Une Dernière Bataille
3 septembre 1997
Montagnes himalayennes, Shambhala
Un martèlement suivi d'un tintement pour la énième fois. Son bras vibrait au rythme de ses coups de marteau. La sueur piquetait ses yeux, agressant la peau de ses joues où le rasage matinal avait laissé une légère coupure. Tout autour de lui, ce n'était qu'escarbilles dansantes dérivant au gré des soufflets actionnés.
Le forgeron s'empara d'une pince et à force de manipulations et de torsions, il réussit à donner la forme souhaitée à son ouvrage. Le chuintement de la vapeur s'éleva dans les airs, tandis que la fragrance du métal refroidi emplissait son nez. Posant son outil sur l'établi, il s'essuya le front à l'aide d'un chiffon à l'aspect ayant connu des jours meilleurs.
Le jeune homme laissa son rythme cardiaque redescendre, tandis qu'il jetait un œil critique à son travail, son regard naviguant de ce dernier au parchemin déroulé dont les angles avaient été maintenus par un énième marteau et un lingot de métal.
Une fine écriture recouvrait le manuscrit, encadrant un schéma d'un grande précision. Il s'agissait de quelque chose de nouveau, d'un habile mélange de formes et de mécanismes pré-existants. Des roulements à billes, des cadrans, des engrenages. Un genre de chimère.
- On en est à combien avec celui-là ? demanda une voix par-dessus son épaule. Le quatrième ou le cinquième ? J'ai perdu le compte.
L'artisan ne prit pas la peine de se retourner, car il savait parfaitement qui s'adressait à lui ainsi : un grand échalas d'un mètre quatre-vingt cinq pour un poids bien dérisoire, mais qui se targuait de compenser ça par un cerveau bien rempli.
De deux ans plus jeune que la cible de ses quolibets, Hulfin, le fils cadet du patriarche des Forgerons était quelqu'un d'orgueilleux et prêt à rabaisser son prochain. Il était vrai que son savoir-faire n'avait rien à envier à celui des meilleurs façonneurs de métal en dépit de son jeune âge.
- Ne devrais-tu pas avoir honte de gâcher ainsi toutes ces ressources ?
Pas de réponse. En même temps, la question était identique depuis la première tentative.
Arion avait bien essayé d'entamer le débat à ce moment-là, mais il s'était rendu compte au bout de cinq minutes que c’était comme jeter du sel dans la mer. Aussi préféra-t-il laisser parler pour lui son regard cerné lorsqu'il fit face à Hulfin.
- Je n'ai pas envie de perdre du temps avec toi, grinça-t-il, bousculant l'obstacle humain au passage.
- Tu préfères fuir que faire face à tes échecs ? lança-t-on dans son dos, tel un appât agité à la face d'un fauve affamé.
L'invectivé choisit de rentrer la tête dans les épaules et poursuivit son chemin, pestant intérieurement.
Après la chaleur intense de la forge, la bise froide de l'extérieur fut comme une gifle adressée à son corps et un frisson le parcourut un fugace instant. Il enfila le manteau qu'il avait pris sous son bras en sortant et scruta le ciel nuageux. Il se demanda s'il serait en avance ou en retard à son rendez-vous. Son soupir exhala un nuage de vapeur.
Il remonta une rue, puis une seconde après avoir pris un autre embranchement, évitant au passage une malheureuse rencontre avec un couple de yaks dont le bouvier avait toutes les peines du monde à se faire obéir.
Les semelles de ses bottes battant rapidement les pavés, il approcha de ce qui aurait pu être qualifié de bourg. Avançant d'un pas plus tranquille, il fendit le flot bigarrés de passants pour accéder à une longue table doté de bancs en guise d’assises. Une toile était tendue au-dessus de celle-ci, comme une tonnelle, abritant les clients aussi bien du soleil que de la pluie. Prenant place, il avisa la mine presque aussi désastreuse que la sienne de son compagnon de tablée.
Dvarog possédait désormais une barbe bien implantée sur ses joues et ses cheveux avaient également poussé. Celui-ci sirotait une tasse de thé fumante.
- Bonjour Arion, dit le quinquagénaire.
Le Tibétain faillit lui répondre par un simple grommellement, mais se ravisa au dernier moment.
- Bonjour Dvarog.
Ce dernier réajusta ses petites lunettes rondes qui avaient glissé le long de son nez.
- Est-ce encore Hulfin ? Je ne comprends pas son attitude.
- Il a juste envie de démontrer sa stupide supériorité. (Il sourit enfin.) Et me voir perdre mon calme certainement.
- Mieux vaudrait pour lui qu'il n'y parvienne jamais. Enfin bon, je voulais te montrer ça.
Arion commanda une tasse de po cha le temps que Dvarog sorte ses notes de sa sacoche. L'érudit fronça le nez en captant l'odeur rance du beurre de yak qu'exhalait le breuvage, mais ne dit rien. Il ne savait vraiment pas comment le Chevalier d'Or faisait pour avaler ça.
Par la même occasion, la serveuse déposa sur la table un plateau de momos. Depuis un bon mois maintenant, elle avait retenu les habitudes alimentaires de ce duo de clients atypiques. Arion la remercia d'un signe de tête.
S'emparant d'une brioche, il mordit dedans, savourant la saveur de la farce lorsque les épices dansèrent sur sa langue.
- Grâce à tes indications et celles de Llauron ...
Le Bélier déglutit sa collation.
- Comment va-t-il aujourd'hui ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
- Plutôt bien. Il est parvenu à rester éveillé durant toute la durée de notre conversation.
Arion resta pensif. L'état du vieil homme était fluctuant ces derniers temps. Parfois, il était capable de discuter durant plusieurs heures et à d'autres moments, ses propos étaient décousus, voire incohérents et il s'assoupissait régulièrement. La maladie progressait par à-coups et intérieurement Arion se désolait de ne pas savoir réparer la chair aussi bien que le métal. Il était incapable d'aider Llauron, lui qui avait tant fait pour le jeune garçon qu'il était.
La voix de Dvarog sembla lui venir de loin, comme du fond d'un tunnel.
- Arion ? Arion ?
- Pardon. Continuez. Je vous écoute.
- Bien. Comme j'allais le dire, je pense être parvenu à reconstituer et traduire certains passages qui évoquent quelques éléments pour le moins intriguant.
Des rides d'expression plissèrent le front du Bélier.
- De quoi parlez-vous ?
Dvarog fit glisser deux parchemins côte à côte sur le bois poli par des milliers de consommateurs.
L'un était couvert de caractères recopiés formant l'alphabet archaïque mûvien et organisés de façon à former la syntaxe d'un texte somme toute classique. L'autre ressemblait davantage à une simple prise de notes et de transcriptions de la langue du peuple de Mû vers une langue plus commune. Il reconnut l'écriture serrée de Dvarog.
Les yeux du Bélier parcoururent les lignes.
- C'est le récit qui évoque la création de la barrière spéciale entourant Shambhala. Est-ce qu'il est fait mention …
- Non, il ne s'agit là que de la narration de l'événement d'un point de vue tout au plus factuel. Il n'y a rien qui rentre dans le détail. Ou alors j'ai manqué quelque chose.
- Pourquoi évoquez-vous cela alors ?
Le quinquagénaire sortit un troisième feuillet. Celui-ci semblait être une copie du premier, néanmoins, les paragraphes étaient organisés différemment et il comportait plusieurs éléments manquants.
- Vous faites dans les rébus maintenant ?
- J'ai bien compris que tu pouvais être du genre sarcastique, répliqua Dvarog. Sache que ceci correspond à ce que j'ai pu recopié d'un parchemin perdu parmi un tas de vieux papiers poussiéreux, isolés dans un coin des archives sur les techniques de forge. Un endroit où je pense que je n'étais pas censé me trouver. J'ai donc préféré en faire un double plutôt que le récupérer.
- Je ne vous savais pas du genre fouineur, s'étonna Arion en haussant un sourcil. C'est étrange cela dit, pourquoi était-il là ?
L'érudit ne parut pas s'offusquer de sa remarque et enchaîna :
- La curiosité ne m'est jamais apparue comme étant un défaut majeur. Surtout si elle permet de ramener à la lumière des choses perdues dans les limbes de l'oubli. (Un regard entendu rappela au Tibétain que c'était lui qui avait redécouvert les antiques textes mentionnant la menace actuelle.) Ce qui m'intrigue le plus c'est pourquoi avait-il l'air d'avoir connu les flammes d'un peu trop près ?
- Ce qui explique les parties manquantes dans votre texte, comprit Arion. Sur l'original, ils sont là où le support à brûlé. (Son voisin opina du chef.) On aurait voulu le détruire ?
- Je ne peux pas dire si cette tentative est récente ou non, cependant je t'invite à superposer le premier et le troisième texte. Tu t'apercevras qu'ils sont proches tout en présentant des différences importantes.
Les yeux du Bélier parcoururent les documents, puis le travail de Dvarog. Même s'il manquait des mots, il était possible de les deviner grâce aux amorces des phrases et les compléter via sa propre connaissance de langue de Mû. Il tiqua avant la fin de sa lecture.
- Attendez, ce n'est pas ce que m'a conté Llauron … ça sous-entendrait que …
- C'est ce que j'ai compris aussi. La barrière incarnée créée par tes ancêtres existe parce leurs âmes ont été incorporées à l'intérieur, ou aspirées je ne suis pas certain de ma traduction, néanmoins ce n'est pas leur sang qui a été offert au tout début.
- Ils ont utilisé des infirmes et certains de leurs propres disciples, fit le Chevalier d'Or abasourdi en parcourant les lignes. Est-ce que …
Il voulut reprendre la lecture, mais l'érudit le devança :
- Le chroniqueur ne précise pas s'ils étaient consentants ou non. (Il laissa filer un soupir.) Mais pourquoi ont-ils fait cela ? Ils étaient capables de produire de fabuleuses créations vivantes telles les Armures des Chevaliers. On dirait qu'ils ont fait ça comme s'ils tâtonnaient.
- Sauf si tous les maîtres créateurs sont morts durant le cataclysme qui a englouti notre terre d’origine, réalisa Arion dans un murmure. S'il ne restait que des aspirants en partie formés et quelques textes pour les aiguiller, ils ont dû se résoudre à tenter certaines choses, à tester diverses théories sans être certains de la marche à suivre. Ils ne devaient pas être résolus à mourir si c'était pour échouer. Qui sait s'ils n'ont pas procédé à d'autres expériences auparavant ? (Le timbre du Bélier était chargé de dégoût.) Ce sont probablement leurs descendants qui ont fait modifier les textes ultérieurement. Ils ont abusé leur peuple. Recourir à de telles extrémités, quelle belle bande de salopards !
Un silence s'installa entre eux, finalement rompu par Dvarog :
- Mais, et par rapport à ton projet ?
- Je n'ai pas l'intention d'utiliser un autre cobaye que moi-même, Dvarog, que ce soit bien clair.
- D'accord, mais il pourrait t'arriver de te tromper, ou … je ne sais pas, que tout ne se déroule pas comme tu l'escomptes.
- Les événements se déroulent rarement dans le sens qu'on souhaite, voulut plaisanter le jeune homme. Ces forgerons de l'époque devaient certainement le savoir.
- Je suis sérieux, Arion.
Le regard du quinquagénaire l’était tout autant que ses mots.
- Moi aussi. Contentez-vous de poursuivre la traduction de tout ce qui se rapporte au transfert d'âme.
Son ton montra qu'il ne souffrirait aucune protestation supplémentaire.
- Bon, très bien, capitula finalement l'érudit de Blue Graad en soupirant. Comment cela se présente-t-il de ton côté ?
Il s'empara à son tour d'un momo garni de légumes qu'il enfourna entier dans sa bouche. Le Bélier le laissa avaler, le temps de prendre lui-même une longue gorgée de po cha et prit enfin la parole.
- Je suis sur la bonne voie. Mes précédents essais m'ont permis de corriger nombre d'erreurs. (Il s'empara d'un fusain et d'une feuille vierge pris dans ses propres affaires et traça quelques lignes rapides dessus.) L'idée est de parvenir à forger quelque chose qui ressemblerait à ça. J'ai besoin d'être sûr de la forme avant d'utiliser les matériaux les plus rares pour le modèle final.
Dvarog observa le schéma, tournant la feuille dans un sens, puis dans l'autre.
- On dirait un mélange entre divers instruments.
Arion avait représenté un globe terrestre ceint de deux anneaux principaux, l'un passant sur l'axe vertical, l'autre sur l'axe horizontal. D'autres plus minces et apparemment amovibles entouraient également la sphère. Les continents avaient été représentés sous forme de silhouettes, découpés dans la masse de métal, comme de la dentelle.
- J'ai tenté d'associer plusieurs appareils de mesure tel l'astrolabe, exposa le Bélier, dans le but de localiser les artefacts liés à Chaos dispersés ...
- A travers le monde, je me souviens, compléta l'érudit de Blue Graad. Toutefois, estimes-tu cela réellement possible ?
- On ne peut le savoir tant que l'on a pas essayé. Et ma création n'est que la moitié du plan. Le reste dépend de vous.
- J'en suis conscient, mais ce que tu ne m'as pas clairement expliqué jusqu'ici, c'est ce que tu comptes faire avec cette histoire de forge des âmes.
- Je souhaiterais user du même principe pour enfermer l'un des Éclats capturés à l'intérieur de mon invention une fois celle-ci terminée. De cette façon, j'espère que nous pourrons l'utiliser pour obtenir des informations sur les lieux où se trouvent les autres clés.
- Tu voudrais donc utiliser les propres « armes » de cette entité contre elle ?
- Exactement. Si tous les Éclats sont reliés entre eux de par la planète et que l'un d'eux réagit à la présence d'une clé, nous en serons avertis en temps réel. Nous pourrons même connaître sa position. Avec ça, nous rattraperons notre retard puisque nous aurons accès aux mêmes informations que Chaos.
- Mais … sans vouloir être pessimiste, tu mises tout sur un art que ton peuple semble avoir vraisemblablement perdu, non ?
- C'est là que vous intervenez. Il faut que vous parveniez à mettre la main sur la moindre petite bribe de savoir. Je suis convaincu que mes ancêtres ont consigné quelque chose, quelque part.
L'érudit de Blue Graad demeura interloqué, cillant à plusieurs reprises.
- Comment veux-tu que je fasse ça !? s'exclama-t-il finalement. Il y a des centaines d'archives à traiter ! C'est de la folie !
- Peut-être bien, fit Arion en mordant dans une nouvelle brioche. Sûrement même. Néanmoins, cette foutue situation nous y pousse sans ménagement. Et je n'ai pas l'intention de ralentir la cadence avant le grand saut. Ne vous inquiétez pas, je tâcherai d'amadouer Maedhrom avec mes connaissances sur les runes naines pour qu'il m'en dise un peu plus et que je puisse vous orienter dans vos recherches.
Du moins, le peu que j'en sais, songea Arion. Au mieux, je peux lui indiquer comment garder du métal chaud sans le replonger dans la forge.
Dvarog se pinça l'arête du nez, sentant poindre une future migraine. Pourtant, il sourit malgré lui en concluant :
- C'est vraiment de la folie.
Ils restèrent attablés une heure supplémentaire, buvant et grignotant tout en échangeant sur leur charge de travail respective.
- Bon, je crois que la pause est terminée, annonça le Bélier. Je vais retourner supporter la nuisance que représente Hulfin.
- De mon côté, je vais aller m'enfouir un peu plus dans cette mine de livres. Ou fouiner comme tu dis.
- Parfait, sourit Arion. On se rejoint à la même heure dans trois jours ?
- Comme d'habitude.
19 octobre 1997
Montagnes himalayennes, Shambhala
- Tu nous quittes finalement, dit Llauron d'une voix chevrotante.
Allongé dans son lit, un gros coussin soutenant son dos, le vieil homme avait le teint grisâtre. Les derniers mois écoulés avaient été sans pitié avec lui, dévorant un peu plus chaque parcelle de son corps. Son esprit était le dernier bastion encore en mesure de résister.
Arion se forçait à le regarder dans les yeux, bien qu'il puisse difficilement supporter de le voir dépérir ainsi.
- Oui. Je pense que nous avons recueilli toutes les informations utiles pour notre projet. Et j'ai pu finaliser mon prototype avec le clan des Forgerons.
- De ce que j'en ai vu sur tes plans, c'est du bel ouvrage, commenta le patriarche des Archivistes.
- Merci Llauron. Je … voulais vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour nous. Pour moi. (Les mots se bousculèrent tout à coup hors de sa bouche :) J'étais un gamin perdu et passablement effrayé par les cauchemars qu'il faisait lorsque je suis arrivé ici. Je ne connaissais rien de mes origines et les événements avaient soudainement déversé une tonne de questions sur ma tête. Vous avez été mon guide. Vous avez été bon avec moi. En un sens, j'ai eu le sentiment d'être considéré comme un membre de votre famille.
Des larmes inondèrent le regard du vieil homme.
- Tes parents ainsi que ton professeur, Mû, seraient fiers de toi, assura-t-il d'une voix enrouée par l'émotion. Je suis fier du jeune homme que tu es devenu. Et dis à ton ami Dvarog que j'ai apprécié nos échanges.
A leur tour, les yeux bleu violet du Bélier se voilèrent, une humidité inopinée troublant sa vue.
- N'hésite pas à passer me voir la prochaine fois que tu nous reviens.
Comprenant l'allusion implicite, Arion hocha mécaniquement la tête, le cœur serré.
- Va à présent, souffla le vieil homme, un sourire étirant ses lèvres parcheminées. Va sauver le monde.
Le Chevalier d'Or contourna le lit pour embrasser le front de Llauron et, lui jetant un ultime regard en coin, souleva l'épaisse tenture pour sortir de la pièce. Dans son hébétude, il manqua percuter la petite fille de l'octogénaire.
- Istariel ?
Ses prunelles vertes étaient noyées de larmes difficilement contenues. Un rien aurait pu rompre la digue.
- Tu t'en vas à nouveau ?
- Je …
Contrairement à leur première discussion, il se montra hésitant dans le choix de ses paroles. Il n'avait pas envie de se montrer blessant. D'une part, parce que Llauron – la seule famille restante de la jeune fille avait-il appris au cours de son séjour écoulé – était sur son lit de mort, ce qui l'affectait énormément et d'autre part, les mois passés en sa compagnie – une fois qu'elle eût décoléré contre lui – avaient planté les graines d'une belle amitié. Et peut-être même plus.
Ré-immergé dans la culture qui l'avait vu naître, mais avec un esprit débarrassé de ses pensées noires et plus mature, Arion avait redécouvert Istariel et prit un véritable plaisir lors des moments de temps libre qu'il s'accordait.
Pour avoir pu observer nombre d'hommes s'y adonner, dont certains parmi ses amis proches, il devinait qu'ils avaient entamé un jeu de séduction, entraînant parfois des instants gênants entre eux.
- Il le faut, se reprit le Bélier. Beaucoup de personnes attendent mon retour. Je t'ai expliqué quel était mon rôle dans tout ça et les devoirs qu'il m'incombe de remplir.
- Je le sais. J'en ai pris conscience, mais … avec toi qui t'en va et grand-père qui … (Elle ne parvenait pas à se résoudre à le dire.) Je vais me retrouver vraiment seule.
Sa remarque ouvrit la voie au Chevalier d'Or qui s'empressa de créer une brèche dans cette bulle de morosité.
- Oh, je ne sais pas si tu seras seule très longtemps. J'ai cru entendre une rumeur mentionnant Hulfin comme ayant des projets pour toi.
Elle cligna des yeux, muette. Puis, elle inspira sèchement par les narines et lui décocha un coup de poing dans l'épaule.
- Cet espèce d'abruti ! En aucune manière il ne m'approchera. Je préférerais glisser sur une bouse de yak plutôt que devoir supporter son blabla condescendant une seule seconde. Tu devrais avoir honte de le mentionner.
Arion laissa échapper un rire sincère face à tant d'indignation. Il ne pensait pas que sa boutade ferait autant mouche.
- Ne te moque pas, idiot, l'admonesta-t-elle en s'essuyant les yeux d'un revers de main.
- Attendras-tu mon retour ? demanda soudainement le Bélier, redevenu grave.
- Et pouvoir te frapper d'avoir trop tardé ? Je devrais pouvoir patienter. Un peu, en tout cas. (Faisant allusion à son bout d'oreille manquant, elle ajouta :) Tâche simplement de revenir en un seul morceau la prochaine fois.
Dans un élan inattendu, Arion passa une main derrière la nuque d'Istariel et déposa un baiser sur son front. Sa peau était fraîche sous ses lèvres. Il s'attarda encore quelque secondes avant de la relâcher.
Il recula, un petit sourire venant égayer ses traits. Istariel rougissait joliment et bien qu'il ne puisse pas voir sa propre tête, il était certain qu'on pouvait y lire un égal embarras.
- A bientôt, dit-il.
Sitôt ces ultimes mots prononcés, le jeune homme s'en alla rejoindre Dvarog qui l'attendait au-dehors, leurs paquetages posés à ses pieds.
- Tout est en ordre ? demanda l'érudit.
- Oui, nous pouvons y aller.
Le Chevalier d'Or se saisit des lanières de cuir de son Urne Sacrée, sur laquelle avait été attachée la caisse contenant son ouvrage, et hissa l'ensemble sur ses épaules.
- Je suis sincèrement navré pour Llauron. J'ai beaucoup aimé m'entretenir avec lui.
- C'est amusant, il m'a dit exactement la même chose vous concernant.
- Ah oui ?
29 octobre 1997
Grèce, Sanctuaire
Il se retrouvait dans la même position que cinq mois auparavant, fixant intensément la créature qui naviguait de haut en bas dans sa geôle de cristal. A ceci près que cette fois-ci son potentiel d'action était clairement défini.
- Tu es sûr de toi ?
La voix de Narya trahissait son incertitude quant au plan du Bélier.
- Aussi sûr qu'on peut l'être après cinq mois à ressasser ça en boucle.
Une certaine tension transparaissait dans la réplique qu'il avait voulu amusante.
Le jeune Chevalier d'Or scruta longuement sa création, après l'avoir dépouillée des panneaux de bois la protégeant. Il avait fait de son mieux en étudiant tout ce qu'il avait pu. C'était le moment de vérité.
Cependant, la prudence l'avait fait s'entourer de plusieurs personnes afin de mener à bien son expérience. Sorrento, Narya et Rikimaru l'épauleraient tout au long du processus. Du moins, patienteraient-ils dans le couloir dès que les préparatifs seraient achevés.
La Sirène pour le contrôle que sa musique pouvait imposer à l’Éclat. La Selkie quant à ses compétences médicales au cas où les choses tourneraient mal. Enfin, le Shinobi Lunaire avait également proposé son assistance.
- Tout le monde a bien compris le déroulement ?
Un assentiment global lui répondit.
- Je compte sur vous.
- Bonne chance, Arion.
Le Chevalier d'Or se posta devant sa chimère mécanique, elle-même faisant face à l’Éclat. A son signal, Narya entailla les poignets du jeune homme d'un geste assuré, ni trop superficiellement, ni trop profondément. Après quoi, elle sortie à son tour.
D'abord sous forme de petits dômes rouges qui s'étalèrent, le sang se mit rapidement à couler en longs filets, directement sur le métal du détecteur conçu par le Bélier. L’Éclat stoppa ses lentes circonvolutions pour fixer d'un air difficilement identifiable – intrigué ? – le manège du jeune Tibétain.
Au bout de plusieurs minutes, ce dernier commença à vaciller sur ses jambes, son équilibre devenait précaire en raison de l'hémorragie induite.
D'une pensée, Arion brisa la cage de cristal contenant leur hôte, faisant voleter des éclats lumineux un peu partout. Libéré, l'être immatériel ne profita pas de l'opportunité qui lui était offerte pour fuir, mais opta plutôt de s'en prendre à la victime affaiblie devant lui.
Dans une tentative désespérée, le Bélier leva une main pour se protéger. Son assaillant à la constitution éthérée ignora totalement son geste et s'enroula autour de lui. Bien vite, il s'ingénia à s'infiltrer à l'intérieur du corps du Chevalier d'Or en entrant par sa bouche et le bord des ses yeux écarquillés, se comportant à la manière d'une fumée.
Le Tibétain sentit que quelque chose était en train de l'envahir et il se mit instinctivement à lutter pour s'en débarrasser, se griffant la gorge au passage. La sensation d'étouffement physique se mua en une bataille non pas pour l'air, mais pour le contrôle psychique de l'enveloppe disputée.
Soudain, Arion se retrouva perdu au centre d'un brouillard surnaturel, son champ de vision réduit à quelques mètres.
Un mouvement furtif en périphérie attira son attention à plusieurs reprises, ne lui laissant entrevoir qu'un bref aperçu de ce qui rôdait à chaque fois. Des cheveux noir corbeau, un carré de peau blafarde, un bout de métal aux nuances cramoisies. Puis, un rire distinguable même au milieu d'un orage : Suzaku !
Était-ce possible ? Pouvait-il être présent ? Sa mémoire lui rappela le douloureux épisode où il avait été propulsé dans une autre dimension. Néanmoins, à peine l'affreux son entendu, ce dernier s'estompa graduellement jusqu'à n'être qu'un vague écho.
Arion déambula dans cet espace sans début ni fin jusqu'à ce que son regard soit attiré par un nouveau mouvement. Se retournant, il trébucha sur des pierres et lorsqu'il se releva, il était au milieu d'un chemin rocailleux typiquement montagneux.
Il perçut des bruits de pas croissants. Des voix qui s'élèvent. Il ne s'en rendit compte qu'au bout d'une poignée de secondes, mais elles s'exprimaient dans la langue du peuple de Mû. A sa propre surprise, il se mit à courir dans leur direction.
Cependant, la distance le séparant du groupe ne paraissait pas devoir se réduire. Les voix bavardant tranquillement se transformèrent en cris horrifiés. Il accéléra. Encore et encore. Mais lorsqu'il arriva sur place, il n'y avait plus que des râles d'agonie.
Arion avisa des corps dévoilés par la fumée. Certains entiers, d'autres épars. Une épouvantable odeur de viscères répandus et de chair brûlée empuantissaient l’atmosphère. Une alarme retentit dans sa tête. Il retourna l'un des cadavres, une belle jeune femme à la chevelure auburn dont les yeux avaient été carbonisés. Non loin d'elle, une main tendue appartenant à un bras tranché. Et encore plus loin le propriétaire du membre, un homme dont les yeux vitreux fixaient le ciel. Deux prunelles à la teinte bleu violet. C'était … ses parents !
Dès qu'il comprit, un nouveau rire s'éleva. Il assistait au jour de la mort de sa famille.
- Suzaku ! grinça-t-il entre ses dents serrées, ses traits déformés par une colère et une haine qu'il pensait avoir réussi à canaliser.
Aussitôt que ses deux émotions l'envahirent, le submergeant avec la force d’un raz-de-marée, il se retrouva englouti par la fumée.
Sur le sol de la pièce, le corps physique du Bélier convulsait, ses muscles tendus pareils à des câbles, prêts à se rompre.
Sorrento avait porté sa flûte à sa bouche, tel un fusil prêt à tirer, tandis que Narya avait les lèvres réduites à une fine ligne tant elle les serrait fort.
Rikimaru les regardait l'un comme l'autre, tout aussi près à intervenir que lui, mais dans l'attente de l'extrême limite dont leur avait parlé le Chevalier d'Or.
« Ma théorie est que je devrais d'abord me faire posséder par l’Éclat pour qu'ensuite je puisse me servir de lui comme d'un genre d’offrande si vous voulez, et le sacrifier au dispositif que j'ai créée à Shambahla.
- Et si tu ne parviens finalement pas à l'envoyer là-dedans ? (Le doigt de la Selkie avait pointé l'ouvrage de métal.) Tu te retrouveras vraiment sous la coupe de l’Éclat. Il faudra alors … (Elle avait secouée la tête.) Ne pourrais-tu pas enfermer la créature pendant que Sorrento la tient tranquille avec le son de sa flûte ?
- Impossible. D'après ce que Dvarog à réussi à apprendre, lors d'un tel procédé, il faut qu'un canal se crée entre le réceptacle, donc le contenant, et le sacrifice, le contenu. Par le biais du sang versé. (Il posa un doigt sur les veines de son poignet.) C'est à peu ou prou le même principe que celui de la restauration des Armures des Chevaliers. C'est pourquoi on peut les qualifier de "vivantes". Il faut une vie pour en régénérer une autre. Mais là, on ne parle pas de réparation, mais plutôt de création artificielle. (Il avait posé une main sur sa poitrine.) On reste sur le principe de l'échange équivalent, mais ce que le sang ne peut apporter, l'âme, l'esprit va le faire. C'est ainsi que va se créer la "conscience" de l'artefact. Du moins, c'est ainsi que nous l'avons interprété. Étant donné que nous parlons malheureusement d'un art perdu, nous ne pouvons qu'essayer de comprendre le processus induit et l'imiter. Et pour ça, il faut que nous soyons connectés lui et moi. »
Le Shinobi Lunaire lança un rapide coup d’œil vers le petit sac de toile où reposait le trésor que lui avait confié son seigneur. La veille du retour d'Arion, Tsukuyomi était venu le voir afin de lui remettre son précieux Miroir de Lune.
« - Je ne peux pas accepter ceci, mon seigneur, s'était exclamé Rikimaru.
- Il va pourtant bien le falloir, lui avait répondu le dieu de la Lune. Plus je le consulte et plus le nombre de chemins qui m'y apparaissent diminue. (Les yeux aux reflets gris de la divinité se posèrent sur la surface réfléchissante de l'ouvrage de cuivre.) Jusqu'à disparaître totalement au-delà d'un certain point. Le retour du Chevalier du Bélier ne doit pas y être étranger. Je ne sais pas exactement ce que ce jeune homme a prévu de faire, mais j'aimerai que tu le seconde, en gardant ça à ta portée. »
Sachant que son seigneur s'était servi un nombre incalculable de fois de ce trésor hérité de son géniteur, le Shinobi Lunaire avait fini par acquiescer, devinant qu'il y avait forcément un sens à sa démarche et promis d'en prendre soin.
Dans une gymnastique à la limite de la contorsion humaine, le Tibétain se remit brutalement sur ses pieds et bondit vers l'appareil. Ses mains poisseuses de sang agrippèrent les bords de l'ouvrage de métal, le serrant à s'en faire blanchir les phalanges. Un râle s'échappa de sa gorge comme si son âme était en train de lui être arraché.
Son corps sous tension se nimba d'un halo doré aux pourtours noirâtres, mélange visible d'une dispute entre les deux couleurs.
Le sang barbouillant le dispositif se mit à luire, puis à bouillonner avant d'être goulûment siphonné par le métal. Les gravures virèrent à l’incandescence. Petit à petit, l'image du Chevalier d'Or donna l'impression de passer du stade d'unie à une superposition de silhouettes se désolidarisant.
L’Éclat qui avait disparu dans le corps d'Arion réapparut enroulé autour de lui, telle une fumerolle parasite. Il luttait contre un courant invisible qui l'extirpait toujours plus loin de son nouvel hôte, l'étirant en une mince bande noire.
Le dispositif n'absorbait plus non seulement le sang qu'on lui avait offert, mais aussi l'âme qu'on lui jetait en pâture. Tandis que d'étranges vibrations parcouraient la peau des spectateurs, véhiculant tout un panel de sensations auxquelles ils ne firent pas attention, l’Éclat se retrouva aspiré à l'intérieur de l'ouvrage forgé, ombre et lumière finissant par se scinder.
Sitôt qu'il eut disparu, l'aura du Bélier s'éteignit telle une bougie que l'on mouche et son corps s'effondra. Ses compagnons se précipitèrent enfin pour lui porter assistance.
Narya s'attaqua directement aux blessures de ses poignets, les entourant de bandes afin d'enrayer l'hémorragie en appliquant une compression. Évitant de trop le déplacer, elle enveloppa tout de même le corps du jeune homme dans une épaisse couverture pour le maintenir au chaud. La Marina fixa le visage exsangue du Bélier. Son teint était très pâle. La limite n'avait pas été loin d'être franchie. Elle s'inquiéta.
- Arion ? Tu m'entends ? Cligne des yeux deux fois pour un oui.
Un double battement de paupières lui indiqua qu'il était conscient. Un soupir soulagé de la part de l'Islandaise salua son geste.
- Tu as réussi Arion, dit Sorrento. L’Éclat a été capturé par ton appareil.
Bien qu'il soit toujours avec eux, les yeux du Tibétain papillonnaient de droite à gauche, peinant à se fixer sur quelque chose.
- Il a perdu beaucoup de sang, rappela Narya.. Il va avoir besoin d''une transfusion.
Heureusement, Ban et Nachi, tous deux du même groupe sanguin que le blessé, avaient déjà fait don du précieux fluide en prévision de l'événement. Un dispensaire avait d'ailleurs été spécialement pourvu en équipement médical moderne pour faire face à l'inévitable opération.
- Emmenez-le, je vais rester ici pour veiller là-dessus, les enjoignit Sorrento en désignant l'ouvrage de métal.
Tandis qu'Arion était manipulé avec précaution, l'étrange vrombissement perçu un peu plus tôt recommença. Néanmoins, il émanait non plus de l’Éclat, mais de l'appareil cette fois-ci.
Ce dernier se mit à trembler, comme secoué tout doucement depuis l'intérieur. Les fronts se plissèrent face au phénomène. Était-ce normal ?
Un léger craquement se fit entendre, mais il résonna comme un coup de tonnerre aux oreilles du Bélier, ses yeux retrouvant d'un coup leur acuité.
- Non, croassa-t-il. Non, c'est …
Un deuxième suivi d'un troisième son de rupture, telles les notes d'un chant funèbre, s'élevèrent du métal ouvragé en engendrant une myriade de micro-fissures. Celles-ci devinrent crevasses à la vitesse d'un torrent furieux, jusqu'à ce que finalement la structure torturée émette une plainte déchirante, faisant écho à celle émise par la gorge du Tibétain allongé au sol.
Était-ce finalement impossible pour un objet créé par un humain d'enfermer ne serait-ce qu'un fragment d'une entité primordiale ? Était-ce dû à un défaut dans la conception qu'il n'avait su déceler ? Un sabotage de la part du fils cadet du patriarche des Forgerons ?
Autant de conjectures que de craquelures qui mises bout à bout firent éclater l'artefact, projetant une constellation d'éclats dont le scintillement se refléta dans les prunelles larmoyantes du Chevalier d'Or.
- L’Éclat s'est libéré ! claqua la voix de la Sirène. Préparez-vous à l'anéantir !
Trois cosmos s'enflammèrent, parés à l'attaque. Incapable de distinguer la silhouette de leur cible, ils étaient résolus à pulvériser tout ce qui leur faisait face.
- Narya, sors-le de là !
L'Islandaise passa un bras sous les aisselles du jeune homme et le souleva, le tirant vers la sortie. Une décharge traversa le Bélier, alors que sa propre énergie explosait. Un flot d'émotions irrépressibles soutint son corps affaibli qui se rua directement sur l’Éclat.
- Sorrento ! appela-t-il. Joue !
Aussitôt la Sirène réagit à son injonction en produisant des sons porteurs d'une torpeur apaisante envers sa cible.
- Arion, c'est de la folie, tu vas mourir ! s'exclama Rikimaru en le voyant agripper la chose demeurant invisible à son regard.
A peine eut-il prononcé cette mise en garde, que son regard se retrouva malgré lui détourné par un éclat tout proche.
Les doigts du Tibétain crochetèrent plus fermement encore la substance de l’Éclat, telles des serres. C'était bel et bien un coup de sang qui l'avait totalement ranimé. Une colère immense l'avait emporté alors qu'il voyait des mois de travail réduits à néant. Une frustration et un désespoir grandissant alors que se profilait le retour à la case départ, le monde continuant son inexorable marche vers la destruction. De même que l'absence d'idées supplémentaires dans le désert qu'était devenu son esprit. Tout cela avait fait éclater les barrières mentales dont il s'était entouré pour résister à cette dépression.
Il hurla à la face de la créature, tandis que lui revenait les souvenirs des orbes d'Asgard qui leur échappaient et de ses compagnons morts.
Tu vas me révéler tes secrets ! la contraignit-il mentalement, empli d'une hargne terrible.
Son corps, physiquement trop faible, était maintenu uniquement par une volonté inflexible en cet instant. Il ne savait pas ce qu'il faisait, mais il convoqua l'image de la porte de l'Ouroboros dans sa tête, convoquant la toile de la dimension où se trouvaient les Éclats enfermés, connectant de force son être tout entier à l’Éclat si proche de lui.
Enflammant son cosmos à son paroxysme, faisant ardemment brûler son Septième Sens, Arion brillait telle une étoile. Aveuglante et pourtant si près de s'éteindre, ses yeux virant à l'or fondu, il voulut consumer l’Éclat, chevauchant son énergie si particulière.
Un abysse sombre s'ouvrit devant lui, aspirant à toute vitesse son moi astral. Filant à une célérité inconnue, il percuta le fond de la fosse avec fracas, débouchant dans un éclair aveuglant sur un vaste réseau énergétique, pareil à un écheveau neuronal. Perdu dans ce maelström, il perçut la sensation fugitive d'une présence intriguée glissant sur lui, avant d'être happé par les visions.
Un soleil intégralement constitué d'ombres le surplombait, parant le monde de ténèbres au sein desquelles il entendit des bruits de pas titanesques l'entourer jusqu'à ce que qu'un rugissement puissant ne les stoppe net. Englouti par une mâchoire féline, l'astre obscur fut toutefois recraché, dardant des flammes d'un rouge léger.
Des cris simiesques emplirent l'air avant d'être balayés par un vent d'une impossible intensité, emportant par la même le vermeille du soleil pour le laisser d'un bleu céladon. Un profond chagrin s'éleva et une rage enflammée lui répondit, faisant s'abattre une pluie de feu qui incinéra le bleu céladon pour laisser apparaître du jade. Un vent d'amour souffla pour se muer ensuite en une complainte lugubre et des torrents de sang plurent sur la terre. Des clapotis d'êtres qui plongent remontèrent à ses oreilles. Le vert laissant place à un jaune bien connu.
Et face à sa brillance, les pâles étoiles en comparaison émirent une note jalouse les conduisant à se propulser à l'assaut de l'astre du jour qui chuta sur le sol. Suite à ça, un colossal tremblement ébranla la terre et le monde disparut dans un abîme sans fond. Un sixième soleil aux reflets d'obsidienne en émergea, mais hormis un lent battement de cœur, il n'y avait qu'un silence glaçant pour l’accueillir.
Il cligna des yeux. Un lac aux eaux si sombres qu'elles passaient pour noires lui faisait face. Un bruit de gouttelettes chatouilla son ouïe, perturbant l'onde jusqu'ici aussi lisse qu'un miroir. De la déformation quelque chose émergea dans une pluie de perles obscures. Une sphère … non, un œil aux proportions inhumaines dont les contours de la paupière fermée ne se laissaient deviner que par le fin arc de cercle orangé les soulignant. Un violent feu brûlait au-delà.
Il s'ouvrit, pointant vers le ciel, et tandis qu'un puissant rayon en jaillissait, enflammant la voûte céleste, un oiseau vermeille sorti de nulle part piqua le globe oculaire et des larmes de sang s'écoulèrent depuis la bordure inférieure. Elles tombèrent pour finir, non pas par se diluer dans l'eau, mais par s'amasser dans une sorte de large coupe. L'intérieur bouillonna et par débordement, des créatures belliqueuses s'en extirpèrent, arrachant le tissu de la réalité dans leur ire.
Il cligna des yeux. Un vent chaud asséchait chaque centimètre carré de sa peau et pourtant une vallée verdoyante traversé par un long fleuve s'ouvrait devant lui. Un soleil dardait sur lui ses rayons chaleureux depuis l'est.
Sans crier gare, son épiderme se retrouva assailli par quelques grains de sable portés par le vent, puis ils devinrent légion, formant une véritable tempête venant de l'ouest qui finit par envelopper toute la zone. Comme autant de sapeurs, l'armée granuleuse éroda chaque fondation, chaque arbre, chaque pierre, ne laissant que des vestiges de ce qui avait été.
Le disque solaire prit une teinte cramoisie pendant qu'un rugissement faisait trembler l'air, sursaut courroucé envers cette nuisance. Toutefois, le rayonnement lui-même finit par décroître petit à petit, son intensité grignotée méthodiquement par la nuée de poussières qui le réduisit à un halo fantomatique.
Les eaux noires du fleuve s'agitèrent et un forme reptilienne commença à en émerger, dressant sa tête, sa langue désireuse de goûter la nuit nouvellement tombée.
Il cligna des yeux. Il flottait dans l'espace et son regard contemplait des mondes qui ont existé et d'autres avant même qu'ils existent. Ils apparaissaient, se développaient puis s'effondraient au son d'un tambour frappé successivement. Le son net et vif était répété inlassablement, comme un métronome. En toile de fond, présence immense dans cet univers, une ombre entourée de flammes dansait et la réalité se brisait et s’agrégeait tour à tour.
Par-delà la musique, il pouvait entendre de la souffrance physique, vocalisée par des milliards de voix, mais aussi ressentir celle spirituelle, ridant l'onde de son esprit. Trois petits sons, tel un trio de clochettes simplement agitées et les bruits se taisaient pourtant, apaisés. Et la destruction reprenait sa danse inlassablement.
Néanmoins, le tintement des grelots finit par être supplanté par le mugissement tempétueux du vent et le furieux crépitement des éclairs et tout s'arrêta. Ne subsista qu'un vide sidéral.
Tandis que s'achevait cette quatrième vision, laissant son cerveau et ses nerfs en feu, sa conscience en passe de se transformer en cendres, le Chevalier d'Or ressenti de nouveau la présence précédemment perçue qui l'observait avec de plus en plus d'insistance. Elle se rapprocha de lui.
Merde ! pensa-t-il. Ce doit être … non, prononcer son nom reviendrait …
Son esprit hurla, alors qu'il sentait des vrilles transpercer ses pensées et réduire ce qui restait de sa sanité mentale en confettis.
Il farfouille dans … mes souvenirs, haleta-t-il. Je dois m'enfuir. Immédiatement !
Une voix, ou une vibration, l'oppressa brusquement, transperçant ses tympans :
Même si tu es singulier, tu as plongé trop profondément dans le puits du néant, enfant des étoiles.
Arion sentit que sa conscience allait être oblitérée, malgré les défenses qu'il érigeait à répétition à une vitesse effrénée. Toutes se brisaient les unes à la suite des autres. Il lui fallait rompre la connexion !
Sa « monture » presque entièrement consumée, il n'eut pas d'autre choix que de l'abandonner. Il arracha les vrilles l'enserrant, laissant ses bras parcourus d'étranges fourmillements. Remontant le lien les attachant, comme le filin guidant un apnéiste, il fila aussi vite qu'il put, l'annihilation à une brasse derrière lui. Presque revenu à son point de départ, il se retrouva face à un mur uni, comme de la glace se reformant sur un étang gelé. La peur au ventre, Arion martela la surface avec l'énergie du désespoir, usant de ses ultimes forces.
Presque submergé, il parvint in-extremis à quitter son état transcendantal pour s'éveiller. La fulgurance du contrecoup ne lui laissa aucune chance. La douleur irradia de son cerveau jusqu'aux plus lointaines extrémités de son corps, noyant tout ce réseau sous un feu liquide de surcharge sensorielle.
Les entailles jumelles de ses poignets devinrent le cadet de ses soucis, alors que du sang s'écoulait depuis ses narines, ses yeux et ses oreilles.
Sans un mot, il bascula en arrière, s'écrasant sans douceur sur le sol, au milieu d'un tourbillon de cendres, restes éphémères de l’Éclat qu'il avait dévoré dans son acte désespéré. Son corps se crispa durement, presque immédiatement asphyxié.
S'il avait été encore conscient, Arion aurait entendu ses compagnons l'appeler, percevant l'inquiétude croissante saturant leurs cris. Il aurait senti le contact des doigts s'ingéniant fébrilement à trouver son pouls, pour ensuite vibrer au rythme de mains s'appliquant avec force à relancer son cœur soudainement arrêté.
Néanmoins, il était parti depuis trop longtemps pour s'en émouvoir. Avalé par un trou noir, il ne laissa derrière lui nulle dernière pensée, nul espoir.
Dimension inconnue
Le voile d'obscurité se leva sur un environnement pour le moins singulier. Nul brise n'agitait l'herbe entourant le visiteur bien campé sur la terre ferme. Du moins, sur ce que la scène aurait pu laisser croire être quelque chose de "ferme". En réalité, il s'agissait d'un îlot flottant au gré d'invisibles courants spatiaux.
Autour de ce point central, d'autres structures telluriques évoquant des triangles inversés dérivaient également, suspendus dans le vide. De l'eau s'en écoulait, formant de minuscules filets à de formidables cascades, tombant vers des abysses infinies, mais toujours sans jamais que leur source ne se tarisse.
Au-delà, un fond noir, mais pas d'un sombre impénétrable, car il était caressé par le clair-obscur d'une lune fantôme. Des nuages paraissaient l'observer depuis leurs mouvements indolents.
En dépit du bourdonnement incessant produit par l'eau, ses oreilles captèrent une voix semblant venir de partout et nulle part à la fois, se répercutant tel un écho, créant une vibration qui résonna dans son être tout entier.
- Prends contact avec tes guerriers, Seigneur des Tempêtes. Les pions de l'échiquier ont recommencé à bouger et le dernier coup n'est pas en faveur du camp adverse. Leur principal éclaireur s'est aventuré sur un terrain qui ne lui convenait pas. Il s'y est consumé. Mais grâce à lui, j'ai pu me connecter un instant à tous mes Éclats dispersés sur la planète. J'ai vu ce qu'il a vu et je vais te le retranscrire. Il te faudra alors chercher les clés manquantes.
- Mes Gardiens Célestes ne pourront pas être sur tous les fronts, objecta le dieu japonais.
- Tu ne manqueras pas de soutien en temps et en heure.
- J'ose espérer qu'ils seront un peu plus efficaces que Loki …
Une pression se manifesta sur les épaules de Susanoo sans pour autant l'aplatir au sol. Était-ce un avertissement ou bien étant donné que l'entité prenait davantage pied dans la réalité, son pouvoir sur cette dimension décroissait ?
- Je t'ai déjà signifié que ton impertinence ne m'amusait guère Susanoo. Loki a rempli l'office qui était le sien.
La contrainte s'affaiblit jusqu'à disparaître dès que le dieu japonais courba suffisamment l'échine.
- J'attendrai les signes dans ce cas, répondit finalement ce dernier.
Après avoir récupéré l'artefact gardé par Amaterasu, il avait senti que les choses avançaient un peu plus dans la direction souhaitée, toutefois, il n'aurait pas imaginé que tout s’accélérerait ainsi. D'anticipation, son cœur battit plus fort dans sa large poitrine et une certaine excitation agita son corps.
- Bientôt, Seigneur des Tempêtes, entendit-il la voix lui assurer dans un écho devenant de plus en plus faible à mesure que se désagrégeait la bulle dimensionnelle. Bientôt tu auras ce que tu désires.
Po Cha :
Boisson typique de la culture tibétaine. Elle est confectionnée à partir de thé, de beurre de dri (femelle du yak) et de sel.
Momo :
Ravioli tibétain, cuit à la vapeur, ou plus rarement bouilli, farci de viande ou de légumes agrémenté d'épices.