Une Dernière Bataille
28 mars 1997
Norvège, Asgard, Province Nord
Quelques flocons tourbillonnaient dans le vent de cette froide matinée d'un printemps qui, si loin au nord, se montrait plus que timoré dans sa succession face à l'hiver. Quelques oies cendrées volaient haut dans le ciel, de retour de leur périple dans le sud de l'Europe, indifférentes à l'activité grouillante qui avait lieu au sol.
En effet, en dépit de la fuite d'un nombre important de séides de Loki, la tâche de réunir et "sécuriser" autant de prisonniers se révéla titanesque. Malgré tout, le Chef de Bataille Nordring, qui avait survécu à la bataille, nonobstant la perte d'un œil, réussit à orchestrer tout cela avec son efficacité militaire coutumière.
Deux détachements furent créés, l'un s'établissant dans les camps de guerre de la reine, montés à quelques kilomètres du lieu de l'affrontement, l'autre dans ceux, étonnamment mieux organisés qu'on aurait pu le croire, de l'armée de Loki. Désarmés, démoralisés pour une partie d'entre eux, leur confinement se déroula sans trop de heurts.
Il allait être compliqué de gérer une telle foule, ainsi que tous les jugements promis, mais pour l'heure, il faudrait se contenter de ça.
Parmi les alliés de la reine, la morosité était de mise. Du moins, pour celui qui était conscient. Les Chevaliers de la Grue, du Taureau et du Capricorne reposaient sur des travois. Leurs blessures avaient été pansées du mieux possible par le Bélier, surtout pour deux d'entre eux qui avaient reçu un violent coup à la tête. La première en revanche avait vu une bonne partie de ses os être brisés méthodiquement. Arion en avait été malade en découvrant son supplice, maudissant Suzaku et sa propre impuissance.
Ils avaient beau avoir été victorieux sur ce champ de bataille, marquant le premier vrai pas vers une meilleure stabilité pour le royaume d'Asgard, ce succès avait un goût doux-amer. Il releva le col de son vêtement alors que le vent forcissait et gratta distraitement le pansement enveloppant son oreille mutilée.
D'autant plus qu'une mauvaise surprise avait attendu les vainqueurs en fin de journée, lors de leur retour au campement principal. Celui-ci avait subi l'assaut d'un unique individu, paré de rouge, qui s'était tracé un chemin sanglant jusqu'à la tente de la souveraine. Il avait semble-t-il farfouillé à l'intérieur, brisant les rares pièces de mobilier, pour finalement ressortir au bout de quelques minutes – non sans y avoir mis le feu. Les soldats demeurés sur place n'avait pas clairement saisi le sens de cette attaque, au contraire du serviteur d'Athéna. Suzaku avait, il ne savait comment, réussi à localiser les orbes laissés sensément en sécurité et les dérober. Probablement juste avant de s'en prendre à lui et à ses compagnons.
Le Chevalier du Bélier se tordit sur sa selle pour jeter un œil vers l'arrière du convoi de tête, où avait été placé, après s'être rendu, l'unique Fléau ayant survécu. Il s'agissait d'une femme. Ulfhilde, une ancienne prêtresse de la déesse Freyja, d'après ce que l'un des nombreux rapports établis par Nordring, suite à quelques interrogatoires, lui avait apprit.
D'un âge estimé à un peu moins de trente ans, les cheveux tressés, elle présentait un défaut physique l'empêchant de marcher correctement sans l'aide d'une béquille. Aussi l'avait-on fait monter sur l'un des chariots transportant les blessés afin qu'elle ne ralentisse pas la colonne en marche. Certains avait évoqué la possibilité de l'attacher à un cheval et l'obliger à suivre le rythme, peu importe qu'elle trébuche et se retrouve traînée par terre sur toute la longueur du parcours. Un officier supérieur leur avait clairement fait comprendre qu'il n'était pas question de se comporter comme de sauvages tortionnaires.
Sans tendre jusqu'à cette extrémité, Arion avait de prime abord éprouvé une défiance instinctive envers un membre d'une caste qu'il avait affrontée. Cependant, son opinion avait rapidement été révisée, lorsque le corps de Nikolaï était passé entre les mains de cette femme, après qu'elle eût insisté avec force pour s'en occuper. Le Cheval des Mers avait vu son plastron être défoncé par un puissant coup, écrasant la cage thoracique derrière.
Arion avait songé que le Marina pouvait remercier les propriétés spécifiques de son Écaille, forgée pour résister aux intenses pressions sous-marines. Il n'était pas certain qu'une Armure d'Or aurait fait mieux et sans elle, Nikolaï n'aurait pas survécu.
Encore que le Bélier se demandait toujours comment il avait pu tenir jusqu'à ce qu'on le découvre. Des éclats d'os auraient dû percer ses poumons, ou alors il aurait dû se retrouver à étouffer, la place de ses organes réduite de moitié. Bref, il avait eu une chance inouïe de survivre.
Et l'ancien Fléau avait réussi à ressouder correctement tous ses fragments, lui sauvant assurément la vie. Du peu qu'il avait pu saisir, le Bélier déduisit qu'elle pouvait manipuler les structures osseuses par le biais de son cosmos. Une application pour le moins étonnante, dont Mei Ling et Raul avaient par la suite bénéficié, soulageant leurs organismes dans leur travail de régénération.
A observer l'implication presque empathique avec laquelle cette femme agissait lors des soins qu'elle prodiguait, se ménageant rarement, Arion échouait à comprendre comment elle avait pu se retrouver à oeuvrer pour Loki. Il estima qu'elle avait visiblement dû souffrir de cette position, et il aimerait être présent lorsqu'elle s'entretiendrait avec la reine Ylva, cette dernière ayant elle aussi à cœur de connaître son histoire.
Avoir une personne de confiance sachant user du cosmos serait important pour le royaume, après la destruction de l'école de formation et le départ des alliés étrangers. Car oui, ils allaient devoir quitter ces rudes contrées pour rentrer en Grèce, au Sanctuaire, et présenter à Athéna leur échec. Quoique hâtive, la conclusion s'imposait d'elle-même. On leur avait dérobé leurs orbes et il ne savait pas où se trouvait Andrei, possesseur de la dernière. Le Verseau avait-il été tué ? Si Suzaku était capable de détecter les artefacts, rien ne s'opposait à ce qu'il ait commencé par s'intéresser à celui de l'électron libre de l'armée d'Athéna. Même s'ils avaient eu leurs différends, Arion ne souhaitait pas voir mourir un autre de ses pairs.
Soudain, le Bélier se sentit affreusement seul, ses compagnons inconscients ne pouvant lui faire bénéficier de leur soutien moral ou même de quelques mots bienvenus. Il regretta d'autant plus la présence d'Oreste et pria pour que ceux partis pour le soustraire à sa geôle aillent bien. Ses visions ne lui avaient pas fait part de la captivité du Chevalier des Poissons. Il ne l'aurait pas clairement avoué devant eux – même s'il aurait souhaité partagé leur croyance –, mais pour lui, Oreste avait péri à Alskögg.
La perte plus que certaine de son homologue lui en rappela une plus récente avec la force d'un coup de poing. Fares. Le silencieux et doux Fares. Disparu, ses cendres dispersées par le vent. Arion s'affaissa davantage sur sa selle et se surprit à lorgner l'outre d'alcool qui passait de main en main parmi un groupe de soldats tout près. Il se lécha les lèvres. Non, décidément, ce n'était pas le bon moment pour être dépourvu de la camaraderie de ses pairs.
Il se força à détourner le regard et tâcha de se rapprocher de la tête du cortège, où se trouvaient les jarls, ainsi que la reine Ylva et le prince Nain, Banord. Tout autour d'eux, les guerriers bruissaient d'un élan joyeux, louant Odin et Tyr d'être en vie, ainsi que leur souveraine, car ils l'avaient vue participer à la bataille, aller au contact de leurs ennemis et le récit de ses passes d'armes – quoique limitées en réalité – avait embrasé le cœur de ses hommes, qui y avaient vu la fureur d'une Valkyrie.
En dépit de tous les morts et de tout ce par quoi chacun était passé au cours des deux dernières années, ils étaient heureux et le faisaient savoir. Comment leur en tenir rigueur ?
Ceux qui savaient combien était importante la perte des artefacts s’obligeaient à une bonne humeur de façade. Une dualité que le Bélier lisait dans les yeux de la reine. Son succès était fragile, car le royaume était exsangue, mais il savait qu'elle ne se découragerait pas.
Pourtant, elle devait s'interroger sur le devenir de ses terres et la sécurité était une chose, à son échelle, mais cela ne servirait pas à grand chose si les troubles s'étendaient au monde entier. Ils finiraient par lui revenir en pleine face et elle passerait d'un conflit interne à des agressions extérieures.
- Comment vont tes compagnons, Arion ? s'enquit la souveraine en le voyant approcher.
- Aucun n'a repris connaissance pour le moment, votre Majesté, mais leurs jours ne sont pas en danger. C'est surtout le contrecoup de leurs blessures couplé à la fatigue. Malgré les soins d'Ulfhilde, leurs corps ont jugé préférable de rester en sommeil pour se guérir.
- Pourquoi ne pas en faire autant ? Tu as clairement besoin d'un repos tout aussi mérité.
- Votre sollicitude me touche, reine Ylva, mais pour l'instant, je n'en ressens pas la nécessité. Trop de choses accaparent mon esprit actuellement.
- Tâchez tout de même de vous ménager, Chevalier, renchérit le prince Nain à la suite de la reine. A trop tailler une pierre, il finit par ne plus rien en rester.
- Je vais m'y employer, se voulut-il rassurant.
En réalité, il avait des craintes quant à se laisser aller au sommeil. Étant donné leur récente déconvenue, il avait peur que ce qui se cachait au cœur de ses songes, derrière l'Ouroboros, ne le visite à nouveau.
C'était une crainte légitime, au même titre que la peur du noir qui pouvait paraître enfantine, mais qui était néanmoins bel et bien présente. Il lui fallait se changer les idées. La route pour le retour à la capitale était longue, et il ne savait pas quand ses amis reprendraient conscience.
D'une pression sur les flancs de sa monture, Arion se rapprocha du prince Nain.
- J'aurais voulu m'entretenir avec vous au sujet de vos techniques de forge et de gravures runiques.
- Je vous dirais avec plaisir ce que je peux, Chevalier, l'informa le Nain, souriant. Je crains toutefois que je ne sois limité dans certaines parties de ce domaine, s'excusa-t-il. Si je suis pris en défaut, je vous orienterais vers une personne suffisamment qualifiée.
5 avril 1997
Norvège, Asgard, Province Centrale
Durant le laps de temps que dura le trajet de retour, les compagnons du Chevalier du Bélier s'éveillèrent l'un après l'autre. S'ils se réjouirent que chacun aille bien, à divers degrés, la prise de conscience de ce qu'ils avaient perdu, que ce fut en terme humain ou d'idéaux, les plongea dans de sombres prédispositions.
Quand le long convoi parvint finalement en vue de la capitale, le groupe de tête remarqua la foule rassemblée à l'extérieur des colossaux murs.
Il y avait parmi eux les réfugiés, dont les abris de fortune s'étiraient sur des centaines de mètres, mais aussi des habitants de la cité, voulant être les premiers à apercevoir le retour des vainqueurs.
En effet, à l'issue de cette funeste mais glorieuse journée, des messagers avaient été dépêchés dans les diverses Provinces afin de répandre la nouvelle et apaiser les angoisses du peuple Asgardien. Quelques membres de plusieurs familles nobles avaient également fait le déplacement. Certains dans le but de retrouver leurs parents et saluer leurs prouesses, d'autres, aux objectifs moins nobles, pour s'assurer une bonne place dans le nouveau gouvernement en montrant son soutien.
Lorsqu'elle vit le cortège, un frémissement parcourut la foule, tel un remous à la surface d'une eau calme. Puis ce fut un jaillissement de vivats et de cris de joie, jusqu'à ce que ce fut visible la personne qui menait le retour victorieux. Tous les sons se tarirent alors subitement et des murmures et des questions s'élevèrent, créant un brouhaha intense.
Peu de temps auparavant, les immenses portes s'étaient ouvertes pour laisser sortir Sosia, la Haute Prêtresse d'Odin, accompagnée par quelques gardes ainsi que le Chevalier aux cheveux couleur de feu. Et … la reine Ylva elle-même, fendant le flot humain telle une figure de proue.
L'interrogation courait donc comme un feu de prairie de savoir pourquoi il y avait tout à coup deux souveraines se dirigeant lentement l'une vers l'autre. Hormis leurs vêtements et leurs coiffures, guerriers et lourde tresse pour la première, royaux et lâchés au vent pour la seconde, chacune était le parfait reflet de l'autre. La cavalière descendit de sa monture, les mailles cliquetants au cours du mouvement, et marcha vers sa jumelle. Elles se jaugèrent du regard l'espace d'un instant. Puis la version royale s'inclina au terme d'une révérence, sa robe déployée autour d'elle, telle une fleur fraîchement éclose.
- Majesté, bon retour, dit-elle avec une voix dont le ton s'avéra étrangement fluctuant.
- Merci Narya, répondit la véritable reine d'Asgard en parvenant à afficher un sourire, en dépit de son air fatigué.
La silhouette agenouillée vit ses traits et ses contours se brouiller, perdant de leur netteté, comme une peinture encore humide sur laquelle glisserait un dernier malheureux coup de pinceau, transformant le chef d'oeuvre en barbouille.
Au-dessous de ce camouflage émergea une jeune femme, cadette de la reine de plusieurs années, aux longs cheveux châtains. Cette dernière se redressa, son visage aux yeux vert clair emprunt de douceur.
Bien qu'éloignés de plusieurs mètres, quelques individus eurent un mouvement de recul instinctif lorsqu'ils assistèrent à ce qui s'apparentait à de la magie pour eux. Des regards incrédules ou fascinés s'affichèrent, ne sachant plus vraiment ce qui était la réalité et ce qui était illusion.
La surprise passée, une prise de conscience se fit parmi la foule amassée. La vraie reine n'était pas celle que le peuple de la cité avait pu apercevoir au cours des derniers jours – et dont on disait qu'elle avait délégué son autorité militaire à Nordring avant de revenir s'abriter à la capitale –, mais celle qu'il avait face à lui. Celle à la tête échevelée, crottée par le sang de la bataille et par la boue du voyage de retour, celle à la cotte de mailles marquées de coups.
Dans le cœur et l'esprit des spectateurs, un nouveau respect naquit pour celle qui avait été couronnée pour les guider. Celles et ceux qui avaient encore des doutes ou des réserves les virent être balayées.
De nouveaux cris montèrent de la multitude réunie pour saluer le retour des vainqueurs. Plusieurs se détachèrent pour aller prendre dans leurs bras, un père, un frère ou un mari. Sosia, un bras bandé et le visage parcouru d'égratignures, souvenirs du propre combat qu'elle avait dû mener, s'approcha elle aussi et enlaça la souveraine, comme l'aurait fait une mère avec sa fille.
La surprise était de mise aussi parmi les envoyés des divinités grecques. Du moins, pour certains. Arion et Tristan avaient fini par déjouer la supercherie, à partir du moment où ils avaient entendu le discours de la reine pendant la bataille. Narya était bonne actrice, ils ne le négligaient pas, mais son talent avait des limites.
Pour les autres, ils allaient du simple étonnement illustré par un haussement d'épaules à l'étonnement le plus complet avec des yeux arrondis telles des soucoupes.
L'émerveillement s'invita également au sein de la population de la capitale. Les Nains accompagnant la reine créeaient l'évènement, donnant corps à de vieilles légendes en les confirmant par leur présence. Les enfants les regardaient avec des yeux brillants.
Narya et Gearóid rejoignirent leurs amis en train de mettre pied à terre, même si pour Raul et Nikolaï, il fallut les aider - tous deux ayant absolument voulu tenir en selle plutôt qu'être placés dans un chariot, leur fierté masculine les démangeant.
La Selkie étreignit le Cheval des Mers, heureuse de retrouver l'un de ses compagnons Marinas. Celui-ci lui rendit, avant qu'elle n'aille s'enquérir de l'état du Chevalier de la Grue.
- Tu es parvenu à faire pire que moi.
Gearóid donna un petit coup de poing dans l'épaule du Taureau, impresionné malgré lui par les deux bras en attelles du colosse.
- Ne t'attends pas à ce que je te donne la becquée.
- Peuh ! Dans trois jours, il n'y paraîtra plus, fit Raul, narquois.
Pour toute répartie, le Chevalier d'Orion donna un coup un peu plus appuyé que le précédent, déclenchant une réplique bien sentie de la part du Mexicain.
Le sourire malicieux de Gearóid se transmit au colosse brun qui finit même par partir dans un éclat de rire franc. Toutefois, cette spontanéité s'éteignit tout aussi rapidement qu'elle s'était manifestée, dès que l'Irlandais parla de mettre les nouveaux exploits de son compère en chanson.
- Ça ne va pas ? questionna-t-il, intrigué.
- Fares n'est plus, Gearóid, annonça le Bélier en s'approchant.
Un silence plus évocateur que n'importe quelle parole lui répondit.
- Hé ! Tu pourrais faire montre de plus de tact ! s'emporta le Taureau, dont l'humeur restait sombre.
- Et c'est toi qui dit ça ? Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise façon de le dire, Raul.
- De quoi !?
- Calmez-vous tous les deux, tenta d'intervenir Tristan qui s'était approché en entendant le ton monté.
- Toi, le médiateur, je ne t'ai pas sonné ! Je ne suis pas une princesse en détresse, je peux me défendre tout seul.
- Ce n'est pas … qu'est-ce que tu veux insinuer par là ? releva le Capricorne, plus piqué au vif qu'il ne l'aurait cru.
- Et moi qui croyait être le colérique du lot, s'invita une nouvelle voix aux accents rauques, comme si son propriétaire avait du mal à expulser les sons.
Tous se tournèrent vers le Marina du Cheval des Mers qui s'avançait laborieusement, une main posée sur les bandes enserrant soigneusement ses côtes. Une courte barbe habillait ses joues encore un peu creuses, alors qu'il s'était réveillé de son coma la veille au matin.
- On est tous à fleur de peau, reconnaissons-le, tempéra-t-il. Et vous, Chevaliers, probablement encore plus que nous, mais baissez d'un ton, nous ne sommes pas seuls.
- Tu …
- C'est bon, Raul, conclut l'Irlandais, je sais encaisser. Et je ne suis pas naïf. Certains d'entre nous allaient forcément y laisser des plumes, je sais de quoi je parle. (Il posa machinalement sa main intacte sur sa manche vide qu'un léger vent faisait battre contre son flanc.) Restait à savoir qui ne reviendrait pas.
Il se détourna de ses compagnons et s'enfonça dans la foule, probablement pour regagner la ville.
- Ouais, euh, … désolé pour …, bredouilla le Mexicain, lui qui était si sûr de lui habituellement.
Arion les quitta lui aussi, mais sans un bruit, la tête basse, le front barré d'un pli soucieux.
- Ne t'en fais pas pour ça, l'excusa le Capricorne. Comme l'a justement dit Nikolaï, nous sommes tous affectés. Et pour en avoir déjà parlé avec Arion, il s'en veut de ne pas avoir vu venir ce qui allait se produire. Le connaissant, il doit se dire qu'il aurait pu changer quelque chose pour éviter ça.
- Je me dis la même chose, avoua le Taureau. Si j'avais pu achever cet enfoiré avant qu'il se transforme en foutue bombe.
Il aurait voulu serrer le poing, mais se retint juste à temps.
- Nous ne pouvons plus rien y changer, Raul, insista Tristan. Pour le moment, je crois que nous avons tous besoin d'un peu de vrai repos, loin des combats. Et de temps.
Le grand Mexicain acquiesça d'un simple hochement de tête.
La tension se relâchant, les esprits s'apaisèrent, chacun se replongeant dans ses propres réflexions, qu'elles quelles pussent être.
Le cortège militaire finit par se remettre en marche pour pénétrer dans la cité – tâche rendue ardue par la masse de personnes voulant saluer ou remercier la reine Ylva. Il leur fallut ensuite près d'une heure et demie pour rallier le château situé deux niveaux plus haut, tant la densité de la foule les ralentissait. De fait, les informations sur les circonstances du retour de la souveraine des lieux voyageaient beaucoup plus vite qu'eux.
Maintenant qu'ils pouvaient réellement y accorder du temps depuis leur toute première visite de la capitale, les serviteurs des dieux grecs posèrent un regard sur les rues qu'ils arpentaient lentement. Les différences se repéraient aisément dans les quartiers du niveau inférieur. Toutes les couleurs des habitations paraissaient ternies, non pas que les lieux soient devenus insalubres, mais plutôt comme si un voile grisâtre avait tout délavé. Il était clairement visible que les manques engendrés par la guerre avaient durement marqué cette zone.
Un défaut d'entretien se ressentait, de même qu'un manque d'énergie perceptible chez les habitants. Beaucoup affichaient des mines amaigries et des vêtements élimés. Dans les recoins les plus sombres, on devinait sans peine toute une faune de prédateurs, auxquels la situaton avait permis de se tailler un petit empire. Il faudrait y mettre bon ordre plus tard.
Malgré tout, nulle épidémie ne s'était déclarée en dépit de l'affluence toujours plus grande de réfugiés, nuls cadavres parmi les plus défavorisés n'avaient été vus dans les ruelles, preuve que la situation avait été suffisamment bien gérée pour qu'elle ne bascule pas dans une anarchie totale. A moins que l'on ait fait place nette pour le retour de la reine ?
Le second niveau était presque égal à lui-même, laissant à penser que les récents évènements n'avaient eu aucune prise sur lui.
Le cortège entra dans la cour du château et une armée de palefreniers s'éparpilla telle une volée de moineaux dès que tous les cavaliers se retrouvèrent pieds à terre, pour s'occuper des montures fourbues.
La reine Ylva leva les yeux sur la massive structure qu'elle avait cru ne pas revoir, tant son plan de ne finalement pas troquer sa place avec Narya lui avait semblé fou lorsque la bataille avait commencé. Aujourd'hui, elle ne regrettait absolument pas sa décision.
Elle tourna son regard vers Sosia qui était déjà en train de distribuer des instructions à la domesticité pour gérer cet afflux de résidents – quoique la soldatesque eût ses propres casernes. L'organisation s'actionnant selon une mécanique bien huilée, la jeune femme supposa que tout cela avait été prévu en amont de leur arrivée. Elle en remercia la Haute Prêtresse silencieusement. Ils allaient enfin pouvoir se reposer un peu. Tout du moins, bientôt. Elle devait donner ses directives concernant le Fléau.
- Kostya.
- Votre Majesté ?
- Conduis Ulfhilde jusqu'aux cachots. (Tandis qu'elle recevait le salut du capitaine de la garde, elle ajouta :) Et veille à ce qu'elle ait une paillasse propre et une cellule correcte, si tant est que cela signifie quelque chose pour pareil lieu.
- Je suppose que je dois lui apposer un collier neutralisant en plus.
- Non, cela ne sera pas nécessaire.
- Mais, votre Majesté, s'alarma Kostya, elle pourrait tenter de …
- De quoi ? Avec tous les guerriers aptes à la neutraliser si d'aventure quelque chose devait se produire, je doute d'avoir à éprouver de la crainte. Qui plus est, ça aurait été plus logique qu'elle tente une action lors du voyage de retour.
- Elle a soigné nombre d'entre eux, peut-être peut-elle inverser ce qu'elle a fait et …
- Kostya, le coupa la souveraine d'une voix ferme, agis selon ma volonté.
Le chef de la garde parut lutter l'espace d'un instant pour s'empêcher de répliquer.
- A vos ordre, ma reine, finit-il par dire.
Le restant de la journée s'écoula lentement, tandis que chaque envoyé hellénique se voyait attribuer un logement, parfois le même qu'ils avaient occupé lors de leur première visite du château – en-dehors des cellules –, ainsi que les jarls ayant combattu aux côtés de la reine. Celle-ci souhaita se retirer dans ses appartements privés jusqu'au soir.
Le Chevalier du Capricorne aida Mei Ling à s'installer dans la chambre qu'elle partagerait avec Narya.
La jeune femme aurait préféré se débrouiller seule, mais ses fractures, bien qu'en apparence guéries, restaient fragiles. Il lui faudrait encore un peu de temps pour se remettre complètement. Transporter ses quelques bagages, dont l'Urne de la Grue, représentait un défi trop grand pour le moment.
Tristan déposa la boîte de métal couleur mercure dans un coin de la pièce et se retourna. Mei Ling se tenait près de l'unique fenêtre, son regard perdu dans la contemplation du lointain. Le jeune homme admira son fin profil, l'aspect soyeux de ses cheveux. Une boule se forma dans sa gorge, alors qu'il peinait à prononcer les mots. Il déglutit, un peu trop bruyamment, se reprit et dit :
- Je suis désolé, Mei Ling.
Cette dernière se tourna vers lui, ses yeux laissant clairement paraître qu'elle était intriguée.
- Arion et moi, nous n'avons pas réussi à stopper le Gardien Céleste et tu en as souffert.
- Arrête, Tristan, l'interrompit-elle. Arrête. Tu n'es responsable de rien. Il était impossible de prévoir ses actions. Et tu as été meurtri également, je te signale. (Elle tendit un doigt pour indiquer les nombreux hématomes du Français ainsi que sa tête bandée.) C'est notre lot en tant que guerriers, c'est ainsi.
- Certes, mais …
- Il n'y a pas de mais ! s'énerva-t-elle. Tu as le droit de voir ta vie être mise en danger, mais pas moi ? Pourquoi ? Parce que tu fais partie d'une caste supérieure ? Ou parce que tu es un homme et moi, une femme ?
Le Français ne put que décliner de la tête, muet.
- Je t'ai déjà dis que j'aimais cette prévenance chez toi, mais ça a ses limites. Pourquoi croyez-vous tous que c'est ce qu'il y a entre une paire de jambes qui définit les rôles ?
- Mei Ling, stop ! Je sais tout cela.
- Alors …
- Alors rien du tout ! Lorsque je me suis réveillé, mon premier réflexe a été de te chercher. Et constater l'étendue de tes blessures m'a provoqué plus de douleur que les miennes. J'ai ressenti de la souffrance et de la colère. Contre Suzaku évidemment mais aussi envers moi, car je n'avais pas été là.
Il leva une main pour faire taire les arguments que la jeune femme s'apprêtait à invoquer.
- Et en énonçant ça, je ne te parle pas de sauvetage. Je ne te parle pas de chevalier et de princesse. (Il inspira.) Je te parle de soutien. D'égal à égal. Je t'ai fait défaut.
- J'ai eu peur.
Elle avait lâché ça, d'un coup, comme on laisse glisser de ses mains une pierre trop lourde à porter.
- Quoi ? lança le Capricorne qui semblait perdu tout d'un coup.
- Quand j'étais sur le point de perdre connaissance, j'ai immédiatement pensé à l'instant où ton cosmos a disparu. Je ne savais pas si tu avais péri, ou si j'allais moi-même mourir et c'est là que j'ai éprouvé de la peur. Pas pour moi-même. Mais nous venions de perdre Fares et l'idée que tu sois mort aussi, sans que nous ayons pu nous revoir au moins une dernière fois, m'a terrifiée.
Un nœud étreignit ses entrailles tandis qu'elle repensait à cela, ses yeux noirs s'embuant légèrement en dépit de ses efforts.
- Et cela m'effraie d'autant plus que je ne sais pas comment gérer ça.
Tristan se retrouva penaud. Il pensait être en train d'apaiser les tensions de la Chinoise et se retrouvait finalement devoir faire face à une personne prise dans un tourbillon d'émotions qu'elle était bien en peine de gérer. Lui-même n'était pas vraiment au clair avec ses sentiments, alors ce devait être probablement d'autant plus dur pour elle.
Comme un animal face à l'inconnu, elle reniflait, grattait, grondait, avançait pour mieux reculer, intimidée et en même temps curieuse par ce qu'elle n'arrivait pas à définir. Etait-ce bien ? Mal ?
- Mei Ling, je comprends …, non je pense pouvoir comprendre ce que qui t'agite tant. Moi-même, je ne suis pas certain de tout saisir quant à ce qui nous arrive, mais je crois que je peux dire que je suis heureux de partager ça avec toi. Car je sais que nous allons pouvoir nous soutenir. Apprendre à gérer ce nouvel état d'esprit qui nous habite. Encore une fois, je veux être un pilier. Et tu peux en être un aussi, pour moi, si tu le désires. Je ne souhaite pas être un fardeau. Nous devons apprendre à nous faire confiance et savoir que chacun est capable d'appeler à l'aide s'il le décide. Je ne souhaite pas te perdre, en aucune manière.
Tout en disant cela, il s'était rapproché, en veillant toutefois à conserver une certaine distance pour la laisser respirer. Lui qui était de nature réservée avait dû puiser au fond de lui pour en extirper ces mots. Il avait l'impression d'être essoufflé, son cœur battait fort et il était pratiquement certain d'avoir rougi sur la fin de sa phrase.
- Merci pour ces mots, Tristan, finit par dire Mei Ling, ses prunelles brillant d'un éclat particulier. Ils ont davantage de poids que tu ne pourrais le croire. Dévoiler une faiblesse est quelque chose de presque contre-nature pour moi. Depuis toute petite, j'ai dû lutter seule pour survivre à l'enfer dans lequel m'avaient précipité mes parents. (Elle marqua une courte pause.) Aujourd'hui, tout est différent comme je te l'ai déjà expliqué, mais là, c'est encore un autre niveau. J'ai besoin d'un peu de temps pour réfléchir à tout ça et à ce que ça implique.
Elle s'approcha doucement et déposa un baiser sur les lèvres du Français, avant de reculer de deux pas.
Ce n'était probablement pas la réponse qu'il souhaitait entendre, néanmoins c'était celle qu'il trouvait la plus sensée à la suite de ces mots.
Le Chevalier d'Or sourit, espérant ainsi parvenir à masque sa relative déception. Cette peur lui faisait penser à la relation entre son maître, Shiryû, et Shunrei. Cette dernière vivait dans la crainte de ne pas revoir l'être qu'elle aimait par-dessus tout à chaque fois qu'il passait le seuil de leur maison. Shiryû avait fini par le comprendre, malgré son sens de l'abnégation légendaire.
- Ne t'en fais pas, prends le temps qu'il te faut.
Il s'assura que tout avait l'air en ordre dans la chambre et prit le chemin de la sortie.
- La reine nous attend dans la salle du trône pour ce soir, un banquet est organisé, la prévint-il.
Il referma la porte tout doucement et s'en fut.
De longues tables ainsi que tout un assortiment de sièges divers et variés, allant de la simple chaise, en passant par le tabouret et le banc avaient été disposés sur toute la longueur de la salle du trône.
Deux grands feux ronflaient dans les âtres sur les côtés, dispensant une chaleur bienvenue. Celle-ci ne parvenait pas à devenir étouffante grâce au trou dans le plafond, vestige de l'affrontement contre Fenrir, qui donnait directement sur le ciel, permettant ainsi l'évacuation du trop plein. Au-dehors, la nuit était claire et les étoiles brillaient au firmament.
Les plats présentés s'avéraient frugaux, faute de diversité dans les réserves, mais aussi afin de ne pas léser les habitants de la cité qui comptaient également sur ces ressources. Les convives purent tout de même savourer des légumes, un peu de poisson séché, des céréales sous forme de galettes et même de la soupe d'orties.
Une troupe d'artistes assurait l'animation durant le repas et les Asgardiens d'adoption eurent le plaisir de retrouver le petit groupe d'itinérants avec lequel ils avaient voyagé au tout début de leur périple à Asgard. La musique entraînante et le dynamisme que transmettait la troupe parvenait à muer l'atmosphère lourde en quelque chose de plus léger et à changer l'équilibre des humeurs.
Idda était assise non loin du siège de la reine, encadrée par Sosia.
Après avoir vidé plusieurs gobelets d'hydromel – nul ne sachant comment le premier s'y était pris – Raul et Nikolaï voulurent se livrer à un bras de fer, avant de se rappeler avec dépit l'état qui était le leur. Gearóid participa de bon cœur à un concours de lancer de couteau, où chaque tir trop éloigné du centre de la cible était sanctionné par un verre d'alcool à vider d'un trait. Malgré quelques ratés voulus, l'Irlandais finit par se retrouver à court d'adversaires valides.
- Ce soir, clama la reine Ylva, nous festoyons car nous sommes victorieux, mais nous rendons aussi hommage à nos amis, nos soeurs et nos frères qui ont permis cette victoire. Eux-mêmes doivent être en train de faire de même au Valhöll, alors louons-les !
Un bruit pareil au roulement du tonnerre parcourut la salle, tandis que les convives cognaient leurs gobelets sur les tables pour saluer les paroles de leur souveraine.
- Sous peu, nos alliés étrangers vont nous quitter pour s'en retourner chez eux, poursuivit-elle. Durant deux années, ils ont été à nos côtés, ont saigné avec nous, pleuré et ri. Certains des leurs ne sont plus là, car ils ont donné leurs vies pour un peuple qui n'est pas le leur. (Elle leva les bras.) Honorons-les aussi !
Cette fois, des acclamations vinrent s'ajouter aux percussions, créant des vibrations qui semblèrent se répercuter jusque dans la pierre des murs. Les concernés se sentirent gênés pour certains, fiers pour d'autres, mais tous eurent un sentiment d'appartenance avec toutes ces personnes. A défaut de l'être par le sang, ils étaient devenus Asgardiens par le cœur.
Ce n'est qu'alors qu'Arion, Tristan et Nikolaï furent prévenus respectivement par un membre de la domesticité que la reine les invitait à la rejoindre à l'extérieur. Trop occupés par leurs activités respectives et le brouhaha général, nombreux ne les virent pas s'éclipser, hormis Mei Ling et Narya que le Capricorne rassura d'un geste – la souveraine n'avait apparemment rien à communiquer d'alarmant.
Ils traversèrent plusieurs couloirs, descendirent des séries d'escaliers pour finalement accéder à la cour du château. En chemin, Arion avait faiblement déployé son cosmos au cas où il s'agirait d'un éventuel piège, tenté par un partisan de Loki souhaitant réaliser un ultime coup d'éclat.
Le domestique les laissa près d'une entrée et un garde prit le relais. Des torches et quelques braseros diffusaient une lumière orangée tremblotante dans la brise nocturne. Au centre de la cour les attendait un groupe de sentinelles encadrant un quintet dont l'un des membres avait été placé sur un travois.
Vaguement familières, les silhouettes ombreuses se retrouvèrent rapidement identifiées dès lors que la torche brandie par le garde qui accompagnait la reine s'approcha d'elles. Avec une certaine stupéfaction furent reconnus les deux envoyés du dieu Tsukuyomi, Einar et – chose qu'ils jugeaient improbable – Andrei !
Un sourire fleurit sur le visage de Nikolaï en apercevant son camarade. Celui-ci flétrit néanmoins bien vite lorsqu'il l'observa davantage. Il avait le bras gauche en écharpe, des cernes soulignaient ses yeux, les ancrant profondément dans ses orbites et il paraissait en proie à une grande détresse.
Arion s'avança d'un pas, puis deux. Si ces quatre-là étaient debout, cela signifiait que celui sur le travois…
- Oreste ! s'exclama-t-il, en s'agenouillant aux côtés de l'Italien.
Le reste de ses paroles coincé dans sa gorge.
- Arion, que se passe-t-il ? interrogea Tristan, un sourd pressentiment nouant ses entrailles.
Rikimaru s'avança à son tour. Son visage ne renvoyait pas autant de souffrance que celui d'Einar, mais il traduisait malgré tout un certain malaise.
- Nous l'avons perdu.
Un constat simple et sans appel qui coupa court à toute réplique.
Un puissant malaise s'empara sans crier gare du Capricorne. Ils étaient là, à profiter de pouvoir se reposer, manger chaud et des louanges qu'on leur adressait, tandis que leur frère d'armes gisait simplement là, froid et inerte. C'était probablement injuste, mais le retour d'Andrei passait pour sans valeur à côté. Pourtant, Tristan avança pour serrer vigoureusement les mains des vivants, comme pour les remercier d'être là et sentir la chaleur de leur vie.
Comment ai-je pu être si obtus ? se lamenta le Bélier. Mes visions m'ont bien indiqué le plus important, n'est-ce pas ?
Nikolaï regarda les Chevaliers d'Athéna avec compassion, étant lui-même passé par cette phase lorsque Morgan avait disparu. Il leur faudrait laisser s'écouler leur colère, puis leur peine, comme le pus que l'on vide d'une blessure, avant de réellement pouvoir faire leur deuil.
En retrait, la souveraine d'Asgard avait blêmi, phénomène passé inaperçu dans les ténèbres qui les enveloppaient dès que l'on s'éloignait de la lumière des torches. Elle se sentait affligée par cette nouvelle perte chez ses alliés. Aurait-elle pu éviter cela en permettant à davantage de personnes de prendre part à leur mission ? Seules les Nornes auraient pu le savoir.
Elle fit signe à ses hommes pour qu'ils prennent en charge la dépouille d'Oreste. Ils devraient le transporter jusque dans les caves sous le château qui étaient utilisées en temps normal pour conserver les aliments, grâce aux basses températures qui y régnaient toute l'année.
A gestes lents et respectueux, les gardes s'emparèrent des poignées de la civière et s'en furent. Durant les quelques minutes que dura l'opération, Einar ne les lâcha pas du regard. Puis, quand ils eurent pénétré dans le bâtiment, il parut enfin se relâcher complétement, tel un pantin dont on aurait coupé les fils.
Il a l'air d'être sur le point de s'effondrer, nota le Cheval des Mers. Ne pas avoir réussi la mission qu'il s'était donnée semble l'avoir démoli.
- Allez, viens Einar, il faut te reposer.
Ce dernier se laissa guider sans offrir de résistance.
Arion et Tristan remercièrent les envoyés de Tsukuyomi et les laissèrent aller prendre possession des quartiers que leur octroya la reine. Il ne resta bientôt plus que le Verseau qui paraissait sur le point de se dandiner d'un pied sur l'autre, tant la situation devenait gênante pour un côté comme pour l'autre.
- Andrei …, commença le Bélier.
- Nous sommes contents de te retrouver sain et sauf, acheva le Capricorne en lançant un coup d'oeil à Arion. Viens, on va te trouver une chambre et te faire porter à manger. Tu pourras même prendre un bain si tu le souhaites.
Le prince de Blue Graad acquiesça en silence et partit à la suite de Tristan. Trop de choses tourbillonnaient dans les esprits de chacun. La nuit ferait son œuvre, apportant repos et conseils, car ils devraient discuter de nombreuses choses le lendemain.
- Qu'allez-vous faire de lui ? interrogea la souveraine, alors qu'il ne restait plus que Arion et elle-même dans la cour.
- Je ne saurais vous répondre votre Majesté, admit le Tibétain. Quand il est parti, on aurait pu le qualifier de lâche ou de traître. Aujourd'hui, il a l'air perdu, sa superbe s'étant clairement ternie. Nous avons perdu un frère et nous en retrouvons un autre.
La jeune femme hocha la tête, saisissant le sens des paroles du Chevalier.
- Retournons au banquet avant que notre absence ne soulève trop de questions.
- Tu crois que ça va aller pour eux ? s'enquit Ayame.
La Kunoichi Lunaire arborait de nombreux bandages, certains propres, d'autres encore croûteux de sang séché. Pour autant, elle paraissait aller bien, eu égard aux blessures qu'elle avait reçues.
- Le choc doit être rude, répondit Rikimaru. Mais ils sont soudés, ils vont s'en relever. Il leur faudra simplement du temps.
- Et toi ?
- Moi ? s'étonna-t-il.
- Aider le Chevalier des Poissons comptait pour toi aussi, non ?
- Oreste était brave, commença le Shinobi Lunaire. Je ne l'ai connu qu'ainsi, de la première fois que nous avons parlé à ma triste découverte à la sortie de la montagne.
Ayame n'avait pas de souvenirs de ça, n'ayant repris connaissance qu'environ une journée après avoir été blessée. Toutefois, elle avait noté le silence laconique dans lequel s'étaient enfermés Rikimaru et Einar, bien que pour ce dernier, c'eût été bien plus évident de le constater.
- J'aurais en effet aimé pouvoir le ramener en vie et échanger à nouveau avec lui. (Il se retourna pour faire face à sa camarade, alors qu'ils étaient dans le couloir menant à leur chambre respective.) Il m'a aidé à me remettre en question et à prendre conscience de certaines choses au moment où tout était devenu incertain pour moi.
- Il t'a sacrément fait de l'effet dis donc, releva Ayame avec une note légère dans la voix. Je pourrait être jalouse.
Rikimaru saisit le trait d'humour de son amie, qui visait à détendre l'atmosphère dont les sombres nuages se faisaient de plus en plus pesants, mais ne put s'empêcher de froncer les sourcils et d'asséner un peu plus durement qu'il ne l'avait souhaité :
- Sois plus respectueuse, Ayame.
Surprise par ce soudain reproche, elle se figea, clignant des yeux.
- Je …
Comprenant son erreur, Rikimaru chercha à s'excuser.
- En réalité, je crois que je suis plus affecté que je ne veux bien l'admettre. Je n'ai pas voulu …
La suite de sa phrase mourut sur ses lèvres lorsque celles d'Ayame se posèrent dessus, y laissant un douce chaleur.
- Pour...
- Pour te remercier de m'avoir sauvée dans cette foutue montagne. (Un sourire mutin se dessina sur son visage.) Et parce que j'en avais envie depuis un moment.
Elle en avait …, songea subitement le Shinobi Lunaire sans appréhender totalement le sens de ses paroles.
- Ayame … notre devoir …
- Au diable le devoir ! s'exaspéra-t-elle en le frappant à la poitrine des deux poings, le repoussant. Au diable la mission qui prime sur tout ! Apprécie l'instant présent et ce qu'il t'offre, bon sang ! J'ai bien failli crever là-bas.
Il paraît que, parfois, le fait de frôler la mort engendre une immense envie de vivre et de profiter de ce que tout ce que l'on a pu négliger jusque-là.
- Est-ce à cause de ça ? D'avoir cru mourir ? Parce que je ne te demande pas de …
- Ton pantalon dit le contraire.
- Hein ?
Effectivement, le tissu de ses chausses paraissait plus tendu au niveau de son entrejambe. Se détourner aurait été reconnaître qu'il était gêné.
Elle s'approcha plus vivement qu'il ne l'aurait cru et l'embrasa à nouveau. Ses lèvres étaient douces et …
Elle a raison, formula-t-il dans un coin de son esprit, au diable tous ces garde-fous ! Et soyons honnête, tu en avais envie aussi.
Il lui rendit son baiser avec force et la jeune femme en fut la plus surprise des deux, cela ne la ralentit toutefois pas longtemps. Une main calée sur sa hanche, l'autre, d'abord au creux de ses reins, entreprit de remonter lentement jusqu'à sa nuque, savourant le contact de ses cheveux. Plaqués l'un contre l'autre, ils dérivèrent tels deux morceaux de bois soulevés par les flots du désir pour atteindre la porte d'un des appartements.
A l'intérieur, mêlant contorsions et soupirs, une mise à nue fiévreuse s'ensuivit. Enfin, leurs peaux privées de leurs vêtements se touchèrent, créant un courant électrique qui traversa leurs corps. Entre la température fraîche de la pièce – aucun feu n'y ayant été allumé – et la chaleur de leur étreinte, leurs membres se couvrirent de chair de poule sous l'action de quelques frissons.
D'une torsion de son corps, Ayame fit basculer Rikimaru sur le lit qui n'émit qu'une plainte étouffée en recevant son poids. La lueur des étoiles se diffusant à travers la fenêtre parait la pièce de diverses nuances de clair-obscur, allant du noir profond à un gris bleuté, conférant à leurs peaux une teinte lunaire.
La jeune femme prit les devants, caressant la chair de son compagnon de ses doigts et de ses longs cheveux désormais détachés, repoussant ses mains pour qu'elle seule garde le contrôle. Pendant de longues minutes au goût d'éternité, chacun prit soin de l'autre, qui mordillant un sein, qui stimulant un organe par trop sensible. Un lustre brillant maculait leurs peaux. La Kunoichi Lunaire ressentait la piqûre du sel sur ses entailles encore fraîches mais n'en avait cure. Elle repoussa cette irritation au fond de son esprit, les apaisant sous les caresses d'un baume né du plaisir.
L'instant suivant, Rikimaru était guidé en elle. Au milieu de leurs râles, elle l'attira davantage à elle, ses jambes nouées autour de sa taille, l'amenant toujours plus près, comme si elle voulait se fondre en lui.
Les sensations qu'Ayame éveillait en lui étaient délicieuses et il se traita de fou pour avoir tant voulu s'en tenir éloigné, ne considérant ça que comme un rêve inaccessible.
Quelques cris s'échappèrent de la gorge de la jeune femme à mesure que se prolongeait leur ébat. Leurs corps souples se tendirent comme des cordes d'arc avant de se relâcher. Rikimaru grogna et Ayame s'avachit sur lui, essoufflée, ses joues ayant rosi pour peu que l'astre lunaire eût permis de distinguer les couleurs.
Elle se releva légèrement en prenant appui sur le torse de son compagnon, un sourire flottant sur ses lèvres encore humides de leurs baisers. Il s'agrandit lorsqu'elle constata que le même s'était épanoui sur celui de Rikimaru. Elle suivit du doigt le tracé de la cicatrice qui lui barrait le haut du visage.
- Etait-ce si pénible que ça ? le taquina-t-elle.
- Non. Non, pas du tout.
Elle roula sur le flanc, grimaçant comme ses blessures trouvaient finalement le moyen de se rappeler à elle, mais parvint tout de même à s'appuyer sur l'un de ses coudes.
- Une petite pause nous laisse l'occasion de parler.
Le regard gris clair de Rikimaru glissa vers elle, intrigué.
- Ce guerrier, dans la montagne, le serviteur de Susanoo. Tu l'as vaincu ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
Le Shinobi Lunaire hésita et choisit plutôt de répondre :
- Pourquoi cette question ?
Alors qu'elle s'était remise sur le dos, son regard fixant le plafond, elle tourna son visage vers lui.
- Juste avant de perdre conscience, j'ai eu comme l'impression que son cosmos m'était familier. (Elle secoua la tête, lâchant un petit rire pour se moquer d'elle-même.) Non, oublie ça, je me fais des idées.
Rikimaru s'était engagé auprès de Tatsumaru à ne pas divulguer d'informations. Malgré tout, Ayame demeurait la sœur de ce dernier, n'avait-elle pas le droit de savoir au final ? La vérité serait-elle trop dur à entendre pour elle ? Elle, qu'il savait plus souple psychologiquement que lui et ce depuis toujours.
- C'est une blague, c'est ça ? Non, parce qu'on nous l'a déjà faite celle-là.
Les mines sombres de ses compagnons, porteurs de la mauvaise nouvelle, ne cillèrent pas.
- C'est pas possible, putain ! rugit la voix grave du Chevalier du Taureau, tandis qu'il se levait brusquement, faisant tomber sa chaise à la renverse et abattit son poing sur la table, la brisant en deux.
La douleur irradiait dans tout son bras, envoyant des pulsations jusqu'à son crâne. La colère qui déferlait en lui balaya ces signaux parasites, tel un feu de forêt consumant tout alentour, ou dans ce cas précis un taureau furieux rêvant d'encorner tout ce qui passe à sa portée. Le sol tremblait sous d'invisibles sabots et l'air crépitait.
- Raul ! claqua la voix du Bélier, tel un fouet.
De colérique, le regard que le Mexicain riva sur ce dernier devint résigné et l'atmosphère se libéra de sa tension. La veille, Arion et Tristan, ainsi que Nikolaï avait fait le choix de ne rien révéler de la situation aux autres, préférant attendre le lendemain pour leur annoncer la triste nouvelle, aussi douloureuse fut-elle. Réunis dans une des salles du château, ils étaient à présent mis devant le fait accompli. Le Taureau ramassa son siège, mais ne s'y ré-installa pas, restant debout.
De fait, Raul réagissait avec emportement. Gearóid, assis à côté du grand Mexicain, n'avait pas bougé et s'était muré dans un silence pensif. Narya et Mei Ling affichaient des mines lugubres, où l'on devinait une profonde tristesse au-derrière.
Idda, la veuve du jarl Gyjald, arborait un teint pâle comme la mort et un regard vide. Il était aisé de voir qu'elle était à deux doigts de s'effondrer et que seule une mystérieuse force la maintenait debout. Nul doute qu'elle se libérerait de son chagrin une fois seule. Debout, près d'elle, se tenait Einar. Le Kraken avait un air plus reposé que la veille, comme si ramener la dépouille de son ami à bon port l'avait soulagé d'une partie des tourments qui l'accablaient.
Bien qu'ils connussent déjà toute l'histoire, Rikimaru et Ayame étaient également présents, ayant décidé que leurs vies étaient liées de manière indéfectible à toutes ces personnes.
Et dans un des coins de la pièce où ils s'étaient réunis, se trouvait Andrei. Assis lui aussi, le Verseau avait le plus grand mal à lever les yeux pour les poser sur ses anciens compagnons. Car, s'il était semble-t-il toujours apte à revêtir son Armure d'Or, il était peut-être devenu un étranger pour les autres Chevaliers d'Athéna.
- Einar, appela doucement Arion, peux-tu nous raconter ce qu'il s'est passé au cours de votre mission ?
Semblant d'abord de pas avoir entendu, le Marina cligna des yeux comme ramené à la réalité et relata l'histoire d'un ton monocorde. Il relata leur infiltration, la libération d'Oreste, leur séparation avec les guerriers de Tsukuyomi – à cet instant, ceux-ci s'immiscèrent pour ajouter leurs propres récits – et le combat contre Loki pour finir par le trépas du Chevalier des Poissons.
Dès qu'Einar eut fini de parler, la gorge désormais serrée par l'émotion, Andrei sentit soudainement un regard peser lourdement sur lui.
- Je vais le dire comme je le pense. Ce que vous pensez tous d'ailleurs sans oser le dire.
Il ne releva pas la tête. Une voix de basse. Celle de Raul sans méprise possible.
- Qu'est-ce qu'on est censé faire avec lui ? Il est parti de son côté, pour ne pas dire qu'il a fui, s'en est pris à Fares avec la conséquence que l'on connaît tous. Et c'est pointé devant Loki comme une fleur pour au final, quasiment lui déposer gentiment l'orbe dans la main.
- Cela ne s'est passé comme ça, protesta Andrei, relevant enfin la tête.
- Oh, pardon, c'est vrai. Je ne voudrais pas ternir le prestige de ta quête solitaire. Pour ne pas dire égoïste. Et pour quel résultat ?
Tristan se leva et tourna une main ouverte vers le prince de Blue Graad.
- Peut-être Andrei pourrait-il nous expliquer ce qui l'a poussé à agir comme il l'a fait, proposa le Français.
Un silencieux assentiment parcourut le groupe, émaillé uniquement par un grognement de la part du Taureau. Le Verseau parut réticent à prendre la parole dans un premier temps, avant de finalement s'exécuter.
Au fur et à mesure du déroulement de son récit, Andrei livra avec une certaine humilité ce qui pouvait s'apparenter à des confessions.
Les doutes et les peurs qui l'avaient assaillis, murmurés par une petite voix qui appartenait finalement au Mage des Mensonges. Il avait développé une sorte de paranoïa à cause de ça, le forçant à se méfier de ses pairs, pour ensuite fuir. Loki avait su jouer avec ses peurs, son orgueil et ses défauts.
- Cette fierté de pacotille dans laquelle je me drapais avec complaisance, cracha-t-il presque. C'est ainsi que je me suis retrouvé à vouloir défier Loki, ou du moins, l'un de ses champions. Ce n'est qu'à ce moment-là que des lézardes ont commencé à se manifester dans la muraille enveloppant mon esprit. (Il concentra son regard sur Einar.) Ensuite, il est arrivé par je ne sais quel coup du sort, transportant Oreste sur ses épaules. On a bataillé ferme pour espérer s'en sortir et c'est en constatant la vulnérabilité de chacun que j'ai réellement ouvert les yeux sur les illusions dont je me berçais.
Si quelques remarques acerbes avaient surnagé dans le courant de son histoire, un silence abasourdi accompagna cette dernière déclaration. Ils connaissaient tous cette espèce de gloriole qu'Andrei transpirait depuis qu'ils le côtoyaient, mais c'était la première fois qu'ils l'entendaient se dénigrer aussi ouvertement.
- Ne me regardez pas comme ça ! Je suis aussi un Chevalier d'Athéna, bordel ! Oreste m'a fait comprendre quels étaient mes devoirs. Einar me l'a montré. (Il s'était levé à présent, se frappant la poitrine.) Détestez-moi ! Méprisez-moi ! Mais rien n'aurait pu sauver Oreste, parce que Loki avait déjà décidé qu'il mourrait. Et me voici ici à présent, devant vous tous, prêt à être juger pour mes actes et leurs conséquences. J'en ai fini de fuir, de me cacher et de me comporter comme le dernier des imbéciles ! Celui qui se prétend être un prince ne peut pas se défiler.
Sa dernière tirade arracha un grognement amusé au Chevalier d'Orion.
Il partait du bon pied, mais s'est clairement vautré sur la fin.
- Seule Athéna peut rendre un jugement sur ta conduite, trancha Arion. Nous n'en avons pas le droit, hormis d'un point de vue moral. Et ça, c'est à l'appréciation de chacun ici.
Il désigna d'un ample geste des deux bras l'assemblée présente dans la pièce.
- Moi, je parie qu'il ne changera pas malgré ses belles paroles, lâcha Gearóid.
- Je te suis, intervint Raul. J'adore les défis habituellement, mais là ...
Ils se paient ma tête ces deux-là, s'insurgea mentalement Andrei.
Nikolaï qui attendait jusqu'ici le dos appuyé contre un mur s'en décolla et sortit sans un mot. Son opinion sur le Verseau était faite depuis longtemps déjà.
Mei Ling jeta un coup d'oeil à Narya qui lui rendit son regard. Un sourire triste épousa le contour des lèvres de la Selkie et elle haussa les épaules.
- Je te crois et je te l'avais déjà dit hier soir, mais je suis heureux que tu sois revenu en vie, Andrei, déclara le Capricorne.
- Pour ma part, dit le Bélier comme il se prononçait à son tour, étant donné que ton Armure te pense encore suffisamment digne pour la porter, c'est bien qu'il doit y avoir quelque chose à sauver. En outre, perdre un Chevalier d'Or alors que nous ne savons pas du tout ce que nous réserve la suite des évènements serait problématique.
- Il peut changer, se manifesta Einar jusque-là silencieux. Il a changé.
Andrei observa attentivement le visage du Marina et n'y décela qu'une sincère foi en lui, ce qui le mit mal à l'aise subitement.
- Quelqu'un m'a appris que je n'avais plus à vivre dans les ombres parmi lesquelles j'évoluais, expliqua le Shinobi Lunaire. Je crois donc que le changement est possibe, que ce soit en bien ou en mal, c'est question d'équilibre à trouver.
Sa sœur d'armes ne se prononçant pas faute d'une réelle opinion, même si elle aurait certainement été d'accord vis-à-vis de sa propre évolution, il adressa un très léger signe au Bélier.
- Merci pour vos témoignages également, Einar, Rikimaru, Ayame, dit Arion. Cela nous éclaire sur ce qu'il est advenu du dernier orbe et donc malheureusement notre mission pour récupérer et protéger cet artefact est un échec.
Un lourd silence pesa sur la salle.
- Toutefois, Einar a aussi remarqué un élément d'importance et je suis personnellement à l'affût de ce genre de signe, car je sais combien ils peuvent être cruciaux. En fin de compte, même si Susanoo récupère l'artefact en question, cela ne signifie pas pour autant que tout est perdu. Si la prophétie du Ragnarök, soit une bataille à l'échelle divine qui doit voir la création entière périr, doit entraîner la libération de Loki, alors c'est que nous n'en sommes pas encore rendu à cette extrémité et qu'il nous reste une chance de changer cette issue.
Tous acquiescèrent dans un même mouvement.
- La libération du royaume d'Asgard est également un autre motif de réjouissances, souligna Narya qui n'était que peu intervenue.
- Tout à fait, confirma le Bélier.
- Je ne sais pas pour vous, lança Raul, mais j'ai l'impression que ça fait bien plus de deux ans que nous sommes ici.
- C'est vrai, abonda Tristan. Beaucoup de choses sont arrivées depuis notre premier contact avec ces terres septentrionales. Mais comme l'a souligné Arion, nous devons maintenant rentrer au Sanctuaire. Et vous, au Japon, je suppose ?
Les guerriers de Tsukuyomi lui confirmèrent d'un simple oui.
- Dans combien de temps partons nous ? demanda Mei Ling.
- Le temps de rassembler nos affaires et réunir ce dont nous aurons besoin, je pencherais pour trois jours, répondit le Bélier, une main caressant machinalement son menton levé. A présent, ceux et celles qui souhaitent rendre visite à Oreste peuvent le faire. Il … repose dans une sorte de crypte sous le château. Nous procéderons à ses funérailles avant notre départ.
- Mais … il ne devrait pas être enterré au Sanctuaire ? demanda Gearóid.
- Parce que tu te vois déambuler avec son corps jusqu'en Grèce ? l'apostropha le Taureau. Ce ne serait pas … convenable.
- Je suis d'accord avec Raul, fit Tristan. Et puis, j'aime à penser que c'est ce qu'aurait désiré Oreste. Il appréciait ces contrées et ses habitants.
- Nos terres seraient fières d'accueillir en leur sein, un homme tel que lui, insista Idda, visiblement libérée de sa léthargie.
Ce furent les seuls mots qu'elle prononça avant de s'en aller. Sans doute se rendrait-elle auprès de l'Italien défunt pour lui dire ce qu'elle avait sur le cœur.
- J'irai m'entretenir avec Sosia pour organiser ça au plus tôt, les informa la Selkie.
- Je te remercie de t'en occuper, Narya. Tiens-nous informés dès que tu pourras.
L'Islandaise lui confirma d'un hochement de tête et les quitta à son tour.
- A présent, je pense que chacun est libre de prendre un peu de temps pour lui et préparer notre futur départ.
Le reste des personnes présentes dans la salle s'anima, gagnant la sortie.
- Arion ? Tu dois voir la reine ensuite, n'est-ce pas ? demanda le Chevalier de la Grue en s'approchant de lui.
- Oui, je voulais assister à son entrevue avec Ulfhilde. Je doute que sa Majesté ait besoin de moi pour déceler la vérité du mensonge dans ce qu'elle pourra dire, mais j'aimerais être rassuré sur le futur de ce royaume.
- Personnellement, j'aimerais pouvoir remercier Ulfhilde pour ses soins, expliqua-t-elle tandis qu'ils sortaient dans le couloir.
- Je vais donc me joindre à vous, car j'ai un besoin similaire, s'invita le Cheval des Mers qui n'était visiblement pas parti bien loin après avoir quitté la réunion. Bien qu'on ait été ennemi, je respecte ce qu'elle a fait pour moi.
Le Bélier acquiesça. Tous trois prirent donc la direction du bureau de la reine, où le Chevalier d'Or savait que cette dernière lui avait donné rendez-vous. Les gardes postés à l'entrée les laissèrent passer sans encombres, se hâtant même presque de leur ouvrir la voie. Ils pénétrèrent dans la pièce devenue familière au Bélier avec ses rayonnages, sa carte du royaume ou l'imposante fenêtre dans le dos de la souveraine.
Celle-ci avisa leur présence, arquant un sourcil blond interrogateur quant à ce nombre inattendu, et les invita d'un geste à prendre place à gauche, sur des chaises disposées le long d'une partie libre du mur, juste sous la représentation cartographique d'Asgard.
Face à la jeune femme que l'on appelait la Blanche Dame se tenait Ulfhilde, appuyée sur sa béquille. Son séjour en cellule n'avait pas amélioré son état, mais ne l'avait pas dégradé non plus. Tout au plus était-elle un peu moins … propre. Elle portait toujours sa tenue de cuir, complétée par ce qui avait dû naguère être une sorte de robe ou d'habit cérémoniel aujourd'hui usé jusqu'à la trame et d'un gris délavé. Ses cheveux tressés la dernière fois qu'ils l'avaient vue avaient été libérés de leurs liens et tombaient en une masse blonde désordonnée jusqu'au milieu de son dos. L'Asgardienne leur jeta à peine un rapide coup d'oeil avant de revenir à la personne en face d'elle.
- Ulfhilde, accepte mes excuses pour avoir tardé à organiser cette rencontre, commença la reine Ylva. J'espère que tu as été correctement traitée.
- Je n'ai pas eu à me plaindre, votre Majesté. A vrai dire, je n'escomptais pas être encore en vie à ce jour.
- Pourquoi cela ?
- J'ai œuvré avec les forces de Loki, j'étais l'une de ses Fléaux. Le plus logique pour moi aurait été un jugement rapide et une exécution sommaire.
- Peut-être en ira-t-il ainsi, répondit la souveraine d'un ton sec, presque piquée au vif par la répartie de la jeune femme. Tout dépendra de ce que tu vas me dire dans les prochaines minutes.
Sa réponse parut heurter l'ancienne prêtresse qui s'appesantit davantage sur sa béquille. Inspirant, elle se lança dans le récit de ses origines, de ses pouvoirs, l'attaque de son village et son ralliement à Loki. A ce moment-là, la reine l'interrompit :
- Que t'a promis Loki pour que tu acceptes de devenir l'une de ses Fléaux ? L'on m'a révélé que tu as dû être une prêtresse de Freyja. Tu es donc loin de tes fonctions et des serments que tu as prêtés.
Elle hésita, comme si ce qu'elle s'apprêtait à dire sonnait absurde à ses propres oreilles.
- Si … si je lui obéissais, il traiterait correctement les gens de mon village.
- Et tu l'as cru ? questionna la Blanche Dame d'un ton neutre. As-tu au moins revu l'un des membres de ton village ?
- Vous ne comprenez pas ! Ma responsabilité en tant que prêtresse était de protéger ces personnes et je n'ai jamais renoncer à ça. Seulement …
- Seulement ?
- Loki est capable de rentrer dans votre esprit et d'y semer la confusion et la douleur, indiqua-t-elle en appuyant fermement un index sur sa tempe. A la fin, je peinais à distinguer le vrai du faux tant son emprise était devenue forte.
- Comment t'en es-tu sortie ?
- Un faucon de lumière m'a trouvée dans les ténèbres. Il m'a enveloppée de ses ailes et ramenée, libéré des chaînes que je m'étais moi-même apposées.
La souveraine d'Asgard remarqua un léger changement dans la posture de l'ancienne Fléau. Elle se tenait sensiblement plus droite, comme si un poids avait été ôté de ses épaules dès qu'elle avait prononcé ces mots. Elle s'avachit toutefois de nouveau.
- Je crois que tu n'es pas la seule à avoir eu l'esprit empoisonné par le Mage des Mensonges. Et beaucoup de gens sont morts à cause de ça. (La Blanche Dame marqua une brève pause.) Toutefois, bien plus ont été et pourront être sauvés.
Sur le point de parler, Ulfhilde fut prise de court par la reine.
- Ne le nie pas. Nombreux sont celles et ceux à avoir bénéficié de tes soins et plus nombreux encore sont ceux à t'avoir vue les prodiguer.
- Mes côtes cassées souhaitent d'ailleurs te remercier, intervint Nikolaï, rappelant subitement la présence des spectateurs de cet échange. Sans ton intervention, je serais mort. J'ai une dette envers toi.
- J'aurai pu passer un temps fou à guérir de mes blessures, mais tu m'as soulagée d'une bonne partie de ce fardeau. Accepte mes remerciements.
L'Asgardienne regarda la jeune femme aux yeux en amande qui venait de parler, la tête inclinée en signe de respect. Elle lui avait en effet réparé de nombreuses fractures et avec ça, lui revenait des fragments de souvenirs où elle l'affrontait, elle et un jeune homme à la peau basanée. Elle se permit un petit rire intérieur devant l'ironie de la situation.
Je l'ai soignée certes, mais je l'ai blessée en premier.
Malgré tout, Ulfhilde ressentit la sincérité derrière les paroles qu'ils lui adressaient.
- J'ai ici un registre que la Haute Prêtresse a tenu à remplir à mesure que la cité commençait à accueillir des réfugiés, reprit la dirigeante du royaume. Ceci afin de pouvoir regrouper les personnes issues des mêmes provinces.
Sur le bureau, un épais carnet à la reliure de cuir était ouvert devant elle. Elle le tourna vers l'ancienne prêtresse.
- Regarde-le et dis-moi si tu vois le nom de ton village apparaître.
Après avoir parcouru les pages une à une en suivant les lignes rédigées en runes, son doigt s'arrêta finalement sur un nom en particulier.
- C'est … celui-ci, répondit l'interrogée avec un temps de latence, la réponse cheminant lentement jusqu'à son cerveau.
Cela faisait tellement de temps qu'elle ne l'avait pas lu.
La reine Ylva reprit le carnet et continua sa lecture mentale en tâchant de repérer chaque récurrence du nom.
- Ils sont peu nombreux, conclut-elle à la fin. Je ne dis pas que ce sont les seuls, car nous n'avons pas pu encore recueillir tous les noms et peut-être que d'autres attendent encore d'être libérés des camps de travail.
- Mais vous n'y croyez pas, compléta Ulfhilde pour épargner à la souveraine de le dire elle-même.
- Non, en effet.
- J'aurai été dupe jusqu'au bout. (Ulfhilde se mit à fixer le sol.) Même si mon instinct me disait le contraire, je voulais croire en ce tout petit et mince espoir que l'on me laissait entrevoir.
La main qui tenait sa béquille la serrait plus fermement.
- C'est une pensée qui honore le rôle qui fut le tien. Celui de gardienne d'un groupe de personnes et de prendre soin d'eux. J'aurais probablement nourri les mêmes croyances à ta place. L'espoir est parfois une notion à double tranchant. (La reine quitta sa position initiale pour se lever et tendre une main.) Ulfhilde, tu possèdes une belle âme et une profonde envie d'aider les autres. Dans un royaume en pleine reconstruction, ce sont d'importantes qualités et j'aimerais que tu les partages avec moi.
Les yeux de l'ancienne Fléau s'écarquillèrent.
- Moi, votre Majesté ? Mais …
- Tu ne parais pas avoir commis d'atrocités, d'après tout ce que j'ai pu apprendre. Sache que si ç'a avait été le cas, je peux t'assurer que ta tête aurait déjà été décollée de tes épaules. (Elle laissa passer quelques secondes, avant d'enchaîner :) Tu es une guérisseuse, mais également une combattante. En dépit de notre victoire sur Loki et ses forces, une plus grande menace pourrait se présenter dans les temps à venir. (La reine lança un regard en direction de ses amis étrangers.) Sous peu, ces gens ne seront plus là pour me soutenir, car leur rôle est accompli. Aussi, acceptes-tu, Ulfhilde, de te joindre à moi que ce soit en temps de paix ou de guerre afin d'oeuvrer pour le royaume ?
- Je m'efforcerais chaque jour de réparer mes erreurs et servir dignement vous-même et le peuple d'Asgard, votre Majesté, promit-elle solennement.
La Blanche Dame sourit à l'entente de ces paroles et une partie de la tension qui l'habitait encore aujourd'hui, disparut.
Une semaine s'écoula, ponctuée par des tractations, des alliances nouées et des loyautés réaffirmées entre tous les jarls et l'incontestable souveraine – du moins, presque tous, car ils choisirent de faire la sourde oreille et leurs noms ne seraient pas oubliés quand viendrait le temps des comptes. De nombreux projets, commerciaux entre autres, commencèrent également à voir le jour sur le papier.
Deux jours après la discussion entre la souveraine et Ulfhilde, l'enterrement d'Oreste eut lieu dans une relative intimité. Le Chevalier d'Or des Poissons fut honoré publiquement, mais seuls ses proches l'accompagnèrent jusqu'à sa dernière demeure. Bien sûr, on songea à Fares. Même en l'absence de corps, nul ne doutait que l'âme du Libyen était avec eux. Ce fut également l'occasion pour le souvenir de Morgan d'être rappelé à tous. Tous trois s'étaient sacrifiés par amour envers leurs proches et tant que ceux-ci vivraient, ils ne seraient pas oubliés de mémoire d'homme. Armures et Ecailles – via l'Âme de Marina –, elles, les conserveraient à tout jamais dans leur essence profonde.
- Encore une fois, soyez remerciés pour tout ce que vous avez apporté à notre royaume, leur dit la Blanche Dame.
Cette dernière était vêtue d'une élégante robe à la teinte charbonneuse qu'enveloppait une peau de loup.
A ses côtés, près des remparts de la cité, se tenait un détachement de sa garde mené par Kostya, la Haute Prêtresse d'Odin, Sosia et le Chef de Bataille Nordring. Les Nains avaient regagné leurs montagnes un peu plus tôt, leurs adieux ayant déjà été faits. Ces derniers avaient d'ailleurs été l'occasion pour Arion de recevoir un traité de forge de la part du prince Nain, cadeau que le Bélier apprécia grandement. Un jour, il espérait pouvoir revenir ici et travailler le métal avec ce peuple si proche de la terre.
- Vous serez toujours les bienvenus, compléta-t-elle. Vous, ou d'autres envoyés grecs. Et je vous souhaite bonne fortune dans votre quête, car je sais ce qu'elle implique.
- Ha ! On est loin des débuts où vous vouliez nous raccourcir d'une tête, plaisanta Raul.
Ses compagnons affichèrent un air contrit, même si certains riaient sous cape, notamment Ayame et Gearóid.
- C'est vrai, Raul, admit la reine Ylva en souriant de bon coeur face à la facétie du Taureau. Mais aujourd'hui, je souhaite qu'elles restent en bon état le plus longtemps possible.
Hormis la présence de quelques membres supplémentaires, le petit groupe d'origine s'associa à nouveau à la troupe itinérante pour repartir. La souveraine avait octroyé à Folmer la mission de diffuser la nouvelle de sa victoire par le biais des quelques scaldes composant sa troupe d'artistes. Le patriarche devant se mettre en route le même jour que les Asgardiens d'adoption, ces derniers s'étaient naturellement associés à lui afin de l'escorter.
Quelque jours plus tard, parvenus à ce qu'il jugea être le dernier point le plus sûr dans ces terres où les braises de la guerre rougeoyaient encore, le chef de la troupe indiqua à Tristan et ses compagnons le tracé à suivre pour se rapprocher de la frontière du royaume, ou ce qui s'y apparentait – la délimitation étant un peu floue. Après force remerciements, les deux groupes se séparèrent par une froide matinée.
Au total, le trajet de retour leur prit dix jours au lieu des trois semaines de l'aller. Plus ils s'approchaient de leur destination et plus les questions sur ce qu'ils allaient découvrir à leur retour dans le monde "moderne" s'invitaient. Peut-être rien ne serait différent, ou au contraire des évolutions majeures ou non se seraient produites. Le Sanctuaire lui-même avait dû connaître semblable changement, mais dans quelle mesure ? Pour beaucoup, ils gardèrent le silence sur ça et sur bien d'autres choses, se focalisant uniquement sur leur objectif. Le temps de révéler les détails de leurs introspections respectives viendrait ensuite.
Le matin du onzième jour, le petit détachement se présenta face à une montagne apparemment infranchissable. En réalité, il s'agissait d'une "épaisse" illusion destiné à détourner le chemin d'imprudents qui aurait pu s'égarer dans un monde qui n'était pas le leur – l'inverse étant également valable de l'autre côté. Conscients de cela, ils n'eurent guère de difficultés à la traverser, bien que ce fut une désagréable expérience. Ils l'avaient presque oubliée depuis le temps.
A la sortie de ce long tunnel, ils se retrouvèrent dans une plaine, prolongement naturel du décor séparé par cette barrière invisible.
Après avoir marché à peine une trentaine de minutes, ils furent accueillis par une équipe de terrain de la fondation Kido. Face à eux, le contraste était saisissant, comme des voyageurs d'époques différentes se retrouvant nez-à-nez. Eux, vêtus de fourrures et d'épaisses étoffes et leurs vis-à-vis, engoncés dans des parkas aux couleurs foncées.
Celui qui s'avança s'adressa à eux en grec.
- Chevaliers, nous sommes heureux de vous revoir. Je suis le professeur Antikonos de la branche scandinave de la fondation Graad.
- Vous nous attendiez ? s'étonna Nikolaï.
- C'était nos directives, oui. Même si on nous avait conseillé d'être particulièrement attentifs sur les jours à venir.
- Pour quelle raison ? s'enquit Tristan.
Les membres de la fondation s'entreregardèrent.
- Les étoiles … ont parlé, dit un quarantenaire à la moustache blonde retroussée en crocs.
L'homme devait être du genre cartésien, bien qu'oeuvrant pour une organisation dont le chef s'avérait être la réincarnation d'une antique déesse.
- Le Grand Pope Marin a semble-t-il eu recours à la lecture des cieux et y a décelé notre retour prochain, compléta Arion. A quelques jours près. Plus ou moins.
- Ils vous faut nous suivre dès à présent. Un avion vous attend à quelques kilomètres. Il vous emmènera jusqu'en Grèce d'où vous pourrez rallier le Sanctuaire.
- Cela fait deux ans que nous sommes coupés du monde extérieur, se manifesta le Chevalier d'Orion. Avez-vous des nouvelles importantes à nous communiquer ?
- Nous n'avons pas tous les détails, révéla le chef du groupe de recherche. Toutefois, un envoyé du Sanctuaire vous fera un rapport aussi complet que possible durant votre voyage de retour.