Une Dernière Bataille

Chapitre 33 : Quitte ou Double -Septième Partie

8116 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/11/2024 17:49

Tour à tour, la caverne était le théâtre d'un enfer de flammes hurlantes suivi de rafales glacées sifflantes. Par endroits, de la pierre se détachait des parois, voire éclatait, alors qu'elle était soumise à une véritable torture thermique.

Glace, eau, vapeur, le cycle de transformation de l'élément se répétait inlassablement, passant d'un état à un autre à la vitesse des contraintes auxquelles on le soumettait. Une gouttelette coulait le long d'une arête nasale et s'évaporait avant de s'écraser au sol. La suivante éclatait en fragments gelés.

Leurs cosmos déployés, Einar et Andrei résistaient tant bien que mal aux assauts de l'effroyable créature leur faisant face.

 

Un balayage de la massive queue manqua renverser le Chevalier du Verseau qui, éreinté par son combat avec le Fléau de Fafnir, avait perdu de sa vigueur. Il trébucha et une patte crochue se leva, prête à le faucher. Un appendice s'enroula autour de son bras pour le soustraire d'une traction aux griffes qui faillirent l'éventrer.

Une fois hors de portée, il jeta un coup d’œil à sa droite, en hauteur. Le Marina avait déployé les tentacules dorsaux de son Écaille, chaque segment relié au suivant par une étincelle de cosmos irisé. De ce que le Verseau en comprenait, ils pouvaient apparemment s'allonger ou se rétracter jusque dans une certaine mesure, selon la volonté de leur détenteur.

Pas le temps pour les remerciements, pas vraiment l'envie non plus.

Andrei invoqua son énergie, rassemblant les molécules d'eau autour de lui, abaissant leur température afin de ralentir l'agitation de leurs atomes. Des épieux de glace bleutée veinés de noir, se formèrent, s'élevant de part et d'autre de sa silhouette. Ouvrant grand les bras, il les ramena de l'arrière vers l'avant d'un mouvement brusque, comme s'il poussait ses créations grâce à la seule force de ses mains. Les projectiles acérés s'envolèrent, propulsés dans un cri rageur.

Tout aussi vivement, les ailes de cuir du dragon se replièrent sur lui, formant un écran contre lequel les lances de glace explosèrent.

- C'est pas vrai ! ragea le Chevalier d'Or.

Il s'épuisait pour rien, brûlant ses forces en vain. Des ressources qui étaient loin d'être illimitées. Tout comme la matière première pour attaquer, l'atmosphère de la caverne semblant tourner de plus en plus à l'étuve. Une goutte de sueur dévala son front.

 

- Nous devons coordonner nos assauts, lui rappela Einar.

Agrippé à la paroi grâce à deux de ses tentacules, aux extrémités solidement fixées via des minuscules crochets, le jeune Asgardien esquiva un jet de flammes en déportant ses attaches un peu plus loin.

Andrei lui répondit par un grognement.

Autant parler à un mur, songea le Marina du Kraken. Mais même à nous deux, peut-on envisager de vaincre l'avatar d'un dieu ?

En son for intérieur, Einar désirait réaliser la promesse faite à Oreste. Et tant qu'à y être, empêcher Loki de récupérer l'orbe qui pour l'heure se trouvait aux mains d'Andrei.

Néanmoins, pour se faire, il ne voyait que la victoire en terrassant le dragon. Ce dernier ne les laisserait jamais s'enfuir, peu importe ce qu'ils tenteraient en ce sens. Il avait décidé qu'ils faisaient désormais partie de son trésor et s'amuserait avec eux jusqu'à ce qu'il en eût assez.

Einar intensifia son cosmos et lui fit parcourir chaque fibre de son être.

 

Bien que massive, la créature en laquelle s'était incarnée Loki demeurait étonnamment agile. Ses deux opposants avaient donc besoin de l'être tout autant, si ce n'était plus. Et plus malins surtout.

Andrei se mit à courir, gelant rapidement le sol de pierre devant lui et s'en servit comme rampe pour gagner encore en vitesse et zigzaguer, filant bas, afin de perturber le dragon.

De son côté, Einar, telle une araignée, se déplaça, s'élevant davantage pour profiter du surplomb ainsi gagné. Depuis cette position inverse à celle du Verseau, il estima qu'ils pourraient mieux varier leurs assauts.

A l'aide de son cosmos, l'Asgardien convoqua de l'eau pour créer un globe de glace entre ses doigts. D'un geste, il déclencha une rotation de la sphère, qui s'interrompit lorsqu'il la pulvérisa entre ses mains. Des éclats, pareils à de longues échardes, jaillirent en cercle devant lui, suspendus dans un lent mouvement circulaire vertical.

Andrei esquiva une rafale de boules de feu qui crevèrent le sol, leur chaleur léchant sa peau, et s'élança d'une glissade pour slalomer entre les piliers qu'étaient les pattes de la créature. Ressortant près de l'arrière-train pour prendre son adversaire à revers – une tactique correcte en temps normal –, il se fit bel et bien cueillir cette fois-ci par un retour de l'appendice caudal du dragon.

Le rude impact l'envoya s'écraser contre une paroi, l'air chassé de ses poumons, tandis que ses côtes craquaient sinistrement.

A cet instant, profitant de la distraction, Einar déclencha son arcane :

- Sirkel av Vinter !

Dirigeant sa ligne de mire, non pas sur la massive créature, mais sur la forme endormie du dieu, il propulsait les pointes acérées l'une après l'autre dans une longue trajectoire en spirale. Celle en tête de file s'écrasa sur la pierre du trône un peu trop à gauche, la suivante parvint à érafler le front de Loki, faisant couler son sang immortel. Les autres se heurtèrent cependant à une barrière, apparue subitement sous la forme d'un disque lumineux composé de runes entrelacées.

- De la magie runique !? maugréa le jeune Marina.

Même sous sa forme draconique, Loki paraissait pouvoir se servir de sortilèges. Abandonnant la poursuite de sa riposte contre Andrei, il lorgna Einar d'un œil mauvais, comme il avisait le maigre filet d'ichor souillant son front divin. Le dragon découvrit ses crocs en un terrifiant rictus, mimique totalement inappropriée sur la bouche d'un tel animal. Son poitrail, puis sa gorge se gonflèrent avant qu'il ne vomisse ses flammes en direction du Marina.

Usant de toute l'agilité que lui conférait ses tentacules, ce dernier se déporta pour éviter d'être consumé. Loki poursuivit son offensive, suivant les mouvements du Kraken qui cherchait à lui échapper.

Juste avant d’atteindre le faîte de la voûte, il décida de geler la surface devant lui, faisant s'infiltrer un froid intense au cœur de la roche. La suite se déroula très vite. Se décalant juste à temps, Einar évita l'enfer déchaîné à son encontre et la subite chaleur extrême fit exploser le pan gelé précédemment, déclenchant une avalanche de rochers.

Son bouclier runique peut bloquer des attaques à base de cosmos, mais qu'en est-il des éléments naturels ? s'interrogea Einar.

En réponse à sa question, Loki stoppa son attaque et se laissa envelopper par ses ailes pour amortir la chute des plus gros débris. Caché à la vue du dragon par cette soudaine averse tellurique, Einar en profita pour se lâcher et tomber sur son dos, alors que le dernier roc glissait sur le cuir draconique.

Un rugissement ponctua son action audacieuse, comme un cri de surprise. En dépit d'appuis instables, le Marina réussit à envoyer ses bras surnuméraires s'enrouler autour du cou et des pattes avant du dragon. Brûlant son cosmos ardemment, il agrippa solidement les tentacules entre ses mains et tira.

- Andrei ! Lève-toi, bordel ! cria-t-il, le front ruisselant déjà de la sueur de l'effort et de la chaleur résiduelle qui tardait à se dissiper. C'est le moment de donner tout ce qu'il te reste !

 

S'étant remis de sa projection entre-temps, le Verseau ne fit pas de manière et concentra son énergie, répandant un halo doré.

A l'instar du mouvement qu'il avait utilisé contre Gôrd, il rassembla toute l'eau qu'il put mobiliser – c'est-à-dire bien moins qu'il ne le pensait, étant donné la quasi fournaise qu'entretenait le dragon – pour en faire un énorme javelot de glace. Du moins, quelque chose évoquant plutôt un gros tronc d'arbre à l'extrémité taillé grossièrement en pointe.

Pas le temps pour les fioritures.

Rassemblant ses forces qui allaient en s'amenuisant, le Chevalier d'Or lança son projectile en visant le large poitrail de la bête.

Celle-ci hurla de défi, vrillant leurs tympans. Bandant tous ses muscles, elle fit se rompre l'entrave de l'une de ses pattes, arrachant un cri à l'Asgardien juché sur son dos. De son membre libre, le dragon griffa l'air, fracassant la concrétion gelée dans un terrible fracas. Sitôt cela fait, il prit appui sur le sol de ses trois pattes libres et bondit vers le haut, propulsés par son élan et un battement d'ailes.

La surprise fut totale pour Einar lorsqu'il se sentit telle une noix que l'on souhaite briser dans un étau – les pièces de l'appareil étant représentées ici par le dos du dragon d'un côté et le plafond de la salle de l'autre.

Malgré sa résistance, son Écaille se fissura à plusieurs endroits sous la terrible contrainte et il perçut nettement le gémissement de nombre de ses os soumis à rude épreuve.

La pression cessa tout aussi soudainement qu'elle s'était appliquée et avec un léger temps de latence, Einar suivit le même trajet de chute que le dragon, tandis que ses tentacules relâchaient leur étreinte.

Seulement, la bête possédait des ailes pour se soustraire au joug de la gravité. D'un puissant battement, elle se jeta en piqué sur une nouvelle cible qu'elle venait tout juste d'apercevoir, recroquevillée au sol. La stratégie de s'en prendre au faible plutôt qu'au fort, tentée un peu plus tôt par le Marina était retournée contre lui.

Bien que le casque d'Einar ait absorbé une bonne partie du choc, il lui laissa malgré tout une vision troublée et un crâne parcouru d'élancements douloureux. Les vibrations du rugissement d'anticipation du dragon achevèrent de le sortir de sa torpeur. Un drame était sur le point de se jouer sous ses yeux. Oreste !

Einar poussa un cri, ravivant les braises de son cosmos. Des lueurs chatoyantes aux reflets irisés éclairèrent la voûte de la salle. Le Marina lança ses tentacules encore intacts, les allongeant à leur extrême limite, à la poursuite de la créature ailée. Dès que les attaches se fixèrent, il les fit se rétracter violemment, utilisant le principe de l'élastique, pour le rapprocher presque instantanément de leur point d’ancrage. Usant au mieux de la vélocité acquise, il percuta le dragon avec force.

Quoique d'un gabarit largement inférieur, il parvint à infléchir la course de la bête. Déséquilibré, celle-ci alla à la rencontre d'un mur de glace qui venait d'apparaître face à elle.

Andrei n'avait semble-t-il aucun désir de laisser un dieu lui dicter sa loi. Simple opportunité ou avait-il voulu protéger Oreste ?

Loki heurta la formation créée par le Verseau, la brisant dans un grondement. Il se retrouva sonné, s'écrasant lourdement au sol, creusant un sillon sur les quelques mètres où il glissa.

Éjecté lors de cet atterrissage forcé, Einar avait tournoyé sur lui-même plusieurs fois. Il se releva péniblement, les oreilles bourdonnantes, un épais sang chaud coulait sur son visage en tombant goutte à goutte de son menton.

Dans un nuage cristallin, une tête à laquelle manquait une corne émergea, menaçante, et riva sur le Kraken un œil doré empli de douloureuses promesses. Sa queue cingla l'air, tel un fouet, et frappa le jeune homme qui avait à peine eu le temps d'esquisser un semblant de parade. Un délicieux craquement monta aux oreilles du dragon.

Einar sentit son bras gauche être brisé par le coup, avant de se retrouver projeté à une dizaine de mètres, semant des éclats d'Écaille dans son sillage. Il roula à plusieurs reprises et ne bougea plus.

Loki se jeta ensuite sur Andrei qu'il gratifia d'un effroyable coup de bélier. Le plastron de son Armure d'Or, déjà affaibli, se brisa sur une large portion. Lui-même, crachant du sang, alla s'encastrer dans la roche. Il tenta de s'en dégager, mais il était au bord de l'inconscience.

Le dragon laissa échapper un grognement, comme un soupir satisfait. Un filet de fumée s'échappait de ses naseaux et son poitrail commença à se soulever. Il enfla pour finir par rougeoyer, un brasier prenant naissance au fond de sa gorge.

 

Einar se sentait partir. Le néant l'appelait de sa voix envoûtante, à l'instar de cette fois où il n'était qu'un enfant fuyant les esclavagistes qui avait dévasté son village. Il était tombé d'une falaise, une flèche plantée dans l'épaule, en pleine mer. Un grand froid l'avait saisi alors qu'il coulait, comme à cet instant. Mais ici, l'eau glaciale n'y était pour rien. Il s'attendait presque à … quoi ? Qu'une sombre et colossale silhouette vienne à sa rescousse ? Il tâcha de rassembler ses pensées éparses.

Son corps émit une faible lueur irisée. Il lui fallait enflammer son énergie, sa vie pour espérer parvenir à sauver Oreste … et Andrei.

Il ne tenta plus de remonter, au contraire, il plongea plus profondément encore. Descendre. Descendre jusqu'à …

Einar était étendu dans une eau de quelques centimètres de profondeur. Il se releva, son bras gauche ne le faisant plus souffrir et constata que son environnement était entièrement plongé dans le noir. Curieusement, il se tenait debout, comme flottant à la surface d'un lac, ne s'y enfonçant pas.

Il jeta un œil à droite, puis à gauche, et faillit sursauter lorsqu'il avisa la silhouette apparue brutalement devant lui, semblant surgie du vide lui-même.

C'était un être humanoïde, dont le corps était recouvert de couches de tissus de diverses teintes sombres, auquel s'accrochait quelques coquillages cliquetants au souffle d'une brise invisible, et algues desséchées. Sa tête était coiffée d'un masque sculpté, évoquant la spirale d'un coquillage, qui lui couvrait la face. Seule une paire d'yeux bleus similaires à des billes de glace luisait derrière. Une crinière de tentacules tenait lieu de cheveux. Une main à la peau pâle, quasiment translucide avec des reflets changeants et aux ongles d'un bleu similaire à celui des yeux, tenait un long bâton dont les torsades rappelaient celle d'une défense de narval.

Une brume ésotérique paraissait sourdre de l'être faisant face au Marina, s'écoulant en lentes volutes vaporeuses. Il frissonna. Était-ce l'Âme du Kraken ? Pour une créature qu'il imaginait avec des dimensions autrement plus …, un bref mouvement sous la surface de l'eau – quelque chose comme un gigantesque tentacule – fit mourir le reste de sa pensée. Ce qu'il avait devant lui était une forme que son esprit pouvait appréhender, tout simplement.

- Tu t'es finalement éveillé, s'adressa à lui une voix chuintante faite de centaines de murmures.

Elle donnait l'impression de résonner à travers lui.

- Je … j'ai besoin d'aide, articula finalement Einar. De …

- Davantage de pouvoir, finit-on pour lui. Pour affronter un dieu ?

- Pour respecter un serment. Sauver un ami. Je ne peux pas vaincre Loki, pas dans cet état, pas sans espérer maîtriser tout … ça.

Il fit un geste vague pour englober la scène entière.

- Sage décision. Encore que même un dieu puisse être vaincu. Du moins, le vaisseau qu'il emprunte, car ce n'est pas celui où il dispose de sa pleine puissance.

- Comme un Marina et son Âme ?

- Une comparaison intéressante, mais cela fonctionne différemment pour nous. Lui, il prend de force. Toi, tu es un élu. Une Âme de Marina ne peut pas s'attacher à n'importe qui, nous formons une unité.

« Les porteurs d'Âme sont choisis avant même leur naissance. Nous sommes destinés l'un à l'autre. Ce n'est pas une possession. Il s'agit de deux moitiés qui se retrouvent. La communication peut bien entendu être plus ou moins bonne selon les individus. Certains n'entendront jamais plus que quelques notes du chant de leur Âme, d'autres ne vivront même pas assez longtemps pour pour effleurer ne serait-ce qu'une entame de la partition.

« A l'origine, j'étais une entité unique, mais en liant mon âme à un premier humain, puis un autre et ainsi de suite, je suis devenu multiple. Nous sommes toi et tu es nous en somme. A ta mort, tu deviendras un brin de la grande tapisserie du Kraken pour aider le suivant. Je t'offre tes pouvoirs et plus nous parvenons à être en harmonie, plus tu pourras user de ma force.

Délaissant involontairement l’aspect spirituel de ce qu'on venait de lui révéler, Einar s'en tint au pragmatisme :

- Malheureusement, le terrain nous dessert clairement. Moi, comme Andrei, n'avons pas assez d'eau à notre disposition pour tenter …

- Ton ami semble vouloir y remédier, l'interrompit la voix bruissante.

- Oreste ? s'étonna l'Asgardien.

La créature abattit son bâton sur la surface du lac et celle-ci se brouilla, avant d'offrir une vision du Chevalier des Poissons. Agenouillé, les deux mains posées à plat sur le sol, une très faible aura soulignait sa silhouette décharnée. Ses lèvres craquelées paraissaient bouger imperceptiblement. Einar n'avait absolument rien remarqué de sa manœuvre. Probablement Loki était-il passé également à côté.

- Que fait-il ?

- Il canalise les eaux souterraines pour qu'elles remontent le long des fissures de la montagne jusque dans la salle où vous vous trouvez. Il est visiblement sur le point de relâcher tout ça.

- Dans son état !? C'est de la folie ! Il faut que je …

- Que tu l'arrêtes ? compléta le Kraken. Même si cela représente votre unique chance ?

- Il ne devrait pas avoir à endurer tout ça.

- C'est son choix. Au bord du précipice de la folie, il s'est souvenu de ce qu'il avait à faire, de ce qu'il voulait, de ce qu'il était. Indépendamment de son devoir, ou des volontés de la déesse qu'il sert.

- Comment …

- Puis-je lire aussi ouvertement le cœur des hommes ? J'ai été lié à de nombreux membres de votre espèce pendant des milliers d'années, tous plus différents les uns que les autres. J'ai eu le temps d'observer et d'apprendre. A présent, jeune Marina, il est l'heure de mettre à l'épreuve notre lien.

Il y eut comme un bruit de remous et soudain Einar se retrouva à nouveau seul dans le noir complet. Il ferma les yeux et inspira profondément.

 

L'attention de Loki, alors qu'il s'apprêtait à déchaîner ses flammes, fut attirée en deux points distincts.

D'abord, il vit de l'eau sourdre inexplicablement depuis le sol autour de ses pattes. Étrangement, elle lui parut luire d'un faible éclat doré. De petits filets, elle se mit à jaillir en gros bouillons, comme une source chaude.

Ensuite, son œil à la pupille fendue, capta un mouvement là où il avait valdingué le jeune Asgardien.

Une explosion de cosmos, dont les nuances chatoyantes firent glisser des ondes de couleur nacrée sur les parois, se produisit. Les vibrations de cette énergie nouvelle frappèrent Andrei, achevant de le sortir de la léthargie où il s'enfonçait. La force de cette aura ramena à la surface de sa conscience, le souvenir d'une autre bataille souterraine. Là encore, il percevait le formidable pouvoir émanant d'un Marina. Quelque chose de sensiblement différent du Septième Sens auquel tout Chevalier d'Or savait faire appel.

Il poussa sur ses bras, se libérant du carcan de roche, et sur ses cuisses, se hissant à nouveau sur pied. Il avisa alors Oreste, dont l’œil vert paraissait habité d'une étincelle de raison et peut-être … de défi. Une très légère aura, comme un seconde peau, découpait sa silhouette dans la pénombre environnante. Andrei ne prenait réellement conscience de sa présence qu'à l'instant. Un vague sentiment de honte l'envahit.

La salve ignée que préparait le dragon fusa hors de sa gueule, illuminant brièvement la scène d'une vive lueur. Sa cible n'était plus le Verseau, mais les Poissons.

Un rempart de glace se matérialisa depuis le sol à la vitesse de la pensée, encaissant le tir, s’effondrant en une masse émiettée.

L'un des membres de son ordre avait été capturé, séquestré et torturé. Lui, n'avait fait qu'errer après sa fuite, loin de tout être pouvant le blâmer pour ses actes, ou ses manquements, fuyant une réalité qu'il ne voulait pas recevoir en pleine figure, prêtant l'oreille aux murmures de rébellion que lui soufflait sa conscience. Du moins, le croyait-il à l'époque.

Un dieu malicieux l'avait tourné en dérision, marionnette dansant au bout de fils mentaux invisibles. Et pendant toute cette période, il n'avait eu que sa propre personne en tête. Sa petite personne diraient certains. Les imbéciles, ils … ah, voilà qu'il recommençait. Ce n'était pas digne d'un Chevalier d'Or, ça ne l'était pas non plus d'un prince de sang.

Aujourd'hui, le voile de l'illusion avait été déchiré, mais il n'avait fait qu'utiliser les matériaux laissés à sa disposition pour se tisser. Il balaierait tout ça. Il ne fuirait plus. Son premier pas en tant que nouvel individu, il allait le faire maintenant. Peut-être en ferait-il un second le lendemain, s'il survivait. D'autres avaient porté le fardeau de ses devoirs et de ses fautes, il lui fallait bien s'y mettre lui aussi. Aider les autres, à commencer par un camarade.

Je vais faire mieux, promit-il.

 

Galvanisé par ce soudain afflux de pouvoir, Einar oublia la douleur et l'épuisement. Remis sur pieds, le Marina se concentra sur la manipulation de cette nouvelle ressource mise à disposition par Oreste. Créant un courant de froid intense, il déploya son arcane.

Gelant rapidement l'eau, Einar engendra plusieurs formes de glace qui, d'abord grossières et d'aspect bleutées, s'affinèrent bien vite comme sous le coup de ciseau d'un sculpteur virtuose pour prendre l'exacte apparence de leur créateur. L'instant suivant, à l'image des céphalopodes qui usent de leur chromatophores pour modifier leur couleur et leur texture, elles se transformaient, arborant les mêmes teintes que le Marina. Dans des craquements, faisant jaillir des éclats de leurs articulations, qui s'atténuèrent très rapidement, les images s'animèrent pour charger le dragon.

Où que le regard se posait, il était impossible de distinguer les faux de l’original. Pensant éventer le stratagème Loki renifla l'air, tâchant de capter l'odeur du jeune Asgardien au milieu de cette multitude. A son grand étonnement, traduit par ce qui aurait dû être un haussement de sourcils chez un humain, ils avaient tous la même. Il apprécia fugacement la qualité de l'illusion. Qu'à cela ne tienne, ses crocs et ses griffes accompliraient ce que ses yeux et son odorat avaient échoué à faire.

Les répliques utilisèrent leurs tentacules pour tenter d'immobiliser la grande créature, tandis que d'autres le submergeait de projections de glace. D'un large mouvement de sa queue, Loki brisa plusieurs clones, éparpillant leurs restes dans les airs. Ses mâchoires se refermèrent d'un coup sec sur un trio de Marinas factices qui s'étaient aventurés trop près d'elles, les sectionnant. Quant aux attaques à distance, il invoqua à nouveau son écran runique pour s'en prémunir.

 

- C'est un plan stupide, lâcha Andrei. Il aura beau augmenter le nombre de ses créations, elles se feront toutes anéantir de la même manière.

A côté de lui, le Chevalier des Poissons murmura :

- Non, quelque chose d'autre se prépare. Quelque chose … arrive …

En effet, l'atmosphère devenait de plus en plus froide, en dépit des jets de feu que dispensait le dragon à intervalle régulier. De la buée s'échappa bientôt de la bouche des humains présents dans la caverne. Le plus marquant restaient les énormes volutes de vapeur s'échappant des naseaux de Loki.

Petit à petit, des particules de glace – vestiges de ses exécutions destructrices – se collaient aux écailles de la bête, engourdissant ses sensations. D'autres s'amoncelaient sur le sol, partout autour, formant des congères de plus en plus hautes.

Des masses givrées qui, sous l'action d'un mystérieux vent, commencèrent soudainement à se mouvoir, se rapprochant du dragon, avec force de craquements. Désorientée, cernée, la créature qu’habitait le Mage des Mensonges éprouva un frisson presque primitif. Les répliques de glace finirent par se désagréger, leurs fragments entraînés par les curieuses bourrasques, rejoignant le ballet blanc qui le ceignait.

Il régnait déjà une certaine pénombre dans la caverne, malgré les torchères, mais une noirceur différente s'installa lorsqu'elles s'éteignirent toutes d'un seul coup. Une nouvelle obscurité, aux nuances bleuâtres, comme si l'on se trouvait au fond d'un lac gelé, révéla la forme du Marina, sa propre silhouette soulignée par une mince aura irisée. Les traits tirés, le souffle court, il paraissait au bord de l'évanouissement, terrassé par le coût de ses efforts.

Des efforts et des gesticulations vaines, songea Loki.

Il s'avança d'un pas pesant, puis d'un autre. Des plaques de givre qui couvraient son corps par endroit, glissant telle la mue d'un reptile. Il s'approcha de sa proie, mais s'arrêta soudain net. Il venait de percevoir un mouvement dans l'ombre derrière le Marina. Un bruissement fugace. Il s'avança d'un pas supplémentaire et se figea derechef. Une masse sombre s'anima au-delà de son son champ de vision, une odeur marine s’immisçant à l'intérieur des naseaux du dragon. Une paire de globes oculaires, d'un bleu glacial, s'ouvrirent brusquement, paralysant le prédateur.

Devenu subitement proie, le dragon vit des filaments ténébreux se déployer et se tendre vers lui à la vitesse de l'éclair. Il tenta de cracher ses flammes, mais sa gueule se retrouva close par la force, tandis qu'on l'immobilisait. De formidables et massifs tentacules enserraient son corps en plusieurs endroits.

Loki s'agita, néanmoins, même sous cette forme dotée d'une grande puissance physique, il ne put rien faire face à l’irrésistible force qu'on lui imposait. Les yeux bleus continuaient de le fixer implacablement, sans un bruit, autre que celui des anneaux qui accentuaient leur incroyable pression, le tractant vers eux.

- Sjøis nedenfor Skrekk , captèrent fugacement ses oreilles.

 

L'instant suivant, le dieu réintégrait sa véritable enveloppe, une inspiration brusque traduisant qu'il se réveillait. Une légère irritation piqueta son front.

Qu'est-ce que ce gamin vient d'invoquer ? s'interrogea-t-il.

Il avait clairement entendu et ressenti les os de son incarnation se briser et sa chair être tordue et déchirée violemment. Et s'il ne s'agissait que de ça, il n'y prêterait aucune attention, mais il avait ressenti un profond malaise vibrer dans sa chair incarnée. Lui qui sourcillait à peine lorsque Odin étrécissait son œil unique sur lui. Lui qui pouvait se mettre tous les Ases à dos, les écrasant sous sa verve un à un. Il n'y avait que lorsqu'il voyait les veines se gonfler sur les bras musculeux de Thor, alors qu'il resserrait sa prise sur Mjöllnir que son cœur tressautait d'angoisse. Mais ici, ce n'était pas de la peur que son cœur de dragon avait éprouvée, c'était plus ancien, plus ancestral que ça. Une sorte de soumission physique face à un être qui dépassait le représentant de la race draconique.

Cachées à sa vue par les brumes de givre qui ne paraissaient pas vouloir retomber, il percevait toutefois les auras tremblotantes des êtres humains présents dans sa salle. Ils allaient s'enfuir, quitter la montagne, en emportant l'orbe qu'il s'était diverti à laisser entre les mains de ce Chevalier bouffi d'orgueil, le poussant à s'en servir comme d'une mise. Ce petit jeu lui avait plu, certain qu'il était de le remporter. Cependant, le joueur adverse partait en raflant la mise et ça, il avait du mal à le tolérer.

Son masque d'affabilité, déjà lézardé, se fissura davantage et un éclair de contrariété traversa son visage, crispant ses traits qui n'avaient plus rien de beau. La voûte de sa prison se mit à vibrer, tout autant que le sol et les parois, sous le coup de sa vive émotion.

En retour, le venin de ses liens forgés, se répandit pareil à un torrent dans ses veines, brûlant sa chair jusqu'aux couches les plus profonds, infligeant une douleur bien au-delà de ce que pourrait jamais appréhender un être humain, mais il n'en avait cure, il était un dieu.

Ses mains aux paumes tatouées se refermèrent sur les accoudoirs de son trône et en broyèrent la pierre. Il tira sur ses entraves, s'efforçant de se lever pour infliger son courroux. Les chaînes émirent une plainte métallique tandis qu'il les torturait autant qu'elles s'y employaient. Ses bras se détacheraient-ils sous la corruption de l'acidité, ou ses liens se rompraient-ils, eux qui l'avaient muselé pendant des millénaires ?

 

Einar était à genoux, en nage, son souffle réduit à un filet d'air, tremblant presque. C'était la première fois qu'il déployait un tel pouvoir, la première fois qu'il … qu'il invoquait … quoi ? Le Kraken lui-même ?

Ses réflexions n'allèrent pas plus loin, son regard jusqu'ici tourné vers le plafond se retrouva captivé par les restes de ce qui avait été un Fléau d'Utgard, puis un féroce dragon. Le cadavre était en charpie, une force primale l'ayant écrasé de sa puissance.

Il remarqua à peine Andrei qui s’approchait de lui.

- Allez, lève-toi ! le somma-t-il. On a intérêt à en profiter pour partir, avant que …

Einar lut une profonde peur dans les yeux du Verseau, bien qu'il la contint du mieux qu'il put.

Des vibrations parcouraient leurs corps, leur provoquant d’irrésistibles frissons. A travers les lambeaux de brume qui s'effilochaient, ils aperçurent le dieu, debout, et qui venait de faire un pas dans leur direction. Le Chevalier d'Or pâlit en regardant le Mage des Mensonges progresser de plusieurs pas, ses chaînes tendues à l'extrême, tout comme les lignes de son visage, masque de souffrance et d'ire mêlés. De profonds sillons sanglants creusaient sa chair là où les crochets l'avaient labourés, alors qu'il tirait dessus. Des gouttelettes tombaient à terre, sifflantes et fumantes, faisant grésiller la pierre en répandant une odeur piquante.

Soutenant le Marina, d'une main passée sous son bras valide, Andrei le tira jusque vers la sortie, Oreste les attendant non loin et le Verseau allait le prendre de son autre bras lorsqu'il se figea.

- Qui y a-t-il ? fit l'Asgardien en le remarquant.

Le Chevalier d'Or tâtait frénétiquement la partie visible de sa poitrine sous son Armure d'Or brisée.

- Merde ! (Il lança un regard désemparé à Einar.) J'ai perdu l'orbe.

- Quoi !?

- Il a dû tomber quand Loki a fracassé mon plastron. Où …

Il lança un regard en arrière et là, droit devant lui, une petite pochette de cuir laissait entrevoir son contenu ; un petit globe qui pouvait tenir dans la paume d'une main.

L'une des entraves du dieu nordique rompit dans un claquement évoquant un grondement tellurique.

- Si l'autre cède, …

- On est tous morts, acheva Andrei.

Non, c'est bien pire que ça, le corrigea Einar mentalement.

Andrei jeta un regard à Loki, puis l'orbe au sol, avant de revenir sur le Mage des Mensonges. L'effet aurait pu être comique si la situation ne comportait pas potentiellement le sort du monde, comme poids dans la balance.

Loki recourut de nouveau à son sortilège chthonien pour contraindre la roche à se déplacer vers lui, tel un serviteur présentant une offrande à son maître, sur un plateau.

Sans perdre de temps, brûlant ses ultimes vestiges de cosmos, Andrei redirigea le givre stagnant dans les airs pour en couvrir le sol à toute vitesse. Il fit décrire à sa piste de glace une courbe en forme de C qui devrait lui permettre de d'effectuer un mouvement parabolique, attraper l'orbe et revenir à son point de départ.

S’élançant, le Verseau augmenta rapidement son allure jusqu'à amorcer le virage qui l'amènerait à portée de main de sa cible pour l'intercepter. Il capta un mouvement dans l'air près de son but et constata avec consternation qu'une étrange faille venait d'apparaître. Le peu que l'on pouvait apercevoir de l'intérieur n'évoquait rien d'autre que des ténèbres insondables. L'instant suivant, tandis qu'il accélérait encore, un homme protégé par une armure mêlant le carmin du sang et le gris de la fumée s'échappa de la fissure aux contours illuminés de symboles runiques. Les traits de son faciès étaient couverts de sang encore frais par endroits, figurant un masque sinistre. A sa taille, pendait une épée à double tranchant dont la lame présentait une ébréchure le long de son fil ainsi qu'une bourse de cuir aux contours bien renflés.

Son bras à l'étrange pâleur se tendit pour saisir l'orbe, dont la reptation avait été interrompue, tandis que son autre main se portait à la rencontre de la poignée de son arme. Sur le fil, Andrei ne put que finir sa course sur les genoux, évitant le coup de taille qui l'aurait coupé en deux, sentant le souffle acéré siffler au-dessus de lui. Se redressant d'un geste un peu gauche, il entama le retour à son point d'origine sans chercher à se retourner.

 

- Bien, je crois que c'est le dernier, lâcha l'être à l'apparence digne d'un spectre revenant d'outre-tombe, en avisant le contenu de sa main.

La faille dimensionnelle se referma juste après ses mots.

Un membre des Gardiens Célestes ? songea Einar. Et qu'est cette faille dont il est sorti ? Une technique dimensionnelle ? (Les questions se bousculaient dans sa tête, tombant pêle-mêle.) Dernier ? Parlait-il du dernier … orbe ? Comment a-t-il pu récupérer les autres ? Personne ne l'aurait laissé faire …

Il tenta de secouer la tête, mais même pour ça il ne lui restait plus assez d'énergie. Elle pesait comme du plomb sur ses épaules. Quelques chose, il devait tenter quelque chose. Il …

Une soudaine traction stoppa net la folle cavalcade qui s'était emparée de ses pensées, ravivant en sus la douleur de son bras cassé.

- Mets-y un peu du tien, grogna le Verseau. Je ne peux pas vous tirer tous les deux.

Se redressant à demi, le Marina s'adressa à lui :

- Non! Si on s'enfuit, il gagne ! Et je ne peux pas tolérer que toutes ces personnes soient mortes en vain !

Il repensa aux pauvres habitants de son village, à ceux d'Alskögg, aux gens des camps d'esclaves et son visage se crispa.

- C'est terminé, asséna malgré tout le Verseau. J'ai l'impression de me regarder dans un miroir quand je te vois comme ça, incapable de démordre d'une idée. La situation nous échappe totalement, on parviendrait juste à se faire tuer. Je te recommanderai donc une pensée qui m'a traversé l'esprit tout récemment : se racheter. Aussi, commençons par sauver ce qui peut l'être, ça nous servira tous les deux.

Il fit un signe de tête à l'encontre d'Oreste, dont la commissure des lèvres s'était tachée de sang. Einar se dégagea, honteux mais aussi furieux contre lui-même, d'avoir eu à se faire reprendre par celui que beaucoup considérait comme un être imbu de sa propre personne. Il fit passer le second bras de l'Italien sur ses propres épaules.

- Allons-y, dit-il, affichant un nouvel air déterminé.

Il avait failli oublier son serment, et ça, il ne pouvait pas se le pardonner.

D'un geste commun, ils choisirent d'ériger un mur de glace aussi épais que possible derrière eux, précaution potentiellement inutile et dérisoire, mais qui les tranquillisa un tant soit peu.

Ils s'éloignèrent aussi rapidement que leur permettaient leur membres fatigués, leurs corps blessés perclus de douleurs. Remontant les couloirs à une allure toujours plus lente qu'ils ne l'auraient voulu, ils ne virent personne se dresser sur leur route.

 

- Je crois qu'ils viennent de partir, souligna Suzaku en fixant la paroi cristalline, d'où s'écoulait de paresseuses volutes d'air glacé.

- Qu'importe au final, déclara Loki en rebroussant chemin jusqu'à son trône pour s'y asseoir. (Une certaine satisfaction pouvait se lire sur son visage.) Mon ire a considérablement décru grâce à toi. Entre autre ...

Il posa un regard songeur sur l'entrave qui enserrait toujours l'un de ses poignets, tandis que les horribles plaies qu'il s'était infligées peu de temps auparavant, commençaient leur lent processus de guérison. Il n'était pas totalement libre. Et s'il ne l'était pas …

 

C'est que les dés du destin continuent de rouler. Le Ragnarök ne va pas se déclencher dans l'immédiat, se consola le Kraken, alors qu'ils émergeaient au-dehors de la montagne, débouchant sur une cour où de nombreux hommes se trouvaient réduits à l'état de statues de glace.

Brusquement, le Chevalier des Poissons remua dans leurs bras et se mit à tousser. De plus en plus fort, jusqu'à ce que sa quinte le plie en deux, du sang venant moucheter le sol à leurs pieds. Ils l'allongèrent précipitamment, inquiets.

Un épais liquide rouge sombre s'écoulait de la bouche de l'Italien et sa respiration s'était faite sifflante. Sa poitrine s'agita, comme si quelque chose voulait en sortir. De manière terrifiante, des éléments végétaux percèrent sa peau au niveau de la poitrine, poussant, se déployant en courtes tiges ramifiées pourvues de petites feuilles vertes. De menues boules d'un blanc laiteux se nichaient au creux des tiges, quoique qu'elles soient teintées de rose.

 

- La malédiction du gui ? répéta l'Oiseau Vermillon.

- Oui, j'ai placé un carcan de runes autour du cœur de ce Chevalier. S'il devait user de son cosmos, la malédiction se déclenchera, engendrant la croissance véloce d'un plant de gui qui transpercera ses organes.

- Non sans avoir causé d'intenses souffrances, releva Suzaku avec un sourire de connivence.

- Cela va de soi, confirma Loki. C'est une reprise modifiée d'un petit tour que j'avais réalisé naguère. Et qui m'a valu de finir ainsi. (Il soupira.) Toutefois, je m'interroge, Suzaku. Bien que sachant le funeste sort qui pesait sur lui, ce Chevalier a tout de même utilisé ses pouvoirs, se condamnant irrémédiablement. Qu'est-ce qui peut pousser un humain à des actes aussi incompréhensibles ?

 

- Oreste ! Accroche-toi ! le supplia Einar. Je t'en prie.

Andrei avait gelé la plante, la brisant d'un revers de main, tout en sachant pertinemment que son geste était vain.

L'âme de l'Asgardien était prise dans un tourbillon d'émotions. Il ne voulait pas croire ce qui était en train de se produire.

- Le petit que tu as sauvé à Alskögg se porte bien, grâce à toi. (Des larmes dévalèrent librement ses joues, sans aucune pudeur.) On a retrouvé sa mère, Idda, elle va bien elle aussi. Elle va mieux. Ils sont tous les deux réunis et ils n'attendent que ton retour pour te remercier.

Ses organes transpercés, désormais défectueux, le lâchaient, incapables d'animer plus longtemps son corps. Et alors qu'il devait horriblement souffrir, étouffant lentement, une ébauche de sourire parvint malgré tout à se manifester à l'écoute de ses mots, dévoilant des dents rougies. Un rayon de soleil glissa sur le sol jusqu'à éclairer son visage, où son œil vert d'eau terni s'anima, comme pour dire merci. Un nuage passa devant l'astre lumineux et l'étincelle s'évanouit, en écho à un soupir relâché, ses muscles faciaux s'affaissant.

- Non ! Non, non, non ! se désespéra le Marina, ses larmes toujours plus nombreuses.

A ses côtés, Andrei s'était muré dans un silence ému.

- Oreste, ce n'est pas possible, je … je suis désolé. (Il baissa la tête, brisé par la douleur.) Je suis désolé, murmura-t-il comme une litanie.

Le Chevalier des Poissons venait de s'éteindre et la promesse qu'il s'était faite, autant envers lui-même qu'envers tous leurs compagnons, s'évanouissait elle aussi.

L'un comme l'autre ne remarquèrent pas la silhouette qui s'approchait d'eux.

 

- Tu t'es bien débrouillé, Suzaku, commenta le Changeur de Formes.

- C'est surtout grâce à vous, seigneur Loki.

En effet, ses prouesses de ses dernières heures ne devaient rien au hasard. Un an auparavant, après sa défaite face à Arion et Rikimaru, Suzaku avait été récupéré plus mort que vif par des hommes de Loki. Ceux-ci avaient entendu les déflagrations de cosmos résultant de leur affrontement et leur curiosité avait fait le reste – ça, et la menace d'un homme certes moribond, mais dont la sale manie était de tuer des gens par plaisir.

Le dieu nordique lui avait alors offert un peu de son ichor, sans s'enquérir de son avis au préalable, afin qu'il puisse bénéficier de ses propriétés curatives. Ceci, nullement dans un but altruiste, mais bien avec un dessein derrière – voire peut-être une curieuse expérimentation. Celui de faire du Gardien Céleste un atout qu'il garderait dans sa manche, au cas où – le reste du monde le comptant comme mort.

Malheureusement, tout ne s'était pas passé de la manière escomptée, et le corps de l'Oiseau Vermillon avait mis plusieurs mois à accepter le don divin, le laissant dans un sorte de coma au cours de cette période d'adaptation. A son réveil, ses plaies transformées en cicatrices, Suzaku avait également hérité d'un tatouage fait de runes, à la manière de ceux du Changeur de Formes, lui octroyant la capacité de créer des portails pour se déplacer plus rapidement d'un lieu à un autre. Du moins, s'il parvenait à l'éveiller via la part d'ichor octroyé, ce qui était loin d'être fiable.

Enfin, le meilleur artisan de la faction Naine rivale avait travaillé d'arrache-pied – quoique sous la contrainte –, pour façonner un petit globe d'argent terni, gravé de symboles, et pourvu de la capacité de repérer la signature énergétique des orbes tant convoités, pour peu que ceux-ci se trouvent dans un périmètre restreint. Une prouesse de métallurgie Naine et de magie runique aux secrets enfouis dans le cerveau de Loki combinés, en somme.

Déguisé en un simple soldat, Suzaku avait accompagné l'armée avec pour objectif d'intervenir dès que cela lui semblerait nécessaire, afin de réaliser sa mission. L'avis de ses Fléaux ne comptaient pas aux yeux de Loki, ils n'étaient que des pions. Tout comme l'Oiseau Vermillon. Ce dont ce dernier était bien conscient.

- Les choses commencent à se mettre en branle tout doucement. Un peu trop même. Après avoir été capable de tenir des millénaires de cette manière, je deviens soudain impatient du lendemain.

Le Changeur de Formes savourait visiblement le fait de pouvoir bouger librement l'un de ses bras en totale liberté, le dépliant, le tendant et le repliant à loisir.

- Ayant été en stase pendant plusieurs mois, je peux comprendre votre empressement, seigneur Loki.

Alors qu'il avait toujours eu des échanges qu'il pouvait qualifier au mieux de "plaisant" avec le Gardien Céleste, le dieu nordique le couva d'un regard assombri, toute chaleur ayant déserté son visage.

- Non, tu ne peux pas, asséna-t-il d'un ton péremptoire.

Puis, son humeur noire se dissipant tel un nuage s'écartant du soleil, il reprit :

- Qu'en est-il de la bataille contre les forces de la reine ? Je suppose que si tu as eu à intervenir, ce n'était pas dans le but de venir en aide à mes hommes, opportuniste que tu es.

- J'ai profité de chaque moment d'inadvertance, convint l'Oiseau Vermillon avec un sourire. Votre supposition sur la probable mise à l'écart des orbes par la reine était exacte. Je les ai détectés dans son camp de guerre, bien en retrait du front. Leurs gardiens n'ont pas fait long feu et j'ai dès lors pu me concentrer sur les autres, tout aussi proches. Je me suis permis de prendre quelques libertés quant à leur récupération, mais le résultat est là.

Il brandit la bourse pansue qu'il détenait.

- Pour ce qui est du résultat de l'affrontement, la victoire revient à la reine. Vos Fléaux ont été terrassés et le reste de vos forces a capitulé.

Un tic nerveux agita le coin des lèvres du Mage des Mensonges, néanmoins ce fut le seul signe attestant de son déplaisir à l'écoute de ce rapport en sa défaveur.

- Hé bien, je crois que l'on ne peut pas gagner sur tous les tableaux, conclut-il un peu trop facilement à l'oreille intacte de Suzaku, mais il se garda bien de le relever. (Il enchaîna à brûle-pourpoint :) Mon sang t'a visiblement garanti une grande résistance aux blessures et à la fatigue, toutefois cela semble avoir ses limites, à la vue de tes jambes flageolantes.

Manquant submerger le Gardien Céleste, une vague d'épuisement sapa presque ses appuis, comme s'il avait fallu qu'on lui fasse remarquer son piètre état pour qu'il se manifeste.

- Ce qui s'écoule de tes plaies est en train de tacher le sol de la salle par ailleurs, lui fit-on observer.

Un comble lorsque l'on voyait l'état de ce qui avait été le Fléau de Fafnir et la destruction engendrée alentour par son combat contre les serviteurs des divinités helléniques.

- Je crois qu'un peu de repos ne me fera effectivement pas de mal, reconnut Suzaku d'une voix moins assurée que quelques minutes auparavant, la flaque carmine grossissant à ses pieds.

- Ce que je ne peux qu'encourager, acquiesça Loki. Tu es le dernier membre de ta caste semble-t-il, aussi si tu devais succomber, ton maître n'aurait aucune chance de recevoir son présent, ce que l'un comme l'autre, nous trouverions contrariant, j'en suis sûr. (Il le congédia d'un geste.) Va et restaure tes forces.

Adressant un dernier signe respectueux au Mage des Mensonges, Suzaku voulut emprunter le passage qui le conduirait hors de la salle, lorsqu'il se rendit compte qu'il était toujours obstrué par le rempart de glace. Il allait se retourner quand une boule de feu frôla son visage, roussissant quelques cheveux, et percuta la construction avec une puissance qui la fit éclater.

- Ne te montre pas pour autant oisif, Gardien Céleste, le prévint Loki, tout à la satisfaction de voir ses doigts fumants, augure des nouvelles possibilités dont il pouvait jouir en terme d'arsenal magique. Je t'accorde quelques jours, ensuite tu devras présenter ces orbes au maître forgeron Nain pour qu'il les réunisse. Sitôt l'artefact reformé, tu devras te hâter de rentrer auprès de ton seigneur.

Informé de l'échéance, l'Oiseau Vermillon poursuivit son chemin et disparut dans le sombre couloir.



Sirkel av Vinter :

Cercle de l'Hiver

 

Sjøis nedenfor Skrekk :

Terreur sous la Banquise

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