicieux.

- Cela va sans dire, abonda l'Italienne.

- Une fois l'épreuve entamée, il n'y a que trois issues possibles : victoire, abandon ou mort.

Les cinq membres du groupe absorbèrent le sens de chacun de ces mots en profondeur.

- Mettons-nous en route sans plus tarder, déclara Ciarán. Nous ne savons pas quelle est la situation dans les autres domaines et notre retard est peut-être déjà considérable.

- Je vais vous fournir des montures appropriées pour vous aider.

- Merci à vous.

- Je ne peux que vous adresser mes plus sincères encouragements. Le reste est entre vos mains.

Une trentaine de minutes plus tard, quatre cavaliers s'élançaient à fond de train sur la route qui les verrait se séparer petit à petit.

A présent seul, le Chevalier du Loup les observa jusqu'à ce qu'ils disparaissent à sa vue, puis retourna dans le bosquet.

- Dès que vous serez prêt, jeune homme, je vous conduirais au lieu de l'épreuve.

Le Japonais lança un regard vers les arbres de la clairière, emplissant ses poumons des odeurs de la nature sauvage et intacte de cet endroit. Il ferma les yeux et expira lentement, savourant le bruissement chantant d'une source cachée dans le bois.

C'est tellement enivrant, pensa-t-il.

Lorsque ses paupières se rouvrirent, elle révélèrent un regard clair et empli de détermination lorsqu'il s'adressa à l'archidruide.

- Allons-y.




Faireoir Bán et Faireoir Dearg :

Respectivement Garde/Guetteur Blanc(he) et Garde/Guetteur Rouge, les deux ordres servant le dieu Lugh. Faireoirí au pluriel.


Faireoir Liath :

Garde Grise, ordre plus secret non soumis aux directives du dieu Lugh.


Bean sidhe :

En gaélique d'Irlande, signifie littéralement « femme du sidh ».


Anamcroí :

Assemblage des mots « âme » et « coeur » en gaélique d'Irlande.


Lamhfhada :

Épithète associé à Lugh signifiant « aux longs bras », mettant en avant sa faculté de frapper à distance.


Artigli del Tuono :

Griffes du Tonnerre


Unseelie :

Terme pour désigner la court des fées « maléfiques ». L'ordre inverse forme la court des fées seelie.


Loch Dubh :

Lac aux eaux noires.

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