Une Dernière Bataille

Chapitre 39 : Traque

8794 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 4 mois

29 avril 1997

Grèce, Sanctuaire

 

Par mesure de sécurité, mais aussi pour avoir les coudées franches, les différents dieux avaient été reconduits à l'aéroport de la capitale grecque, quelques heures après l'assemblée exceptionnelle qui leur avait permis de s'assurer à nouveau du concours de chacun si l'un ou l'autre d'entre eux requérait assistance sur ses terres. Les ambassadeurs désignés étaient repartis avec eux.

Aponi et Geki devaient, quant à eux, accompagner la dépouille de Nokomis jusqu'à son ultime demeure afin qu'elle puisse reposer en terres algonquines.

Étonnamment, Tsukuyomi décida de regagner hâtivement le Japon de son propre chef, uniquement escorté par Rikimaru. Pour toute explication sur cette envie soudaine, il déclara avoir besoin de dissiper un mauvais pressentiment.

Seul était demeuré Poséidon.

 

Pour une durée indéfinie, Marin, en tant que Grand Pope, avait ordonné au capitaine Nereus de vider une caserne entière, obligeant de nombreux soldats à être reloger ailleurs.

La zone était même régulièrement quadrillée par des patrouilles dont le mot d'ordre était d'éloigner les curieux.

Les divers meubles avaient été déplacés contre les murs, laissant le centre de la pièce entièrement dégagé. Au milieu de celui-ci, une boîte de cosmos cristallisé aux tons dorés avait été disposée, avec à l'intérieur un sinistre occupant qui attendait patiemment.

Au sol et au plafond, reflet l'un de l'autre, deux cercles avaient été tracés minutieusement par le Grand Pope à l'aide de sceaux, écrits sur des parchemins avec du sang offert par la déesse Athéna. Ces techniques de scellement appartenaient au répertoire propre au plus haut représentant de l'ordre de la Chevalerie et demandaient un certain doigté ainsi qu'une pratique assidue pour se révéler efficaces.

D'après les recueils consultés, des applications au combat étaient possibles, bien que Marin douta en être capable dans l'immédiat.

Ainsi emprisonnée, la créature avait finalement été libérée de son carcan de cristal, dont les éclats n'avaient pour autant pas été dissous par le Chevalier du Bélier. Il les tenait prêt à se refermer sur l'ombre si besoin, à l'image des mâchoires d'un piège à loup.

Épaulé par Marin qui tenait à vérifier la solidité de sa barrière, mais aussi par Sorrento dont la musique envoûtante lui offrait un sommeil sans rêves et suffisamment réparateur, le Bélier se laissa aller au relâchement.

 

Environ quatre heures plus tard, tandis que l'horizon flamboyait d'une lueur orangée et qu'un doux vent printanier caressait les toits du Domaine Sacré, Arion s'étira longuement après être sorti de sa léthargie induite. Il remercia le Général de Poséidon pour ce cadeau.

- Tu es bien différent du jeune trublion dont je me rappelle, déclara l'Autrichien en nettoyant sa sublime flûte traversière de métal bleutée, sur laquelle les derniers rayons du soleil couchant faisaient naître des lueurs arc-en-ciel.

- Heureusement pour toi, rit le Bélier, sinon je me serais montré totalement insensible au charme de ta musique. J'aurai accueilli ça avec un bâillement ennuyé. Et de là à te remercier … (L'humour charrié par la voix d'Arion se tarit quelque peu.) Bien des choses ont changé depuis.

Son regard dériva vers la forme ombreuse que lui seul distinguait nettement. Pour les autres, elle demeurait une tache sombre et floue dans leur champ de vision qui, à mesure que s'estompaient les effets de l'arcane de Jabu, s'évanouissait de plus de plus.

Un léger bruit de pas les fit se retourner pour voir entrer Ayame et Narya. Les deux jeunes femmes étaient les meilleures en ce qui concernait le domaine énergétique : la première pour la détection, la seconde pour la lecture des flux. Arion les avaient donc naturellement sollicitées afin qu'elles l'épaulent.

- Il est dans le cercle de sceaux ? l'interrogea la Japonaise.

- Oui, mais tu arrives à le voir ? s'étonna le Bélier.

- Absolument pas, le détrompa Ayame avec malice. Je perçois juste une sorte d'élément … étranger.

- En tout cas, c'est la cause de toutes les tragédies survenues dernièrement, dit Narya.

Les événements mouvementés de la nuit précédente étaient très vifs dans les mémoires, d'autant plus pour ceux qui n'y avaient pas été mêlés et auxquels les informations n'étaient parvenues que par bribes et de manière très incomplètes. Une sorte de branle-bas de combat semblait avoir été plus ou moins déclaré, alors que la menace avait pourtant été écartée.

Beaucoup ne comprenait pas ce qui se passait, évoluant à tâtons comme dans un épais brouillard. Et leurs seigneurs respectifs ne paraissaient pas disposés à partager davantage de connaissances. Voulaient-ils simplement éviter de montrer qu'ils n'en savaient pas plus, ou bien étaient-ils … inquiets ? Aussi, lorsqu'un soldat du Sanctuaire était venu les chercher à la demande du Chevalier d'Or du Bélier, elles avaient sauté sur l'occasion.

- Comment veux-tu procéder ?

Arion se tourna vers la Selkie et répondit :

- C'est encore assez nébuleux, même pour moi, s'excusa-t-il. (Il prit une courte inspiration.) J'ai attendu jusqu'à maintenant parce que je voulais être sûr de mes impressions, mais depuis que j'ai été projeté dans cette autre dimension où vivent ces ombres et que j'ai côtoyé de très près leurs auras, je suis parvenu à un constat. Leur énergie m'est familière. Et en fouillant davantage dans ma mémoire, j'ai compris pourquoi : elle ressemble à l'aura de Suzaku.

Les deux guerrières haussèrent les sourcils de concert.

- Enfin, pas exactement la sienne, mais une partie, comme un élément supplémentaire qui s'y serait accolé, tenta-t-il d'expliquer. Un genre de mélange.

- Et tu crois donc que cet individu est possédé lui aussi ? s'invita Marin dans leur conversation.

- Non. En fait, je n'en sais rien. Il n'a pas vraiment l'air sain d'esprit. Pas du tout même. Mais pour autant, il ne se rue pas sur tout ce qui bouge de façon primaire. On peut donc supposer qu'il n'est pas possédé …

- A moins qu'il n'y ait une sorte de symbiose entre les deux, avança Narya.

- Ou bien qu'avec le temps, la possession s'ancre davantage et évolue vers un contrôle plus complet, théorisa à son tour Marin. Ce à quoi certains Chevaliers ont dû faire face représentait peut-être un premier stade.

- Quoi qu'il en soit, je souhaiterais conduire une expérience.

- Et c'est là que nous entrons en scène, déduisit Ayame.

- Précisément, confirma Arion. En schématisant grossièrement, il faudrait que Narya lise et copie la signature énergétique de l'ombre avant de te la transmettre. Ensuite, à toi de voir s'il y a un moyen de traquer les ombres qui se sont enfuies, ou toute source d'énergie se rapprochant de la leur.

- Je comprends ce que tu cherches à faire, dit l'Islandaise. Néanmoins, je te rappelle que c'est toi qui a déjà réalisé une telle action par le passé. (Le Bélier fronça les sourcils.) Lors de l'opération de Gearóid, c'est toi qui a trouvé la bonne fréquence vibratoire, l'a dupliquée et me l'a transmise. Tu n'as qu'à le refaire.

Arion cligna des yeux en comprenant soudain ce à quoi faisait référence l'Islandaise.

- J'ai utilisé une technique lié à la forge des Armures à ce moment-là. C'est … très particulier comme lien. Je ne suis pas capable de faire ça autrement que dans ce contexte précis. Je ne saurais pas faire ça avec des êtres de chair et de sang ou de je-ne-sais-quoi, uniquement du métal.

- De mon côté, prendre une apparence c'est faisable, car je copie une image et des sons que je "revêts". Dupliquer une énergie émise, ou même commencer par la comprendre plutôt, c'est une toute autre paire de manches. Et en admettant que j'y parvienne, transmettre "ça" ne sera pas forcément possible.

- Et si on essayait pour voir ? tenta Ayame. Je veux dire, ça ne sert à rien de tirer des plans sur la comète. Autant y aller. Si tu dis que c'est difficile mais pas impossible, c'est que tu t'y es déjà essayé, non ? Je peux me focaliser sur l'énergie que tu renvoies une fois copiée, tu n'auras rien besoin de me transmettre. Du moment que je sais à peu près quoi chercher.

- Tentons l'expérience dans ce cas.

La Marina s'auréola d'un léger voile irisé et son regard parut se perdre dans le lointain, traversant ce qui lui faisait face. Après une bonne minute, ses yeux papillonnèrent et elle secoua doucement la tête.

- Je n'y parviens pas. Je ne peux pas capter son énergie, elle est beaucoup trop effacée.

Ayame fit claquer sa langue et Arion arbora une moue dubitative.

- Ma musique pourrait potentiellement remédier à ce problème, intervint une voix.

Le trio était tellement focalisé sur ses théories qu'il avait oublié les présences de la Sirène et du Grand Pope.

- Tes capacités s'en prennent directement au système nerveux si mes informations sont correctes, annonça Marin. Néanmoins, est-ce que cet être en possède un ? Et comment veux-tu l'influencer ?

- Beaucoup de mécanismes, pour ne pas dire tous, sont gérés par le cerveau, répondit l'Autrichien. Mon cosmos via la musique que je créée peut modifier les messages envoyés par celui-ci. Au lieu d'infliger l'habituelle douleur, je suis en mesure de lui procurer de la joie, du désir ou de la colère.

- En d'autres termes, vous leurrez son esprit, résuma Narya.

- Ikki a bien évoqué une volonté tentant de supplanter la sienne, rappela Arion. Pour moi, c'est le signe que cette créature possède un organe de réflexion ou à tout le moins quelque chose d'approchant.

- Ne pourrait-ce pas être plutôt un instinct hors de toute réflexion ? poursuivit le Grand Pope dans sa contre réflexion. Qui n'aurait qu'une unique mission.

- Combien de fois il faudra vous le répétez, la théorie c'est bien jusqu'à un certain point, contra Ayame. Il arrive un moment où le concret doit avoir sa chance.

Sa remarque fit poindre un sourire chez le Tibétain.

Elle ressemble à Aponi avec cette répartie, pensa-t-il.

- Très bien, concéda Marin. Nous allons procéder de cette façon. (Elle regarda Arion, et ce dernier capta aisément son regard malgré le masque.) Tiens-toi prêt à intervenir en refermant ton piège de cristal si quelque chose va de travers. Sorrento et Narya seront les plus exposés.

- Tu n'as pas confiance en tes sceaux ?

Sa remarque engendra un léger agacement chez le Grand Pope, qui répliqua :

- Tiens-toi prêt, c'est tout.

Non, songea-t-elle, je n'ai pas une totale confiance en eux. C'est peut-être un tort en tant que chef de penser que l'on assure pas sur tout, mais je préfère un excès de prudence de temps en temps.

Cette pensée lui rappela une phrase lue dans les mémoires d'un de ses prédécesseurs :

« On n'a jamais tort de douter. »

 

Le Marina de la Sirène porta sa flûte à ses lèvres et se nimba d'un doux cosmos irisé. D'un souffle régulier et de quelques pressions sur les clés de l'instrument incrusté de nacre, il commença à égrener les notes, faisant naître une mélodie aussi légère que l'air.

Dire qu'une telle beauté pourrait faire mettre un genou à terre à bon nombre de guerriers, pensa Narya.

Sorrento projeta son cosmos vers sa cible bien qu'il ne la distingue pas clairement. Les ondes sonores dansèrent jusqu'à la créature et l'enveloppèrent. Le tempo changea, montant dans les aigus.

D'abord sans effet visible, du moins aux seuls yeux du Bélier, la mélodie provoqua bientôt un résultat chez l'ombre. Celle-ci se mit à nouveau à tourner en lents cercles, comme à la recherche de quelque chose.

Sorrento intensifia son jeu, galvanisant les émotions de sa cible. Cette dernière accrut sa vitesse de déplacement, rebondissant parfois sur les parois de sa prison. Chaque contact faisait naître des arcs électriques bleutés qui la brûlait sans toutefois lui infliger de dommages conséquents.

Alors que le rythme allait crescendo et que les personnes présentes commençaient elles-mêmes à être affectées, leur psyché tendant vers une forme de colère mêlée de désir, l'ombre se plaqua soudainement contre les limites de sa geôle. Elle tourna la tête sur le côté, presque parallèle au sol, à la manière d'un hibou et se figea. Si elle avait possédé un corps solide, celui-ci aurait été tendu à l'extrême, comme une main s'agitant vers un objectif hors de portée.

Une onde s'échappa du corps ténébreux, comme un spasme involontaire, traversant les organismes humains qui frissonnèrent en réponse.

La créature paraissait avoir trouvé ce qu'elle cherchait et était avide de s'en approcher. Un malaise s'installa parmi les spectateurs, leurs émotions brutalement perturbées.

Toutefois, cela n'alla pas plus loin, la Sirène changeant de registre pour replonger l'ombre dans l'état second du début et acheva sa partition. Il décolla la flûte de ses lèvres, inspirant et expirant lentement.

- Narya ? demanda-t-il.

L'Islandaise le regarda et hocha la tête, quoique de manière incertaine.

- Je pense que c'est bon. J'ai assimilé le rythme de l'onde énergétique qui nous a frappés. Laissez-moi juste quelques minutes pour prendre mes repères et commencer.

Lorsqu'elle se sentit prête, Narya s'auréola d'un halo irisé et fredonna doucement pour elle-même.

Habituellement, pour déclencher son arcane Spegill Hörund, la jeune femme visualisait l'image de ce qu'elle voulait renvoyer, l'apparence qu'elle souhaitait revêtir. L'aspect extérieur finalement. Mais ici, il lui fallait changer intérieurement, travestir l'énergie qu'elle dégageait pour qu'elle devienne identique à ce qu'elle avait pu capter un peu plus tôt.

Elle n'avait qu'un petit échantillon, mais elle parvint à le dupliquer pour en faire une base sur laquelle s'appuyer. Elle se sentit bizarre au moment où l'énergie factice émergea d'elle. Son aura s'assombrit, prenant une teinte noirâtre parsemée de veinules rougeoyantes. Et curieusement, l'air paraissait se déformer légèrement autour d'elle.

Cependant, ce n'était que peu de chose comparé au trouble qui régnait désormais à l'intérieur de l'Islandaise. Il lui semblait que tout était sans dessus dessous et elle sut instinctivement qu'elle ne pourrait pas maintenir cet état très longtemps. C'était tout simplement trop risqué.

 

Arion vit l'ombre regarder la Selkie avec intérêt, son regard figé, reconnaissant l'une de ses semblables. La première étape était réussie. Maintenant …

- Ayame, appela-t-il doucement pour ne pas briser la concentration de l'Islandaise.

La Japonaise n'avait pas attendu qu'on lui dise quoi faire. Elle se concentra à son tour, se parant de nuances rosées et focalisa toute son attention sur Narya et l'étrange et malsaine énergie qu'elle renvoyait, oblitérant tout le reste.

C'était une sensation très étrange, mais la jeune femme ne s'attarda pas trop dessus et enregistra tout ce qu'elle pu identifier.

Sa cible était tel un maelström, instable et changeant. Plusieurs fois, elle lui échappa, alors que le temps filait et que Narya montrait clairement des signes de faiblesse, et même de souffrance.

Ayame établit la forme et l'envergure de l'énergie et parvint finalement à se créer une « carte » représentant ce type d'aura bien précise. Elle l'intégra à son répertoire.

- Tu peux t'arrêter Narya, c'est parfait pour moi, lui dit-elle.

Visiblement soulagée d'entendre ces mots, la Selkie stoppa rapidement son action. Sorrento aida son ancienne élève chancelante à s'asseoir sur le tabouret qu'il venait de saisir. Elle le remercia d'un geste.

- Et maintenant ? s'enquit le Marina de la Sirène en se tournant vers Ayame.

- Maintenant, je crois que la chasse peut commencer, déclara la servante de Tsukuyomi avec un sourire en coin.

 

30 avril 1997

Grèce, Sanctuaire, Montagnes environnantes

 

Le disque solaire venait tout juste de commencer son trajet journalier, jetant avec parcimonie des éclats de lumière ici et là, allongeant petit à petit les ombres des trois marcheurs.

Ils étaient partis un peu avant l'aube, témoins du passage de cette coloration encore incertaine, blanchâtre, vers une nuance plus brillante, affichant des tons rose doré. Ils avançaient en une file silencieuse, les seuls sons les accompagnant étant ceux de leurs respirations régulières, le léger souffle du vent matinal et les cailloux roulants sous leurs semelles.

Tahmirih avançait en tête, puis venaient Ayame et Gearóid. Ayant passé bien plus de temps dans cet environnement, notamment lors de ses entraînements avec le Grand Pope Marin, le Chevalier de la Flèche était la plus qualifiée pour servir de guide aux deux traqueurs. Elle jeta un coup d’œil en arrière.

Elle peut suivre les traces du fugitif si j'ai bien saisi, mais lui, qu'est-ce qu'il vient faire là ? s'interrogea-t-elle.

Elle ne connaissait pas particulièrement l'un ou l'autre, même si l'Irlandais était un Chevalier d'Argent au même titre qu'elle. Quant à la jeune femme, le Grand Pope lui avait dit qu'elle pouvait se fier à elle malgré son appartenance à une autre caste de guerriers. Aussi, elle avait simplement obéi.

 

Pour débuter, ils avaient pris la direction vers laquelle les témoins avaient vu s'enfuir le palefrenier fou et de temps à autre, la Kunoichi Lunaire leur demandait de s'arrêter, prenant quelques instants pour les ré-orienter après avoir brièvement fermer les yeux.

D'après ses dires, elle ne sentait pour le moment qu'une vague présence, un peu comme si elle suivait les vestiges d'une odeur ou des traces de pas à demi effacées par la neige, mais cela devrait se renforcer lorsqu'ils se rapprocheraient de leur cible.

Ils évoluaient parfois sur un sentier, parfois au travers d'arbustes et d'herbes sauvages, quand ce n'était pas via de véritables pinèdes. Tahmirih faisait de son mieux pour leur trouver une voie praticable, cependant le chemin était clairement tortueux. Comment un humain lambda aurait-il pu emprunter de tels passages ?

La matinée suivait son cours sans qu'ils progressent réellement dans leur traque. Ceci, jusqu'à ce qu'Ayame leur demande de s'arrêter à nouveau.

- Que se passe-t-il ? voulut savoir Tahmirih.

La Japonaise lui intima le silence d'un geste, tandis qu'elle se concentrait.

- La présence est plus forte dans cette direction, finit-elle par dire en pointant du doigt une zone plus au nord.

- Et il y a une odeur de sang qui persiste dans l'air, ajouta le Chevalier d'Orion en portant une main à son nez.

- Quoi ? s'étonna la Flèche. Comment le sais-tu ?

- Depuis tout à l'heure, j'amplifie mes sens de l'odorat et de l'ouïe pour voir si je repère quelque chose. Hormis des traces de passage d'animaux, c'est la première information significative que je note.

Il huma un peu plus d'air, alors qu'il s'écartait du chemin pour s'approcher du bord d'un petit ravin envahi de broussailles.

- Un corps a été balancé là-dedans, les prévint-il. Sûrement celui d'un berger à en juger par la forte odeur de mouton mêlée à celle du sang.

- Finalement, c'était une bonne idée de te prendre avec nous, fit Ayame en lui adressant un clin d’œil.

- Tu parles ! En tout cas, je peux te confirmer que l'odeur de sang s'éloigne bien vers le nord. Pour que ça m'agresse comme ça, le tueur doit en être couvert.

Le Chevalier de la Flèche les regarda tour à tour.

C'est donc pour cette raison qu'il nous accompagne, comprit-elle.

Elle se rendit également compte qu'ils ne semblaient pas émus par la mort du pauvre berger.

Qu'ont-ils bien pu voir lors de leur voyage pour s'en détacher aussi facilement, s'interrogea-t-elle le cœur soudainement serré en pensant à l'inconnu.

 

Au bout de quinze minutes de marche supplémentaires, la voix d'Ayame brisa le silence :

- On est tout proche. Et ils sont au moins deux.

- Il se serait trouvé un ami ?

- L'aura que j'ai suivie est plus forte, ou du moins plus concentrée. Du coup, j'interprète ça comme le fait qu'ils soient désormais plusieurs. Ça ressemble juste à une plus grosse masse d'énergie, sans distinctions.

- Ce qui serait plutôt logique étant donné que d'autres disparitions similaires ont été rapportées, convint Tahmirih. Où sont-ils ?

- Un peu plus loin au nord-ouest, précisa la Japonaise.

- Je ne vois encore rien, mais avec tous ces rochers et ces recoins, ça ne m'étonne guère. Baissez votre cosmos au maximum, on ne sait pas s'ils peuvent le ressentir.

- Et rappelez-vous, il nous as été demandé de les capturer, prévint la Turque.

Ayame et Gearóid s’entre-regardèrent, comme pour se dire : « C'est elle le chef, maintenant ? », avant que l'Irlandais hausse finalement les épaules.

- Hé bien, allons-y, fit ce dernier.

Ils évoluèrent précautionneusement sur encore environ cinq cent mètres, puis se figèrent.

Dans une petite dépression, ils aperçurent plusieurs silhouettes. Non loin d'elles, il y avait la carcasse fraîchement dévorée d'un mouton, autour de laquelle bourdonnait déjà une dizaine de mouches. Quelques os étaient éparpillés par-ci par-là. Apparemment, ils l'avaient consommé cru. L'odeur de sang et d'entrailles était vraiment prenante, imprégnant l'atmosphère d'une fragrance métallique. On aurait pu prendre les êtres rassemblés là-bas pour une bande de primitifs.

Pourtant, cinq étaient étonnamment assis à même le sol rugueux face à un sixième installé sur un rocher. Tel un professeur s'exprimant à ses élèves, il paraissait capter leur attention sans avoir recours à une quelconque gestuelle, ni aucunes paroles. Et contrairement à ses auditeurs qui arboraient les vêtements d'un habitant du Sanctuaire, il portait une longue cape écrue pourvue d'une capuche qui masquait totalement son physique.

On a émis l'hypothèse que certaines ombres étaient potentiellement différentes, se remémora Ayame. Celui-là m'a tout l'air d'être un candidat idéal pour cette idée. Une sorte de chef naturel ?

Elle tourna son visage vers les deux Chevaliers d'Argent. Gearóid était prêt et elle connaissait sa valeur. Tahmirih était une page quasiment vierge. Elle semblait pourvu d'un caractère sérieux et du genre à réfléchir avant d'agir, mais cela ne signifiait pas pour autant qu'elle se révélerait fiable le moment venu. Elle était clairement novice dans ce genre de manœuvre, bien qu'elle tentait de faire bonne figure. Sans lui fermer complètement la porte, la Japonaise préféra réserver son jugement.

 

D'un signe, Ayame leur indiqua leur cible principale. Ils hochèrent la tête de concert et sans se consulter au préalable prirent une direction différente afin de prendre les possédés en tenaille. La Japonaise resta à sa place, prête pour sa part à emprunter une trajectoire plus directe.

Comme pourvu d'un sixième sens, le "chef" des possédés choisit cet instant précis pour relever la tête et apercevoir les flèches d'énergie blanches qui allaient s'abattre sur le petit groupe.

D'un mouvement étrangement souple, il se mit hors de portée de l'attaque alors que ses compagnons tardaient à faire de même. Deux d'entre eux se retrouvèrent cloués au sol tandis que de chaînes immatérielles se déployaient pour les emprisonner.

A présent sur le qui-vive, les autres échappèrent sans difficultés à une seconde salve. Néanmoins, cette distraction permit à Gearóid d'en mettre un troisième hors-combat en l'assommant d'un redoutable coup de poing auréolé de cosmos en forme de massue. Sitôt qu'il fut affalé par terre, de nouvelles flèches plurent et des chaînes le maintinrent tranquille pour de bon. Finalement, Tahmirih paraissait préférer garder ses distances avec l'affrontement.

A-t-elle peur ? se demanda Gearóid. Ne veut-elle pas se confronter à eux parce qu'ils sont des habitants du Sanctuaire qu'elle a pu côtoyer. Ou est-ce plus simplement sa tactique de combat habituelle?

Ils étaient désormais en nombre égal, à trois contre trois.

En dépit de leur ignorance quant aux réelles capacités de ces possédés, et plus encore de leur prétendu chef, la situation prenait une tournure plutôt favorable pour les serviteurs des divinités.

L'homme le plus proche de l'Irlandais ne marqua aucun temps d'hésitation avant de se jeter sur lui. Le Chevalier d'Orion évita le coup avec une certaine aisance et envoya son poing-massue percuter le menton de son assaillant. Ce dernier se retrouva hissé sur la pointe des pieds par la force du coup avant de s'effondrer tel un sac de sable percé.

 

Au même instant, Ayame se jetait en ligne droite sur le chef des possédés.

Celui-ci esquiva la volée de coups qu'elle voulut lui administrer en bougeant de nouveau de son étrange manière, comme s'il glissait sur le sol. La Japonaise accéléra le rythme dans l'espoir de le surprendre. Elle était encore loin de son maximum, mais l'être à la cape bloqua son poing sans réelle difficulté apparente.

Soudain, un genre de main griffue jaillit de sous le tissu élimé en direction du visage de la jeune femme qui battit précipitamment en retraite.

Ça ne ressemble pas à un membre humain ça, pensa-t-elle en posant une main sur le manche d'un des kodachis disposés au creux de ses reins.

 

De son côté, Gearóid découvrait avec stupeur que son dernier opposant était également rapide, mais aussi capable de projeter sa main à la manière d'un grappin. Les doigts se refermèrent sur sa gorge et serrèrent.

Avant d'avoir pu esquisser un geste, le Chevalier d'Argent se retrouva soulevé de terre et balancé violemment sur le côté pour s'écraser au sol. Le rude choc lui coupa le souffle l'espace d'un court instant.

Son tourmenteur amorçait un nouveau jeté lorsqu'un trait de cosmos argenté endommagea sévèrement le brouillard noir qui reliait l'avant-bras à l'épaule, lui permettant de s'étirer. Sans regarder d'où provenait l'aide, Gearóid se releva et arracha la main crispée autour de son cou. Comme si de rien n'était, le second appendice se tendait déjà vers lui.

- Une fois, mais pas deux, enfoiré ! cracha l'Irlandais en enflammant son cosmos, galvanisant ses muscles.

D'une brusque poussée, il fonça sur son adversaire inhumain, prêt à le mettre hors-combat.

Ce qui suivit n'aurait pas dû le surprendre après deux années passées à affronter des créatures tout droit sorties d'un cauchemar et pourtant c'est ce qui se produisit. Déstabilisé, il observa avec une certaine horreur l'être en train de se métamorphoser devant lui.

On aurait dit qu'un fruit trop mûr éclatait, tandis que le corps du malheureux possédé s'ouvrait sous la pression de ce qui se cachait au-dessous. Les différents membres et fragments de chair étaient reliés par des sortes de fumerolles noires. Le visage se fendit en deux, chaque moitié de face glissant vers les côtés de la tête de la créature, révélant un faciès sans nez ni bouche, uniquement deux cavités orbitaires d'où sourdait une lueur fantomatique. Des filaments semblables à des algues violacées ondulaient sur son crâne, comme agitées par un invisible courant.

L'être ne se tenait pas tout à fait droit, une épaule plus haute que l'autre. Ses mains arboraient dorénavant de grandes griffes ténébreuses et ce qui lui servait de jambes se résumait à deux baguettes pareilles à des branches noueuses et tordues. Le résultat était grotesque. Inquiétant. Effrayant.

Et on est censés ramener ces choses ? s'étrangla intérieurement le Chevalier d'Argent.

D'un mouvement saccadé, la grande ombre se jeta à sa rencontre.

Mû par quelque instinct, Gearóid demanda aussitôt son Armure de venir le recouvrir. Une bonne protection ne serait pas de trop, surtout s'il avait à affronter deux créatures – la dernière qu'il avait assommée n'ayant pas été enchaînée se relevait en subissant la même métamorphose.

Il invoqua son arc de cosmos et prit du recul afin de s'en servir plus efficacement.

 

Ayame n'avait rien suivi de la scène, son attention restant focalisée sur son propre adversaire. Ce dernier persistait à rester sous sa cape et elle n'aimait pas ça, car il pouvait plus aisément lui dissimuler ses attaques.

En parlant de celles-ci, elle dévia un coup rapide comme l'éclair par pur réflexe. Un humain ordinaire n'aurait rien vu. Un instant debout, il serait juste tombé coupé en deux, l'instant suivant. La lame d'Ayame avait rencontré quelque chose de dur. Rien à voir avec de la chair, plutôt de la roche ou du métal.

- Qu'est-ce que...

Son adversaire bougea, glissant littéralement sur le sol pour se rapprocher d'elle à une vitesse folle. La Japonaise fit exploser son cosmos et dégaina sa seconde arme. S'en suivit un furieux échange de coups au cours duquel la jeune femme saisit à peu près la nature de son opposant.

Ces doigts, ou même ses mains peut-être, s'allongeaient pour former de longues et souples lames de faux. Les appendices acérés semblaient presque pourvus d'une vie propre alors qu'il fusaient comme des balles, scarifiant le sol.

Une attaque surprise traversa la garde d'Ayame et entailla le haut de son épaule.

- Merde ! lâcha-t-elle en reprenant de la distance.

J'ai récemment survécu à deux confrontations avec des Gardiens Célestes, s'admonesta-telle. Alors ce n'est pas cette chose qui va l'emporter. Je dois prendre ça avec plus de sérieu...

Son aura est accrochée à toi, dit une voix pareille à deux pierres raclant l'une contre l'autre dans son esprit. Où est-il ?

- Hein ?

 

Face à son duo d'ennemis, l'Irlandais hésitait à employer les grands moyens. Ils étaient suffisamment menaçants pour lui poser problème – ce qui ne facilitait pas leur capture pour peu que cela soit possible – et en même temps il n'osait se risquer à les éliminer.

Toutefois, il n'était pas seul face à eux. Il percevait le cosmos latent de Tahmirih, prête à lui offrir un soutien à distance.

L'une des créatures d'ombre bondit sur lui, griffes en avant, mais ne rencontra que du vide. L'instant suivant elle recevait un puissant revers qui la fit tournoyer sur elle-même. Il n'aurait pu en jurer, mais Gearóid crut voir ses orbites s'étrécirent lorsqu'elle se posèrent sur lui.

Les deux agresseurs adoptèrent une tactique étrange consistant à l'attaquer dans le même alignement, le second juste derrière le premier. Dès que l'Irlandais commençait à tenir le rythme d'une créature, l'autre prenait sa place immédiatement. Ils agissaient de manière quasiment synchrone comme s'ils communiquaient en esprit.

Au bout de plusieurs échanges et quelques balafres, le Chevalier d'Orion dut faire apparaître son bras fantôme, bloquant l'attaque suivante, sans quoi il aurait été transpercé par la frappe en pointe de son ennemi. La puissance du coup le força à reculer sur plusieurs pas, ses bottes laissant des sillons dans la terre. A ce moment-là, la seconde créature surgit, monopolisant l'usage de son autre main pour se défendre. Malheureusement, ils restaient encore une main libre à chaque créature pour s'en prendre à lui.

Je le sens mal, pensa-t-il.

Toutefois, au lieu de le poignarder, l'une d'elle commença à tendre sa tête vers lui et une sorte de dépression apparut là où aurait dû se trouver sa bouche. Des fumerolles s'en échappèrent et se tendirent vers le visage de l'Irlandais. La situation devenait très dangereuse.

Inopinément, des flèches d'énergie se plantèrent un peu partout autour des trois belligérants. Elles arboraient une couleur sombre et immédiatement après l'impact dégagèrent une fumée dense et à l'aspect poisseux. Très vite, la zone se retrouva perdue dans une masse semblable à un brouillard opaque. Cet infime instant de répit permit à Gearóid de se reprendre.

Les créatures se retrouvèrent à brasser l'air de leurs longs appendices griffus sans pouvoir ne plus rien toucher. Étaient-elles frustrées ? Impossible à dire.

D'abord, elles perçurent un vague flux d'énergie, puis une seconde plus tard, un flot de pouvoir beaucoup plus important les percuta, les désarçonnant brièvement. Le Chevalier d'Orion fit s'embraser son cosmos, faisant naître une lueur argentée au cœur de la fumée, lui donnant l'aspect d'un nuage d'orage. Un javelot semblable à un fragment de foudre apparut dans sa main droite et il le projeta sur les deux êtres de cauchemar, certain de la position de chacun.

Contrairement à celui qu'il avait invoqué face au Fléau de Jörmungand où sa cible était unique et face à lui, ici, il fit éclater le projectile à mi-course, déclenchant une pluie d'échardes. La force d'impact serait plus faible, mais pour eux, ça devrait suffire. Les créatures furent transpercées et s'effondrèrent au sol, parcourues de soubresauts.

La fumée induite par les flèches d'ombre se dissipant, l'Irlandais put discerner le résultat de son arcane.

- Autant pour la capture, marmonna-t-il. Enfin, je les préfère comme ça plutôt qu'occupés à s'emparer de mon corps ou m'ouvrir en deux.

Il leva son poing en direction de Tahmirih.

 

Ayame dévia une nouvelle attaque visant ses jambes. Son esprit s'était compartimenté : une partie suivait le combat, l'autre tournait en boucle sur la phrase de la créature.

Quelle aura ? De quoi parlait-elle ? Elle peut communiquer ! (Une énième parade ponctuée d'un son métallique.) Si elle s'adresse directement à mon esprit, peut-elle entendre mes pensées ?

Elle se baissa pour éviter un fauchage et riposta par un coup croisé en se relevant. Son adversaire recula.

Je ne suis pas sûre de pouvoir la maîtriser sans commettre l'irréparable, songea-t-elle.

- Très bien, l'affreux. Tu ne voudrais pas revenir gentiment au Sanctuaire avec moi ? Peut-être que tu trouveras ce que tu cherches.

Inutile. Ton corps seul suffira.

- Désolé, mais je préfère me garder le droit de choisir avec qui je le partage.

Elle appela sa Yoroi à sa rescousse et se retrouva caparaçonnée en un éclair.

La créature fit rouler ses épaules d'avant en arrière de plus en plus rapidement, enclenchant un mouvement alterné de frappes de ses longs appendices. Contrairement aux autres, il ne se dégageait pas de sauvagerie de ses attaques, mais plutôt une froide exécution. Les assauts pleuvaient littéralement sans discontinuer.

Je me demande s'il tient tant que ça à me posséder ? S'il m'atteint, je pourrais finir en charpie. (Elle passa sous un coup prêt à lui emporter le haut de crâne.) Hmm, je suppose qu'il se rabattra sur un des deux autres.

- Qu'est-ce que tu es au juste ? demanda-t-elle.

Un éclat, lui répondit-on. Un éclat qui cherche ses semblables.

- Un éclat de quoi ?

Pour toute réponse, un nouvel enchaînement lui effleura le bout de nez, égratignant son menpō.

- Je n'en saurais pas plus, hein ?

Le sol autour d'eux était constellé de failles et de trous. Ayame risquait de perdre l'équilibre à tout moment.

Elle enflamma son cosmos, colorant les rochers proches d'une lumière rose et déclencha son arcane Mangestu Gen’ei. Une seconde Ayame apparut comme par enchantement, miroir parfait de la première. Puis, deux autres se manifestèrent encore, brouillant un peu plus les pistes quant à l'emplacement de l'originale.

Chacune prit une direction différente pour s'attaquer à l'être ombreux. Malgré le tourbillon acéré au sein duquel il s'était enveloppé, l'étau se resserrait petit à petit. Avec méthode, il transperça pourtant deux clones, leur image se ridant comme lorsque la surface d'une eau calme vient être dérangée, avant de disparaître.

Le reflet survivant leurra suffisamment son adversaire pour qu'Ayame parvienne à se glisser jusqu'à sa cible pour lui trancher les tendons d'Achille. Aussitôt, l'être s'effondra à genoux. En dépit de son apparence, le corps emprunté demeurait humain à la base, avec ses faiblesses mécaniques.

La Japonaise le poussa du pied avec assez de force pour qu'il s'écrase au sol la tête la première. Ainsi allongé, il était bien moins dangereux.

Elle planta l'un de ses kodachis dans ce qui devait faire office d'épaule et plaça l'autre sous la gorge de la créature, une main tenant sa tête légèrement relevée.

- Un éclat de quoi ? répéta-t-elle. Qu'est-ce que tu cherches exactement ? Et pourquoi sens-tu sa trace sur moi ?

A l'instant où elle posait ces questions, elle se rendit compte de la futilité de sa démarche. Cet être n'était pas régi par un simple instinct de destruction comme ses congénères, mais il n'était pas pour autant plus évolué en terme émotionnel. Menacer son existence ne lui ferait ni chaud ni froid.

C'était elle qui était finalement en danger à se retrouver aussi près. Comme pour confirmer sa prise de conscience, le bras libre de la créature remua brutalement pour chercher à l'empaler.

Des flèches de cosmos argenté, décochées par Gearóid, percutèrent la menace, déviant sa course mortelle. D'un mouvement tout aussi brusque, Ayame décapita l'être qui se définissait comme un éclat. Le bras en forme de faux retomba mollement et ne bougea plus.

Saisie de la crainte soudaine d'une possession, elle augmenta l'intensité de son cosmos, le faisant exploser. Une tempête de pétales évoquant ceux des cerisiers en fleur s'éleva autour d'elle. Bien loin d'être inoffensifs, ces derniers tailladèrent l'air environnant à la manière de centaines de minuscules lames. La jeune femme maintint sa technique pendant une longue minute afin d'être certaine de ne plus courir de danger.

Lorsqu'elle cessa enfin, elle demeura néanmoins sur le qui-vive, tous ses sens aux aguets. Se relâchant enfin, elle vit venir vers elle Gearóid et Tahmirih.

Les deux Chevaliers avisèrent la tête que venait de lâcher la Japonaise tandis qu'elle roulait sur plusieurs pas.

- C'était pas ce gars-là qu'on était censé ramener au Sanctuaire ? questionna l'Irlandais en haussant un sourcil roux, prenant la Turque à témoin.

- Il ne s'est pas montré très coopératif, se défendit Ayame. De plus, je ne crois pas qu'il nous aurait appris grand chose.

- Comment peux-tu affirmer ça ? intervint Tahmirih, dont la voix trahissait un début d'échauffement envers la désinvolture de la Japonaise. Ce n'est pas à toi d'en décider.

- Baisse d'un ton, rétorqua Ayame, agacée. Ce n'est pas toi qui t'es frottée à lui. (Elle jeta un regard aux rochers situés plus haut.) D'ailleurs, c'était confortable là-haut ?

La pique atteignit directement sa cible et les yeux bleu acier s'étrécirent, de même que les lèvres se réduisirent à une mince ligne.

- Ne t'emballe pas comme ça, Ayame, tempéra l'Irlandais. Tahmirih m'a évité le pire, alors je garde mon opinion de côté sur ce qu'elle a choisit de faire. Quand on me file un coup de main, je suis moins critique.

La Japonaise expulsa un bref souffle par les narines.

- Ça se tient, admit la Kunoichi Lunaire, même si c'est plutôt opportuniste comme discours. Je vais lui laisser le bénéfice du doute.

La Turque ouvrit la bouche, puis la referma. Elle dut reconnaître qu'elle avait été sèche dans ses propos. Néanmoins, Ayame n'avait pas respecté les directives émises par le Grand Pope. Son interlocutrice remarqua son air buté silencieux.

- J'ai dit qu'il ne nous aurait pas appris « grand chose », pas « rien du tout ». J'ai eu droit à quelques mots au sens cryptique.

Ils décidèrent d'utiliser les chaînes de métal fournies par Menoidès le forgeron pour ligoter les possédés les plus faibles, mais optèrent pour les entraves de cosmos du Chevalier de la Flèche pour les deux créatures qu'avait affrontées Gearóid. L'Irlandais préféra laisser les échardes de son Gae Bolga plantées dans leurs corps par précaution.

Le trio allait en avoir pour plusieurs heures pour ramener leurs prisonniers jusqu'au Domaine Sacré, mais ils n'avaient pas vraiment d'autres choix. Le retour promettait d'être sous tension.

 

La nuit avait étendu son voile bleuté sur le monde lorsque le petit groupe rentra finalement au Sanctuaire.

Gearóid avait été envoyé légèrement en avant afin de prévenir de leur retour et ainsi pouvoir mettre en place une entrée discrète qui n'exposerait pas leurs prisonniers à la vue de tous, bien que le couvert de la nuit limitait déjà les risques. Le capitaine Nereus, sur le pied de guerre depuis les troubles nocturnes précédents, fut le premier à les recevoir et les conduire jusqu'au baraquement aménagé spécialement pour leurs activités.

Là, le Chevalier du Bélier les accueillit avec des tasses fumantes, leur procurant un certain réconfort après cette marche nocturne, les températures chutant encore assez bas à cette période de l'année. Narya, présente également s'empressa pour sa part de nettoyer et panser les diverses plaies de chacun. Les tasses n'avaient été qu'en partie vidées et les bandages à moitié enroulés qu'ils débattaient déjà tous avec le capitaine Nereus du devenir des possédés.

Les regrouper au même endroit que la créature captive était considéré comme risqué si jamais il se produisait un événement imprévu conduisant à leur libération. Il seraient alors une menace plus grande du fait d'être en groupe. Toutefois, tous les séparer avait aussi l'inconvénient de multiplier les postes de garde, créant des contraintes supplémentaires en terme de gestion des prisonniers.

Finalement, ils tranchèrent en optant pour la solution la plus simple : les enfermer en un même lieu en redoublant de précautions. Dès que possible, Marin devrait apposer des sceaux foudroyants supplémentaires afin de garantir leur captivité.

 

Presque vingt-quatre heures après avoir quitté le Sanctuaire pour entamer leur traque, les trois guerriers se trouvaient à nouveau présence du Grand Pope et cette fois-ci d'Athéna elle-même.

La jeune femme ayant succédé à Shion n'avait, semblait-il pas, changé de tenue depuis la dernière fois, arborant toujours sa longue toge aux couleurs bleu et argent, preuve étant que les récents événements écartaient de son attention toute autre trivialité.

Toujours plus pressées d'obtenir des éclaircissements sur la présente situation, elles avaient préféré attendre directement leur retour dans la partie basse du Sanctuaire plutôt qu'à son sommet. Ce fut d'ailleurs dans un modeste bâtiment situé presque au cœur de la partie « civile » du Domaine Sacré qu'elles accueillir le trio.

Il s'agissait là d'un lieu où les habitants pouvaient librement échangé avec le gardien de ces terres ancestrales. Les audiences se tenaient le premier de chaque mois et représentaient la possibilité d'adresser directement ses mots au Grand Pope plutôt que de charger des messagers de le faire.

Pour Marin, c'était une façon de prendre le pouls de la ville et de ressentir les courants qui la parcouraient, tout en offrant une oreille humble à son peuple. A l'inverse, le Chemin des Douze Temples était la voie des guerriers et des envahisseurs voulant décapiter le Sanctuaire. Même une divinité devait emprunter ce long chemin pour s'entretenir avec Athéna. Elle ne se retrouverait sur le même pied d'égalité qu'après avoir gravi chaque marche de ces terribles escaliers. Ceci afin de leur apprendre une certaine forme d'humilité, ou de passablement les irriter suivant le caractère de chacun. Enfin, c'était aussi un moyen d'affirmer les pleins pouvoirs de la déesse de la Guerre et de la Sagesse.

Aussi ordinaire que l'extérieur, l'intérieur confirmait cette idée d’accessibilité et de simplicité. Un bureau solide plutôt qu'un intimidant trône et des meubles, certes de très belle facture, mais à l'envergure autrement moins écrasante que les colossales colonnes soutenant le toit du Palais du Grand Pope.

En plus du trio de chasseurs en train de s'installer sur des chaises prévues à cet effet, deux Chevaliers d'Or en les personnes d'Arion et de Tristan se tenaient un peu à l'écart près d'une des étagères remplie de parchemins jaunissant. Le Bélier ayant demandé à la hâte au Capricorne de les rejoindre, un regard supplémentaire pouvant parfois aider à apercevoir quelque chose de neuf.

Pour finir, il y avait encore une autre personne. Un homme d'une cinquantaine d'années à la chevelure et aux favoris mêlant l'or et l'argent se trouvait à la droite de Marin, en retrait. Ses yeux bleu gris paraissaient minuscules derrière les verres de sa fine paire de lunettes.

- Je crois que hormis Arion, vous ne devez pas connaître Dvarog, dit le Grand Pope en désignant le quinquagénaire de la main. C'est un membre du peuple de Blue Graad et un grand érudit à qui nous devons beaucoup.

Ces paroles parurent toucher le dénommé Dvarog qui, même s'il était un homme peu orgueilleux, redressa imperceptiblement le torse et ne put empêcher ses joues pâles de se colorer légèrement.

- Je vous remercie pour ces mots, Grand Pope.

Un mouvement de tête de la jeune femme lui indiqua que ce n'était rien et poursuivit :

- Racontez-moi comment s'est déroulée votre mission.

La Kunoichi Lunaire et les deux Chevaliers d'Argent s’exécutèrent, décrivant leur journée et les affrontements qui l'avait conclue. Tous les écoutèrent attentivement et lorsqu'ils eurent terminés les mêmes questions qui avaient taraudé le trio pendant leur trajet de retour, se déversèrent des lèvres de leurs interlocuteurs.

- Un éclat ? répéta Athéna. C'est ainsi qu'il s'est qualifié ?

- Exactement.

- Un éclat, c'est une partie d'un ensemble plus grand, intervint Tristan. Crois-tu qu'il voulait dire qu'il était un fragment de la dimension où tu es allé ?

Il s'était adressé au Chevalier du Bélier.

- Je ne sais pas, répondit celui-ci un peu dubitativement. C'est vrai que ces créatures donnaient l'air de fonctionner à la manière d'un essaim.

- Pourtant, celui que j'ai affronté avait l'air de jouir d'une certaine indépendance.

- A l'inverse, mes adversaires étaient totalement sur la même longueur d'onde, dit le Chevalier d'Orion. Ils attaquaient de façon synchrone, sans se gêner.

- Alors, on en revient à la théorie d'une relative hiérarchie entre eux, rappela Marin.

- Des êtres plus forts peuvent accéder à un certain palier de conscience, conclut la déesse de la Sagesse. Tout comme un Chevalier progresse dans l'utilisation de ses Sens.

Gearóid n'apprécia pas particulièrement d'être comparé à ces choses, mais il réussit à tenir sa langue.

- Parfait, reprit Ayame, on sait qu'elles ont différents stades de développement, mais ensuite ? Je ne suis pas certaine de comprendre ce dont elle parlait en évoquant l'aura que je suis censé porter sur moi.

- Et si on comparait ça à une odeur, tenta Tahmirih, qui s'insinuait pour la première fois dans la discussion. Un peu comme un animal qui reconnaîtrait l'odeur d'un congénère dont on porterait la peau mais qui devine que vous n'êtes pas un de ses semblables pour autant.

- L'énergie qu'elles émettent, leur origine, ce qu'elles recherchent, l'aura dégagée par Suzaku, énuméra le Bélier, pensif, tandis qu'il se mordillait le pouce. Il doit forcément y avoir un lien entre tous ces éléments.

- Le Grand Pope Marin a essayé de me résumer la situation, commença Dvarog qui était resté jusque-là à écouter, et si j'ai bien suivi toute cette histoire, je pense que l'on en revient au texte que j'ai déchiffré il y a deux ans.

- A savoir ? s'impatienta Ayame.

- «  Le conflit opposa les enfants au père et le sang coula … Recueilli, il fut concentré dans des vaisseaux, les rendant aussi indestructibles que l’était leur pourvoyeur … Sachant qu’ils ne pourraient vaincre, ils décidèrent de l’emprisonner jusqu’à ce que la création entière s’effondre … La porte de la prison fut verrouillée par sa propre essence … Mais ils savaient que les clés étaient également faites pour ouvrir une serrure … Aussi, celles-ci furent séparées et confiées aux plus justes qui … », cita-t-il de mémoire. Pour simplifier, vous avez mis la main sur les fragments d'un artefact qui était à l'origine une de ces clés et il y a peu, manifestement réunifiée, elle est allée rejoindre celles qui ont déjà été insérées dans le verrou. (L'érudit de Blue Graad marqua un temps d'arrêt.) Celui qui a été emprisonné l'a été avec sa propre essence ! Cela signifie que ces clés possèdent une partie de lui, de son énergie.

- Si ces créatures sont attirées par Ayame, c'est parce qu'elle a été en contact avec l'artefact, comprit finalement Gearóid en claquant des doigts.

- Mais on l'a plus ou moins tous été, contra la Japonaise, ça ne veut rien dire.

- Ça, c'est parce qu'il a été confronté à toi en premier, renchérit l'Irlandais. Il aurait probablement eu une réaction similaire avec l'un de ceux qui sont allés à Asgard.

- Cela signifierait donc que ces êtres sont des morceaux de cette entité ! s'exclama le Capricorne. Peut-être émettent-elles la même énergie parce qu'elles ont été générées par ce prisonnier inconnu.

- Et si c'est bien le cas, il est normal qu'ils soient reliés aux artefacts puisque ce sont aussi des éclats qui se trouvent à l'intérieur, poursuivit Arion presque fébrile. Ce qui est dispersé cherche à se réunir.

- Cela semble … logique effectivement, reconnut le Grand Pope face à l'argument du jeune Tibétain.

- Mais quel genre d'entité pourrait être …

Le raclement que fit la chaise de la déesse de la Sagesse lorsqu'elle se leva brusquement donna l'impression d'un coup de tonnerre. La conversation mourut aussitôt et tous la dévisagèrent avec étonnement alors que ses yeux pers étaient écarquillés.

« Jusqu'à ce que la création s'effondre … les éclats ciblent en priorité des personnes violentes, destructrices et haineuses … indestructible et donc par là immuable, éternel ». Des souvenirs émergèrent comme un bouchon remontant d'un coup à la surface.

- Je dois m'entretenir sur le champ avec Poséidon.

Laisser un commentaire ?