Une Dernière Bataille

Chapitre 47 : Les Epreuves - Seconde Partie

9054 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Sidh, Domaine de Murias


Grâce à la robustesse de sa monture qu'il avait poussée sans trop de ménagements, dès lors qu'il eût compris le formidable potentiel d'endurance de l'animal, le Chevalier d'Orion avait mis à peine trois jours pour parvenir à sa destination au lieu des cinq envisagés initialement d'après la carte invoquée par Morfessa.

A présent, tandis que ce qui tenait lieu de soleil dans ce monde déclinait, emportant avec lui sa lumière ambrée, Gearóid regardait l'étendue aquatique qui s'étalait devant lui.

Le lac, ou plutôt le marais, ceint par une épaisse ripisylve était vaste comme une petite mer intérieure et possédait des eaux sombres, dont la réelle profondeur échappait à toute tentative d'évaluation par le regard. Un peu partout sur cet insondable loch, tels des grumeaux à la surface d'un liquide, de nombreux agglomérats de sable pointaient un peu partout, formant une sorte de réseau d'îlots. En tout cas, c'était ce que distinguait l'Irlandais depuis la rive d'où il observait un énième point noir qui s'élevait plus haut que tous les autres. A n'en pas douter, c'était là la résidence de l'archidruide.

Gearóid jeta un œil à la créature qui l'avait porté jusqu'ici. Cette dernière paissait tranquillement, avalant la végétation basse de façon quasi maniérée. Ne sachant pas vraiment combien de temps l'épreuve allait durer, il hésitait à l'attacher, afin d'être certain de la retrouver plus tard.

Toutefois, son regard empli d'une intelligence troublante l'en dissuada finalement. Lui-même n'aurait pas trop apprécié qu'on le prive de sa liberté.

- J'espère qu'il y a une barque dans le coin, marmonna-t-il. Je n'ai pas envie de vérifier si la nage à un bras est possible pour moi.

Exaucées sans attente, ses prières l'amenèrent à repérer une embarcation à demi dissimulée au sein d'une des nombreuses roselières, émaillées de-ci de-là par des massettes et des iris, parsemant les rives du lac. Du moins, sa trouvaille ressemblait davantage à un radeau qu'à un réel transport nautique digne de ce nom.

Avant de se lancer dans la traversée, l'Irlandais endossa son Armure et en cacha l'Urne Sacrée dans des fourrés tout proches.

Les planches de bois tanguèrent lorsqu'il monta dessus, mais ne se disjoignirent pas comme il l'avait redouté. Il s'empara de la perche et commença à pousser en prenant appui sur le fond vaseux pour s'éloigner de la berge. Au bout de plusieurs mètres, il constata que la tige de bois ne s'enfonçait jamais de plus d'un mètre, comme si la profondeur ne variait pas.

Il aurait presque été aisé de rejoindre l'antre de l'archidruide à pied, cependant l'instinct du Chevalier d'Argent le poussa à poursuivre sa route de la même manière. Quand on se rendait sur les terres d'un individu réputé pour sa rouerie et sa subtilité, une jolie paire de mots pour ne pas dire fourberie, il convenait de se méfier à chaque instant.

Il ne se tordit qu'une unique fois pour regarder par-dessus son épaule la rive qui diminuait dans son champ de vision.

Environ trente minutes plus tard, à force de poussées qui lui laissèrent le bras vibrant de fatigue, Gearóid put finalement mettre le pied sur un premier support bien plus ferme. Il détailla les lieux, observant l'étrange atoll qu'il avait en face de lui. Des passerelles à la solidité douteuse reliaient entre eux les îlots envahis par diverses espèces de végétation.

Tandis qu'il s'avançait sur la première, des oiseaux similaires à des canards s'envolèrent en poussant des cris exaspérés.

L'eau, à peine agitée par un invisible courant était quasiment stagnante entre les petits bouts de terre émergée. De légères ridules laissaient parfois à penser que quelque chose s'y dissimulait, serpentant imperceptiblement. Une odeur nauséabonde alourdissait l'air et une étrange brume se leva.

La destination du jeune homme était quasiment droit devant lui. Il n'avait qu'à suivre le réseau. Pourtant, il en vint à aboutir par trois fois à des culs-de-sac qui le contraignirent à rebrousser chemin pour essayer une autre voie.

C'est vraiment étrange, pensa-t-il.

Après un certain temps, alors que la luminosité avait fortement baissé, lui donnant l'occasion d'apercevoir des feux follets naissants à travers la brume, il parvint finalement à trouver le bon enchaînement et arriva sur le seuil du lieu de vie de l'archidruide.

Devant ses yeux s'élevaient trois monticules à la forme bombée répartis sur toute la longueur de l'îlot. Chacun culminait un peu plus haut que le précédent et le dernier semblait être une tour dont le toit arrondi évoquait vaguement le chapeau d'un champignon. La végétation avait rampé sur les deux autres à demi-enterré pour les recouvrir, intégrant davantage l'habitation dans son environnement. A moins que l'habitant n'ait fait que s'établir en creusant dans une formation déjà présente ?

Avec circonspection, il poussa silencieusement la porte d'entrée ronde, tout en se disant que ce n'étaient peut-être pas les meilleures circonstances pour se comporter comme un voleur qui s'introduirait à pas de loup. Surtout si on venait solliciter de l'aide.

- Il y a quelqu'un ? préféra-t-il donc appeler.

L'intérieur du bâtiment ne ressemblait à rien de ce que l'Irlandais avait déjà vu. A l'image de l'entrée, les couloirs adoptaient une forme circulaire, évoquant des tunnels, ce qui renforçait l'aspect troglodytique des lieux. Un escalier épousait la courbure d'un mur, comme s'il avait poussé depuis celui-ci. Sur chaque paroi, des champignons aux formes diverses allant de l'oreille au nid, saillaient en émettant une bioluminescence depuis leurs lames, créant une atmosphère étrange. L'endroit était chargé d'une odeur indéfinissable.

- Que fais-tu là, jeune rouquin ? interrogea soudain une voix surgie du néant ambiant.

Le Chevalier d'Orion retint in-extremis un sursaut de surprise, même si son cœur, lui, n'avait pas eu cette chance. Il tambourina de longues secondes à ses oreilles.

Hormis les gars de Tsukuyomi, c'est censé être moi le plus furtif de la bande, s'alarma-t-il en tournant la tête à droite. Perdu. Un infime mouvement en périphérie de son champ de vision lui fit se retourner à gauche.

Il avisa alors que son interlocuteur était une interlocutrice. Deux fois plus petite que lui, elle possédait d'étranges cheveux couleur de lichen qui se dressaient sur sa tête tels une flamme, dégageant ses oreilles pointues. Ses yeux en amande entièrement noirs donnaient l'impression d'être emplis d'étoiles tourbillonnantes en réponse au moindre éclat de lumière qui s'y reflétait. Et comme si cela ne suffisait pas à la rendre étrange, elle arborait dans son dos une paires d'ailes translucides semblables à celles d'une libellule.

- Êtes-vous … Semias ?

Il ne s'était pas attendu à ce que l'archidruide ne soit pas … humaine. Encore moins une femme et surtout pas une fée ! Faisait-elle au moins partie d'une cour bien disposée ?

Son étroite taille était ceinte d'une longue pièce de tissu d'un rouge sale évoquant une robe fendue sur les côtés, assortie d'un bustier sombre fait de longues lamelles soudées d'une matière semblable à de la chitine. Ses épaules étaient couvertes d'une sorte de treillis de branchages secs. Son ventre plat était nu. Ses pieds pourvus de griffes également.

- Le suis-je à ton avis ? le taquina-t-elle d'un ton sarcastique, dévoilant une double rangée de menues dents pointues.

- Je suis venu pour passer l'épreuve, préféra répondre l'Irlandais.

Si c'était réellement la gardienne des lieux, elle l'orienterait forcément. N'est-ce-pas ?

Le sourire de la fée s'évanouit.

- Ah, soupira-t-elle de manière presque théâtrale. Toi aussi, t'es là pour ça ?

- Moi ... qui d'autre s'est présenté ?

- Une bande de Fomoires. Cela faisait une éternité que je n'en avais pas croisés.

Dans un lieu aussi paumé, tu m'étonnes, se moqua le Chevalier d'Orion, se retenant de le dire à voix haute.

- Ils ont demandé à tenter le défi ?

- Ça ne te paraît pas évident ?

- J'ai besoin d'y participer également, répéta-t-il.

- Pourquoi ?

- Comment ça, pourquoi ?

- J'ai besoin d'une motivation.

- Ce n'est pas ...

Avait-il vraiment besoin de tout lui raconter ? Il tenta de rassembler ses pensées, mais avant qu'un son ne franchisse ses lèvres, la fée le libéra de son visible tourment.

- Arrête de tirer cette tête de six pieds de long, je te charrie ! lança Semias avec un grand sourire acéré. Morfessa m'a récemment prévenue de ta venue prochaine, même s'il a pesté de ne pas y être parvenu plus tôt. C'est que j'ai d'autres choses à faire que de rester toute la journée à lire des planches de bois vermoulu, moi. (Elle lui tourna le dos.) Viens.

Gearóid cligna des yeux, incertain, puis fut finalement soulagé qu'on lui eût épargné toute la partie blabla. Avec un temps de retard, il s'engagea à la suite de l'archidruidesse.

Cette dernière n'alla cependant pas bien loin, lui faisant simplement franchir deux couloirs qui les ramenèrent à l'extérieur. Du moins, un extérieur que l'habitat de l'occupante des lieux entourait tel un mur d'enceinte. Dans cette cour intérieure se trouvait un îlot sur lequel se dressait un cromlech.

D'un geste de la petite main de Semias, l'air environnant vibra autour des pierres, chatoyant à la lumière désormais lunaire. Un portail se manifesta entre deux menhirs.

- Voilà, le passage est ouvert. Libre à toi de l'emprunter. Néanmoins, je pense que vous vous inquiétez pour pas grand-chose. Les Fomoires n'arriveront à rien. Ils sont trop stupides.

Elle traite la menace de la destruction de l'univers complètement par-dessus la jambe, songea Gearóid . Même moi je ne suis pas aussi insouciant.

- Ils n'ont sûrement pas que des brutes bas du front dans leurs rangs, souligna-t-il en dégageant une tresse qui était tombée près de sa bouche. Bon, en quoi consiste le test ?

- Comme tu veux, déclara Semias en agitant doucement la tête, comme si elle avait affaire à un simple d'esprit. C'est une épreuve d'observation qui requiert un esprit affûté.

- En bref, ça donne quoi ?

- Tu dois trouver la vérité.

- La vérité ?

- Celle par-delà les mensonges et les faux-semblants. Tu dois apprendre à la discerner. Telle la gemme qui se cache au cœur de la terre.

La présentation n'en demeura pas moins nébuleuse pour le Chevalier d'Orion.

- Tu peux aussi abandonner.

- Comme si j'avais le choix, maugréa le jeune homme en s'avançant pour franchir l'arche de pierre. (Il regarda le linteau au-dessus de lui et soupira.) Quand il faut y aller.

Un pas après l'autre, il traversa le voile éthéré.

Sidh, Domaine de Gorias


Après presque cinq jours, dont un entier depuis leur entrée dans le vaste domaine montagnard de Gorias, Shaina et Ciarán aperçurent enfin les monts aux façades rougeâtres décrits par les habitants interrogés durant leur voyage. Ne leur restait plus qu'à trouver l'archidruide Esras.

N'être que deux pour effectuer le trajet avait permis aux deux compagnons de discuter plus aisément, partageant informations et certains éléments de leur passé, lors de leurs bivouacs. Un soir, Shaina s'était enquis de la relation entre Ciarán et Daithe.

Elle n'avait pas voulu paraître indiscrète, mais estimait que cela ferait peut-être du bien à l’Écossais d'en parler. Au début, elle avait cru qu'il s'était fermé comme une huître à l'évocation de la Faireoir Bán. Cependant, plusieurs jours s'étaient écoulés depuis le drame, et même si la blessure était clairement encore à vif, il en avait eu assez de ruminer et d'intérioriser. C'était trop destructeur. Ils avaient donc discuté.

- Avec Daithe ? Non. Nous … Par où commencer ? En fait, même si je suis né en Écosse, j'ai vécu une bonne partie de ma vie chez ma tante, en Irlande, après le décès de mon père. La première fois que l'on s'est rencontré, c'était à Kilkenny, à bord d'un train en partance pour Galway. On s'y rendait pour répondre à une sorte de … comment avait-elle dit ? Ah oui, un appel intérieur. On a compris plus tard que c'était dû à l'éveil du dieu Lugh. Je devais participer à un important match de hurling le jour même, mais cette exhortation a été la plus forte, alors je suis parti. Je crois que si le coach m'avait attrapé à ce moment-là, il m'aurait fait bouffé ma crosse de jeu. (Il émit un petit rire.) J'étais en train d'essayer de calmer mes interrogations sur l'étrange raison qui me poussait à prendre le large avec le mot croisé du journal quand Daithe s'est assise en face de moi.

« On ne se connaissait pas encore, même si une sorte de lien invisible nous unissait déjà. Je crois que c'était parce que l'on sentait chacun que l'autre appartenait à un même … ensemble. Je ne saurais pas vraiment le définir autrement. Bref, les mots les plus simples placés, j'ai commencé à avoir du mal et mon état d'esprit n'arrangeait rien. C'est là que la rouquine en vis-à-vis s'est penché vers moi en me disant : « Un peu d'aide ? ». J'ai cru qu'elle tentait de me draguer au début. J'ai finalement compris que non et depuis, c'est devenu un genre de rituel, elle finissait toujours les mots croisés que je laissais inachevés. Daithe, c'était un peu comme la petite voix dans ma tête qui s'alarmait quand j'allais commettre un impair. (Un sourire triste avait effleuré ses lèvres.) C'était une amie, une sœur pour moi. »

Avant qu'il ne s'enferme dans un silence pesant, l'Italienne avait fait écho à sa confession en lui parlant de son premier élève, Cassios, ainsi que de son premier amour adolescent, tous deux aux destins liés par la tragédie. Toutefois, chacun avait donné sa vie pour défendre leurs idéaux et celles qu'ils chérissaient et, en dépit de leur sort, aucun n'aurait dit que ça n'en avait pas valu la peine.

- Daithe était probablement dans le même cas, conclut Shaina.

- Ouais, probablement. Je ne suis pas sûr qu'elle ait eu le temps de s'en rendre compte.

De l'amertume pointait dans sa voix.

- Ce n'était pas une guerrière, c'est vrai, reconnut l'Italienne. Alors peut-être que les concepts que j'évoque lui étaient étrangers. Mais j'étais avec elle lorsque notre groupe a été séparé et elle n'a pas faire montre de la moindre hésitation face au danger. C'est ce genre de personne que je préfère avoir à mes côtés lors d'un combat.

- Merci, finit-il par répondre simplement. Pour elle.

Leur conversation s'était plus ou moins arrêtée là, la suite n'étant qu'échange de banalités.


Ici, l'herbe était plus rase et éparse, ponctuée de temps à autre de fourrés épais qui cédaient la place à de hauts arbres semblables à des chênes et des châtaigniers dont les verts formaient un joli contraste avec la teinte rouge du terrain.

Ils avancèrent le long d'une route en lacet qui épousait le flanc d'une falaise. A son sommet, sur un plateau rocheux, ils aperçurent la maison du probable et unique résident des lieux. Celle-ci consistait en deux bâtiments collés l'un à l'autre pour former une sorte de L.

La partie la plus courte, face à eux, était dotée d'un étage et le long toit pentu la coiffant descendait quasiment jusqu'au sol d'un côté. Presque attenante aux deux premières, une troisième structure laissait échapper une fumée noire en lourds panaches depuis une cheminée de pierres. Ils mirent pied à terre et laissèrent vagabonder leurs montures.

Il n'y avait pas l'air d'avoir le moindre signe d'activité.

Et pour cause, car après avoir fini de contourner l'édifice principal, ils discernèrent des traces de sang sur la terre battue de la cour. Aussitôt leur vigilance grimpa en flèche. La piste carmine s'étirait jusqu'à un appentis. A voir l'enclume siégeant devant, ils imaginèrent que c'était peut-être la forge personnelle de l'archidruide.

Une subite rafale de vent leur envoya en plein visage une bouffée de fumée à l'odeur épouvantable et ils se dirigèrent prudemment vers sa source. Une hache était plantée dans l'une des poutres soutenant la structure.

L'horrible fragrance se fit plus forte et ils découvrirent avec horreur un corps agenouillé face au foyer de charbons encore légèrement rougeoyants. La moitié supérieure de ce dernier reposait dans le lit de braises, complètement calcinée. Était-ce l'archidruide Esras ?

- Quelle mort atroce, commenta Shaina.

- Tu peux m'aider ?

A eux deux, ils retirèrent le corps trapu encore grésillant du foyer et l'allongèrent. Par une certaine forme de pudeur, le Faireoir Dearg déposa le tablier de cuir de l'inconnu sur la partie ravagée. Il nota au passage que certains de ses doigts manquaient à l'appel. Un coup d’œil plus loin, il les trouva cloués sur l'établi.

- Si c'était bien lui, que fait-on maintenant ? interrogea la Chevaleresse d'Argent quittant le cadavre des yeux pour détailler l'atelier.

Il lui évoquait fortement celui de Menoidès au Sanctuaire.

- Cela me rappelle un peu trop l'état lamentable dans lequel a été trouvé le gardien, déclara sombrement l’Écossais. (Il avisa de nouvelles traces au sol. Celles de pas. Il les pointa :) En désespoir de cause, je pense que nous devrions suivre ces empreintes.

- Tu crois qu'elles nous mèneront au meurtrier ?

- Je suis prêt à parier que si la personne qui a fait subir ça à Esras a procédé ainsi, c'est parce qu'il refusait de lui ouvrir l'épreuve.

- Morfessa n'a-t-il pourtant pas précisé qu'elle était ouverte à tous ceux qui souhaitait y concourir ?

- Si fait. Ce qui suffi à nous indiquer que notre meurtrier est suffisamment peu recommandable pour qu'on lui refuse le passage d'office. (Son regard bleu glissa vers le corps.) Toute personne a son point de rupture m'a un jour dit mon père. Et je crains qu'à la vue des indices présents, l'archidruide n'ait craqué. Son tortionnaire était simplement trop sadique pour lui refuser la vie sauve après avoir obtenu ce qu'il voulait.

Il serra le poing.

Peut-être est-ce bien la même personne qui s'en est pris au gardien ? Si c'est le cas, il devra en répondre.

- Les traces vont vers l'extérieur, affirma-t-il en se relevant.

Shaina acquiesça. Ils ressortirent de la forge, suivant la piste que tâchait d'interpréter Ciarán. Cette dernière contournait le bâtiment principal pour se poursuivre en direction d'une éminence rocheuse dont le sommet dentelé évoquait le cône d'un menu volcan dont il ne resterait que les parois, à la manière d'un œuf évidé.

Ils gravirent la sente rocailleuse, couvrant de poussière rouge leurs bottes. Lorsqu'ils parvinrent dans le « creux », ils découvrirent une nouvelle scène de carnage.

Des corps qu'ils identifièrent sans mal être ceux de Fomoires étaient éparpillés un peu partout. Certains entiers, d'autres non. Des individus étaient encastrés dans la roche, d'autres avaient été perforés par une arme avec une large pointe conique à plusieurs reprises. L'air était empuanti par l'odeur du sang et des viscères répandus.

En regardant aux alentours, le duo ne distingua que les stigmates de désolation – sillons, trous, roche brisée – nés d'un violent affrontement. En s'y penchant de plus près, les deux guerriers s'aperçurent que les cadavres se trouvaient au milieu d'un très large cercle de pitons rocheux, dont la forme de certains avait été altérée par la brutalité du combat.

Tout à coup, le vent se mit à mugir autour d'eux, comme animé d'une vie propre. Le bruit d'un caillou dégringolant depuis les hauteurs résonna comme un roulement de tonnerre dans le silence morbide ambiant. Shaina et Ciarán se tordirent le cou pour voir ce qui avait provoqué ça.

A six ou sept mètres au-dessus d'eux, sur le rebord du cône volcanique, se tenait une silhouette humanoïde armée d'une curieuse lance. En un éclair, Shaina revêtit son Armure qui avait jailli de l'Urne Sacrée, dont elle se délesta prestement. Ciarán écarta les pans de son manteau écarlate, dévoilant sur chaque biceps une aile stylisée dont l'encre bleutée se mit à luire. Un modeste oiseau d'énergie au corps fuselé et à la queue fourchue s'échappa de l’Écossais, effectua un tonneau et replongea vers son hôte, lui conférant la protection de son glascóta.

Des pieds aux genoux ainsi que des mains aux coudes, des lamelles de métal gravé couleur de cuivre enserrèrent ses membres. Un épais plastron segmenté orné d'un disque rougeâtre en son centre enveloppa son buste, tandis que ses cuisses se couvraient d'une cotte d'écailles noir et rouge et que ses hanches supportaient des tassettes triangulaires couplée à une épaisse ceinture. Ses épaules se chargèrent d'un ensemble de bandes de métal adoptant la forme de longues plumes glissant vers l'arrière et dont les extrémités arboraient une teinte noire bleutée.

Son casque couvrait l'avant de sa tête, deux petites ailes pointant vers le haut protégeaient ses joues et ses tempes. Le front disposait d'une large protection en losange qui descendait jusque sur l'arête du nez. Le tout était décoré d'entrelacs celtiques. Une aura rouge nimba l’Écossais.

De son côté, l'inconnu les toisant paraissait être nu en-dehors du heaume dissimulant ses traits et du simple pagne chutant depuis ses reins jusqu'au milieu de ses cuisses. Toutefois, même dans la lumière tamisée, son épiderme présentait un surprenant aspect. Couleur de crème et veiné de volutes brunes semblables à des tatouages, il était curieusement épais et marqué par endroits de plaques noirâtres. Dans l'une de ses mains, il tenait une sorte de grand cône allongé dont la base, un peu plus large, était pourvu d'un manche autour duquel s'enroulait une tige de métal faisant office de garde. Il se dégageait de lui une impression de sauvagerie guerrière.

Cette dernière transparut d'ailleurs dans le grondement guttural qu'il leur adressa.

- Pas besoin d'être un génie pour deviner que c'est lui qui s'est occupé de nos concurrents, dit Shaina.

- A nous de tenter notre chance, fit Ciarán. (Il s'avança d'un pas et cria :) Je suis Ciarán de Fáinleog, Faireoir Dearg du dieu Lugh ! Et je te défie !

Le duo enflamma son cosmos, tandis que le champion bondissait du promontoire, laissant un nuage de poussière en suspension derrière lui.

Pareil à un oiseau de proie, il fondit sur eux, abattant sa lance qui fendit le sol là où ils se trouvaient encore un instant plus tôt. L'Italienne attaqua la première, visant le flanc à découvert, mais son poing se heurta à la peau extrêmement dure, lui renvoyant une onde de choc dans tout le bras.

La jeune femme sauta en arrière comme leur adversaire fauchait l'espace près d'elle. En dépit de sa prise de distance, elle se senti balayée par le déplacement d'air provoqué par le mouvement.

Ça va être serré, pensa-t-elle en reprenant ses appuis.

Elle esquiva trois estocs successifs, avant qu'un quatrième ne lui laisse toutefois une estafilade sur un bras. Elle tenta une riposte que le champion écarta de sa main libre avant de lui asséner un coup de tête.

Shaina sentit le cartilage de son nez craquer et un flot de sang humidifier le bas de son visage, dégouttant depuis les bords de son masque. Elle recula.

Ciarán choisit ce moment pour surgir à côté du champion, son aura rougeâtre formant un halo grésillant, telle une étincelle sous la pluie. Il décocha une salve de coups de poing rapides dont la particularité était d'avoir des trajectoires aléatoires, ne laissant que peu de chances d'esquive à sa cible.

Malheureusement, son assaut se heurta à une défense impénétrable, des impacts sourds ponctuant chacune de ses frappes. Le pire était que leur opposant ne paraissait même pas avoir conscience d'être touché.

L’Écossais administra un ultime coup qui eut au moins le mérite de faire reculer le guerrier. Shaina en profita pour se rapprocher de Ciarán.

- Ce qui recouvre sa peau est d'une dureté incroyable, lâcha-t-elle.

- Oui, autant vouloir abattre un mur à la petite cuillère, acquiesça le Faireoir Dearg.

Face à eux, le champion commença à avancer à petites foulées, puis à accélérer, allongeant de plus en plus ses pas. Il tenta de les embrocher, mais ils se dérobèrent à lui, avant de tenter une approche double, telles les mâchoires d'un piège se refermant.

Un puissant vent se leva en réponse et tourbillonna autour de la silhouette du champion, creusant des sillons dans le sol sous la violence de ses flux.

Shaina et Ciarán résistèrent tant bien que mal, endurant des vents capables de les emporter au moindre signe de faiblesse. Le champion agita de nouveau sa lance et subitement, un second courant s'ajouta au premier, à la différence près qu'il tournoyait en sens inverse.

Les deux guerriers se retrouvèrent soumis à des pressions contraires qui menaçaient de disloquer leurs articulations. Un sinistre craquement résonna comme l'humérus de l'Italienne quittait son logement. Cette dernière lâcha un grognement de douleur.

Au point culminant de son activité, la tornade les envoya finalement valdinguer à plusieurs mètres de distance. Ils atterrirent avec fracas, roulant au milieu des rochers et des cadavres.

L'Italienne lâcha un cri comme son épaule blessée était malmenée par le choc. Ciarán fut le premier debout, son front rougi par une coupure qu'il essuya d'un revers rageur.

Son cosmos s'intensifia et il courut à la vitesse de l'éclair se porter aux côtés de la Chevaleresse d'Argent. D'une compréhension muette, celle-ci lui tendit son épaule.

- C'est dans tes cordes ? (Le Faireoir Dearg hocha la tête en surveillant toutefois du coin de l’œil leur adversaire.) Alors, vas-y.

Se plaçant face à la jeune femme assise, l’Écossais lui plia le bras au niveau du coude, le fit lentement pivoter en l'éloignant du corps – un craquement s'éleva –, puis le ramena vers l'intérieur. Shaina fit jouer très doucement son articulation et adressa un signe de remerciement à l'infirmier de fortune.

- Il va falloir changer de tactique, estima-t-elle, sinon on n'arrivera à rien. Bien que sa peau soit blindée, ses articulations, elles, doivent forcément être plus tendres pour qu'il puisse continuer à bouger. C'est elles qu'on doit viser.

- Ma vitesse peut m'offrir une certaine puissance, adhéra Ciarán à son analyse, mais elle est trop dispersée. Ta force de pénétration sera meilleure dans ce cas de figure.

- Si tu parviens à l'immobiliser un minimum, ça peut le faire, dit-elle en faisant craquer les doigts de sa main gauche.

- Je vais le distraire et tu en profiteras pour l'approcher. S'il te cible, je le bloquerai.

- Je compte sur toi.

Ciarán raviva son énergie, soulevant un fin voile de poussière et se dirigea vers le champion.

Ce dernier le pointa de sa lance et un petit tourbillon condensé en jaillit pour intercepter l’Écossais. D'une décharge d'énergie, le jeune homme se décala instantanément pour l'éviter et commença à courir. Son opposant le visa à nouveau, mais les changements brusques de direction du Faireoir Dearg le perturbait trop pour tirer.

Ce n'est pas encore du niveau d'un Chevalier d'Or, mais il se déplace déjà bien plus vite que moi, reconnut Shaina avec un certain respect. (Un fin éclair carmin circula autour de sa main.) Il ne faut pas que je rate la fenêtre de tir.

S'étant rapproché, l’Écossais se mit à tourner autour du champion, si rapidement que des images rémanentes s'imprimèrent sur sa rétine. Il lui devint impossible de prévoir le prochain mouvement. De temps à autre, Ciarán lui assénait un coup, ou s'écartait pour lui jeter une pierre ramassée au passage. Tantôt le projectile faisait mouche, tantôt il était paré, mais dans tous les cas, cela revenait au même et restait sans effet.

Le champion tenta de le frapper plusieurs fois, toutefois sa cible se révéla bien trop agile, se dérobant tel un oiseau enchaînant les acrobaties. Une lueur lugubre se mit à briller à l'intérieur du heaume. Ciarán comprit à l'amorce de son mouvement qu'il allait déclencher à nouveau sa tornade.

Intensifiant de plus belle son cosmos, il se rua sur le champion pour le contrer. C'était malheureusement une feinte de la part de celui-ci et lorsqu'il devina de quelle direction le Faireoir Dearg arrivait, il tendit son bras armé. Percevant le danger au dernier moment, Ciarán ne put malgré tout pas l'éviter entièrement.

Incapable de stopper entièrement sa folle course, il choisit de basculer vers l'arrière, allongeant son tronc parallèlement au sol. Il finit en glissade, passant sous la pointe de la lance qui racla son plastron, puis son cou jusqu'à la naissance de l'oreille, lui laissant un sillon sanglant, et arracha son casque.

L’Écossais s'effondra sur le dos et le champion fit tournoyer sa lance d'une torsion du poignet pour l'embrocher. Toutefois, Shaina l'empêcha d'aller au bout de la mise à mort en rejoignant la bataille.

Reprenant ses esprits, Ciarán avisa la posture de leur adversaire et s'écarta légèrement en roulant. Il lança ses jambes en un mouvement de ciseau, capturant une cheville d'un pied et coinçant l'autre derrière un genou. Avec vivacité, le jeune homme fit chuter le champion. Surpris, ce dernier fut obligé de poser les mains devant lui pour ne pas s'affaler complètement par terre.

L'Ophiuchus profita de cet instant de faiblesse pour attaquer en déclenchant son arcane.

- Artigli Sanguinoso !

D'un geste vif, elle visa soigneusement le creux du coude tenant l'arme, une traînée d'éclairs vermeilles dans son sillage. Ses griffes de métal rencontrèrent une certaine résistance au premier contact, avant que celle-ci ne finisse par céder la seconde suivante. Son cosmos s'insinua dans la plaie engendrée, tel un poison, et un liquide clair se mit à sourdre faiblement depuis celle-ci La maigre récompense décontenança l'Italienne qui comprit que sa technique, destinée à provoquer un saignement continu, ne fonctionnerait pas de manière optimale sur le champion, quoi qu'il puisse être.

Le Faireoir Dearg devina le trouble de la jeune femme et en dépit de la fatigue accumulée, son instinct lui envoya une réponse. Il changea de position, libérant leur adversaire un bref instant et se colla derechef à lui, ses bras enveloppant son cou et le haut de sa tête. Il serra autant qu'il put, conscient qu'ils n'auraient qu'une chance. Le champion émit un inquiétant mugissement tandis qu'il luttait pour se libérer.

- Vise les yeux !

Réagissant presque spontanément, Shaina lança ses doigts vers les points vitaux désignés. Pareils à des dards, ils s’enfoncèrent à travers les fentes du heaume. Une humeur visqueuse souilla les doigts de la Chevaleresse lorsqu'ils butèrent contre le métal. Des spasmes agitèrent le corps du champion dès lors que le cerveau se retrouva atteint. Un frisson traversa la jeune femme quand elle retira ses doigts avec un bruit de succion. Un liquide plus épais goutta depuis les orifices du heaume.

Sentant la tension quitter le corps, Ciarán abandonna sa prise et le laissa choir en avant. Vaguement écœurée, Shaina essuya ses doigts poisseux sur un coin de sa tunique.

Reprenant leurs souffles tandis qu'ils sentaient refluer la fièvre de la bataille, la jeune femme lança :

- Et maintenant ?

A peine ces mots prononcés, un tremblement fit vibrer le sol à leurs pieds. Ils tournèrent la tête en captant le son du mécanisme remontant depuis les profondeurs de la terre.

Un piédestal apparut et sa vue interloqua les deux compagnons. Il n'y avait absolument rien dessus. Ciarán s'approcha et l'observa minutieusement, ne découvrant aucune fente, aucune démarcation indiquant qu'il renfermait quelque chose.

- Qu'est-ce que ça signifie ?

- Je … je crains que …

- Ne me dis pas qu'on est pas les premiers, l'avertit l'Italienne.

Ciarán préféra garder le silence et un cri de frustration échappa à l'Ophiuchus.

- Comment est-ce possible ? Si le champion a déjà été vaincu, il n'aurait pas dû nous faire face, non ?

- Peut-être l'a-t-on seulement soumis, hasard l’Écossais, une main plaquée sur son estafilade au cou.

- Lui ? fit Shaina en pointant du doigt le nouveau cadavre. Ça m'étonnerait ! Il n'y a que le trépas pour stopper un tel guerrier. (Elle se renfrogna.) Non, il y a eu au moins un survivant parmi le groupe de Fomoires pour s'en occuper.

- Alors pourquoi … oh, je crois qu'on ferait mieux d'en discuter loin de cet endroit.

Intrigué par son ton soudainement nerveux, l'Italienne le dévisagea et en dépit de son masque taché de sang, l’Écossais comprit sa question tacite :

- Ma théorie, c'est que la mort de l'archidruide une fois l'épreuve démarrée a déréglé le mécanisme. (Il constata un mouvement convulsif sur le corps.) L'épreuve doit tourner en boucle pour ainsi dire. Dès que le champion est tué, il finit par ressusciter et tout recommence.

- Sauf que l'on a rien à y gagner, soupira Shaina en continuant de masser son articulation. Très bien, allons-nous en avant qu'il ne revienne en ce monde.

Elle marcha jusqu'à récupérer son Urne Sacrée qu'elle prit soin d'ajuster sur sa bonne épaule.

- Espérons simplement que les autres auront été plus rapides.

Ciarán acquiesça lentement. Il percevait la remarque sous-jacente derrière cette phrase. Peut-être avaient-ils trop de retard pour lutter contre les événements.

Il exhala longuement et partit à la suite de l’Italienne, délaissant la dépouille tressautante.


Sidh, Domaine de Murias


Lorsqu'il s'était retrouvé de l'autre côté du portail, le Chevalier d'Orion avait été troublé par ce qu'il y avait vu.

Les lieux étaient plongés dans les ténèbres et malgré cela, Gearóid aurait pu jurer qu'il se trouvait dans un couloir. A sa droite et à sa gauche, deux grands miroirs flottaient dans les airs. A l'intérieur, deux images identiques : un piédestal érigé hors du sol, tel un champignon, avec à son éminence ce qui devait être le fragment de clé.

Ça paraît un peu trop simple, avait-il pensé.

Il s'était placé entre les rectangles jumeaux, son reflet y apparaissant, et les avait miré tour à tour, se concentrant si intensément qu'il lui en était venu un mal de tête. L'un des deux devait forcément être factice. Mais lequel ?

Sa vie ayant été émaillée par le hasard : le vol à la tire sur Nachi et le fait qu'il le sauve d'un flic véreux, sa survie face au Fléau de Jörmungand malgré la perte d'un bras, sa capacité à se recréer ce même bras grâce au cosmos. D'aucun aurait répondu : « c'est le destin. ». Mais pas lui. Dans ces conditions-là, l'Irlandais préférait négocier avec Dame Fortune, ou Tyché, comme l'invoquait un peu trop souvent les pauvres soldats du Sanctuaire qu'il dépouillait de leur solde aux dés.

Il avait donc haussé les épaules et choisit un miroir. Tendant sa main pour le toucher, il avait constaté que sa surface était comme de l'eau sous ses doigts, des ridules se propageant aux points de contact. Il avait poussé et elle était passée au travers. Le reste de son corps avait suivi.

Cependant, plutôt que de se retrouver devant l'objet de sa convoitise, le Chevalier d'Argent était revenu dans le même couloir, à ceci près qu'il y avait eu désormais quatre miroirs.

Un grommellement avait accueilli sa découverte.

Depuis, il en était arrivé à plus de vingt miroirs et son malaise avait cru. Malgré tout, une part de son esprit parvint à prendre le temps de s'interroger quant au devenir de ses concurrents dont il n'avait constaté aucune trace.

Ont-ils abandonné ? Sont-ils dans une autre … salle ?

- Bordel ! s'exclama-t-il cinq minutes plus tard.

Il y avait maintenant dans les quarante surfaces réfléchissantes. Une forte expiration s'échappa de son nez.

- Très bien, on se calme. Qu'est-ce qu'elle a dit déjà ? Trouver la vérité par-delà les mensonges.

Il scruta attentivement son environnement, passant lentement devant chaque miroir. Dévisageant les reflets les uns après les autres, il chercha un détail qui lui offrirait une solution.

L'Irlandais s'arrêta, pensif, grattouillant les petits poils rêches qui ornaient son menton. Il n'avait pas pensé à les raser au cours des derniers jours, trop occupé à cavaler pour y consacrer du temps.

Tiens, si je me laissais pousser la barbe ?

A peine cette pensée l'effleura que sa main se figea, son regard captant quelque chose d'étrange. Il s'approcha plus encore. Son reflet avait le menton lisse !

Gearóid se déplaça vers un autre miroir et le même constat s'imposa. Le jeune homme poursuivit son inspection, épiant toutes les surfaces. Une version devant laquelle il ne s'était pas plus attardé le représentait même avec ses deux bras. En dépit du choc que cela produisit chez lui, il se dit qu'il avait vraiment eu la tête ailleurs pour ne pas y prendre garde.

Finalement, il découvrit un reflet qu'il jugea conforme à ce qu'il pensait être son physique actuel, jusqu'à la boue du marais maculant ses bottes, et traversa le miroir.

De nouveau, il rejoignit la même salle. Cependant, le nombre de miroirs avait diminué. Un sentiment de triomphe s'empara de lui.

- T'emballe pas, ce n'est pas terminé, se refréna-t-il.

Les plaques réfléchissantes se mirent à tourner autour de lui, comme s'il était le pivot d'un mécanisme d'horlogerie. La vitesse de rotation s'accrut rapidement, augmentant la difficulté de repérage du bon passage au fur et à mesure que l'incessante ronde se poursuivait.

Gearóid fit brûler son cosmos et déclencha son arcane Sealgaire Aireachtáil. Poussant son sens de la vue à son paroxysme, il améliora sa vision cinétique, captant le moindre mouvement du mobile. La pression aux niveau de ses yeux devint terrible, aussi sut-il rapidement qu'il ne pourrait pas continuer ainsi très longtemps.

Il repéra trois images lui apparaissant comme plus véridiques que les autres. Bien que cela lui paraisse folie, il amplifia également son ouïe et son odorat, souhaitant capter la moindre information qu'ils lui renverraient.

Une larme de sang coula de son œil droit. Une odeur aigrelette chatouilla son nez et ses oreilles accrochèrent un goutte-à-goutte qu'un seul des trois reflets lui renvoyait.

Il bondit, traversant le rectangle de son choix et revint dans la première salle avec les deux miroirs de part et d'autre de l'obscur couloir.

Cette fois-ci, il s'appliqua encore plus à démêler le vrai du faux, mais après plusieurs dizaines de minutes, et ce même en se servant de son arcane précédent, il dut renoncer. A ses yeux, tout était rigoureusement identique.

Il réfléchit à ce que d'autres aurait fait à sa place – rayant l'idée probable de Raul de les casser – et se rappela une phrase de Tristan : « Parfois, il faut prendre le problème à l'envers. »

Si je ne peux pas me fier à mes sens, peut-être faut-il que je les ignore complètement.

Le jeune homme ferma les yeux, éteignant le premier de ses sens. Puis, il fit de même avec les autres, tachant de se plonger dans un état méditatif profond qu'aucun stimulus extérieur ne venait perturber.

Il invoqua son cosmos, une faible aura argentée le nimbant comme une seconde peau. Ensuite, plutôt que de modeler les particules d'énergie pour leur donner une forme précise, à l'instar du bras éthérique qu'il se créait à la force de sa volonté, il les força à s'étendre pour occuper davantage d'espace. Son champ de perceptions s'agrandit ainsi jusqu'à englober les deux miroirs. Des perles de sueur émergèrent de son front luisant.

Son corps se mit à osciller à l'image d'un diapason, vibrant à un rythme que lui seul discernait. Gearóid sentit qu'il effleurait du bout des doigts ce qu'il avait déjà expérimenté : le Septième Sens. Néanmoins, ce n'était pas avec une optique guerrière qu'il le tutoyait, mais uniquement celle d'une compréhension plus profonde. Si proche et pourtant si loin de l'atteindre. La sensation disparut, le laissant se recentrer sur l'épreuve.

A sa droite, il ne perçut rien, uniquement du vide. A sa gauche, il … ne trouva absolument rien non plus. Ses sourcils se froncèrent.

C'est impossible ! J'ai forcément manquer un truc. Pourquoi les deux seraient des …

Un écho lui revint.

Petit à petit, il quitta les profondeurs où ses perceptions l'avaient entraîné et rouvrit les yeux. Il les baissa sur le sol et frappa un grand coup de pied, il entendit comme un son creux.

La gemme cachée au cœur de la terre, hein ? Sale renarde de fée ! T'es sacrément retorse !

Gearóid tâtonna sur le sol jusqu'à dénicher ce qu'il espérait trouver : un anneau. Il tira, soulevant la trappe dissimulée qu'il laissa retomber en arrière et dévoila un troisième miroir.

Il plongea les pieds en avant. Chutant d'à peine un mètre, il accéda enfin à la pièce qu'il n'avait fait que contempler. Un bruit de goutte s'écoulant lentement résonnait dans la salle cachée. l'Irlandais fit les quelques pas qui le séparait de l'autel et récupéra le médaillon reposant dessus, le levant à hauteur d'yeux.

Fait de métal terni, celui-ci figurait la gravure d'une massue ayant une extrémité à l'aspect rugueux et mortel, tandis que l'autre paraissait lisse et douce.

Sans crier gare, les ténèbres engloutirent les lieux, aveuglant l'Irlandais.

L'instant suivant, il redécouvrait le cercle de pierres levées, au centre de la résidence de Semias. L'archidruidesse semblait ne pas avoir bougé d'un iota depuis son départ. Elle le fixait de son regard de néant, son sourire acéré dévoilé dans tout son tranchant juste pour lui.

- Je dois t'avouer que je n'y croyais plus trop, lâcha-t-elle.

- Apparemment, je sais mieux me débrouiller que le Fomoire moyen, renchérit le Chevalier d'Argent.

- Hmm, c'est vrai, concéda Semias. Ta tête semble remplir avec autre chose que de l'air.

Gearóid rit. Il appréciait finalement bien l'humour de la fée.

- Maintenant que tu as réussi l'épreuve et pris ta récompense, reprit-elle, tu devrais rester pour jouer à quelques jeux. Un en particulier pourrait s'avérer très ...

- C'est une délicate attention, mais je vais devoir décliner. Vous comprenez, avec l'ensemble de la création à sauver, il vaudrait mieux que je ne tarde pas trop. (Il amorça un mouvement de recul.) Mais merci pour l'invitation.

La fée haussa ses frêles épaules.

- Si tu changes d'avis, tu connais le chemin. J'aimerais te voir relever d'autres défis.

- Promis, j'y penserais, fit-il en se détournant pour regagner l'entrée.


Sidh, Domaine de Findias


Les personnes qu'il avait croisées lui avaient toutes dit de suivre le réseau de rivières sillonnant la vallée jusqu'à ce qu'elles se rejoignent pour former un torrent aux flots impétueux.

Einar avait traversé des espaces boisés où plus d'une fois, il lui avait fallu descendre puis remonter sur sa monture pour la guider au fil des méandres des cours d'eau, contournant les obstacles qui l'empêchaient de marcher simplement.

Comme on le lui avait indiqué, le torrent achevait sa course en se jetant du haut d'un précipice pour devenir une haute cascade. Cette dernière allait rebondir sur une structure élancée rappelant une aiguille de pierre blanche fichée en plein centre du gouffre. Malgré la bruine qui lui en dissimulait certains éléments, l'Asgardien nota la végétation qui poussait plus loin en contrebas.

La forme de la profonde cuvette, accidentée, lui rappelait les trous qu'il creusait dans la glace des lacs gelés en hiver pour pêcher, un peu comme si, ici, on avait tracé un vaste cercle et qu'une main géante avait retiré son contenu à la manière d'un bouchon.

De sa position, il repéra un chemin longeant l'une des parois qui lui permettrait de descendre jusqu'à la base de la dépression topographique. Néanmoins celui-ci était bien trop étroit pour sa monture, aussi Einar décida de libérer l'animal.

Le jeune homme emprunta le mince ruban de roche taillée, devant par moments rectifier sa posture pour ne pas perdre l'équilibre. Les marches rendues luisantes, et donc glissantes, par la forte humidité régnant dans la zone ne l'y aidant guère.

Il continua sa lente progression, bientôt aussi détrempé que les degrés de pierre.

Parvenu tout en bas du gouffre, il s'avança sur un lit de galets polis par l'action de la nature, ses pas l'amenant au bord du bassin où se réunissaient les trombes d'eau de la cascade que l'aiguille de roche divisait en multiples filets. Le trop plein s'évacuait plus loin par une fracture dans la falaise, rappelant l'entrée d'une grotte, et disparaissait hors de la vue du visiteur.

L'atmosphère proprement « aquatique » n'était pas pour déplaire à l'Asgardien qui y voyait un rappel de certains de ses entraînements sous la tutelle de Sorrento.

L'espace d'un battement de cœur, il crut discerner une ombre furtive se déplacer dans l'eau, puis plus rien. Un simple jeu de lumières ? Un roulement pareil à celui du tonnerre lui fit lever la tête, mais il n'y avait aucune nuage menaçant en vue. Était-ce le bruit de la chute qui l'avait trompé ?

Il emprunta une passerelle faite de grands blocs aplatis pour atteindre l'entrée de la demeure – la base de l’immense colonne tortueuse. Celle-ci ne présentait pas de porte, juste un linteau de pierre pour en indiquer le seuil.

Einar remonta un couloir qui le mena à un puits de lumière. Levant les yeux, il vit que le sommet de la structure était percé d'une large ouverture circulaire de laquelle s'écoulaient d'interminables filets d'eau, tombant dans un énième bassin d'où des rigoles jumelles partaient pour guider le liquide vers une autre destination – selon toute vraisemblance, la cuvette extérieure.

Un bruissement l'extirpa de sa contemplation.

Devant lui, sur une petite plate-forme se tenait un individu vêtu d'une longue robe à la teinte d'un vert mousseux. A la lumière du jour, Einar put voir qu'il était pâle de peau et doté d'une crinière de cheveux noirs indisciplinés ramenés en arrière. Il portait une fine moustache accompagnée d'une barbe en forme d'ancre qui ornait son menton.

Légèrement plus grand que lui, il arborait des yeux d'un vert assorti à celui de son vêtement. Son regard était pour le moins charmeur, de même que son petit sourire, mais quelque chose en lui, lui renvoyait de mauvaises ondes. Il paraissait sec et pourtant une ou deux laisses d'algues saillaient de sa chevelure, comme s'il était allé nager dans une forêt de varech.

Une première sonnette d'alarme retentit dans l'esprit de l'Asgardien. Une seconde se manifesta au moment où l'inconnu se déplaçait de quelques pas, ses pieds – invisibles sous l'ourlet de sa robe – cliquetant sur la roche.

- Stop, dit Einar d'une voix forte. Ai-je affaire à l'archidruide Uiscias ou un kelpie habilement transformé ?

- Je suis les deux, répondit la créature.

Aussitôt, Einar toucha le médaillon ornant son cou et fit apparaître son Écaille. Il recula d'un pas.

Lui était revenu en mémoire ce que Morgan – une éternité plus tôt lui sembla-t-il – lui avait raconté au sujet de ces chevaux ondins capables de métamorphoses. Et surtout leur appétence pour la chair humaine.

- Quelle méfiance puis-je lire dans votre regard, jeune voyageur, s'amusa celui qui se revendiquait du titre d'archidruide. Pourquoi donc ?

- Un ami m'a mis en garde contre certains dangers issus des légendes de sa terre natale.

Les échos d'un rire pareil à un hennissement allèrent se perdre dans les voûtes rocheuses.

- Ah, je comprends. Toutefois, je puis vous rassurer de ma relative inoffensivité, contrairement à mes frères et sœurs, ou même nos cousins, les each uisge.

- Relative ? releva Einar, toujours sur ses gardes.

- Hé bien, je sais me défendre. Et je privilégie des proies autrement plus nuisibles que les membres de votre race, si rares en ces lieux au demeurant. Tels que des intrus Fomoires.

Le regard gris clair de l'Asgardien balaya l'espace de droite à gauche.

- Ils ne sont plus, nulle inquiétude à avoir.

La créature s'ébroua, libérant un fin crachin dont les gouttelettes atterrirent dans le bassin.

- Vous êtes venu ici pour l'épreuve n'est-ce pas ? Morfessa m'a averti, mais j'ai besoin que vous me le confirmiez.

- Oui, c'est bien mon dessein, affirma sans hésiter le jeune homme.

- Un esprit guidé par une forte volonté, c'est une bonne chose.

Uiscias écarta un bras qui se voulut être une invitation silencieuse à le suivre. Einar fit lentement le tour du bassin, notant les volutes roses finissant de s'y dissiper, et rejoignit l'archidruide. Ensemble, ils se dirigèrent vers un passage à gauche, où s'ouvrait une nouvelle galerie.

L'atmosphère était uniquement emplie du son de gouttes d'humidité s'écoulant depuis le plafond et du *clip-clop* des sabots du kelpie. Une certaine luminosité leur était procurée par les globes imbriqués dans les parois et dont le contenu semblait être un organisme bioluminescent, apparenté aux formes de vie abyssales.

- Êtes-vous toujours aussi réservé ? demanda la créature. Je sens que ce n'est pas votre nature première.

L'être paraissait lire en lui aussi aisément que dans un livre ouvert et cela le dérangeait.

- La confiance aveugle mène trop souvent à la déception, asséna en réponse le Marina. Voire au trépas.

- Ah, je reconnais là des paroles lestées par le poids de l'expérience.

L'écho de leurs mots rebondissaient sur les murs rocheux.

- N'avez-vous jamais eu à souffrir de trahison, Uiscias ? questionna à son tour Einar.

- De tromperies ? De mensonges ? Si, bien sûr. C'est douloureux. Cela nous remplit d'amertume. Parfois de colère. De haine. Toute une palette d'émotions. Et avec celle-ci, on peut peindre une toile bien souvent d'une angoissante monstruosité. (Il s'arrêta brusquement.) Nous sommes arrivés.

L'archidruide lui désigna un escalier qui s'enfonçait dans les ténèbres.

- C'est votre épreuve, je ne puis vous y suivre.

Einar le dévisagea de longues secondes, cherchant malgré lui l'éclat de la duplicité dans ce visage. Il finit par hocher la tête et, rétractant les tentacules de son Écaille, s'engagea dans la descente.

Hurling : Sport collectif d'origine irlandaise se jouant en extérieur à l'aide d'une crosse utilisée pour taper dans une balle. Il est considéré comme étant le sport d’équipe le plus rapide.


Glascóta : « Manteau de Guède », nom des armures portés par les guerriers de Lugh. Mot valise formé avec cóta (manteau en irlandais) et glas (bleu/vert ou assimilés sous diverses formes en langues celtiques, parallèle à faire avec la guède, une plante donnant une teinture bleue dont certains peuples celtes semblaient se couvrir le corps.)


Fáinleog : hirondelle en gaélique d'Irlande.


Artigli Sanguinoso : Griffes Sanglantes


Kelpie : aussi appelé « cheval ondin », c'est une créature métamorphe mentionnée dans de nombreux mythes et légendes issus du folklore écossais et irlandais.


Each uisge : littéralement « cheval d'eau ». Similaire au kelpie, mais nettement plus redoutable, il est considéré comma la créature marine la plus dangereuse d’Écosse.

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