Une Dernière Bataille

Chapitre 43 : Folie Destructrice - Première Partie

8626 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Des gravats se mirent à bouger, entraînant dans leur sillage une cascade de cailloux qui rebondirent les uns à la suite des autres, pareils à des dés jetés.

D'abord, quelques-uns, puis ce fut comme si une montagne miniature s'effondrait, tandis qu'une forme émergeait de ses tréfonds. Une avalanche de poussière glissa lorsque la silhouette humaine se releva péniblement.

Une toux rauque et un pas titubant eurent raison de sa posture redressée tout juste retrouvée, la renvoyant sur les genoux. Son regard trouble balaya les environs et à travers ses yeux mi-clos, elle ne vit qu'un lieu ravagé. Par endroits, la végétation avait été brisée, couchée ou fauchée, et à d'autres tout simplement carbonisée.

Un mélange d'odeurs, celle âcre de la fumée, et celle ferreuse du sang, flottait dans l'air, agressant ses sens au sortir de leur réveil.

La destruction avait étendu sa domination sur un périmètre si large qu'il était difficile de voir où son emprise se relâchait. Il était tout aussi ardu de savoir s'il y avait d'autres survivants dans ce champ de ruines.

On frappait une enclume dans son crâne, aux tempes compressées par un invisible étau. Au-dessus de sa tête, le ciel gronda soudain, l'air chaud généré précédemment montant pour réagir avec l'atmosphère supérieure plus froide. La pluie ne tarderait pas à tomber. Alors que ses oreilles bourdonnaient l'individu tenta, telles les pièces d'un puzzle, de remettre en places les morceaux épars de sa mémoire, avant que le monde n'explose.

 

16 février 1998

Inde, État du Bihar, Aéroport de Ranchi

 

L'équipe avait eu droit à un petit avion privé affrété par les soins de la fondation Kido. Le voyage s'était déroulé sans encombres. Après huit heures de vol, ils avaient finalement atterrir en territoire indien. La raison de cette destination se trouvait dans les visions du Chevalier du Bélier.

Ses compagnons qui avaient assisté à son expérience et été les témoins impuissants de sa chute avaient pu, grâce au Miroir de Lune confié à Rikimaru, observer de manière synchrone les images visualisées par Arion. Malheureusement, à chaque nouvelle "fresque", la structure de l'artefact accusait d'irrémédiables dégâts qui avait conduit à sa destruction pure et simple dès la rupture du fil de pensée du Bélier.

Le pressentiment de Tsukuyomi concernant le rôle de son Miroir s'était révélé véridique et bien qu'il en avait certainement imaginé la possibilité, le dieu Japonais n'avait pu se départir d'une certaine mélancolie quant à son regrettable sort.

Les répercussions du dénouement de l'acte du Chevalier d'Or s'étaient par la suite enchaînées en cascade. D'une seule action, celui-ci avait rebattu toutes les cartes, leur offrant quelques énigmes à résoudre, mais coiffant probablement au poteau leurs adversaires.

Refusant de céder à l'abattement, toutes et tous s'étaient focalisés sur le décryptage des images que le trio de témoins avaient essayé de rapporter le plus fidèlement possible. Dès lors, toutes les ressources qu'avaient pu réunir les trois dieux présents au Sanctuaire ainsi que celles et ceux avec qui des alliances avaient été nouées, furent mis à contribution.

Parmi eux, la première à émettre une suggestion fut la déesse hindoue Sarasvati. Pour elle, l'un des récits qu'on lui avait transmis laissait clairement entrevoir l'ombre du dieu Shiva. L'évocation de cette silhouette ourlée de flammes, de ce cycle de destruction répétitif, le tout sur un rythme musical traduisait l'action de cette divinité réputée pour ses talents de danseur, de même que ses pouvoirs liés au renouveau – action passant par un anéantissement préalable. Et pour ultime confirmation, le son des clochettes était à ses yeux lié au trishula.

Cet artefact était l'un des symboles personnels de Shiva, comme l'étaient le bouclier d'Athéna ou le foudre de Zeus. Un trident à la hampe duquel s'agitait un instrument produisant ce son si particulier et dont chacune des trois pointes représentait d’innombrables trinités telles que la création, la préservation et la destruction.

Nantis de ce savoir et compulsant les notes du Sanctuaire par le biais de Dvarog, Athéna avait pu trancher en décidant de demander à Sarasvati de traiter avec ses pairs du panthéon hindou afin qu'ils acceptent d'écouter les émissaires du Domaine Sacré.

Ainsi donc, après trois longs mois d'inactivité – hormis leurs investigations –, un groupe débarquait dans le pays que certains anciens écrits chinois nommait le « centre du ciel », du fait qu'il soit la terre de naissance du bouddhisme.

 

Une voix provenant du cockpit annonça aux passagers l’atterrissage prochain. Le bruit des moteurs faiblit et rapidement une résistance se fit sentir lors du contact entre les pneus des roues déployées et le tarmac. L'engin continua sur plusieurs mètres jusqu'à s'immobiliser complètement. Il ne pleuvait que peu à cette époque de l'année et les températures avoisinaient les vingt degrés, ce qui était plutôt confortable.

De l'appareil descendirent quatre personnes : Ban, qui avait été désigné comme chef d'équipe pour ce déplacement, Ayame, le jeune Timur et pour finir Tristan.

Ce dernier affichait une certaine fébrilité. Rien à voir avec celle qui étreignait Timur de par le caractère de la plus haute importance de leur mission, lui qui était un Chevalier d'Argent fraîchement promu et qui vivait donc là son premier véritable enjeu. Non, ce qui empêchait le Français d'être pleinement serein, c'était que le représentant du Sanctuaire auprès de Sarasvati – jusqu'ici June du Caméléon – était désormais Shiryû.

Il n'avait pas revu son ancien professeur depuis son départ pour Asgard il y avait trois ans de cela. Qu'allait-il bien pouvoir lui dire ? Tant de choses s'étaient déroulées ! La guerre et tout ce que cela avait changé en lui, les peines et les joies vécues dans ces moments-là, les prémices de son histoire avec Mei Ling.

A mesure que ses pas le rapprochait de son mentor, le tourbillon agitant incessamment ses pensées accrut sa rotation jusqu'à ce que toutes les paroles qu'il souhaitait prononcer se mélangent en un amas confus. Puis, il se délita d'un seul coup lorsqu'il se retrouva brutalement face au Chevalier du Dragon. Ce dernier était en train d'échanger une poignée de main fraternelle avec Ban lorsqu'il se tourna vers lui.

Même s'il avait légèrement grandi, le Français restait quelques centimètres en-dessous de Shiryû. Le Japonais s'était semble-t-il résolu à couper ses longs cheveux, les portant maintenant à hauteur d'épaules. Il était vêtu d'habits répondant aux codes locaux, un pantalon couleur crème et un sherwani bleu canard, en lin, matière particulièrement utile ici où le climat tropical pouvait rapidement imprégner les vêtements d'une désagréable humidité lorsqu'arrivaient les mois d'été. Aussi solennels l'un que l'autre, le Capricorne et le Dragon parurent incertains de la marche à suivre.

Finalement, le Français prit l'initiative de donner l'accolade à celui qui l'avait pris sous son aile, lui offrant une nouvelle famille alors qu'il venait de perdre la sienne.

- C'est bon de te revoir, maître, dit-il.

Le Japonais le repoussa en douceur pour l'observer quelques secondes, à la fois au travers du prisme de l'enseignant, mais également de celui de l'ami.

- Nous sommes entre égaux, Tristan, nul besoin de tant de cérémonie, s'amusa presque Shiryû. (Une certaine lueur de fierté brillait dans le charbon chaleureux de son regard.) Tu as gagné en maturité.

Il vit alors défiler beaucoup de choses dans les calmes yeux bruns de son ancien disciple.

- J'aurai tant de choses à te raconter, mais…

- Rassure-toi, nous aurons un peu de temps pour discuter, mais pour l'heure, suivez-moi, un véhicule nous attends à l'extérieur. (Dès qu'ils se mirent à marcher, il ajouta :) Je vous ferai le point sur la situation une fois arrivés à l'hôtel.

 

Leur parcours leur fit emprunter des routes aux paysages mornes et plats avec peu de végétation, hormis les quelques arbres bordant les voies de circulation. Des déchets divers emplissaient parfois les fossés. Ils croisèrent aussi bien des piétons, évoluant en bordure de chemins poussiéreux, que des conducteurs d'autres véhicules, à l’instar des typiques tuk-tuks.

En entrant dans la ville proprement dite, les nouveaux venus remarquèrent un parc avec de grandes étendues, mais assez peu d'espèces végétales. A certains endroits, Timur repéra les traces de ce qui avait dû être des célébrations animées, ce qui attisa sa curiosité. Il s'en ouvrit à leur chauffeur, interprète de surcroît qui lui expliqua que ces dernières semaines avaient été denses, entre le festival en l'honneur de la déesse Sarasvati – le Vasant Panchami – et l'agitation liée au désir d'émancipation de la part de la région avec la création d'un État indépendant du Bihar actuel, les habitants n'avaient pas eu un instant de répit.

Après une trentaine de minutes de trajet, ils furent amenés à bon port sur le parking réservé à la clientèle de l'hôtel. Des haies basses et des buissons parfaitement taillés, ainsi que des jardins que les visiteurs pouvaient apercevoir non loin, contrastaient avec la rare végétation croisée en quittant l'aéroport.

Ils descendirent du minivan, récupèrent leurs affaires et franchirent un pavillon joliment décoré au sol carrelé pour finalement accéder à la réception. L'employé à l’accueil leur remit les clés de leurs chambres et malgré son insistance, ils entreprirent de monter seuls leurs volumineux bagages. Le groupe décida de se retrouver une heure plus tard, le temps de prendre une douche salvatrice et profiter d'un bon repas avant de se réunir pour discuter de la suite des événements.

 

Confortablement installés dans des fauteuils en bois garnis de cuir, autour d'une petite table basse où trônaient des tasses fumantes, les cinq guerriers, repus, et quelque peu revigorés de leur vol, entamèrent enfin la conversation attendue. Assisse en tailleur, Ayame se pencha vers Shiryû, attaquant directement dans le vif du sujet :

- Alors, qu'a-t-on besoin de savoir ?

- Vous avez déjà connaissance de certains éléments comme le fait que la déesse Sarasvati a réussi à organiser une rencontre entre le Sanctuaire et un membre précis du panthéon hindou très prochainement. C'est ce pour quoi vous êtes là. (Il balaya les visages, assuré que tout le monde avait conscience de cet état de fait.) En l’occurrence, votre interlocutrice sera la déesse Pārvatī.

Une main se leva, attirant aussitôt l'attention de Shiryû.

- Timur, c'est ça ? (Le Turque acquiesça, soudain penaud de son attitude timide.) Tu n'as pas besoin de demander la permission pour parler. Je t'écoute.

- Est-ce que l'une des clés que l'on recherche n'est pas un objet appartenant au dieu Shiva ?

- Si fait.

- Dans ce cas, pourquoi n'est-ce pas avec lui que l'on doit traiter ?

- Une question sensée, admit le Dragon. En fait, d'après nos renseignements, Shiva ne s'est pas incarné jusqu'à aujourd'hui contrairement à son épouse. C'est donc elle la plus susceptible de pouvoir nous fournir ce que nous recherchons.

- Si on résume grossièrement le plan, on va devoir se rendre je ne sais où et entamer la discussion avec Pārvatī, tout en croisant les doigts de réussir à la convaincre de nous remettre le trishula de son époux, conclut Ban avec un petit sourire. Une vraie promenade de santé.

Ayame apprécia l'air pince-sans-rire du Petit Lion.

- C'est une déduction sommaire qui reflète toutefois la réalité, confirma Shiryû, un peu froissé de son côté par le ton moqueur de son demi-frère aîné. Au-delà de sa bonne volonté, il faudra surtout miser sur ce que nous pouvons lui apporter en échange.

- A savoir ? demanda la Kunoichi Lunaire, connaissant le pouvoir que pouvait représenter des informations utilisées correctement. D'ailleurs, que lui a raconté Sarasvati au juste ?

Avisant le regard rusé de la Japonaise, Shiryû la tranquillisa :

- Sarasvati a finement joué la partie pour nous, leur révéla-t-il, un sourire en coin. Elle a évoqué une menace de grande envergure, mais sans dévoiler l'identité derrière celle-ci afin de nous laisser suffisamment de marge de manœuvre. En ces temps troublés, de l'aide supplémentaire n'est pas une manne à négliger et l'adage qui dit que l'union fait la force reste véridique. Même pour une déesse.

- Que sait-on d'autre sur Pārvatī ? l'interrogea Tristan. Quelle est sa nature ? A-t-elle une personnalité plutôt prudente ? Orgueilleuse ? Dispose-t-elle de guerriers ? Car si c'est le cas, notre argument aura moins de poids et elle refusera peut-être de nous confier l'artefact de son époux.

Ban et Timur lancèrent un regard assez admiratif au Capricorne. Son esprit analytique lui faisait poser des questions pertinentes.

- D'après Sarasvati, on pourrait définir Pārvatī comme une mère. (Ayame fronça les sourcils et Timur les haussa.) Elle prône la préservation, l'harmonie et la compassion.

- Alors l'affaire est entendue, s'exclama la jeune Japonaise. Elle se montrera sûrement compréhensive et ...

- Ce n'est pas certain, intervint le Dragon en reprenant la parole. Pārvatī , sous cette apparence bienveillante, cache des aspects plus sombres et plus violents. Des sortes d’alter egos si l'on peut dire. Si les circonstances l'y contraignent, elle peut revêtir un côté guerrier et implacable que l'on nomme Durgā dans le but d'affronter les forces négatives.

- Et ce n'est pas ce qui manque dernièrement, ajouta Ban, ironique. Tu crois que ...

- C'est à cette facette de Pārvatī que vous allez parler ? Les éléments dont nous disposons tendraient à confirmer cette hypothèse, mais on ne peut être sûr de rien. Et pour répondre à ton autre question Tristan, oui, elle a sous ses ordres de nombreux combattants, les Bhairavas, eux-mêmes guidés par les Ashta Bhairavas. Ce sont les soldats obéissant à Shiva en temps normal, mais actuellement c'est à Pārvatī qu'ils répondent.

- Génial, autant dire que l'on va se heurter à un mur, commenta Ayame.

- Pas nécessairement, se voulut être confiant le Chevalier d'Or. Après tout, elle a accepté de rencontrer notre délégation.

- Tristan a raison, renchérit le Dragon. L'incertitude reste permise. Cependant, il se peut que la déesse vous teste.

- Tu crois qu'elle va sonder nos intentions ?demanda Timur. Ou nous imposer des épreuves ?

- Je n'en sais rien. Plus probablement demandera-t-elle des garanties lui permettant de savoir qu'elle peut faire confiance au Sanctuaire pour protéger l'artefact.

Si on lui raconte tout, pensa Ayame sans rien dire car elle savait quand il valait mieux garder certaines réflexions pour elle, dont l'échec à Asgard, elle risque d'avoir de bonnes raisons de douter.

- Il conviendra donc de prendre vraiment garde à ce que vous lui dites, ajouta Shiryû. Ainsi qu'à vos gestes. Qu'il n'y ait aucun risque de mauvaise interprétation de sa part, ni de celle de ceux qui l'entourent.

- Étant donné que l'on sera probablement en infériorité numérique et face à une déesse capable de passer de l'adorable matrone à la farouche amazone, je t'assure prendre la mise en garde très au sérieux, le rassura le Petit Lion une main levée comme pour le jurer.

 

Leur discussion dura encore une quinzaine de minutes lorsque Ban, ayant consulté sa montre d'un rapide coup d’œil, fit remarquer :

- Bien, je pense que l'on a fait le tour de la question pour ce soir Il commence à être tard, aussi je propose que l'on s'arrête là. Autant profiter de tout le repos que l'on peut prendre. Et du confort de cet hôtel.

- Ne t'inquiète pas, le train qui vous emmènera à Calcutta ne part qu'en fin d'après-midi. De là, un guide vous conduira jusqu'au lieu du rendez-vous.

- Tu ne fais donc bel et bien pas partie de notre équipe, conclut le Capricorne avec une pointe de déception.

- Non, Tristan. Je dois rester en retrait. D'une part car Sarasvati n'a annoncé que quatre personnes pour l'entrevue et d'autre part, mon rôle se cantonne à celui d'agent de liaison entre le Sanctuaire et le panthéon hindou. En tout cas, jusqu'à présent.

Le Français hocha la tête, tandis que trois des auditeurs de Shiryû quittaient leurs sièges en s'étirant.

- J'ai hâte de tester les lits aperçus tout à l'heure, s'enthousiasma Ban qui partageait sa chambre avec Timur, alors qu'ils se dirigeaient vers l'ascenseur. Ils ont l'air confortables à souhait. Les derniers que j'ai connu étaient de véritables planches.

Restée légèrement en retrait, Ayame finit par les suivre quelques instants plus tard. Seuls demeurèrent les deux hommes unis par les liens passés du professeur et de l'élève.

- Tu n'es pas fatigué ? s'enquit le Chevalier du Dragon, constatant que l'un comme l'autre ils contemplaient leurs tasses vides depuis un petit moment.

- Si, mais je souhaitais profiter de l'occasion pour discuter un peu avec toi.

Shiryû acquiesça.

- Je suis heureux de te voir en bonne forme, fit ce dernier avec un sourire en se rencognant dans son fauteuil, les mains sur les accoudoirs. Même si je suis convaincu que tout n'a pas dû être simple au cours de ces deux années. (Le Japonais avait noté les deux phalanges manquantes à la main gauche du Français et les cicatrices qui se devinaient sous les vêtements.) Raconte-moi.

Un bref souffle amusé s’échappa des narines du Français.

- Ça risque d'être long, mais je vais essayer de faire au mieux.

La pendule dans le hall d'entrée de l'hôtel venait d'entamer son troisième tour depuis le début du récit lorsque Tristan s'arrêta finalement.

- Je crois que je t'ai tout dit, conclut-il. Mais je suppose qu'il y avait certainement de nombreux éléments que tu devais déjà connaître via le réseau d'informations que le Domaine Sacré garde alimenté en permanence.

- Oui, grâce à ça et une petite visite de Ban à l'automne dernier.

- J'ai l'impression qu'il est souvent en déplacement en Asie, fit remarquer le Capricorne.

- L'ancienne génération dont nous faisons partie s'est plus ou moins vue assigné des zones par Saori, expliqua Shiryû. Par exemple, Ikki gère l'Amérique du Sud. Jabu se partage l'Afrique avec Ban, car ils s'y sont entraînés, mais il gère aussi de temps à autre des missions ici. Ça me permet d'alléger ma charge de travail et de passer plus de temps avec Shunrei et notre fille.

Il fixa la mine soudainement décomposée de son ancien élève. Il venait de lui rappeler une chose très importante.

- Pardon ! s’exclama ce dernier. J'ai voulu prendre de vos nouvelles dès que je suis descendu de l'avion, mais je me suis retrouvé emporté par les …

Un bref rire, venu du cœur, secoua Shiryû.

- Ai-je donc été un maître si rigide que je t'ai donné à penser que la mission devait occuper toutes tes pensées ? fit-il en baissant la tête, sa légèreté soudaine évaporée.

- Non pas du tout ! Tu m'as certes enseigné la discipline et la droiture, mais aussi d'être à l'écoute de son cœur. C'est comme ça que ...

- Mei Ling ? l'interrogea le Dragon qui regarda le Capricorne lui confirmer. (Un soupir soulagé échappa au Japonais.) Je n'ai fait que reprendre les enseignements de mon propre maître. Mais je craignais de les avoir teintés de mes propres égarements. Lorsque je suis devenu Chevalier, il n'y avait que le devoir et la protection de la Terre qui comptaient à mes yeux. Bien sûr, mes liens avec mes demi-frères et mes aînés avaient leur importance. (Ses yeux dérivèrent derechef vers le bas, fixant la table sans la voir.) Mais ce n'est que lorsque je suis revenu des Enfers que j'ai finalement pris conscience de ce que j'avais si souvent négligé : mes sentiments et ceux de Shunrei. A partir de cet instant, j'ai commencé à penser à ce qu'était mon devoir différemment.

« Ce fut une lente évolution, comme une chenille dans sa chrysalide, émaillée par plusieurs choses. Déjà, ton arrivée et la responsabilité qu'elle m'attribuait soudainement. Je me retrouvais dans la place du mentor, garni de connaissances que je peinais à dispenser adroitement. Puis, plus récemment, j'ai vécu le jour le plus étrange de mon existence. (Une lueur particulière brillait dans le noir de ses yeux à ces mots.) J'ai tenu dans mes bras Nàixīn, ma fille nouvelle-née. L'étincelle de vie que nous avions créée avec Shunrei. Mes convictions que les années passées n'avaient eu de cesse de remodeler trouvèrent enfin leur parfait ajustement. Je suis un Chevalier d'Athéna, garant de la paix sur Terre. Je suis également Shiryû, le compagnon de Shunrei et le père de Nàixīn. J'ai une famille. Et peut-être est-ce égoïste ou même un blasphème de dire ça, mais il me tient plus à cœur de la protéger avant le reste de la population de cette planète.

Il releva la tête et s'aperçut que le Français avait les yeux embués de larmes contenues.

Le discours du Dragon l'avait l'ébranlé et en même temps, il était heureux que l'homme qui avait été son professeur, mais qu'il considérait aussi avant tout un peu comme un grand frère, ait réussi à trouver une forme d'accomplissement intérieur.

- Tristan, reprit Shiryû, il y a deux manières principales de voir le monde : avec sa tête ou avec son cœur. Shun serait certainement d'accord pour dire qu'écouter son cœur est un acte de courage. Cela demande d'être honnête avec soi-même et la capacité de prendre des risques pour suivre ce que l’on ressent. Je te connais depuis de nombreuses années, je t'ai vu grandir et crois-moi lorsque je te dis que c'est toi-même qui t'es inculqué cette notion d'écoute de ton intuition, c'est ta force intérieure propre et je doute y avoir le moindre mérite. Tu es d'une nature réservée, ce que tu ne parviens pas à exprimer verbalement, tes actes le disent pour toi. Malgré ce que tu crois, tu as bien plus à m'apprendre sur cet état de fait que l'inverse.

Le Capricorne hocha la tête, bouleversé par les paroles de son mentor. Lui qui était connu pour justement réfléchir davantage avec son esprit que son cœur venait de lui démontrer une capacité d’évolution incroyable.

- Merci pour ces paroles Shiryû, dit Tristan. Elles ont un poids considérable pour moi. Et mes félicitations à toi et Shunrei, je suis content pour vous. J'espère que j'aurai l'occasion de les voir bientôt.

- Shunrei appréciera également de te retrouver, elle s'est souvent inquiétée pour toi. Tu verras, la petite gambade partout. Impossible de la canaliser, bien que je m'y emploie.

Un air faussement dépité se peignit sur ses traits et le Français le plaignit pour la forme. Ils en rirent.

- Allez, nous ferions mieux d'aller nous coucher nous aussi, déclara Shiryû.

 

Le lendemain, un peu avant dix-sept heures, ils rejoignirent la gare qui se trouvaient non loin de l'hôtel.

- Je vous souhaite bonne chance pour la suite, dit le Chevalier du Dragon. Votre guide à Calcutta s'appelle Taj. Il vous conduira jusqu'à Pārvatī. Mon savoir s'arrête malheureusement ici.

- Nous sommes bien préparés, ne t'inquiète pas, répondit Ban. On va enfin marquer des points contre Susanoo.

- Je l'espère. Nous l'espérons tous. Soyez prudents.

Durant un peu de plus de sept heures, le quatuor se retrouva bercé par les légers cahotements du train, avalant les kilomètres par centaine.

Ils parlèrent un peu, somnolèrent beaucoup quand ils ne tentaient pas d'admirer le paysage tantôt boisé, tantôt urbain, défilant à toute allure. Et si rien de tout ça ne les occupaient, Ban avait entrepris de passer le temps en jouant aux cartes.

Débarquant finalement sur les quais de la capitale du Bengale-Occidental en pleine nuit, ils s'en remirent aux panneaux indicateurs lumineux pour trouver l'itinéraire leur permettant de quitter les lieux.

Une fois dans la rue, leurs rétines furent assaillies par les néons multicolores des enseignes et les éclairages orangés des lampadaires, contrastes saisissant avec la noirceur nocturne, tandis que les bruits de la ville emplissaient leurs oreilles, grouillante d'activité même à cette heure tardive. Ils se demandèrent l'espace d'un instant comment ils allaient faire pour entrer en contact avec le guide dont leur avait parlé Shiryû.

Heureusement pour eux, un individu posté près d'un imposant véhicule les repéra bien vite – ils étaient en même temps faciles à repérer avec trois d'entre eux chargés d'imposants bagages – et leur adressa un signe afin d'attirer leur attention. Pressentant qu'il s'agissait de la personne qu'ils appelaient de leurs vœux, ils le rejoignirent.

D'une stature athlétique et approchant la trentaine, l'homme au teint acajou possédait un visage allongé dont le menton s'ornait d'une barbiche triangulaire. Ses cheveux noir mat lui tombaient sur les épaules et un bandeau couleur safran ceignait son front, tandis que deux anneaux d'argent perçaient ses lobes d'oreilles. Il portait un kurta d'une teinte identique à celle de son bandeau, dont il avait retroussé les manches.

Dans un froissement d'étoffes, il les salua en joignant les paumes à hauteur de poitrine, ses prunelles brun foncé les englobant tous les quatre pour les jauger.

- Je vous souhaite la bienvenue à Calcutta, émissaires du Sanctuaire.

Le Petit Lion s'empressa de faire de même, imité avec un temps de retard par ses compagnons.

- Merci de nous recevoir, Taj.

- Ce n'est pas de mon fait, les corrigea-t-il. Il vous faudra remercier Dame Pārvatī pour cela.

L'homme s'effaça pour leur laisser le passage afin de monter dans ce qui serait leur moyen de locomotion, une sorte de 4x4.

- La route risque de ne pas être de tout repos, commenta Timur en déplaçant le poids de son Urne Sacrée pour libérer ses larges épaules.

Ayame jeta un regard à Ban et Tristan, l'air de dire : « le lieu de rendez-vous n'est certainement pas à côté. »

- Où se rend-on exactement ? demanda le Capricorne, verbalisant la formule silencieuse.

- Dans les Sundarbans, à un peu plus de cent kilomètres, leur révéla l'Indien.

Aucun des quatre membres du groupe ne sachant où cela se trouvait, ils décidèrent de se laisser conduire, accordant leur confiance à l'envoyé de la déesse hindoue.

 

Quatre heures plus tard, leur parcours routier effectué de nuit prit fin lorsqu'ils parvinrent à Jharkhali. Toutefois, ils n'embarquèrent pas sur le ferry que tout un chacun empruntait pour traverser le cours d'eau. Taj les mena vers une embarcation amarrée à l'écart. Celle-ci était plus petite – peut-être lui appartenait-elle ? – et bien plus manœuvrable que la navette évitée. Leur guide attitré défit les cordages et après avoir démarré le moteur, ils purent rejoindre tranquillement la rivière Bidyadhari. En suivant l'un de ses nombreux cours, ils pénétrèrent enfin dans la zone des Sundarbans.

Face à la myriade d'îlots composant ce lieu, le quatuor comprit rapidement que sans bateau, il était très difficile, voire impossible, de se déplacer au sein de ce vaste réseau de mangroves, l'un des plus grands de la planète.

Pour les quatre visiteurs, ce fut une découverte spectaculaire. De part et d'autre du cours d'eau, ils pouvaient observer les sundaris dont les racines et les troncs plongeaient dans l'eau en formant un treillis incroyable. Au-dessous, des centaines de jeunes poissons venaient s'y abriter pour grandir en pourchassant de minuscules proies, attendant eux-mêmes de devenir la cible de plus gros prédateurs une fois l'abri des entrelacs quitté.

A travers le feuillage vert émeraude, à la faveur du jour naissant, ils distinguèrent une faune composé de cerfs au pelage roux ponctué de petites taches blanches sur les flancs et le dos, ainsi que des groupes de macaques tout juste visibles dans les branchages.

Tout ce petit monde était en train de se nourrir tranquillement lorsqu'un mouvement brusque déclencha une explosion d'activité. Dans une gerbe d'eau, un tigre venait de bondir sur l'animal qu'il visait et l'avait mis à mort d'une puissante morsure à l'arrière du cou.

Les autres habitants de la forêt s'étaient enfuis au milieu des cris, des éclaboussures et des bruissements de feuilles dérangées.

Sa victime dans la gueule, l'animal se tourna vers les témoins muets de la scène. Ses yeux dorés les fixèrent intensément durant plusieurs battements de cœur, avant de disparaître au cœur de l'épaisse végétation constituant son royaume, entraînant son repas avec lui.

L'action avait été brutale et rapide, mais les observateurs avaient eu l'impression qu'elle s'était déroulée au ralenti tant elle avait été une rencontre intense.

- C'est un spectacle que l'on peut rarement voir de nos jours, commenta Taj, les sortant de leur transe. Bienvenue dans les Sundarbans.

L'Indien était on ne peut plus sincère lorsqu'ils prononça ces mots. A l'état civil, il faisait partie d'une brigade forestière chargé de la protection et de la gestion de ce parc national créé une dizaine d'années auparavant. Chaque jour, il s'émerveillait de la beauté de la nature et de la richesse des interactions entre tous les niveaux du vivant. Malheureusement, poussé à s'étendre toujours plus loin, la plupart du temps pour se garantir des ressources, l'Homme empiétait sur un territoire qui n'était pas le sien, le modelant au détriment de ses premiers habitants.

Le travail de Taj était donc de limiter les abus envers cet espace vital de nature ainsi que les interactions malencontreuses entre les habitants et les tigres, véritables seigneurs de cet environnement. Évidemment, c'était une tâche ardue : peu de personnel, peu de moyens, mais toujours plus de braconniers avides de trophées. Le gouvernement indien semblait toutefois vouloir faire mieux. Des démarches visant à inscrire cette aire au patrimoine mondial avaient abouti l'année précédente, ce qui allait lui donner très probablement accès à des financements supplémentaires. Plusieurs associations militantes tentaient également de faire bouger les choses.

Taj rêvait d'un lieu où, comme par le passé, le tigre retrouverait toute sa majesté et la crainte qu'il inspirait aux locaux, qui le révéraient. L'animal était associé à Shiva, mais aussi à son épouse, la déesse Durgā – visage guerrier de Pārvatī –, qui adoraient cet être indomptable, hormis par eux-mêmes. En dépit d'un culte en perdition et de zones d'influence de plus en plus restreintes, ils demeuraient puissants et c'est pourquoi les tigres pourraient toujours trouver refuge auprès d'eux. Gare alors aux hommes qui tenteraient de les traquer.

Un jour de pluie, tandis qu'ils pistaient des pirates, il les avaient découverts s'apprêtant à tuer un magnifique tigre. Une braise s'était subitement allumée dans son coeur. Seul, l'Indien avait pourtant tenu tête à ses adversaires. Blessé, extenué – heureux cependant d'avoir pu permettre à l'animal de s'échapper durant l'échauffourée – il avait cru sa dernière heure venue tandis que l'un des trafiquants encore vivant pointait son arme sur sa tête. Son coeur embrasé battant la chamade, la scène avait soudainement évolué au ralenti pour lui, les gouttes d'eau ralentissant jusqu'à demeurer presque suspendues dans l'air, alors qu'un feu liquide s'était répandu dans ses veines. En un clin d'oeil, il s'était débarrassé du trio restant en faisant montre de capacités surhumaines. Et là, pendant qu'il titubait sous la morsure de ses blessures et d'une terrible fatigue, il avait vu une paire d'yeux dorés l'observer – le juger ? – depuis la dense végétation. Ensuite, il s'était écroulé.

A son réveil, ses vêtements trempés lui collant à la peau, il s'était aperçu que le regard scrutateur était toujours là. Se relevant péniblement, il avait inconsciemment compris qu'il l'invitait à le suivre. Ce qu'il avait fait, pénétrant au plus profond de la forêt de mangroves. C'était ainsi que Taj était entré au service du dieu Shiva.

 

Le petit groupe continua à circuler pendant une durée indéfinie qui lui parut s'étirer à l'infini. Tous les canaux et les différents méandres se ressemblaient. De temps en temps, il voyait des crocodiles marins alanguis sur les berges boueuses des îlots.

Sans la présence de leur guide, il leur aurait été impossible de se repérer et ils auraient clairement erré pendant longtemps à la recherche de la sortie. Même pour Ayame, entraînée à établir des cartes mentales et des jalons lors de ses déplacements, le chemin suivi s'avérait trop tortueux.

Une fine brume finit par s'élever tout doucement, alors que le soleil était pourtant haut dans le ciel, assombrissant l'atmosphère, la muant de calme à inquiétante.

Pour en avoir déjà fait l'expérience, Ayame et Tristan ressentirent la même sensation que lorsqu'ils avaient franchi la frontière délimitant le royaume d'Asgard du reste des terres norvégiennes. Ils venaient d'entrer réellement dans le domaine de Pārvatī.

Leur embarcation continua son trajet jusqu'à se rapprocher d'un quai en pierre taillée surgissant sans crier gare d'un îlot. Taj effectua une manœuvre rapide et précise leur permettant d'accoster sans heurt.

- Nous sommes arrivés, annonça-t-il. Vous pouvez descendre.

Obtempérant, le quatuor rejoignit enfin un sol ferme. Bondissant avec une certaine grâce, leur guide les précéda dans l'escalier qui se profilait. Craignant une montée éreintante, l'image des marches ponctuant le Sanctuaire en tête, Timur fut agréablement surpris que l'activité ne dépasse pas les cinq minutes. Ils accédèrent donc rapidement à un premier plateau toujours noyé dans cette brume surnaturelle. En dépit de cette dernière, ils parvinrent à distinguer des pans de murs et des sculptures grignotés par la végétation. Puis, une ouverture au-delà de laquelle rien n'était visible finit par se profiler. Taj entra sans marquer d'hésitation.

Le quatuor s’entre-regarda et Ban, haussant les épaules, passa à son tour le seuil. Aussitôt, un flux d'énergie similaire à de l’électricité statique crépita le long de leur épiderme, faisant se dresser le duvet de leurs membres. Un éclairage blafard à l'origine inconnue tombait depuis la voûte, révélant une pièce avec trois passages, un devant eux, un à gauche et un à droite.

Se retournant, Timur s'aperçut que celui qu'il venait d'emprunter ne permettait pas de voir l'extérieur. L'Indien fila tout droit et inconsciemment, le groupe marcha dans ses pas, subitement soucieux à l'idée de le perdre. Plusieurs pièces s'enchaînèrent, certaines petites, d'autres grandes, mais systématiquement avec trois ouvertures ténébreuses. L'itinéraire suivi par Taj paraissait totalement hasardeux, les changements de direction se succédant sans interruption, pourtant il les guida sans faillir.

Alors que Tristan s'interrogeait sur le fonctionnement des lieux, chaque nouveau passage les désorientant un peu plus, comme s'ils évoluaient dans un labyrinthe, téléportés d'une zone aléatoire à une autre, son groupe déboucha à l'air libre. Là encore, la brume était présente, mais elle s'effilocha peu à peu, leur permettant de prendre la pleine mesure de la structure qui leur apparaissait désormais.

Un nouvel escalier les emmena à un palier semblable au premier. Sauf que le décor ne se résumait plus à un simple seuil noir.

De chaque côté, deux longs murs dont les limites se perdaient vite dans la forêt environnante, formaient une enceinte couverte de fines gravures.

Progressant, ils franchirent une haute arche ornementée, un torana, formé de deux piliers surmonté d'une arcature, ouvrant la voie à une vaste esplanade habillée d'un sol en dalles plus ou moins recouvertes de mousses.

Au centre de la cour, le grandiose temple principal avec ses trois tours avait été édifié sur une plate-forme en forme d'étoile. Il était entouré d'une cour rectangulaire formant comme un cloître à pilastres creusé de sanctuaires plus petits. Des chemins partaient depuis son centre pour filer dans huit directions différentes, formant une sorte de rose des vents, dont l'une des branches tendait vers eux. Chacune semblait mener à une construction plus ou moins proche de celle d'où ils avaient émergés.

Où que leur regard se posa, ils découvrirent des frises et des bas-reliefs sculptés dans la roche tendre, renvoyant des images artistiques de scènes mythologiques et des fables, mettant à l'honneur les divinités lors d'impressionnantes batailles.

Cependant, en dépit de cette quasi-omniprésence de travail manuel, les lieux laissaient la part belle à la nature. Des végétaux couvraient de nombreuses façades et de colossaux arbres étendaient leurs racines, englobant la pierre, formant une intrigante alliance entre le minéral et le végétal.

Taj les laissa contempler quelques minutes supplémentaires les merveilles architecturales propres au peuple indien, autant par orgueil que par envie de partager de belles choses avec ces visiteurs, avant de les entraîner à sa suite vers le temple principal.

Ils n'en étaient plus qu'à quelques mètres quand Ayame tiqua brusquement. La jeune femme adressa un bref signe d’avertissement à ses compagnons, ces derniers remarquant une seconde plus tardivement qu'elle que des énergies jusqu'ici habilement camouflées s'éveillaient.

 

Environ une journée plus tôt, une embarcation similaire accostait sur une autre île. Quatre silhouettes en descendirent, foulant la terre humide et boueuse. Néanmoins, l'une d'entre elles avança d'un pas sûr. Celle qui avait guidé les trois autres à travers le dédale de mangroves, tout comme le ferait Taj de son côté.

- Et maintenant ?

L'individu venant de parler était une femme ayant passé la moitié de la vingtaine. Elle portait ses cheveux ondulés couleur chocolat attachés en chignon, quelques mèches échappées tourbillonnaient autour de son visage brun clair. Ses yeux marrons balayèrent les lieux, apercevant les premiers degrés d'un escalier.

- A présent, il nous faut attendre la venue des gens du Sanctuaire, lui répondit un jeune homme d'origine asiatique.

Un peu plus jeune que sa vis-à-vis, sa chevelure châtain avait été ramenée vers l'arrière de sa tête et rassemblée en une espèce de catogan, ne laissant qu'une longue mèche tombée sur un côté de son visage. Du coin de l’œil, il avisa les traits crispés de l'homme barbu accompagnant la jeune arabe.

- Nous ne sommes pas là pour accomplir une vendetta, Kassim, rappela-t-il à ce dernier.

Les poings de l'homme se serrèrent un peu plus.

- Kassim, fit la jeune femme à son tour d'une voix plus douce en lui posant une main apaisante sur l'avant- bras.

Il laissa finalement échapper un long filet d'air, les yeux fermés.

- Désolé, Zharaa. De savoir qu'ils sont tout proches et qu'on ne doit pas les confronter me met hors de moi.

- Ce que nous nous apprêtons à faire créera de sérieux problèmes au Sanctuaire. Un véritable châtiment divin va s'abattre sur eux.

- Quand même, persista Kassim. Après le traitement qu'ils ont infligé à Shirin, j'aurais aimé pouvoir me passer les nerfs sur l'un d'entre eux. Et cette Athéna qui a osée s'en prendre directement à Bēl Enlil.

- Shirin a rempli le rôle qui est le nôtre en protégeant le Seigneur des Vents au prix de sa vie. Puisse le désert l'accueillir.

Le dénommé Kassim reprit la formule d'usage envers un défunt. Il passa une main dans les dreads couvrant le haut de sa tête, son crâne étant rasé ailleurs, en jetant un regard vers Kirin, le Japonais avec lequel il formait le trio foulant les terres de la déesse Pārvatī. Une bien étrange coalition que la leur.


A son retour précipité de Grèce, Enlil avait disparu quelques temps dans ses appartements privés. Abasourdis par les blessures qu'il avaient entraperçues, ses guerriers s'étaient aussitôt mis sur le pied de guerre. N'émergeant de son antre qu'au bout d'une journée entière, après n'avoir laissé entendre que des sons gutturaux et des bruits de choses fracassées, ses blessures tout juste bandées, il avait convoqué ses Sibittis pour leur narrer l'agression subie de la part de la déesse de la Guerre. Ces derniers remarquèrent qu'il était dans un état fébrile inhabituel, même pour lui, oscillant entre le tempétueux et ce qui aurait pu s'apparenter à une soudaine paranoïa. Le dieu mésopotamien leur avait alors fait état du piège tendu par Athéna sous couvert d'engendrer une coalition divine.

Ayant connaissance des phénomènes climatiques désastreux et de la résurgence d'antiques menaces un peu partout sur la planète, elle avait argué créer une aide mutuelle afin de protéger chaque domaine divin. Ceci ne s'était révélé être au final qu'un plan retors ayant pour but d'assassiner le Seigneur des Vents. Lasse de devoir toujours prendre des gants avec celles et ceux avec qui elle devait traiter pour intervenir lorsqu'un problème se présentait, la déesse grecque ne rêvait plus que d'avoir le champ libre pour asseoir une sorte d'hégémonie.

Bataillant férocement, il avait pu s'offrir une ouverture grâce au sacrifice de Shirin et quitter le Sanctuaire, blessé mais vivant.

Pendant de nombreux mois, Enlil s'était tour à tour affiché puis caché, se murant tantôt dans un silence orageux tantôt dans une vindicte envers Athéna. Il avait refusé tout contact avec l'extérieur, même lorsque ses croyants l'appelaient de leurs vœux. Toutefois, lorsque Kirin, un jeune Japonais se présentant comme un Gardien Céleste au service du dieu Susanoo avait demandé audience auprès du Seigneur des Vents, présentant une gemme ronde d'un noir parcouru de veinules rouges en guise de sésame, celui-ci l'avait presque immédiatement reçu en privé.

Chaque Sibitti avait cru, à raison, qu'il se verrait écharper dans l'heure. Mais à leur étonnement, il en était ressorti indemne, tandis que Enlil ordonnait d'une voix plus sereine qu'elle ne l'avait jamais été dernièrement, à deux de ses six Sibittis restants de partir avec lui. Par le biais de Kirin, Susanoo, dieu japonais des Tempêtes, lui offrait un moyen de se venger d'Athéna et la nature orgueilleuse et revancharde du Seigneur des Vents avait fait le reste.

Ainsi, ils s'étaient rendus en Inde, suivant pratiquement à l'aveugle le Gardien Céleste. En cours de route, Kirin leur avait révélé le plan imaginé par Susanoo et il leur était apparu comme un juste retour des choses vis-à-vis de la fourberie dont avait fait preuve Athéna.

Une légère mise en scène, un vol d'artefact pour lequel les boucs émissaires seraient impitoyablement châtiés, puis de bons samaritains l'offrirait en gage d'amitié sincère après quelques temps.


- Mais aller jusqu'à voler une divinité, marmonna Kassim, quittant la trame de ses souvenirs. N'est-ce pas commettre un sacrilège ?

-Concrètement, nous ne faisons qu'emprunter l'artefact concerné, modéra Kirin d'une voix qu'il voulut assurée. Le but de la manœuvre est surtout de provoquer l'ire de Pārvatī en agissant une fois que les envoyés du Sanctuaire lui auront été présentés. Lorsque nous aurons agi et qu'elle aura été prévenue du vol, elle pensera qu'ils n'étaient qu'une diversion prévue pour accaparer son attention.

- Je l'ai déjà dit, intervint la Sibitti, mais pourquoi ne prévenons-nous pas simplement Pārvatī du potentiel danger qu'elle encourt à entamer des relations avec Athéna ? Cela aurait été plus simple.

- Certes, reconnut le Gardien Céleste, mais en soi nous n'avons pas d'autres arguments que notre parole. A part vous-mêmes et mon seigneur, personne ne sait qu'Athéna a tenté de supprimer Enlil. (A mesure qu'il parlait, il parut prendre de plus en plus confiance en son discours, son ton s'affermissant :) Elle n'est pas la déesse de la Sagesse pour rien et sait mieux que quiconque comment jouer un double jeu en dépêchant ses Chevaliers là où des conflits se produisent. Elle s'en sert à la manière d'un prétexte pour simplement récolter des informations et mieux ourdir ses plans. Il ne faut pas la sous-estimer. Ni elle, ni ceux qui la servent.

La longue tirade du Japonais et son assurance, bien que peut-être feinte, parurent apaiser l'état d'esprit des deux Sibittis, bien qu'ils s'inquiétassent de la façon dont Susanoo avait effectivement eu connaissance des déboires de leur seigneur. Un espion ? Un traître ? Non, cela ne tenait pas la route. Autant si Marduk avait approché l'un d'entre eux, pourquoi pas, mais une divinité d'un panthéon totalement étranger ...

- Très bien, finit par dire Zharaa, la plus méfiante des deux. Nous procéderons selon ce qui avait été convenu.

Elle se tourna vers l'homme à la forte carrure qui les avaient observé discourir sans les lâcher de ses petits yeux noirs surmontés d'arcades proéminentes. Il possédait une peau d'un brun lustré ainsi qu'une barbe à la pointe formant comme un tourbillon et des cheveux longs et fournis virant davantage vers le gris fumée que le noir charbon de sa jeunesse. Une double ligne ocre et blanche soulignaient le bas de son front.

- Nous nous en remettons à vous pour nous guider, Amar, lui dit-elle.

Ce dernier inclina légèrement la tête pour exprimer son accord. Il n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'ils le côtoyaient voilà de ça deux jours. Était-il muet ?

Enfin, cela importait peu à la jeune arabe. C'était Kirin qui leur avait présenté cet homme avoisinant la cinquantaine lorsqu'ils étaient arrivés en Inde et même si son scepticisme la titillait régulièrement – elle estimait son comportement trop “lisse” à son goût, comme si il était détaché de tout –, elle avait décidé de lui accorder le bénéfice du doute.

S'enfonçant au sein de l'enchevêtrement végétal de l'îlot, ils parvinrent à une construction semblable à un petit sanctuaire reposant sur une assise de pierre. Suivant Amar des yeux pendant qu'il remontait les quelques marches avant l'entrée, Kassim vit que celle-ci n'était qu'un rectangle de ténèbres insondables. Un frisson parcourut son corps. Il n'était pas spécialement rassuré par ce passage qui lui paraissait plus à même d'avaler l'imprudent qui s'y risquerait que de le recracher.

Le grand Indien se retourna pour les toiser silencieusement du haut du perron. Les deux Sibittis se tournèrent vers le Gardien Céleste occupé à se caresser le menton, l'air songeur.

- Je crois que ... je crois qu'il nous invite à patienter, annonça-t-il dès lors qu'il sentit le poids de leurs interrogations.

Zharaa laissa échapper un soupir. Passer une nuit au milieu de cet environnement humide et gorgé de moustiques avides de sang ne l'enchantait guère, mais elle n'avait apparemment pas trop le choix. D'un signe de tête, elle invita Kassim à lui donner un coup de main.

Ils se débarrassèrent donc de leurs sac-à-dos et entreprirent de commencer à établir un campement suffisamment isolé du sol pour dormir au sec. Kirin allait se joindre à eux lorsque Amar émit un grondement guttural. Guettant une autre réaction de sa part, le Japonais en fut pour ses frais lorsque l'Indien décroisa simplement ses larges bras avant de disparaître dans l'ouverture béante du sanctuaire.

- Il est parti ? demanda Kassim tout en finissant de planter les piquets de la tente qui servirait à les héberger.

Kirin lui confirma d'un hochement de tête.

- Ne vous inquiétez pas, dès que les membres du Sanctuaire seront là, Amar nous le fera savoir d'une manière ou d'une autre.

Jusqu'ici, songea le Gardien Céleste, tout se déroule comme prévu. Mais ce n'est que la partie facile du plan.

La désillusion n'était pas loin sachant la lourde charge qui reposait sur ses épaules, néanmoins il s'acquitterait de la tâche confiée par son seigneur.

 



Vasant Pachami :

Il s'agit d'une fête indienne qui marque les préparatifs du printemps dont la célébration varie selon de la région. Pour de nombreux hindous, c'est un festival dédié à la déesse Sarasvati.

 

Sherwani :

Manteau masculin descendant jusqu'aux genoux et qui se boutonne jusqu'au cou porté dans certaines régions d'Inde et du Pakistan.

 

Ashta Bhairava :

Ici, il s'agit du terme désignant les guerriers de haut rang obéissant au dieu Shiva. En réalité, ce terme signifiant littéralement « Huit Bhairavas » désigne les huit manifestations du dieu hindou Bhairava, un aspect féroce du dieu Shiva. Il est dit que chaque Ashta Bhairava commande à sept Bhairavas.

 

Kurta :

Chemise ample traditionnelle descendant jusqu'aux genoux ou à mi-cuisse, portée aussi bien par les hommes que les femmes, en Afghanistan, au Pakistan, au Népal, en Inde, au Bangladesh et au Sri Lanka.

 

Sundarbans :

Ce mot est une contraction des mots « sundri » et « bans », qui signifient respectivement « mangrove » et « forêt ».

 

Torana :

Terme sanskrit désignant une arche ou un portique ouvrant l'enceinte d'un lieu sacré ou d'une cité. Ce type de structure est peut-être à l'origine des pailou chinois et des torii japonais.

 

Bēl :

Mot akkadien signifiant « maître » ou « seigneur ».

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