Une Dernière Bataille

Chapitre 44 : Folie Destructrice - Seconde Partie

7420 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

18 février 1998

Inde, État du Bengale-Occidental, quelques part dans les Sundarbans

 

L'écho des pas du petit groupe bondissait de paroi en paroi alors qu'il progressait plus avant à l'intérieur du temple. Une odeur d'éternité et d'humus flottait dans l'air, piquant leurs langues et leurs nez. Des puits de lumière perçant le plafond à intervalles réguliers conféraient une sorte de pénombre aux lieux et chose étrange, la structure interne paraissait plus grande une fois au-dedans qu'imaginée depuis l'extérieur.

S'enfonçant toujours plus loin dans le bâtiment, l'atmosphère se chargea en tension, comme à l'approche d'un orage.

Heureusement que nous sommes les bienvenus, pensa Ban, sinon je pourrais commencer à me poser des questions.

Ils avaient dépassé plusieurs ouvertures latérales, poursuivant inlassablement un chemin rectiligne jusqu'au cœur de l'édifice. Et finalement, ils entrèrent dans une grande salle aux murs courbes qui lui donnaient un aspect circulaire. A intervalle régulier, elle était percée de huit portes, en comptant celle par laquelle ils venaient d'arriver. Chacune correspondait à un point cardinal et possédait une entrée ornée de statues d'animaux. Leurs anatomies avaient été si finement ciselées qu'on aurait pu les croire capables de mouvement.

Au cœur de ce vaste espace, se trouvait un bassin creusé dont les bords cernés de deux sculptures de tigres tournant autour était rempli d'un liquide opalescent, légèrement plus épais que de l'eau. Et au centre de celui-ci, un îlot de pierre façonné d'une main de maître évoquait la forme d'une fleur de lotus aux pétales largement déployés.

 

Assise à l'intérieur, une jambe repliée en tailleur et l'autre pendante, se trouvait une femme de peut-être quarante ans, sa peau offrant des reflets dorés à la lumière s'écoulant depuis la voûte. Du moins, les parties qui ne présentaient pas de taches sombres. De forme nuageuse, ces dernières étaient de tailles variables : d'une pièce de monnaie à celle d'une grosse pomme. On aurait dit une bataille entre l'ombre et la lumière pour la possession d'un même corps.

Ses épais cheveux noirs avaient été rassemblés en une longue tresse dont l’extrémité pendait par-dessus son épaule. Un sari, couleur de jeune pousse, aux bords cuivrés, drapait les formes pleines de son corps, tandis que divers bijoux en or ornaient son front, ses oreilles et son nez.

Des volutes d'encens diffusaient leur parfum musqué et camphré dans l'air, dansant paresseusement autour de la déesse, leur formes sans cesse changeantes laissant place à l'imagination de ce que l'on voulait bien y voir.

Tant son physique que ses divers apparats renvoyaient à une image de sensualité sans qu'elle se départisse pour autant d'une forme de sagesse maternelle.

Autour d'elle, Ayame nota qu'il y avait une véritable petite armée. En prenant en compte la présence de Taj, elle décela six fortes auras ; les autres, à l'intensité oscillante, étaient une vingtaine, peut-être un peu plus.

Sacré comité d'accueil, songea-t-elle.

Leur guide s'arrêta non loin du bassin et s'inclina respectueusement.

- Mataji , dit-il, voici les émissaires du Sanctuaire d'Athéna.

A leur tour, les quatre membres du groupe saluèrent leur hôtesse un genou au sol. Par respect, ils avaient déposé leurs Urnes Sacrées près de l'entrée de la salle. La déesse adressa un signe de tête à Taj qui recula pour ensuite rejoindre la foule des fidèles de la divinité hindoue. Elle posa son regard charbonneux empli d'une certaine forme de douceur et de chaleur réconfortantes sur le quatuor.

- Voici donc les hérauts dont dame Sarasvati m'a annoncé la venue.

Sa voix était pareille à du miel chaud, inondant leurs coeurs d'une douceur apaisante.

- Nous vous remercions d'avoir accepté cette entrevue, dame Pārvatī, s'inclina encore un peu plus bas le Chevalier du Petit Lion.

- Devī Sarasvati m'a enjointe de vous écouter car vous seriez détenteurs d'importantes informations en rapport avec le réveil de plus en plus croissant de démons et de calamités. Et je la connais suffisamment pour savoir qu'elle peut parfois prendre du plaisir à titiller l'intérêt d'une tierce personne avec des connaissances qu'elle possède, mais dont elle veut que son interlocuteur trouve la réponse en cherchant lui-même. Néanmoins, je vous enjoins de vous montrer brefs, mon attention étant tournée avant tout vers la défense de mes terres.

- A votre guise.

 

Le Chevalier de Bronze, rang le plus bas de sa caste, mais doté de la plus grande expérience prit la parole.

Il informa la déesse hindoue de la terrible menace pesant sur la planète entière. Evoqua la coalition divine réunie pour y faire face. Révéla la quête entreprise pour rechercher les diverses clés symbolisées par des artefacts. De même que les visions les mettant en scène.

- Ce qui nous a conduits à vous aujourd'hui, conclut Ban, tandis que quelques murmures commençaient à bourdonner parmi les rangs des Bhairavas, tel un essaim d'abeilles. Car l'une des choses que nous avons pu identifier parmi toutes ces images, c'est le trishula, l'arme de votre époux. (Le sourire jusqu'ici bienveillant de Pārvatī se figea, ses traits se froissèrent et son visage prit la dureté du marbre.) En acceptant de nous le confier, vous...

- Quelle impudence ! s'éleva une voix plus haut que celles qui contestaient déjà les paroles du Chevalier. Le trishula est l'un des trésors les plus sacrés du Seigneur Shiva et vous voudriez que nous le remettions à des parfaits inconnus !

- Les Chevaliers du Sanctuaire débarquent avec un ton soudain alarmiste, parlant de fin du monde, et il faudrait obtempérer docilement !? renchérit une autre.

Pārvatī leva une main aux ongles polis avec soin et cela suffit à faire taire les frondeurs, comme une mère stoppant net le babillage d'enfants querelleurs.

- Bien que véhémentes, les remarques des Ashta Bhairavas sont emplies de vérité. Vous l'avez dit vous-mêmes, l'orage gronde et les démons sont presque à nos portes, menaçant mes enfants. Les troupes à mes côtés luttent contre des incursions de Rakshasas depuis des siècles, mais ce n'est que récemment que leurs assauts se font plus insistants, plus féroces. Pourquoi devrais-je vous abandonner ce qui me permet de les tenir suffisamment en respect ? Pourquoi me séparerais-je de ce qui me permet de protéger le peuple qui m'adresse ses prières ? (Sa voix se fit plus rauque, le miel se chargeant soudain d'âpreté, alors que dansaient les nuages noirs sur sa peau.) Dites-moi.

Des poils invisibles se dressèrent dans la nuque des quatre individus qu'elle fixait de ses noires pupilles.

Une fois les premiers frissons repoussés, Tristan déglutit pour prendre la parole.

- Dame Pārvatī, loin de nous l'idée de vous priver d'un élément important de votre défense. L'argument que je souhaiterai mettre en avant est que l'union fait la force.

- Si nous pouvons ramener le trishula au Domaine Sacré, ajouta Ban, il pourra bénéficier de la garde de plusieurs castes, toutes dévouées à un but identique. Certains de vos guerriers pourraient même venir avec nous et Athéna mettrait également à votre disposition ses propres forces pour vous épauler.

- Tôt ou tard, compléta Ayame, quelqu'un viendra pour essayer de s'en emparer. C'est difficile à croire, mais c'est la vérité. Notre adversaire a à son service des créatures, des Eclats ainsi que nous les avons nommés, capables de prendre possession de toute personne à la nature violente et chaotique. Le danger pourrait venir de l'intérieur, encore plus pernicieux que l'extérieur.

L'atmosphère déjà épaisse se solidifia presque, à l'image d'un lac gelant soudainement, après ces dernières paroles. La colère bouillonnait dans les effectifs hindous. Un flot croissant qui ne demandait qu'à éclater en crue.

- Des mots sages, reconnut celle répondant au titre de Mataji. Et pourtant si vides de sens, car le chaos est déjà en chacun de nous. Nul homme, nul dieu ne peut s'en défaire complètement. Il est une part d'un tout. Viendra le jour où le deva Shiva dansera de nouveau et un nouvel avatar de Vishnou apparaîtra, alors ce monde-ci sera voué à connaître le cycle suivant.

- Mais il dort toujours, non ? demanda abruptement, mais pourtant d'une manière presque candide, Timur.

Les yeux charbonneux dardèrent leur volonté sur lui et il rentra la tête dans les épaules, des souvenirs terrifiants lui revenant en pleine figure. Ceux de Enlil dans toute sa colère destructrice.

- Le Seigneur Shiva reste endormi, c'est vrai, dit Pārvatī. Et tant qu'il en sera ainsi, nous protégerons sa création de toute notre force contre le Mal.

Cette fois, un grondement animal sembla résonner depuis sa poitrine. L'obscurité s'étalant un peu plus sur le doré de son épiderme.

- Et ce d'où qu'il vienne.

 

Ban sentit que la conversation leur échappait. Que pouvait-il proposer d'autre ? Quel argument utiliser ?

- Vous n'avez qu'à nous tester dans ce cas, lança le jeune Chevalier d'Argent tout à trac.

- Timur, grogna le Petit Lion, ses propres réflexions soufflées par le culot de l'Ecu. Tiens ta langue.

- Vous tester ? répéta Pārvatī, sincèrement étonnée, le fauve dans son ton précédent se muant en chaton curieux.

- Force, détermination, il doit bien y avoir un domaine qui pourrait vous prouver que vous pouvez nous faire confiance, poursuivit le Turc.

Celui-ci perçut les yeux étrécis du Chevalier de Bronze sur lui. Il ne réfléchissait pas toujours et pouvait se montrer impertinent, mais ses intentions étaient on ne peut plus pures et sincères.

La divinité l'observa en silence, apparemment pas aussi insensible que ça à sa proposition.

- Soit, organisons un duel, lâcha-t-elle, soudain pleine de morgue. Deux d'entre vous contre deux guerriers à mon service et celui du Seigneur Shiva. Cependant, bien que j'autorise le port des armures, aucune technique faisant usage du cosmos ne pourra être utilisée.

Quelques sourires fleurirent parmi les Bhairavas les plus avides de démontrer aux envoyés du Sanctuaire qu'ils n'étaient pas à prendre à la légère et qu'il leur en coûterait de lancer de tels défis. Une femme et un homme s'avancèrent.

Elle donnait l'air d'avoir tout juste trente ans. Ses cheveux noirs aussi lisses que la surface d'une eau calme cascadaient librement sur ses épaules, hormis deux tresses partant de son front et se réunissant à l'arrière de son crâne. Néanmoins, elle préféra attacher le reste avec une solide cordelette. Une paire d'anneaux dorés perçait sa narine gauche.

Ayame la classa tout de suite parmi les Ashta Bhairavas de par l'énergie étrangement insondable qu'elle percevait chez elle.

Son compagnon était plus jeune, la vingtaine tout juste dépassée. Grand, de corpulence mince, il avait de longs bras lui conférant une bonne allonge. Sa tête était rasée, ne laissant subsister qu'une ombre foncée sur sa peau.

Du côté des hérauts, la suggestion téméraire du Chevalier d'Argent avait provoqué en catastrophe un conciliabule tempétueux.

- Qu'est-ce qui t'a pris ? siffla Ban.

Piqué au vif malgré lui par le ton lourd de reproches du Petit Lion, le jeune Turc rétorqua :

- Il fallait faire quelque chose, non ? J'ai bien vu que la situation devenait plus glissante qu'une pente recouverte d'huile.

- Timur, il aurait fallu que l'on se concerte avant, lui expliqua Tristan. Là, c'est trop précipité.

Ayame soupira bruyamment.

- Ce qui est fait est fait. Je suis la première du genre à agir plutôt qu'attendre, mais là ... si on s'en sort, tu vas avoir une sacrée dette. (Elle les regarda tout à tour.) Alors, qui se dévoue ?

Timur fit un pas en avant, le poing levé contre son front en un salut dont lui seul paraissait connaître le sens.

- J'assume mes paroles et promets de faire ce qu'il faut pour l'emporter. Vous pourrez être fiers de moi.

- C'est ça que tu cherches ? grommela Ban. La reconnaissance ? Ha ! Être sacré Chevalier, c'est déjà être reconnu pour ce que tu es par la déesse Athéna elle-même. Pourquoi chercher plus ? (Il se frotta ses cheveux courts, les ébouriffant davantage.) Allez, je m'y colle, parce que sinon ça va mal se finir cette histoire, je le sens. Pas question de rentrer bredouilles.

Il commença à échauffer son épaule en réalisant quelques moulinets.

- T'es sûr de toi ? l'interrogea Ayame. Cette femme a l'air particulièrement coriace.

- Traduction : tu penses que je n'ai pas le niveau, c'est ça ?

- En effet.

- Tu apprendras ma jeune amie que c'est typiquement des Chevaliers de Bronze dont il faut le plus se méfier. Ils ont toujours plus d'une corde à leur arc.

- T'es à peine plus vieux que moi, mais je prends le compliment au vol.

Le massif Japonais éclata de rire, ce qui lui attira des regards tout aussi intrigués que courroucés de la part des Indiens qui l'observait.

- Ça te convient ? lança-t-il au Capricorne.

- Je suis certain que tu sais ce que tu fais.

- Ah ouais ? Bien, j'espère que le bleu le sait aussi. (Il jeta un coup d'oeil à Timur.) En piste !

Le duo de Chevaliers intensifia son cosmos, s'harmonisant avec leurs Armures respectives qui répondirent à leur appel. L'Argent vint recouvrir la silhouette trapue du Turc, son bras gauche se parant du gantelet spécifique à l'Ecu avec son bouclier à la forme modulable.

Tandis que le Bronze s'installait de manière éparse sur le corps musclé de Ban, révélant sa couleur mêlant le noir et le flamboyant, une tête à l'aspect léonin ornant son épaulière gauche.

 

En face, leurs adversaires désignés ne furent pas en reste.

Si le jeune Indien se retrouva vêtu d'une protection aux nuances bronze et carmine d'un pouvoir couvrant similaire à celui d'une Armure d'Argent, sa compagne était d'un tout autre calibre.

Ses avant-bras et le bas de ses jambes, de ses chevilles à ses genoux, étaient gainés de métal couleur platine dont la forme évoquait des plumes. Détail étonnant, ses orteils n'étaient pas recouverts de métal. Sa taille était ceinte par des ailes de métal souples se courbant autour de ses hanches et descendant comme une jupe évasée jusqu'aux creux de ses genoux à l'arrière.

Un solide plastron couvrait son buste, assorti d'épaulières en forme de goutte inversée, bordées de plumes. Deux longues et étroites ailes coulaient dans son dos depuis chaque omoplate, pareilles à un semblant de cape.

Enfin, sa tête, du moins la moitié supérieure, supportait un casque ne laissant entrevoir que ses prunelles. Lui aussi comportait des motifs de plumes et le nasal évoquait le bec plat d'un oiseau dont les yeux de jais se situaient au milieu de son front.

Quatre auras s'élevèrent, une d'argent, une orangée, une rouge et une blanche tel un cygne prenant son envol, alors que chaque combattant approchait de l'aire qu'on leur avait dégagée pour l'affrontement : une aire située à quelques mètres du bassin où siégeait Pārvatī et qui lui offrait une vue dégagée pour admirer le duel.

Tandis que les spectateurs se dirigeaient vers cet endroit, ils ne remarquèrent pas qu'un des leurs en avait profité pour s'éclipser discrètement, disparaissant parmi les ombres tapies dans les renfoncements du temple.

Prenant place chacun d'un côté de l'arène improvisée, les duos se toisèrent.

- Je m'appelle Ban, Chevalier de Bronze du Petit Lion. (Il pointa son compagnon du pouce.) Et voici Timur, Chevalier d'Argent de l'Ecu.

- Nanda, Bhairava, se présenta le jeune homme à la tête rasée.

- Quant à moi, je suis Esha, Ashta Bhairava d'Asitanga.

Une certaine hargne pointait dans sa voix.

- Ça va être une vraie partie de plaisir, maugréa le Japonais dans sa barbe.

 

Les trois silhouettes assises autour du foyer sobrement confectionné se dressèrent comme un seul homme lorsqu'elles captèrent un mouvement à l'entrée du sanctuaire où avait disparu Amar une demi-journée auparavant.

Le massif Indien les observait avec insistance, son front ridé plissé, ce que Kirin traduisit par :

- Il est temps d'y aller.

Un sourire naquit et son corps fut brièvement parcouru d'une sorte d'exaltation, comme un courant électrique, qu'il dût réprimer. D'une nature pragmatique et analytique, ses émotions pouvaient s'emballer d'un seul coup pour inonder son organisme d'un afflux d'énergie l'amenant à les écouter plutôt que sa raison. Il se retrouverait alors guidé par l'excitation et une certaine forme de passion contre lesquelles on l'avait déjà mis en garde.

Ses compagnons de circonstance étaient fébriles eux aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Ils s'apprêtaient à voler – même si le Gardien Céleste préférait le terme emprunter – une divinité, ce qui les ébranlaient dans leur foi. Toucher au divin était en un sens proscrit pour eux. Ils étaient fiers de servir leur dieu, Enlil, mais ils craignaient ses colères. A juste titre. Et c'était bien de ce courroux divin dont ils avaient la crainte de la part de Pārvatī.

Néanmoins, pour venger leur défunte soeur d'armes et empêcher Athéna d'étendre son influence par la tromperie et la duplicité, ils s'étaient résolus à aller au-delà de leurs angoisses et de leurs croyances.

Ils étouffèrent le foyer d'une gerbe de terre, hissèrent leurs sacs sur leurs dos et suivirent le Japonais déjà en train de gravir les marches. Le seuil franchi, ils connurent une expérience semblable à celles des hérauts du Sanctuaire, engendrant une certaine désorientation tandis qu'ils traversaient de nombreuses salles. S'ils percevaient qu'une sorte de distorsion spatiale était à l'oeuvre, ils auraient été bien incapables de la comprendre.

C'est un formidable système de défense, s'émerveilla Kirin. Sans guide, il serait facile d'errer à tout jamais dans ce labyrinthe dimensionnel.

Toutefois, il se demanda si l'orbe qu'il transportait avec lui, capable d'ouvrir une brèche d'une nature similaire, pourrait lui permettre de...

Après nombre d'alternances de clair-obscur, une puissante clarté soudaine le força à plisser les yeux.

Ils étaient sortis du sanctuaire et se trouvaient dans un immense espace. De nombreuses fleurs y poussaient, tapissant le sol à la manière d'un champ aux multiples couleurs. L'air embaumait le parfum de dizaines d'espèces végétales différentes. Un grand arbre à l'écorce grisâtre et lisse étendait ses branches minces aux feuilles vert foncé à l'endroit assimilable au centre de ce nouvel environnement. Sur ses rameaux, il était possible d'observer de petites baies de couleur bleu vif.

A son pied, fiché dans un socle de pierre d'une nature proche de celle utilisée pour les constructions qu'ils avaient vues plus tôt, se dressait le but de leur venue : le trishula de Shiva.

L'artefact ressemblait à un trident d'une longueur dépassant les deux mètres. L'arme toute entière donnait l'impression d'être faite de l'or le plus pur, tant sa radiance rappelait l'éclat du soleil. Près de la tête, à l'endroit où la hampe se divisait en trois pointes aiguës, était enroulé un rosaire constitué de cent-huit perles dont l'aspect rappelait une version desséchée des fruits de l'arbre. S'y trouvait également accrochés une mince bannière de tissu pourpre et un petit tambour en forme de sablier, un damaru.

Le pouvoir qu'il recélait les frappa à la manière d'un chant, chaque note successive gravant un peu plus en eux la mélodie jouée à l'aube de la création.

Inconsciemment, Kassim et Zharaa ployèrent l'échine, déférents, alors que Kirin paraissait subjugué.

Le mouvement d'Amar, fendant le champ de fleurs tel un pachyderme s'ouvrant une trouée dans la forêt, les libéra de leur contemplation muette et ils lui emboîtèrent le pas. Mais, tandis que les végétaux se redressaient naturellement après leur passage, ceux s'inclinant sous le pas lourd de l'Indien demeuraient couchés au sol, comme étouffés à son contact. Une ligne noire témoignait désormais de son passage.

 

Parvenant jusqu'au socle, Kirin eut à peine le temps d'effleurer la hampe du trishula, qu'une voix s'éleva :

- Que fais-tu là, Amar ?

Figés, l'espace d'un instant convaincus que c'était la voix du dieu Shiva qui s'adressait à eux, le trio mit une poignée de secondes à se rendre compte que cela venait de derrière eux. Ils se retournèrent l'un après l'autre pour en découvrir la source.

Amar pour sa part n'avait fait que tordre le cou pour darder des petits yeux inexpressifs sur l'intrus.

- Et qui sont ces gens ?

L'inconnu les dévisagea tour à tour. Il appartenait à la même ethnie qu'Amar, sa peau arborant toutefois un ton plus clair. Une fine moustache légèrement recourbée aux extrémités habillait sa lèvre supérieure et des cheveux noirs plutôt courts bouclaient sur sa tête nue. Il portait un suthan lâche gris ardoise et une étole vert bouteille couvrait ses épaules, cachant partiellement son torse nu. Couplée à une musculature bien dessinée, une forme d'autorité naturelle transparaissait de lui.

- Amar ? poursuivit-il. Tu as un comportement étrange depuis quelques temps. Comme quitter le temple en te glissant sournoisement parmi les ombres alors que notre présence y était requise. (Il plissa les yeux de plus en plus suspicieux.) Autant j'ai toujours admiré ton aisance à t'exprimer de manière silencieuse, autant à présent, j'y perçois quelque chose de plus malsain. On jurerait que tu n'es plus vraiment là.

Les trois étrangers se jetèrent des coups d'oeil circonspects, ne sachant que faire.

- Ecoutez, nous ne sommes pas venus pour..., commença Zharaa.

D'un mouvement imperceptible, l'inconnu la balaya d'un geste, la faisant s'étaler par terre.

- Merde, souffla-t-elle.

Elle n'avait rien, mais l'extrême vélocité de l'assaut l'avait aussi surprise que si elle avait reçu un réel coup de poing. Kassim l'aidait à se relever quand le cosmos jaillissant d'Amar fit luire sa silhouette d'un éclat jaune rappelant le blé mûr aussitôt terni par un noir rougeoyant. Lorsqu'il se dissipa, le massif Indien était caparaçonné de métal alliant un gris de perle à un jaune d'or.

Sa tête était coiffée par un casque au sommet bosselé dont les côtés protégeaient sa nuque et ses joues. La moitié supérieure de son torse massif était recouverte de bandes de métal rivetées auxquelles s'intégraient des épaulières courbes remontant un peu moins haut que la moitié du visage. Une bande annelée enserrait le biceps droit. Une large ceinture semblable au plastron entourait sa taille et deux larges plaques convexes s'y accrochaient pour couvrir ses hanches. Les défenses d'un pachyderme autour desquelles des clochettes étaient enroulées par un fil de soie bleue s'inséraient dedans. Ses épais canons d'avant-bras s'achevaient par d'imposants gantelets. Dépourvues d'extrémités couvrant le pied, des grèves aux motifs ovoïdes achevaient de garder le bas de son corps.

- Si tu as revêtu ta lohajālika, c'est que l'éléphant blanc est devenu gris et a sombré dans la sauvagerie. (Une énergie rouge se manifesta autour de l'homme en réponse.) Moi, Jaipal de Bishana vais mettre fin à ta souffrance.

Une armure au profond rayonnement sanguin le recouvrit en un éclair.

Bras et jambes étaient pareillement habillés de protections couleur écarlate aux échos félin, même si un espace nu existait entre la cheville et les orteils. Un imposant gorgerin grenat reposait sur ses épaules et était relié à des spalières aux formes évoquant des flammes. Les magnifiques détails de sa large boucle de ceinture donnaient presque vie à un faciès grimaçant de félin tenant une chaîne entre ses crocs. Autour du bassin des tassettes suggérant les deux moitiés d'un visage démoniaque garni de crocs fendu en deux, reposaient sur ses hanches. Ce qui s'apparentait aux vestiges d'une queue au bout poilu s'enroulait autour de sa cuisse gauche.

Sa tête arborait une demie couronne aux bords dentelés et au sommet porteur d'une minuscule flamme figée. L'arrière était garni d'une masse de filaments de métal cuivré évoquant la longue crinière d'un fauve. Deux larges anneaux pendaient aux extrémités basses de la couronne.

Et pendant que ceci se produisait, Kirin détacha la perle qu'il portait à l'oreille et invoqua sa propre Yoroi. Bien qu'aucun nuage ne soit visible dans le ciel immaculé de ce lieu hors du temps, la foudre frappa son corps avec fracas, l'enveloppant d'un manteau d'étincelles. Une main engoncée dans un gantelet lamellaire mêlant le blanc ivoirin et le jaune safran en jaillit pour s'emparer de l'artefact, des éclairs crépitant sur toute sa longueur.

S'extirpant du tourbillon électrique, le Gardien Céleste arborait un casque représenté par une bande ceignant le tour de sa tête avec des protections bordant ses tempes et ses joues. Un solide plastron ornementé à l'abdomen couvert de lamelles rappelant de grandes écailles habillait son torse. Des plaques segmentées dont les bords s'ornaient d'une fourrure dorée partaient de sa ceinture et descendaient jusque sur ses hanches et son pubis. Dissemblables, son épaulière gauche reprenait le principe des plaques articulées pendant que la droite évoquait quelque face à l'aspect draconique. Des sune-ate aux bordures rougeâtres couvraient le bas de ses jambes, du genoux au bout des pieds, chaque extrémité figurant des sabots fendus.

Enfin, une paire de tonfas à la structure clairement élaborée à partir des bois d'une mythique créature, saillait de part et d'autre de ses hanches.

Le trishula dans une main, une décharge de pouvoir le traversa tandis qu'il en appelait à son cosmos, tout en serrant la petite sphère que lui avait remise le seigneur Susanoo dans l'autre.

Son esprit se retrouva subitement submergé de sensations décuplées, le noyant presque instantanément sous leurs forces. Cependant, il s'obligea à garder la tête hors de l'eau, forçant son esprit à ne pas chercher à explorer toutes ces nouvelles perceptions. Il s'accrocha à une unique pensée, telle une bouée, se focalisant uniquement sur son désir de fuir cet endroit.

Un portail commença à s'ouvrir, une ligne noire apparaissant dans les airs. Les bords de la réalité s'écartèrent peu à peu, révélant un espace totalement obscur au-delà. Puis, comme s'ils luttaient pour s'ouvrir davantage, tremblotants, les deux bords de la “plaie” se refermèrent abruptement.

- Que... ? s'interrogea le Gardien Céleste.

Ce à quoi il avait songé encore peu de temps auparavant venait de se confirmer. En plein milieu de ce territoire divin, dont la particularité paraissait liée à l'espace-temps, l'action d'ouvrir un portail s'avérait plus que compromise.

Sans que ses yeux ne cessent une seconde de couver Amar de leur feu, Jaipal s'adressa d'une voix glaciale au Gardien Céleste :

- Repose immédiatement ce trésor.

C'était une voix n'appelant à nulle tergiversation, un commandement aussi brutal et inéluctable qu'une coulée de neige.

Au lieu de quoi, Kirin enflamma davantage son cosmos et bondit à la vitesse de l'éclair, fendant le champ de fleurs en ne laissant derrière lui qu'une trace de terre brûlée.

Ayant compris que tout était fichu et ne souhaitant pas se confronter à l'Ashta Bhairava, car ils n'avaient aucun conflit ouvert avec lui, les deux guerriers au service d'Enlil prirent la fuite également.

- Ne croyez pas pouvoir quitter ce lieu aussi facilement que vous y êtes entrés, les avertit sombrement Jaipal. Quant à toi, Amar, je ramènerai ta tête à la Mataji.

Son adversaire arbora un sourire beaucoup trop grand pour être encore humain, ses joues se fendant sous la tension exercée par ce qui se trouvait derrière. Des volutes d'un noir violacé s'en échappèrent à la manière de fumerolles.

 

Pressant l'une de ses narines du pouce et expirant audiblement par l'autre, Ban projeta un filet de sang gluant à ses pieds.

De son côté, son adversaire essuya le bord de sa lèvre abîmée d'un mouvement de langue, rougissant ses dents.

Cela ne faisait qu'une poignée de minutes que leur affrontement avait débuté, mais le Petit Lion pouvait déjà affirmer sans peine qu'il n'avait que très peu de chances de l'emporter.

L'Ashta Bhairava se battait avec un style unique de techniques de pied et elle parvenait à le malmener, alors que lui utilisait tous les moyens à sa disposition. Elle était vraisemblablement du niveau d'un Chevalier d'Or en herbe. Plus inquiétant, il était aussi possible qu'elle le ménage et qu'elle aurait déjà pu le mettre à terre sans mal. Sauf pour lui.

Le Petit Lion n'avait cependant pas jeté l'éponge pour autant.

 

De son côté, Timur, en dépit d'une expérience martiale moindre par rapport à son aîné, forçait depuis peu son opposant à être sur la défensive.

L'Indien lança un direct que le Chevalier d'Argent para, mais ce faisant il découvrit un peu trop son flanc et encaissa un coup de pied. Il vacilla sur ses appuis. Nanda chargea dans l'espoir de plaquer son adversaire au sol et ainsi clore le combat.

Timur reçut le choc de plein fouet. Il commença à reculer pour finalement se stopper de lui-même après avoir concédé un bon mètre. Ses pieds solidement ancrés, son centre de gravité abaissé, il ne bougeait pas davantage qu'une montagne.

Penché au-dessus d'un Nanda surpris, il lui administra un coup de coude à l'arrière de la tête. L'étreinte brièvement relâchée lui permit de cueillir le nez du Bhairava avec le genou, déclenchant un geyser de sang et un grognement douloureux.

Pour autant, ce dernier revint à la charge et Timur alla à son contact. Il se baissa et reçut le Bhairava sur son épaule gauche, le faisant rouler par-dessus son bouclier instantanément déployé. Sitôt que l'autre eut atterri sur ses pieds, l'Ecu se retourna pour le ceinturer. Projeté violemment par terre sans possibilité d'amoindrir l'impact, Nanda s'écrasa au sol, l'air s'échappant brutalement de ses poumons. Son bras se leva et retomba mollement.

 

Ban n'eut pas l'occasion de fêter la victoire de son partenaire, comme un nouveau coup de pied l'atteignait, accompagné d'un traînée vermeille.

Il trouva que l'air empestait un peu trop l'odeur cuivrée de son propre sang.

- Force m'est de reconnaître que tu as la tête dure, lâcha Esha.

- Pas autant que tes pieds si tu veux mon avis, répondit le Chevalier de Bronze en faisant jouer sa mâchoire.

L'Ashta Bhairava garda la tête froide, insensible à la gouaille du Japonais.

- Si tu le prends comme ça ..., dit-elle avant de frapper à nouveau.

Ban bondit en retrait, mais la guerrière ne lui laissa pas le temps de se stabiliser. Elle lui infligea une série de coups rapides qu'il parvint à détourner non sans difficultés de part leur vitesse croissante. Il tenta de faucher ses appuis, mais fut quitte pour un énième coup de pied tandis qu'elle sautait pour l'éviter.

Ban recula, des points noirs dansant devant ses yeux. Il serra les dents. Son adversaire se retrouva alors soudainement bousculée par l'assaut de Timur qui était venu à sa rescousse.

Le Turc parvint à placer encore deux coups avant que son opposante reprenne le contrôle de la situation. Cependant, Ban constata qu'elle avait été réellement ébranlée par ce coup d'épaule surprise. Il courut donc, non pas pour tenter de la prendre en tenaille, mais placer l'Ecu entre elle et lui. Il lui cria :

- Baisse-toi !

Le Petit Lion bondit, s'appuyant d'une main sur le solide dos du jeune homme et lança ses deux pieds contre l'Ashta Bhairava.

Ils la percutèrent avec la force d'un boulet de canon en pleine poitrine. Esha recula de plusieurs pas, tâchant de maîtriser la douleur que lui renvoyaient ses côtes sévèrement malmenées. La colère et la contrariété strièrent sa vision de rouge.

 

Esha s'apprêtait à les attaquer avec la ferme intention de les anéantir lorsque son énergie en train d'enfler se retrouva écrasée par un cosmos bien supérieur. Une intense tension gagna instantanément tous les protagonistes de la scène.

L'Ashta Bhairava d'Asitanga songea que la déesse avait relâché une vague de pouvoir car elle pressentait ce qu'elle allait faire, néanmoins, il se révéla rapidement que ce n'était pas pour cela.

- Vous osez ! crépita la voix de Pārvatī tel le tonnerre.

L'ensemble des visages se tourna vers elle. Les marbrures foncées avaient colonisé davantage de peau, absorbant presque tout le doré.

- Impudents ! cracha-t-elle du bout d'une langue au rouge foncé, comme si elle goûtait peu la saveur de ce mot.

- Devī Pārvatī, que se passe-t-il ? s'enquit Taj, inquiet.

Apparemment, elle était la seule à déceler la chose qui l'irritait, menaçant de lui faire libérer un torrent d'énergie qu'elle contenait à grand peine.

- Des intrus ont pénétrés dans le jardin de Shiva et emporté le trishula, révéla-t-elle d'une voix crissante évoquant deux lames frottant l'une conte l'autre. (Ses paupières se fermèrent.) Sa présence est ... fluctuante.

Esha qui observait Nanda se relever, braqua un oeil accusateur sur les hérauts du Sanctuaire.

- Hein ? s'étonna Tristan en avisant les regards noirs que nombre de Bhairavas leur adressaient. Vous ne pensez pas sérieusement que nous avons quelque chose à voir avec ça ?

- Comment ne pas y songer ? les apostropha une voix masculine.

- Parce que ce serait d'une absurdité sans nom ! s'énerva Ayame.

- Ou d'une simplicité redoutable, argua Taj en quittant brièvement des yeux la déesse étrangement devenue silencieuse hormis ses mâchoires jouant l'une contre l'autre. Vous, ici, endormant notre vigilance pendant que des complices s'introduisent furtivement afin de dérober l'artefact du seigneur Shiva.

- Mais ... mais on ne sait même pas où il se trouve ! cria Timur, pris au dépourvu par l'envenimement croissant de leur situation. En plus, c'est impossible de s'y retrouver ici sans un guide.

Le coeur d'Ayame rata un battement.

Serait-il possible que ..., pensa-t-elle tandis que ses sens affûtés balayaient la masse des Bhairavas.

Là ! Parmi les fortes énergies qu'elle avait décelées à leur arrivée, elle constata que deux manquaient à l'appel.

- N'essayez pas de nous incriminer ! Personne ne vous montrerait le chemin !

- Dans ce cas, dites-nous où se trouvent les Ashta Bhairavas absents ? rétorqua la Kunoichi Lunaire.

- Qu'est-ce qu'elle raconte ? murmurèrent plusieurs voix.

- Je n'en sais rien.

- Elle est juste folle.

Cependant, tandis que les regards allaient et venaient dans les rangs des guerriers Indiens, certains prirent conscience que la question de la Japonaise n'était pas si dépourvue de sens que ça.

- Amar et Jaipal ont disparu, fit une jeune femme de haute stature.

- Pourquoi seraient-ils partis ? lança Esha en se tournant vers elle. Ça n'a pas de sens, Prachi.

- Sauf si ..., commença Taj en fixant les hérauts du Sanctuaire. (Il jeta un regard à Pārvatī.) Nous avons été infiltrés.

- Tu délires ?! s'alarma un autre Ashta Bhairava.

- Il est possible qu'ils soient allés au-devant des intrus, tenta quelqu'un.

- Sans prévenir ? reprit Taj. Sans que Devī Pārvatī ne les perçoivent en premier ?

- Assez de conjectures ! s'énerva Esha. Dans tous les scénarios, c'est la venue de ces personnes qui a déclenché cela.

Elle pointa un index lourd d'accusation sur le quatuor en retrait. Ban songea que si Timur avait évoqué une pente couverte d'huile auparavant, là, on venait d'y jeter un brandon et elle était carrément en train de brûler ! Le feu avançait vers eux et ils allaient devoir faire un choix très rapidement.

- J'ai peur qu'il ne faille revoir les priorités de notre mission, dit Tristan tout bas.

- Que veux-tu dire par là ? demanda le Turc.

- Tous les éléments jouent contre nous, expliqua le Capricorne. Soit on est déclarés complices du vol, soit nous sommes la cause ayant eu pour conséquence le vol, même si nous n'y sommes pas liés.

- Pour autant, cela ne change pas le fait que nous devions récupérer le trishula, dit Ayame. Que ce soit des mains de Pārvatī ou de celles des voleurs.

- Et pour ça, compléta Ban en hochant la tête, il nous faut sortir d'ici avant que ...

Des ondes d'un cosmos surpuissant les clouèrent subitement au sol. Péniblement, ils se tordirent le cou pour regarder en direction de sa source.

Les cheveux de la déesse hindoue s'étaient libérés de leur tresse et volaient, dressés, pareils à des serpents, pendant que sa langue saillait hors de sa bouche de façon obscène. Les ultimes parcelles dorées de son teint avait entièrement cédé le pas à un noir profond rappelant du charbon. Elle était devenue abjectement effrayante.

En dépit du long appendice, elle parvint à se faire comprendre aisément :

- Ceux qui sèment le chaos doivent être annihilés ! Destruction !

Ses yeux fous roulaient dans leurs orbites et une aura délétère suintait d'elle, tel un voile gluant qui se déposa sur leurs épaules. Une prégnante odeur de mort flotta jusqu'à eux.

- Qu'est-ce qui lui arrive ? s'étonna le Chevalier de l'Ecu, en portant une main tremblante à sa bouche.

- Serait-ce son apparence de Durgā ? s'interrogea le Capricorne en se souvenant des propos de Shiryû.

Sentant le danger gagner en intensité, il demanda à son Armure de venir le recouvrir d'une impulsion mentale.

Tous les Bhairavas commencèrent à se mouvoir étrangement, leurs silhouettes donnant l'impression d'osciller. Celles et ceux encore “nus” virent leurs corps s'auréoler de multiples nuances avant de se parer de leurs lohajālika respectives.

- Ce n'est pas ... Durgā, révéla Taj avec un effort visible de volonté. C'est bien pire. C'est Kali, la destructrice. (Il déglutit.) Nous allons bientôt sombrer ... dans une soif de sang induite par son influence. Je ne sais pas si ... votre implication dans cette situation est avérée ou non, mais ... je vous conseille de fuir sans attendre.

- Athéna va regretter d'avoir conduit le Mal en ces lieux, feula Kali.

A son rugissement bestial répondit un chœur de cris affamés de violence.

- Ils sont trop nombreux, il faut se tirer ! Maintenant ! !

Même pour un être endurci, le ressac de ces voix venait saper les fondations les plus solides et une vague après l'autre, elles firent monter un frisson de panique.

- Comment fera-t-on pour trouver le bon chemin ? demanda Timur en emboîtant le pas à ses camarades.

- On se débrouillera, répondit Ban.

Formidable ! se morigéna-t-il intérieurement. Une réplique parfaite. On va juste se trouver à errer dans un nombre potentiellement infini de salles. Mais avec un peu de chance, on tombera sur les salauds qui ont déclenché tout ça et ...

Sa tête et son épaule heurtèrent le mur à sa gauche, lui arrachant un grognement mêlant à part égale douleur et surprise. Il n'avait pourtant pas glissé. Alors comment ? C'était comme s'il avait fait un brusque écart.

De la psychokinésie ? s'interrogea-t-il en reprenant sa course.

Non, il avait la nette sensation que c'était quelque chose de différent. Les autres étaient devant lui et ils accéléraient encore, tandis que lui était ... plus lent. Sa réflexion s'interrompit dès qu'une masse le percuta dans le dos pour rouler au sol avec lui.

Tristan entendit les bruits de lutte et regarda en arrière.

- Ban !

- Barrez-vous ! fit le Chevalier de Bronze en retour, son ton sonnant comme un sermon.

Il luttait avec deux Bhairavas et tous trois disparurent par l'une des nombreuses ouvertures latérales.

Stupéfait, le Capricorne ne put pourtant que respecter le souhait de son aîné et continua à courir. La sortie était proche. Du moins, l'entrée par laquelle ils étaient arrivés.

Des mains sortant du néant agrippèrent Timur et l'entraînèrent également par l'une des arches.

- Merde ! s'exclama le Français.

Ils allaient tous se faire avoir à ce rythme. Des projections de cosmos sifflèrent au-dessus de sa tête, s'écrasant un peu partout en soulevant une poussière de roche pulvérisée. Ayame convoqua sa Yoroi et embrasa son énergie, colorant les murs de nuances roses printanières, pour générer des copies d'elle-même.

La Japonaise adressa un signe au Français pour qu'il passe devant pendant qu'elle brouillerait les pistes avec ses clones. Ils échangèrent un regard rapide lorsqu'ils furent à la même hauteur. Chacun se souhaitant pour ainsi dire bonne chance.

Téméraire, la Kunoichi Lunaire fit bondir ses doubles dans diverses directions, empruntant chacun un portail.

Le Capricorne poursuivit sa foulée, seul à présent, une cacophonie rugissante à ses trousses. Son coeur battait à ses tempes. Il n'était plus qu'à une vingtaine de mètres de son objectif lorsque la déesse Kali émergea de l'une des arcades, auréolée de flammes bleues. A sa vue, le souffle du Français se retrouva bloqué dans sa gorge. Rarement il avait ressenti une telle pression s'exercer sur ses épaules.

S'il avait trouvé l'aura du défunt Fléau de Surt intimidante, celle-ci était proprement terrifiante. Du dos de Kali jaillirent des bras éthérés constitués de cosmos pur, donnant l'illusion qu'elle avait huit membres supplémentaires. Elle agita ses bras, l'un après l'autre en une parodie de révolution de cadran horloger. Les yeux du Chevalier d'Or captèrent la brève apparition d'étincelles en forme de croix, dont l'essence même lui parut être aussi acérée qu'une lame, filer dans sa direction à la vitesse de la lumière.

Une seconde plus tard, Tristan perçut le choc entre sa technique Aigís et l'offensive divine. Instantanément , il comprit que sa défense ne pourrait pas tenir très longtemps.

Coincé entre deux feux se rapprochant inexorablement, il opta pour la solution mise en œuvre par Ayame quelques instants plus tôt. Relâchant son arcane, le Capricorne s'élança à son tour à travers un passage sur sa droite. Le temps d'une pensée fugitive, il songea à Mei Ling et à ses compagnons.

Sa silhouette dorée s'évanouit à la vue de ses poursuivants qui, sans hésiter, se jetèrent eux aussi dans le réseau de portails formant désormais le terrain d'exécution de la divinité hindoue.

 


Mataji :

Epithète signifiant “Mère Vénérée”.

 

Devī :

Signifie “déesse” en sanskrit.

 

Deva :

Signifie “dieu” en sanskrit.

 

Suthan :

Pantalon ample le long des jambes et resserré sous le genou jusqu'à la cheville. Se rapproche du salwar.

 

Lohajālika :

Nom des armures portées par les Bhairavas et signifiant grosso modo "armure complète de métal".

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