Une Dernière Bataille

Chapitre 40 : Son nom est ...

9303 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 4 mois

Avril 1997

Japon, Montagne inconnue

 

- C'est donc ici que tu t'étais retirée, ma sœur, prononça une voix mâle grave et profonde comme l'océan. Ou devrais-je dire terrée ?

Un accent d'effronterie non dissimulée pointait clairement derrière ces mots, tandis que le dieu gravissait les dernières marches et franchissait l'immense torii qui le séparait de la grande zone circulaire, située au sommet de l'éminence rocheuse.

A ciel ouvert, celle-ci était couverte de pavés formant des circonvolutions complexes et ceinte de plusieurs grands rochers et arbres aux troncs colossaux. Plusieurs d'entre eux avaient été entourés de grosses cordes tressées les désignant comme des éléments sacrés.

Ce qui ne put échapper à son regard en tout premier lieu fut le reliquaire ressemblant à une petite maison en bois couleur ébène et recouvert de fines dorures dont l'éclat rappelait les taches que laissait le soleil en passant à travers les frondaisons des arbres. De la mousse d'un vert sombre formait des plaques sur le toit du petit bâtiment, haut comme deux hommes malgré tout, et large d'autant. Celui-ci n'était pas ouvert et cependant il devinait la puissance qui se nichait à l'intérieur.

Ensuite, il observa la femme à la longue et soyeuse chevelure noire en train de se retourner pour le dévisager.

Elle était vêtue d'une tenue rappelant celle d'une miko mêlant l'orange, le noir et le blanc. Sa peau avait une teinte neigeuse et les traits fins de son visage semblaient avoir été ciselés à même celui-ci. Elle donnait l'impression d'avoir le milieu de la trentaine, mais par-delà ses délicats yeux en amande, pareils à deux billes noires serties dans un écrin d'albâtre, il était aisé de deviner l'être millénaire et la volonté de feu qui y couvait.

De même, elle scruta l'homme affichant la quarantaine qui venait de pénétrer dans cette zone sacrée. Ses cheveux détachés et légèrement hirsutes lui tombaient sur les épaules et sa mâchoire était encadrée d'une barbe hésitant entre l'ouvrage finement taillé et le sauvage. Mais c'était exactement ce subtil équilibre qui le caractérisait. Ce mélange de barbarie mâtinée de civilisation. Il avait revêtu un pantalon large et une veste dont les manches se réduisaient à deux pans très évasés. Ses yeux avaient la teinte grise d'un ciel orageux, tout comme ses habits oscillant entre le gris et le noir.

- Comment m'as-tu trouvée ?

- Est-ce que cela a vraiment de l'importance ? répliqua-t-il.

- Comment ? répéta-t-elle avec davantage de fermeté.

L'une de ses mèches de cheveux parvint à se libérer de la complexe coiffure mêlant chignons et nattes qu'elle arborait, tandis que sa main droite triturait la base de son cou, comme si elle cherchait désespérément le contact de quelque chose.

- Avance.

Depuis l'ombre procurée par la robuste carrure de l'homme, émergea une silhouette féminine. Dépourvue de la beauté solaire de la sœur de Susanoo, celle-ci présentait toutefois des courbes plus arrondies, que ce soit dans la forme de son visage ou son physique, évoquant un certain amour pour la bonne chère et une chevelure noire coiffée plus simplement que sa compatriote nippone. Son apparition troubla un instant le regard de braise de la femme.

- Ōgetsu...

La cible de son incompréhension détourna ses yeux d'elle dans un premier temps, comme par réflexe, avant de la fixer haineusement. Son globes oculaires étaient devenus pareils à deux puits sans fond.

Les déesses se toisèrent durant quelques instants.

Amaterasu ne comprenait pas pourquoi elle lui avait dérobé le précieux pendentif. Il s'agissait d'une relique très ancienne faite dans une pierre unique en son genre, qui pouvait en un sens supprimer la présence d'un individu ou d'un objet, donnant à croire qu'il avait totalement disparu de la réalité. Une fois l'an, elle venait l'apposer sur le reliquaire après l'avoir investie de son énergie via le contact de sa peau, y diffusant le pouvoir de la pierre. Ainsi, son contenu était soustrait à la vue du monde pour un cycle supplémentaire. Elle ne quittait que rarement son pendentif, sauf lorsqu'elle était certaine d'être en sécurité. Comme avec ...

- Que lui as-tu fait mon frère ? Que lui as-tu promis pour qu'elle me trahisse ?

Le timbre de sa voix avait la sécheresse de l'été.

- J'ai simplement laissé quelqu'un profiter de sa rancœur envers toi. Une graine d'amertume née du mal infligé par Tsukuyomi et nourrie par ton absence de punition à son égard.

Très longtemps auparavant, le dieu de la Lune avait eu un violent différend avec Ōgetsu, alors que sa sœur lui avait demandé d'aller la représenter auprès de la déesse nourricière. Ce qui s'était produit restait trouble, mais à aujourd'hui, cet acte constituait une aubaine pour Susanoo. Certains des derniers Éclats libérés étaient en mesure d'infiltrer un corps divin et en fin de compte, le hasard, à moins que ce soit la divine providence – il en avait même ri à cet instant là – qui avait mis une Ōgetsu possédée sur son chemin.

- Tu m'en veux donc depuis tout ce temps ? demanda Amaterasu. Horrifiée par son geste, j'ai chassé mon frère de mon existence, coupé totalement les ponts avec lui. J'aurai pu le pourchasser pour le punir, mais j'ai préféré te recueillir alors que tu étais à l'article de la mort et t'ai soignée. Je t'ai aimée. Que voulais-tu de plus ?

- La vérité ! cracha Ōgetsu avec une étrange ombre dans la voix. Je veux savoir pourquoi tu as envoyé Tsukuyomi m'assassiner ? Était-ce parce que les humains commençaient à me révérer davantage que toi ?

- Tu es devenue folle.

- Non ! Je ... (Elle se tint soudainement le front du plat de la main.) Je ne …

Une lame d'os jaillit de sa poitrine, la faisant poser un regard perplexe sur ce corps étranger, tandis qu'un filet carmin s'écoulait depuis ses lèvres entrouvertes.

- Ton rôle s'achève ici, asséna la voix du Seigneur des Tempêtes, s'adressant aussi bien à la déesse qu'à son sombre hôte.

Il retira d'un coup sec la lame de son nodachi. Le corps d'Ōgetsu tomba sur les genoux, sa main crispée sur le pendentif tant estimé. D'un mouvement vif, Susanoo la décapita, envoyant sa tête se perdre plus loin. Il souleva son sabre rougi de sang et le posa nonchalamment sur l'une de ses épaules, le tissu de son vêtement s'imprégnant du liquide carmin petit à petit.

De la dépouille privée de son chef, une indiscernable fumée s'éleva. Le regard d'Amaterasu ne manqua pourtant pas de le remarquer, la plongeant dans la confusion.

- Ce n'est pas nécessairement après ta vie que j'en ai ma sœur, commença Susanoo comme s'il ne s'était rien passé, mais comme j'ai découvert grâce aux confidences d'Ōgetsu que tu étais la gardienne de ce que je convoite, tu risques de devenir un problème.

- Et à quoi cela servira-t-il ?

- A réparer une grande injustice.

D'abord, Amaterasu haussa les sourcils, puis son visage se transforma pour arborer une parfaite expression d'incrédulité – chose particulièrement rare au cours de sa longue existence.

- Tu es pitoyable Susanoo, asséna-t-elle en passant au mépris. Ton obsession est digne du caprice d'un enfant.

- Condamner notre mère à une éternité de solitude dans l'obscurité d'un quasi-néant n'est pas un crime à tes yeux !?

- Tu sais très bien pourquoi notre père à fait cela.

- Il n'y a donc que la version d'Izanagi qui compte ?

- Oui.

- Pas étonnant que tu aies toujours été sa préférée.

- Et c'est pour avoir l'approbation d'Izanami que tu veux faire ça ?

Cette fois, le dieu ne répondit rien, ce qui fit tiquer la déesse du Soleil, la rendant d'autant plus méfiante.

- Il n'y a pas que ça, n'est-ce pas ? Aussi puissante soit-elle, Amenonuhoko ne peut pas accomplir le miracle que tu en attends. (Les yeux d'Amaterasu s'étrécirent et furent envahis par un éclat solaire, leur donnant une teinte enflammée.) Quel est ton véritable objectif ?

- Je dois reconnaître que ta perspicacité n'a rien à envier à celle de notre frère, dit simplement Susanoo tandis que des éclairs traversaient son regard, mais en matière de combat je vous surpasse tous les deux. (Il pointa son arme dans sa direction.) Et à cet instant, c'est tout ce qui importe.

Le sol trembla et l'air vibra alors que leurs énergies entraient en collision. Une chaleur intense et un orage furieux se déployèrent de part et d'autre du terrain, alarmant la nature alentour.

Dans le dos d'Amaterasu, un disque de métal doré apparut dans les airs et un rayon en jaillit pour venir se loger dans sa main. Elle brandit à son tour une épée à double tranchant, un tsurugi, sur son frère. La lame droite semblait parcourue par un feu liquide, la faisant luire de l'intérieur.

- Kusanagi ? Quelle joie de revoir cette lame ! Je me suis toujours demandé ce que cela ferait de se confronter à elle.

- Dans ce cas, faisons de ce rêve une réalité, annonça la déesse du Soleil.

 

Dans un terrible flamboiement de pouvoir brut, chacun se para de son armure respective.

Le tourbillon qui avait brièvement englouti Susanoo dévoila un guerrier vêtu d'une protection dont les plaques n'étaient pas sans rappeler les écailles et la peau épaisse d'un grand reptile. Le corps du Yamata-no-Orochi n'avait semble-t-il pas fourni uniquement l'artefact Kusanagi, mais également les matériaux composant la Yoroi du dieu ainsi que son impressionnant nodachi.

Un large bandeau comportant de fines gravures couvrait entièrement son front, écartant les mèches qui auraient pu le gêner. Un plastron fait de plusieurs éléments et surmonté d'un col épais protégeait son torse et son dos, tandis que ses reins étaient ceints d'une imposante ceinture s'attachant par devant grâce à des lacets. Une corde tressée complétait sa parure abdominale.

Rattachée à la taille, des plaques en forme de tuile couvraient ses cuisses. Ses biceps et ses avant-bras étaient quant à eux recouverts d'un mélange de mailles et de lamelles semblables à de l'os. De même que ses genoux, ses tibias et le dessus de ses pieds nus équipés de sandales.

Quant à la radiance illuminant la silhouette d'Amaterasu, elle décrut pour laisser entrevoir la déesse du Soleil revêtue d'une armure aux couleurs rayonnantes. A l'image de son frère, ses pieds chaussés de sandales légères étaient protégés sur le dessus par des plaques lamellaires qui remontaient sur son tibia, englobant le mollet, jusqu'à son genou.

Un mélange d'anneaux et d'épaisses cordes tressées entouraient sa taille, soutenant le poids des plaques reposant sur ses hanches. Un système de fixation similaire maintenait le plastron constitué de feuilles de métal, ainsi que les épaulières couvrant l'épaule et le haut du bras. Les gantelets étaient composés de multiples petites pièces, évoquant des magatama, s'emboîtant les unes à la suite des autres. Enfin, le bandeau ceignant son front était pourvu en son centre de multiples pointes suggérant les rayons jaillissant du disque solaire. De très nombreuses arabesques parcouraient les éléments de sa Yoroi, rappelant le statut de Celle qui illumine le Ciel.

 

Tout humain présent aurait été écrasé par la pression de l'énergie que les deux dieux irradiaient, avant d'être tout simplement vaporisés. Quant à une personne détentrice d'un cosmos, suivant son niveau d'éveil, elle aurait eu le choix entre contempler ses pieds depuis sa tête courbée par un invisible poids, ployer les genoux ou se coucher au sol.

Susanoo prit l'initiative d'attaquer, ses pieds écrasant les pavés à chacune de ses prises d'appuis. Dans son sillage, un grondement d'orage résonnait.

Son arme faisait bien une fois et demie celle de son adversaire, ce qui la rendait, outre son aspect, on ne peut plus intimidante. Toutefois, la déesse du Soleil se retint de reculer et au contraire réduisit la distance, transformant en contrainte la taille supérieure de l'arme de Susanoo.

Elle l’obligea à passer brusquement sur la défensive tandis qu'elle enchaînait plusieurs frappes rapides dont une parvint à laisser une marque sur le menton du Seigneur des Tempêtes. L'irritation de l'estafilade céda la place à une sensation de brûlure, comme si la lame qui l'avait faite avait été portée au rouge.

Susanoo grommela simplement, mais intérieurement il était ravi que sa sœur lui donne du fil à retordre.

D'un geste de la main, Amaterasu envoya son bouclier, qui flottait en périphérie, heurter son frère. Ce dernier le repoussa sur le côté et elle en profita pour se glisser dans l'ouverture créée. Cependant, Susanoo était prêt à la recevoir et s'écarta en parant la lame de Kusanagi, puis la chassa. Le dieu entama alors une série de coups lourds mais rapides, eu égard à l'envergure de son nodachi.

À trop pratiquer ce genre d'assauts avec un instrument colossal, on s'épuise facilement, mais pour un être divin, la fatigue n'est qu'une lointaine gêne. A deux reprises, il toucha Amaterasu au bras et à la cuisse sans que cela représente des blessures incapacitantes.

La déesse du Soleil recula en se déplaçant si vite qu'on eût dit que seule la pointe de ses pieds touchait le sol, à l'image d'une danseuse experte, laissant un sillon incandescent derrière elle. Son énergie enfla, augmentant la température de l'aire de combat, faisant naître un épais voile de sueur sur le visage de son frère. Elle concentra le flux de son pouvoir dans sa paume gauche et libéra plusieurs rayons aussi brûlant que le soleil lui-même.

Le Seigneur des Tempêtes riposta avec son propre pouvoir, envoyant des éclairs à la rencontre de l'attaque de sa sœur. Le point de contact entre les deux cosmos provoqua une explosion, noircissant le sol et balayant les environs de vents tantôt ardents, tantôt parcourus d'arcs électriques, saturant l'air d'un parfum d'ozone. Les arbres virent leurs ramures carbonisées, les rochers éclatèrent sous la formidable pression des énergies et le cadavre d'Ōgetsu, propulsé, se perdit plus loin.

Amaterasu réitéra son action, cependant elle déplaça son bouclier selon une trajectoire parallèle et s'en servit pour réfléchir l'un de ses rayons solaires.

La manœuvre prit Susanoo par surprise et celui-ci sentit le puissant faisceau traverser son épaule droite, y laissant un trou fumant d'où se répandit une horrible odeur de chair brûlée.

La colère s'empara de l'esprit du Seigneur des Tempêtes. Le grondement du tonnerre s'intensifia, le vent forcit et son énergie irradia de plus belle. Il prit une posture de garde, bras pliés en dépit de la douleur, lame pointant vers l'avant, tranchant vers le haut. Au battement de cœur suivant, il disparut quasiment à la vue d'Amaterasu tant sa vitesse de charge se révéla élevée. Ce fut comme s'il glissait sur le sol en ligne droite.

La déesse du Soleil esquiva à l'ultime instant, mais son frère, qui s'attendait à ce qu'elle s'écarte de sa lame dressée devant lui, changea de trajectoire et frappa sur le côté avant qu'elle ne puisse contrôler le nodachi. Le tranchant la toucha juste au-dessus de la hanche, brisant l'armure et entaillant la chair au-dessous. Un gémissement de douleur s'échappa des lèvres d'Amaterasu, de même que son sang sourdait depuis la plaie, tachant d'écarlate sa tenue.

Elle recula précipitamment de plusieurs pas, manquant trébucher, en agitant son tsurugi. Son frère la suivit des yeux, ne poussant pas plus loin son avantage. Pour le moment. Dès qu'elle se fut reprise, il avança droit sur elle.

Ses coups frappèrent comme la foudre, pesants et fulgurants, un à la fois. Quand la force est écrasante, nul besoin d'enchaîner des dizaines de coups.

La déesse du Soleil protégea son flanc blessé avec son bouclier-miroir tout en déviant les attaques de son frère. Entre sa blessure et la différence de gabarit, bloquer la lame d'os était inenvisageable.

Soudainement, le champ de vision de Susanoo se retrouva bloqué par un morceau de métal doré poli à l'extrême. Il se figea devant le reflet déformé qu'il lui renvoya. L'instant suivant, sa cuisse écopa d'une plaie profonde qui épargna pourtant son artère fémorale. Il recula d'un pas,

L'obstacle se retira et Amaterasu l'attaqua d'une succession de coups bien ajustés. L'un d'entre eux laissa un nouveau sillon de feu horizontal sur la pommette du Seigneur des Tempêtes, les autres se retrouvant parés.

Au moment où Susanoo voulut reprendre la main, elle répéta la même action. Seulement cette fois, le dieu réagit en assénant une violente frappe verticale accompagnée d'un puissant kiaï.

Amaterasu doutait que sa tactique fonctionne une seconde fois, aussi avait-elle déjà commencé à prendre de la distance, tandis que le sabre d'os de son frère atteignait le bord de son bouclier-miroir, entaillant profondément sa surface. Cependant, la vitesse à laquelle celui-ci se fendit étonna la déesse. La pointe du sabre égratigna son bandeau en crissant avant d'entailler l’extrémité de son nez. Elle brandit en réponse sa main libre, gorgée d'énergie, prête à carboniser dans l'instant le faciès de Susanoo.

Ses yeux s'écarquillèrent en découvrant qu'il n'y avait personne au-delà des deux moitiés de son bouclier-miroir en train de chuter. Dans ses derniers instants, elle devina que le Seigneur des Tempêtes avait gardé un coup d'avance sur elle.

Pivotant sur ses appuis, il s'enroula sur lui-même, tel un dragon, pour lancer une frappe circulaire. Elle sentit à peine la lame qui lui trancha la tête.

 

A cet instant précis, l'astre du jour qui brillait au-dessus du Japon vit son éclat pâlir, sa lumière virant au grisâtre, phénomène qui fit lever les têtes de tous les habitants du pays. Les prêtres des temples shintos ressentirent un profond et indescriptible malaise et plusieurs membres de la famille impériale eurent comme le cœur pris dans un étau.

Cette atmosphère troublée s'installa l'espace de quelques secondes puis disparut aussi soudainement qu'elle s'était manifestée, la vie et le temps reprenant leurs cours respectifs.

 

Décapité, le corps de la déesse du Soleil chuta dans un fracas de métal et de soieries alors que Susanoo exhalait le souffle qu'il retenait depuis plusieurs secondes.

Une fine pluie semblable à de la bruine se mit à tomber, faisant s'élever de légères volutes de vapeur du sol que le combat entre les dieux avait échauffé.

D'un pas conquérant, le Seigneur des Tempêtes marcha jusque vers le reliquaire, l'humidité grésillant sur ses épaulières encore imprégnées de pouvoir. Il planta son arme dans le mélange de pavés brisés, de terre retournée et de sable vitrifié et tendit une main vers le volet de bois patiné par le temps. Il la laissa glisser dessus, cherchant l'interstice où crocheter ses doigts pour l'ouvrir.

Après de longues secondes infructueuses, une veine commença à battre sur sa tempe. Il récupéra son nodachi et d'une puissante coupe en diagonale fendit le panneau. A deux mains, Susanoo arracha les deux moitiés, les laissant tomber de chaque côté et son regard put finalement se poser sur l'objet de sa convoitise.

La lance se dressait de toute sa longueur devant lui, renvoyant l'image fière d'être ce qu'elle était. Son père, Izanagi, leur avait longuement parlé d'Amenonuhoko, à lui et sa fratrie, et de la façon dont elle lui avait permis de façonner ces terres. C'était un trésor qui lui avait été confié par leurs aïeux, partis depuis longtemps.

Susanoo se saisit de la hampe et sortit l'artefact du reliquaire. Il la brandit, faisant tinter les perles qui agrémentaient la base de la lame, permettant à ses formes d'être à nouveau caressées par le vent et l'eau. Il l'admira encore quelques instants avant de tourner le dos au petit édifice. Il marcha d'un pas normal, sans hâte, pour ne pas donner le sentiment de fuir les lieux, ni réticence, comme s'il voulait à tout prix graver le maximum de souvenirs dans sa mémoire, car il savait qu'il n'y reviendrait jamais.

Le Seigneur des Tempêtes dépassa le corps sans vie de sa sœur et s'engagea dans le long escalier. Cette nouvelle clé obtenue le rapprochait un peu plus de son objectif.

 

1er mai 1997

Grèce, Sanctuaire

 

- Que se passe-t-il donc, Athéna ? la questionna l'Ebranleur du Sol, troublé malgré lui par cette soudaine urgence de sa nièce à le voir sans plus attendre. Pour reprendre une expression humaine, on dirait que tu as vu un fantôme.

Ayant pu constater sa maîtrise émotionnelle par le passé, il la trouva plutôt pâle, et ce alors que son mandement remontait à une bonne heure.

- En quelque sorte, éluda-t-elle de prime abord.

La jeune femme prit quelques minutes pour lui résumer ce qu'elle avait elle-même appris un peu plus tôt, avant d'enchaîner sur ce qui avait été à l'origine de cette entrevue.

- Au gré des circonstances, mais aussi du temps qui s'écoule, ma mémoire divine s'affine, débuta la déesse aux Yeux Pers. Je récupère des souvenirs, parfois très anciens. Dans un en particulier, je me suis revue aux côtés de mon père, Zeus. (Poséidon haussa légèrement ses sourcils blonds, mais ne dit rien, attendant la suite.) Nous évoluions dans une caverne ou un très vieux temple, je ne me souviens pas avec précision. Il y faisait vraiment sombre. Une noirceur presque surnaturelle. Il n'y avait que la lumière émise par Zeus pour nous éclairer et même elle paraissait devoir lutter pour ne pas nous laisser dans le noir le plus complet.

« Sur les parois, il y avait des sortes de dessins et au gré des jeux d'ombre et de lumière, ils donnaient l'air de s'animer de manière grotesque, comme un théâtre d'ombres, et de convoquer nombre de cauchemars tandis que des chuchotements montaient tout autour de nous. Autant faire preuve d'honnêteté, j'étais terrifiée. Pour autant, Zeus voulait que je sois là, que je vois tout ceci et surtout que je l'écoute m'en parler. Une seule et unique fois. Car il ne semblait pas être plus enclin que moi à revenir en ces lieux.

Pourquoi sommes-nous ici, lui ai-je demandé d'une voix tremblotante ? Il me répondit : « En tant que future gardienne de la Terre, tu te dois de connaître son histoire. Toute son histoire. »

Il me conta différentes choses dont les échos restent encore sous forme de bourdonnements. Cependant, après le constat de tout à l'heure et le rappel des mots décryptés par l'érudit de Blue Graad, quelques bribes me sont enfin revenus. Et avec elles, la crainte que je lisais dans les yeux de mon père lorsqu'il évoqua un temps lointain, comme si cela pouvait encore avoir le moindre impact à ce moment-là. Je me souviens du reflet de la peur dans les yeux de chacun des dieux, même le grand Zeus, face à Typhon, mais pas d'une telle nature.

D'un geste du bras, mon père m'invita à observer les parois qui avaient servi de support pour conter une histoire. Celle d'une coalition réunie pour sauver la planète d'un seul et unique ennemi.

A mesure qu'elle poursuivait son récit, Poséidon perçut comme un frémissement à la lisière de sa propre mémoire.

Le nom qu'Athéna s'apprêtait à prononcer empâtait sa langue, pesant lourdement dessus.

- Chaos, prononça-t-elle avec une note de crainte respectueuse. Voici l'entité que nous devons nous efforcer de combattre.

Un puissant frisson secoua l'être tout entier de Poséidon alors qu'une antique crainte remontait des abysses de sa mémoire, crevant la surface agitée qu'était devenu l'instant présent. Athéna ne semblait pas en mener large non plus après avoir déclamé ce nom, bien que la différence générationnelle avec son oncle la prémunissait quelque peu de cette peur atavique. Cependant, elle fit toutefois naître une sueur glacée sur sa peau. A cet instant, on aurait pu les prendre pour deux enfants égarés dans la forêt lors d'une nuit sans lune.

Un simple mot avait réveillé une peur primale en leur sein.

- Ne plaisante pas avec ce nom, Athéna, la prévint-il d'une voix sifflante.

Sa nièce vit tout de suite au travers de son attitude prétendument colérique. Une réponse par automatisme, une négation puérile de la réalité. Il finit par se reprendre.

- Je suppose que tu es absolument sûre de toi.

- Tous les éléments obtenus jusqu'ici me mène à cette conclusion, oui.

Poséidon émit un petit rire.

- On dirait bien que ta volonté de créer une coalition divine était sans le vouloir guidée par le besoin de puissances à lui opposer.

- D'aucun dirait que c'est le destin. Même des êtres comme les dieux semblent devoir s'y soumettre.

- Peut-être bien, admit l'Empereur des Mers à contrecœur. Néanmoins, notre meilleure chance est de stopper Susanoo avant qu'il ne progresse davantage. (Il soupira lourdement.) Cela me coûte énormément de l'admettre, mais si cet être vient à être libéré, nous n'aurons absolument aucune chance. (Il avisa la mine soudainement butée d'Athéna.) Non ! Ce n'est même pas une possibilité ! Ceux qui l'ont battu, ou enfermé à tout le moins, n'avaient rien en commun avec nous. Encore moins avec une génération de dieux aussi jeune que tu l'es Athéna. En terme de puissance, nous serions indubitablement surclassés. Nous ne serions pas différents d'humains s'attaquant à un di... (Il croisa le regard de sa nièce et grogna.) Ce n'est pas l'analogie la plus appropriée certes, mais tu as saisi ce que je voulais dire.

- J'ai bien entendu ton discours, admit la déesse de la Sagesse. Et comme tu le suggères, il nous faut éviter une perte de contrôle de la situation. Pour autant, je refuse de partir défaitiste si nous nous retrouvons dans le pire scénario !

Connaissant l'entêtement de sa nièce, l'Empereur des Mers sut qu'il n'y avait rien d'autre à ajouter, aussi se tut-il.

- Je me demande quelle raison pousse Susanoo à entreprendre pareille folie ? s'interrogea à voix haute la déesse grecque. Pourrait-il avoir été possédé par l'une de ces ombres bien avant les événements actuels ?

- Crois-tu sérieusement que ces choses peuvent cohabiter avec une âme divine ? s'offusqua presque Poséidon. Je pense que c'est leur prêter trop de pouvoir. Susanoo est malade, voilà tout.

- Mon oncle, je ne remets par forcément en cause votre dernière assertion. Toutefois, si je ré-énonce les faits, les artefacts dérobés sont intrinsèquement liés à Chaos parce qu'il y a un fragment de son essence piégé à l'intérieur. Et ces ombres, ces Éclats comme ils se définissent eux-mêmes, peuvent détecter les artefacts-clés car ils ne sont rien d'autre qu'eux aussi une fraction de l'entité nommée Chaos. Ils sont tout simplement les éléments d'un même ensemble, attirés tels des aimants. Partant de là, pouvez-vous encore penser que ma théorie est tirée par les cheveux ?

- Sans aller jusqu'à dénigrer tes Chevaliers, étant bien placé pour connaître leur potentiel, ils en sont venus à bout facilement, non ? persista Poséidon. Encore une fois, une telle entité ne peut pas être aussi faible.

- De ce que l'on en sait, ces éclats ne sont qu'une infime partie de Chaos. Leur pouvoir est forcément divisé. Par mille, par dix mille, qu'en sait-on ? Il a été confirmé qu'il existait une hiérarchie parmi eux, certains ne semblant pouvoir investir qu'une enveloppe humaine, tandis que d'autres sont capables de s'en prendre à une personne éveillée au cosmos. Impossible de savoir si quelques-uns n'ont pas la capacité de posséder un corps divin.

Elle garda pour elle la réflexion qui persistait dans son esprit depuis le départ précipité d'Enlil. Du côté de l'Empereur des Mers, seule une bouche tordue lui répondit.

- Dans tous les cas, cela ne change rien. Il nous faut corriger les errements de Susanoo, sinon la situation empirera à chaque nouvelle inclusion de clé.

- Oui, car cela signifie plus d’Éclats libérés et donc plus de possibilités pour notre adversaire de dénicher les derniers artefacts avec facilité, puisqu'ils seront tous des détecteurs en puissance.

- Et de notre côté ? Comment pouvons-nous être en mesure de le devancer ?

- Je ne sais pas, avoua Athéna. Toutefois, je crois que notre récente découverte nous offre de bonnes opportunités d'y remédier. Il faut se concentrer sur cet aspect-là et dès que nous aurons du concret, communiquer avec nos alliés pour les en informer.

- C'est devenu une course contre le temps.

- Ça l'a toujours été, c'est simplement que nous ne nous en rendons compte qu'aujourd'hui, car nous arrivons enfin à visualiser la ligne d'arrivée. Ainsi que toutes les conséquences d'un échec à la franchir les premiers.

 

2 mai 1997

Grèce, Sanctuaire

 

Les gradins du Colisée finissaient de se vider, les échos de nombreuses semelles foulant les antiques pierres se mêlant au brouhaha des discussions, tandis que chaque individu, seul ou par petit groupe, s'en allait reprendre le cours de sa journée. Ou du moins allait tenter de retrouver un semblant de normalité.

Car ils avaient enfin un nom à mettre sur la menace, dont les plus anciens entendaient parler depuis plusieurs années, telle la définition d'une infection malsaine dont seuls quelques frissons trahissaient jusqu'ici la présence latente. La fièvre n'allait cependant pas tarder à se manifester et elle risquait de le faire de manière violente, balayant tout sur son passage.

 

- Non, mais tu comprends ce que je veux dire, riposta le colosse longiligne à la peau hâlée. Que ce soit Athéna ou Poséidon, ils n'étaient clairement pas dans leurs assiettes lorsqu'ils ont évoqué ce nom.

- Hé, doucement, l'avertit un jeune homme à la voix éraillée, dont la circonférence des bras n'avait pas grand chose à envier à ceux du Mexicain. Je n'aime pas trop ce que tes propos insinuent vis-à-vis du seigneur Poséidon.

- Ça va, lâche-moi un peu Nikolaï, renchérit Raul. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure que les deux se chi...

- C'est bon, on a saisi ton point de vue, voulut couper court Narya. Seulement tu comprendras que ce que nous venons d'apprendre peut choquer. Même des divinités.

- Pourquoi ? Parce que l'ennemi a quelques milliers d'années en plus au compteur ?

- Si on partait uniquement du principe que plus ils sont âgés, plus ils sont puissants, alors on aurait déjà un gros problème, intervint Ban, abondant dans le même sens que l'Islandaise. Mais ici, il s'agit d'une entité qui était probablement là au commencement de toute chose. Voire à l'origine de toute chose. C'est une force primordiale. Ce n'est pas comme s'opposer à la Nature et ses volcans en éruption ou ses tremblements de terre, mais plutôt à ce qui a créé la Nature. Et comme l'a dit Athéna, plus le temps passe, plus son influence va grandir. Le pire reste que certains de ces Éclats peuvent probablement aller jusqu'à prendre possession de dieux. On risque de les retrouver en travers de notre chemin, alors que sans ça, ils seraient demeurés neutres.

- Et c'est aussi ça qui nous a conduits à nous allier, renchérit Narya. Des castes qui en temps ordinaire se sont le plus souvent retrouvées à s'affronter, doivent s'unir pour contrer une menace de plus grande envergure.

- En même temps, contra le Mexicain pour reprendre la main, si nos ennemis se multiplient plus rapidement que l'on ne trouve d'alliés, difficile de se dire que ce n'est pas foutu.

- Arrête, répliqua le Chevalier de l’Écu, qui était resté à fixer silencieusement son bras gauche en écharpe jusqu'ici, tu ne peux pas dire ça.

- Pourquoi pas ? Après tout, je ne vois pas plus de Chevaliers dans nos rangs. Même en comptant les petits nouveaux tels que toi et ta sœur. (Il les dévisagea les uns après les autres de son regard sombre.) Poséidon a-t-il davantage de guerriers à aligner ? Tsukuyomi, lui, semble n'en avoir que deux de son côté. On ne risque pas d'aller loin.

- C'est bien pour ça que la coalition est d'autant plus importante, insista Narya.

- Et qui nous dit que les autres panthéons accepteront bel et bien de nous prêter main-forte au final ?

- Parce qu'une divinité ne s'engage pas à la légère, c'est dans leur nature.

- Mouais, désolé Narya si je n'entends pas ton argument. Pour moi, ils sont plutôt du genre à retourner leur veste autant de fois qu'ils le souhaitent. Quand on voit qu'ils préfèrent envoyer leurs troupes au lieu de s'engager eux-mêmes pour faire le travail, rien ne nous dit qu'ils ne vont pas prendre peur, comme on a déjà pu le constater il y a moins de vingt minutes, dès qui ils apprendront à qui ils vont devoir faire face.

- Peut-être parce que le risque de se faire anéantir par l’œuvre de Chaos est une menace suffisante pour les forcer à se bouger comme tu dis, lui renvoya le Petit Lion. Et puis, tu prends en exemple le pire scénario possible, celui où l'on a échoué à empêcher l'ouverture. Les dieux, en tout cas ceux de notre côté, ont tout intérêt à ce que cela n'arrive pas.

- Justement, on ne sait pas ce qu'il risque de se passer si on perd. Peut-être qu'ils se diront que s'ils restent dans leur coin, ils pourront récupérer des miettes de ce qui restera. (Il leva les mains au ciel tout en haussant les épaules.) Ah, et tant pis pour l'humanité au passage.

- J'ai déjà entendu ce genre de discours auparavant, marmonna Einar.

- Parce que tu crois quoi ? l'apostropha Tahmirih. Que d'autres vont prendre notre place et que l'on pourra se la couler douce ?

- Ouais, d'autres pourrait effectivement saigner un peu pour nous comme tu dis. Ce ne serait qu'une juste rétribution. Si j'en crois l'histoire du Sanctuaire, nous autres Chevaliers avons toujours dû batailler ferme pour sauvegarder la planète.

- Ce qui est toujours notre rôle, je te le rappelle, indiqua Ban.

- Oui et bien là, on a droit à une menace d'un autre calibre si j'ai bien compris. Alors que tout le monde soit concerné me paraît normal ! A commencer parces enfoirés auréolés, aveuglés par leur propre pouvoir.

- Non mais tu délires, là ! Dans ce genre de situation, jouer la carte divine se fait en dernier. L'époque où le général chargeait à la tête de ses troupes est finie depuis belle lurette. (S'emportant, le Cheval des Mers ajouta :) Qu'est-ce qui t’arrive à la fin, Raul !? D'habitude, c'est toi qui a hâte d'en découdre. Et là, tu fais ta poule mouillée ? Et puis, tu pars directement du principe que tout va mal se passer.

- Merde à la fin ! explosa le Taureau en frappant le sol du pied, créant des cercles concentriques. Peut-être que j'en ai ma claque de voir des gens souffrir et mourir ! Comme Oreste et Fares. Comme Gearóid. (Il jeta un furtif coup d’œil à l'Irlandais.) Et tout un tas d'autres personnes. Certains doivent prendre leurs responsabilités, je n'en démordrais pas ! Je n'ai pas envie de me battre pour des gens qui ne lèveront pas le petit doigt pour nous aider.

Sur cette dernière tirade, le Taureau s'éloigna d'un pas lourd en direction des quartiers d'habitations du Domaine Sacré.

- Quelle mouche le pique subitement ?

- Je n'en sais rien, avoua le Chevalier d'Orion en laissant échapper un soupir Je le trouve un peu étrange depuis notre retour du royaume d'Asgard. Je crois que beaucoup plus de choses qu'on ne croit l'ont marqué, mais il ne m'en parle pas.

- Mine de rien, c'est surtout pour Arion que je me fais du souci, dit Narya,.

- Pour quelle raison ?

- Jusqu'ici, c'est presque toujours grâce à lui et à son don de prescience que nous avons pu avancer. Je suis persuadée qu'il doit être en train de se demander comment il peut localiser les autres clés.

- Je pense que nous aimerions tous pouvoir alléger son fardeau, conclut Ban, mais parfois il faut laisser la roue tourner.

 

Comment faire pour devancer Susanoo ? songea Arion, qui s'en était allé de son propre côté dès le discours d'Athéna achevé.

- Arion ?

S'il est en mesure de détecter les artefacts, ou à tout le moins de multiplier ses potentielles sources de recherche, il possède un avantage que nous devons absolument obtenir à notre tour. Est-il possible de ...

- Hé, Arion, j'essaie de te parler.

Le Tibétain à la tignasse auburn releva légèrement la tête, surpris.

- Hein ? Oh, désolé Nachi, j'étais absorbé dans mes réflexions.

- Ça, on l'a constaté, fit un Shun souriant. (Il jeta un regard bleuté dans la direction où un cosmos avait très brièvement explosé.) Mais si toi tu te gardes bien de les évoquer, l'élève de Shaina a l'air de les extérioriser sans ménagement.

- Je ne m'en ferais pas trop pour Raul si j'étais vous, les rassura le Bélier. Il est du genre à parler fort, mais je crois que c'est surtout pour évacuer une angoisse.

- Possible, admit le Chevalier du Loup. Certains fonctionnent de cette façon. Par contre, à d'autres, il faut tirer les vers du nez semble-t-il.

Saisissant sans peine l'allusion non dissimulée, Arion répondit dans un soupir :

- Je réfléchissais juste à la manière dont je pourrais remédier à tout ça. A pallier nos désavantages.

- « Je ? »

- Oui bon, « nous ».

- Tu as tort de vouloir tout prendre sur tes épaules.

- Oui, nous devons fonctionner en équipe, ajouta Nachi. En meute. En … famille.

Cette dernière remarque fit cliqueter un rouage dans l'esprit d'Arion.

- Merci Nachi, tes paroles m'aident de plusieurs façons. Je crois que je dois aller puiser dans mes racines.

Les Chevaliers d'Andromède et le Loup se jetèrent mutuellement un coup d’œil, étonnés.

 

Bien plus loin, à l'écart de tout ça, marchait un duo plus intimiste.

- Qu'est-ce que tu en penses ? demanda la jeune femme dont plusieurs mèches de cheveux formaient deux courtes tresses au niveau des tempes.

- Je pense que... . (Le jeune homme interrogé se reprit.) Non, je suis certain de pouvoir dire que j'ai peur.

Son interlocutrice fronça les sourcils.

- J'essaye d'être à l'écoute de mes émotions et celle qui prédomine actuellement, c'est la peur. Nous n'en sommes pas là, mais je crains que ce qui pourrait se produire, ne nous dépasse complètement, Mei Ling. Dernièrement , nous avons peiné à sauver la population d'un royaume. Là, on parle d'écarter un danger qui menace une planète entière. (Un sourire nerveux étira ses lèvres.) J'en aurais presque les mains qui tremblent.

Elle n'hésita qu'un instant avant de lui prendre la main et entrelacer leurs doigts. Les mots du Capricorne résonnaient en elle, échos de précédentes conversations. Entre elle et lui. Entre elle et ses amies.

- Je crois que nous avons tous les deux des peurs, mais pas sur les mêmes sujets, commença-t-elle. Tu m'as dis que tu pouvais être un pilier pour moi. Je veux que tu saches que toi aussi, tu peux t'appuyer sur moi si tu en ressens le besoin.

Un nouveau sourire luit sur le visage du Capricorne, mais cette fois, il était plus dû à une sorte d'émerveillement presque enfantin.

- Comment fais-tu pour être aussi courageuse ?

- Je ne le suis pas, Tristan. Sincèrement. (Elle plongea dans le regard marron bienveillant du Français qui lui évoquait la teinte sombre de la terre fraîchement arrosée.) Je sais simplement que je ne suis pas seule. Que quelqu'un est là pour m'épauler si je suis dans le besoin, alors qu'est-ce que j'aurai à craindre ?

Ils avaient marché pendant plusieurs minutes sans direction particulière et lorsqu'ils stoppèrent leurs pas, ils étaient arrivés tout près du baraquement où logeait la jeune Chinoise.

- Est-ce que tu veux entrer ? lui proposa-t-elle, tandis que son pouls s'accélérait face à son audace.

Le Chevalier d'Or déglutit, passant sa langue sur ses lèvres sèches. Il était bien en peine d'identifier la lueur qu'il percevait dans les yeux de la Grue. Dire qu'il n'avait pas tenté de se représenter un tel instant serait mensonge. Son propre cœur se mit à cogner contre ses côtes, en rythme d'un autre qu'il ne pouvait entendre. Pas encore.

- Mei Ling... est-ce que tu...

- J'en ai envie, souffla-t-elle.

Sa réponse fit se couvrir de chair de poule, la peau de Tristan. Elle lui montrait bel et bien qu'elle était courageuse et prête à fouler aux pieds ses craintes. A les jeter au sol et les écraser du talon. Ne pouvait-il pas en faire autant ?

- J'en ai envie aussi.

Il lui présenta sa main et elle posa la sienne dessus. Sans échanger un mot de plus, elle ouvrit la porte et ils en franchirent le seuil, ensemble.

 

12 mai 1997

Japon, Montagne inconnue

 

Une longue expiration accompagnée d'un panache de vapeur ponctua la fin de leur ascension. A une altitude de plusieurs milliers de mètres, malgré le printemps bien installé dans les plaines, le froid régnait ici en maître.

Dès qu'ils firent un nouveau pas, franchissant le seuil marqué par l'immense torii, une envolée d'oiseaux charognards brisa par le battement de leurs ailes le silence sépulcral qui enveloppait la zone.

Un cataclysme semblait avoir frappé l'endroit, tant le décor était ravagé. Les rares arbres alentour donnaient l'air d'avoir été brisés par de puissants vents pour certains et léchés par des flammes pour d'autres, jusqu'à ne laisser qu'un tronc noirci. Des fragments de pierre, restes de rochers plus gros, parsemaient les lieux comme autant de dents de géants éparpillées. Quant au sol, éventré, retourné, voire vitrifié par une intense chaleur en certains points, il n'avait pas non plus été épargné.

Bien sûr, rien de naturel là-dedans et les nouveaux visiteurs ne s'y trompèrent pas. Tel était le résultat d'un affrontement à une échelle divine.

- Seigneur Tsukuyomi, je suis désolé, dit le jeune homme au visage barré d'une cicatrice oblique lorsqu'ils découvrirent le premier corps décapité.

Muet pendant une petite éternité, le dieu de la Lune finit par dire :

- Je souhaiterais rester seul un moment.

Le regard fixe, mais néanmoins inquisiteur/concentré, de l'être divin qu'il servait, convainquit Rikimaru d'obtempérer sans mot dire.

- Bien. Je vous attendrai dans ce cas un peu plus loin dans l'escalier.

 

Sitôt que le Shinobi Lunaire se fut éloigné, le dieu de la Lune posa enfin le regard, un regard conscient, sur le corps de sa sœur aînée.

Étant une redoutable guerrière, nul doute qu'elle avait dû faire face à plus redoutable encore. En l'occurrence, leur frère commun : Susanoo.

En s'accroupissant pour observer davantage les détails du combat, Tsukuyomi repéra quelques traces de sang sur le sol et sourit malgré lui de savoir que la tâche n'avait pas été aisée pour le Seigneur des Tempêtes. Son regard d'obsidienne remonta la piste d'une éclaboussure étirée, comme si on avait laissé goutter un pinceau trop chargé d'une sanglante peinture. Il déplia ses genoux, faisant penduler la petite perle allongée ornant son oreille gauche, et se releva pour aller récupérer la tête d'Amaterasu qui avait été projetée à quelques pas de là.

Lorsqu'il posa les mains dessus, il découvrit qu'une oreille manquait, que la peau des joues avait été attaquée par des becs crochus, les mêmes qui avaient emportés les yeux. Un flot de puissantes émotions se rua à travers son être tout entier, mais il n'en montra rien. Machinalement, le dieu de la Lune caressa la longue chevelure à laquelle le sang séché n'avait pas réussi a ôté le caractère soyeux. Même ainsi elle demeurait belle.

En dépit de leur éloignement ordonné par Amaterasu elle-même, il avait toujours réussi d'une certaine manière à garder un œil sur elle, grâce à son miroir. Avec l'artefact, Tsukuyomi avait pu garder une sorte de connexion avec sa sœur aînée, prenant de ses nouvelles via les images que celui-ci lui fournissait. Malheureusement, au grand dam du dieu de la Lune, le lien s'était petit à petit effiloché avant de se rompre abruptement à un moment donné. Il avait alors craint le pire. A juste titre.

Avec comme unique base les ultimes images fournies par le miroir, le dieu de Lune avait entamé ses recherches dès son retour au Japon, faisant jouer son propre réseau de renseignements. Et à force d'études de cartes et de relevés météorologiques, d'étranges phénomènes ayant secoué le sol nippon très récemment, il avait découvert cette montagne reculée au caractère sacré pour les shintoïstes. De là, il s'était immédiatement rendu sur place.

 

Un peu plus loin, il avisa le cadavre d'une autre personne, une femme à première vue. Tsukuyomi retourna déposer délicatement la tête tranchée près du corps auquel elle appartenait et se dirigea vers le second.

Il se figea en reconnaissant la cicatrice qu'il aperçut en haut du dos légèrement dénudé de la victime. Déjà ébranlé par la mort de sa sœur, le physique du dieu finit par le trahir en laissant se manifester le frisson qui le parcourut. La tête n'était visible nulle part, mais il connaissait son identité : la déesse Ōgetsu ! Il ne comprenait absolument pas ce qu'elle faisait ici.

Des éons plus tôt, Tsukuyomi s'en était pris à elle, non pas sur un coup de folie comme l'avait toujours cru Amaterasu, mais bien dans un but précis. Par le biais du miroir, il avait vu qu'Ōgetsu se révélerait être une menace pour sa sœur à un moment ou à un autre. Conscient du fait qu'Amaterasu ne goûtait guère à ses tours de clairvoyant, il avait pris les devants sans lui en parler. Et apparemment, il n'avait pas correctement accompli sa tâche.

Pour protéger sa sœur aînée, Tsukuyomi n'avait pas hésité à choisir un destin de paria.

Revenant à l'instant présent, il s'intrigua de ce qui semblait se cacher dans le poing serré de la déesse, aussi entreprit-il de l'ouvrir doigt après doigt jusqu'à découvrir une singulière petite amulette.

Elle était de facture simple, un basique anneau de pierre polie à l'extrême. Pour autant, il décela un extraordinaire pouvoir à l'intérieur. Tsukuyomi était certain d'avoir déjà vu ce collier au cou de sa sœur en quelques occasions.

Il n'avait pas toutes les données de l'équation entre ses mains, mais il comprit instinctivement qu'il s'agissait de quelque chose d'important et d'une pièce d'un puzzle encore trop nébuleux. Il la fourra dans une poche.

Ses yeux dérivèrent finalement sur le seul élément qu'il n'avait pas encore observé : le reliquaire. Inutile pour lui de s'en approcher pour scruter l'intérieur, il sentit les relents de pouvoir de ce qui s'y était trouvé et un éclair traversa son cerveau.

Transporté très loin dans le passé, bien avant le récent souvenir qu'il venait d'invoquer, Tsukuyomi ressentit à nouveau la force de son père, Izanagi, et de l'artefact qu'il possédait, la lance Amenonuhoko.

Il se souvint que lorsque Celui qui Invite avait choisi de se retirer, il avait confié ce précieux objet à sa fille. Se faisant, leur père avait rappelé à Amaterasu que hormis les fantastiques pouvoirs dont la lance était investie, elle était également un garde-fou contre les déséquilibres de toute nature. En tant que nouvelle gardienne, la jeune déesse d'alors avait juré de garder l'artefact hors de portée de tout être malveillant.

Amaterasu avait donc respecté son devoir, car même lorsqu'ils étaient encore en contact, Tsukuyomi ne se rappela pas avoir perçu le pouvoir d'Amenonuhoko au travers de sa sœur. Alors pourquoi ne ressentait-il cette présence, même fugace, que maintenant ? Le reliquaire bien qu'empreint de certaines propriétés ne pouvait empêcher de laisser filtrer ne serait-ce qu'un léger flux d'énergie. D'autres auraient pu s'en apercevoir bien avant lui. Quelque chose avait donc été mis en place pour remédier à ce défaut. Mais quoi ?

Sans qu'il y songe, la main de Tsukuyomi se posa sur sa poche où il sentit le renflement formé par sa toute récente trouvaille. Il sortit l'anneau de pierre polie et le contempla à nouveau. Pourrait-il y avoir un lien ? Le matériau lui rappelait vaguement quelque chose ... Ses pensées glissant vers son frère, Tsukuyomi comprit l'origine de l'affrontement fratricide. Si Susanoo avait décidé d'affronter leur sœur pour s'emparer de cette arme, ce n'était pas dû à un élan nostalgique ou à une énième envie de défier Amaterasu, mais bien parce qu'il savait qu'il avait plus à y gagner.

Amenonuhoko était très probablement une des clés.

 

Avec ce fait en tête, le dieu de la Lune retourna auprès de la dépouille de sa sœur aînée.

- Je suis désolé de ne pas avoir su empêcher cela, Amaterasu. Mais crois-moi, je vais stopper le projet de notre frère, quel qu'il puisse être.

Tsukuyomi libéra respectueusement Kusanagi de la poigne inerte de la déesse du Soleil, contempla quelques secondes son propre reflet au milieu des mouchetures de sang séché qui parsemaient la lame et finalement invoqua son cosmos. Encore imprégnée du pouvoir ardent de son ancienne détentrice, le tsurugi s'échauffa entre ses doigts.

D'un geste délicat, le dieu de la Lune posa la pointe sur la dépouille et laissa son énergie guider la chaleur vers le corps. Rapidement, les vêtements de la déesse du Soleil s'enflammèrent, avant que ce ne soit le tour de l'enveloppe physique qu'ils couvraient. Ōgetsu pouvait bien pourrir, exposée aux vents montagnards et aux charognards, il ne laisserait certainement pas la dépouille de Celle qui illumine le Ciel subir pareil sort plus longtemps.

Tsukuyomi se détourna du brasier qu'il avait allumé en usant des ultimes traces du cosmos de sa sœur et s'éloigna pour rejoindre Rikimaru.

Il lui fallait prendre contact avec Athéna dès que possible.




Torii  :

Porte japonaise traditionnelle que l'on trouve le plus souvent à l'entrée ou à l'intérieur d'un sanctuaire shinto, où elle marque symboliquement la transition entre le profane et le sacré

 

Miko :

Jeune femme au service d'un sanctuaire shintoïste.

 

Nodachi/ Ōd achi  :

Long sabre japonais que l'on manipule à deux mains. Il était utilisé sur le champ de bataille par l'infanterie pour contrer la cavalerie. Pour être qualifié de nodachi ou d'ōdachi, la lame devait faire au moins 90 cm de long. Les deux termes sont interchangeables, encore que nodachi soit semble-t-il réservé à un sabre à l'usage militaire.

 

Yamata-no-Orochi :

Célèbre créature de la mythologie japonaise, il s'agissait d'un dragon à huit têtes et huit queues dépeint comme mauvais et dangereux. Il fut tué par Susanoo grâce à un stratagème.

 

Tsurugi :

Épée à lame droite autrefois d'usage commun au Japon de l'Âge du Bronze et souvent associé de nos jours à des temps historiques très reculés et à la mythologie.

 

Magatama :

Ornement très représentatif de la protohistoire du Japon. Sa forme peut évoquer un croc percé, une virgule, le chiffre 9 ou encore un fœtus. Il est généralement réalisé à partir d'ambre, de jade ou de verre.

 

Ko gasumi no kamae : garde non nommée que prend Susanoo avant de charger, elle est similaire à la Garde du Boeuf en escrime médiévale.

 

Kiaï :

Ce terme utilisé dans un contexte martial, désigne le cri de combat qui précède ou accompagne la réalisation d'une technique. Il est utilisé notamment pour marquer une volonté d'action, ou bien pour perturber la concentration de l'adversaire.

 

Izanagi :

Dans la mythologie japonaise, Izanagi (« Celui qui invite ») est l'époux de la déesse Izanami. Il est le co-créateur du monde et du Japon aux côtés de son épouse, et par ce biais le dieu de la vie.

 

Izanami :

Dans la mythologie japonaise, Izanami (« Celle qui invite ») est l'épouse du dieu Izanagi, à la fois la déesse de la création et de la mort.

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