Une Dernière Bataille
Chapitre 31 : Quitte ou Double - Cinquième Partie
9462 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 11/10/2024 10:04
18 mars 1997
Norvège, Asgard, Province Centrale, Völkengard
L'homme descendit la capuche de son manteau un peu plus bas sur son front, juste avant de passer la gigantesque porte à double battant de la cité. Perçant le formidable mur d'enceinte, sa hauteur, quatre hommes au bas mot, et son aspect robuste transmettaient bien tout l'acharnement dont devraient faire preuve des assiégeants pour franchir cette première barrière, si elle venait à être close.
Pareil à un caillou charrié par la rivière de réfugiés qui l'entourait, il préférait néanmoins être prudent et demeurer aussi anonyme que possible. Le doute étant permis quant au fait que certains guerriers étrangers soient restés dans la capitale, il jugea que c'était la meilleure option.
Il avait dû attendre une journée entière devant les murailles tant le flux de réfugiés était important. La vision de tant de gens regroupés au même endroit avait d'ailleurs de quoi défier l'imagination. La cité devait être pleine à craquer et ses abords étaient envahis de tentes et d'abris de fortune – une partie de la forêt proche avait même été abattue pour libérer de la place –, constituant un anneau supplémentaire en sus des trois de la ville, dont chaque occupant avait l'air plus misérable que son voisin.
D'une certaine façon, cela lui rappela le camp de prisonniers dans la province Nord, où il avait séjourné pendant un certain temps.
Le printemps approchait, mais si loin au nord – sur une carte de la Norvège et non d'Asgard – le climat restait encore froid. Cependant, une telle concentration humaine générait de la chaleur et les gens pataugeaient dans un mélange de boue et de ce qui avait dû s'apparenter à de la neige. Des planches avaient été posées par-ci par-là pour tenter d'offrir un passage au sec. L'odeur, puissante et étouffante, mêlait sueur, saleté et déjections. Même la misère semblait être dotée d'une fragrance spécifique. Le brouhaha incessant quant à lui évoquait un essaim bourdonnant de mouches.
L'homme était parti dès qu'il en avait reçu l'ordre, mais avait préféré errer quelques temps, se mêlant à des caravanes et créant des liens éphémères pour étoffer sa fausse identité. Il s'était également appliqué à se laisser pousser la barbe, dissimulant un visage que l'on aurait peut-être pu reconnaître. Nombreux pourrait le targuer de prendre tout un tas de précautions inutiles, mais lui, il appréciait la construction de son personnage dans les plus petits détails. Cela lui avait déjà servi par le passé d'ailleurs. Dès qu'il serait entré, il savait qu'il pourrait endosser un nouveau masque au besoin.
Après avoir franchi le premier poste de garde, il prit le temps de commencer à reconnaître ce qui allait devenir son terrain de jeu. Il n'était jamais venu dans la capitale du royaume, aussi n'avait-il à ce stade-là que des informations de seconde main par rapport à la disposition structurelle de la cité.
Son désir couplé à son objectif était de semer une belle pagaille, ainsi qu'inspirer un sentiment d'effroi.
Pour parvenir à son but, il lui faudrait prendre un minimum de temps. Certes, il aurait pu tenter de brûler les étapes et filer à la vitesse de l'éclair, taillant en pièces les obstacles, qu'ils soient humains ou matériel, mais ce n'était pas vraiment dans sa manière de faire. Il était plus subtil que ça.
La première enclave de la capitale était la plus vaste, abritant les petites gens, mais aussi les commerces et donc une grande part de l'économie. L'homme déambula dans les rues, ses bottes crottées par le voyage martelant les pavés.
Il y a encore un an, certaines échoppes auraient sûrement été bien approvisionnées, toutefois à ce jour, plusieurs affichaient des devantures closes, tandis que d'autres, encore actives, présentaient des produits dont la valeur de revente avait été quadruplée. Il doutait que les habitants de ces quartiers puissent s'offrir de tels "trésors".
A de nombreux coins de rue, il remarqua des visages émaciés qui le lorgnait, tâchant d'établir s'il pouvait constituer une proie potentielle.
Mais l'homme avait bien pris garde à avoir une mine et une tenue aussi misérable que celles de la centaine de réfugiés qui évoluait chaque jour dans cette partie de la ville.
C'est alors qu'il avisa un homme d'une cinquantaine d'années, le crâne chauve et le front luisant sous les efforts qu'il fournissait pour tirer la charrette à bras derrière lui. Et bien qu'il ait placé une toile par-dessus son chargement pour le dissimuler, on devinait sans peine que ce dernier était constitué de victuailles.
Il a certainement pensé que cela serait un meilleur moyen de passer inaperçu, qu'une escorte armée, songea l'homme au capuchon.
Malheureusement, si lui l'avait repéré, il n'était probablement pas le seul.
Comme pour confirmer ses prédictions, un quatuor de personnages louches rencognés dans l'ombre s'anima. Il en remarqua un cinquième qui s'exposa exprès pour que le livreur le voit et change de cap. Tel l'agneau avançant à l'abattoir, celui-ci se dirigea tout naturellement vers la position du groupe sans se douter de rien.
Bougeant à son tour, l'inconnu s'interrogea l'espace d'un instant si dans une autre vie, il aurait agi telle qu'il s'apprêtait à le faire ? Par pur altruisme.
Dans un premier temps, il laissa la proie s'engager dans le piège, tandis que lui-même se rapprochait du rabatteur pour le neutraliser. D'un mouvement brusque, il le poussa dans un ruelle perpendiculaire et lui écrasa la trachée d'une manchette. Sans jeter un regard à l'inconnu en train d'étouffer, il entreprit de rapidement faire le tour pour prendre le groupe à revers.
Il s'arrêta avant un tournant, choisissant d'attendre le moment propice.
- Qu'est-ce que vous me voulez ? entendit-il demander celui qu'il identifia comme l'homme à la charrette.
- Tu le sais très bien ! cracha l'un des voleurs.
- Tu caches de la nourriture là-dessous, avoue, lança un autre. Et nous, on crève de faim ! Alors, tu vas nous laisser profiter de tout ça gentiment.
- Dans ce cas-là, pourquoi vous ne vous rendez pas au lieu de distribution ?
- Parce que le partage, ce n'est pas notre truc !
L'homme au capuchon intervint au moment où des bruits d'échauffourée lui parvinrent. Il déboula sur la petite place où avait été piégé le pauvre conducteur et s'élança vers ses tortionnaires.
Il bondit, portant un coup de genou haut au premier, défonçant sa cage thoracique. Se tournant vers le second, il lui décocha un direct suffisamment violent pour lui briser le nez. Celui-ci s'effondra comme une marionnette dont les fils auraient été sectionnés. Les deux derniers venaient tout juste de s'apercevoir de sa présence qu'il les envoyait au tapis.
Il tendit une main secourable au conducteur, toujours à terre et craignant pour sa vie.
- Merci mon gars, dit ce dernier en l'empoignant. Odin soit loué.
De nouveau sur ses pieds, il cracha sur l'un des corps inanimés en jurant.
- Je ne suis pas trop porté sur la violence, mais ces crapules n'ont eu que ce qu'elles méritaient. (Il détailla enfin son sauveur, un individu vêtu d'une cape et à la barbe pointant sous son capuchon.) Tu sais te battre, toi.
- Oh, j'ai simplement eu la chance de les prendre par surprise, répondit l'autre d'un ton modeste.
- Quand même, à quatre contre un, je n'en connais pas beaucoup qui ... enfin bref. C'est quoi ton nom ?
- Kilfgar.
- Moi, c'est Hrodnar. (Il afficha un franc sourire.) Dis-moi Kilfgar, ça te dirait de m'aider à tirer cette charrette ? Tu m'as l'air costaud.
- Ma foi, je ne serais pas contre un échange de bon procédé. Je t'aide avec ça et tu m'indiques où je peux trouver du travail. Je viens d'arriver en ville.
- Hmm, fit l'autre en frottant sa joue râpeuse. Je peux peut-être faire mieux que ça et t'offrir un gîte.
- Ce serait parfait, Hrodnar.
Le jeune homme s'empara d'un des bras de la charrette.
- Où faut-il aller ?
- Ah, j'aime cet enthousiasme ! souligna l'homme en riant. Je vais t'indiquer le chemin.
Ensemble, les deux hommes remontèrent plusieurs rues, mais toujours en s'enfonçant un peu plus profondément dans la cité, jusqu'à atteindre les bords extérieurs de la première enclave.
Ils n'étaient plus très loin de leur destination lorsque Kilfgar observa l'état du quartier dans lequel ils s'étaient engagés et force était de reconnaître que tout transpirait la misère. Que ce soit les bâtiments ou leurs habitants. Même les personnes à l'extérieur des murs avaient presque l'air mieux lotis.
Ceux-ci les accueillirent avec un enthousiasme débordant qu'il leur fallut canaliser. Très vite, des bruits de mastication et de déglutition se firent entendre, tandis que les récipients se vidaient. Tous louèrent les deux bienfaiteurs ainsi que la reine Ylva.
Lorsque le Fléau fit mine de s'en étonner, Hrodnar le renseigna :
- Oui, tout ça provient des réserves du château de notre souveraine. (La fierté illuminait presque ses traits lorsqu'il ajouta :) Je fais partie de sa domesticité et avant qu'elle ne parte avec les troupes, j'ai été chargé de … ça ne va pas ?
Le visage de Kilfgar était devenu soudainement blême.
- Elle est partie !? s'alarma-t-il
- Oui … enfin, non, se hâta de dire Hrodnar.
- Explique-toi à la fin !
- Eh bien, tout le monde l'a vu quitter la capitale avec l'armée, mais elle est ensuite revenue quelques heures plus tard.
- Elle aurait donc rebroussé chemin ?
Hrodnar paru moins enflammé dans les propos qu'il tint ensuite.
- Je ne veux pas médire sur elle avec tout ce qu'elle a fait pour le royaume depuis que les armées de Loki ont déferlé, toutefois, je pense que la guerre est une affaire d'hommes et le Chef de Bataille Nordring lui aura fait entendre raison.
- Pardonne mon éclat Hrodnar, c'est juste que … je m'inquiétais de la savoir hors de ces épaisses murailles.
- Bah, t'en fait pas pour ça ! Je te rejoins sur le point de sa sécurité.
Une fois qu'ils eurent épuisés leur chargement, Kilfgar resta en compagnie du quinquagénaire pour l'aider à retourner au château. Ce dernier s'arrêta non loin de l'accès à la seconde enclave.
- C'est ici que nos chemins se séparent, mon jeune ami. Les gardes de cette porte ne te connaissent pas et ils n'accepteront pas de te laisser passer juste comme ça.
Les épaules du jeune homme s'affaissèrent sous le coup de la désillusion.
- Reviens par ici en fin de journée et tu pourras m'accompagner chez moi. Après tout, c'est ce que nous avions convenu.
Malgré sa déception, Kilfgar acquiesça.
- Tu m'as été d'une grande aide aujourd'hui, mon gars, continua Hrodnar. Et comme tu n'as pas l'air du genre à te tourner les pouces et que tu disais rechercher un travail, il se pourrait que j'aie à nouveau besoin de toi.
- C'est vrai ? s'enquit le Fléau, un sourire accroché à ses lèvres.
- Mon service au château débute avant l'aurore, mais dès que j'ai terminé mes tâches là-bas, je m'occupe des livraisons. J'espère que tu es matinal.
Un petit gloussement secoua les épaules du quinquagénaire.
- Aucun problème. Merci beaucoup Hrodnar, s'empressa de dire Kilfgar, comme si l'homme venait de lui ouvrir les portes du Valhöll.
Une semaine plus tard, la cité se réveillait après une nuit de terreur, suite à la découverte de plusieurs corps horriblement mutilés lors d'une ronde nocturne. Dans les premières minutes, on pensa à un chien particulièrement agressif, voir à un animal sauvage, mais en enquêtant davantage, on repéra rapidement un Managarm. Cet être tenant à la fois du loup et de l'homme.
Ce fut le Chevalier d'Argent d'Orion, Gearóid, qui l'abattit alors que les miliciens avaient été débordés par la férocité de la bête. La traque s'était achevée peu avant l'aube et l'Irlandais rentra au château, non pas fourbu, mais plutôt inquiet.
Il se rendit d'abord aux cuisines où il y préleva une galette d'orge toute chaude et un bol de ragoût. Comme souvent, il s'attendait à se faire rabrouer par Malusha, une des servantes officiant aux repas, pour son attitude. Cependant, en détaillant sa tenue et son Armure encore tachée des humeurs de sa cible, elle n'éleva pas la voix sur le chasseur.
Troublé, l'Irlandais s'observa des pieds à la tête et convint qu'il vaudrait mieux prendre un bon bain avant de rencontrer la reine pour l'informer de la situation.
Un baquet fut monté dans sa chambre et rempli d'une eau chaude fumante. Se dépouillant de ses atours souillés, le Chevalier d'Argent se glissa avec délectation dedans. Il cala sa tête contre le rebord arrière et ferma les yeux.
Comment un Managarm avait-il pu pénétrer en ville ? Ce n'était pas une bête de foire qu'un dresseur d'ours pouvait amener au nez et à la barbe de la garde ! L'escalade des remparts lui paraissait également hautement improbable. Quelqu'un lui avait forcément permis d'entrer. Demeurait la question : qui ? Et surtout de quelle manière ? Ses compagnons les plus érudits, de même que des sages, tant du peuple Nain qu'Asgardien, s'étaient cassé les dents sur le problème de leur origine. Parfois, ressortait la source d'une malédiction ou de magie, par l'utilisation d'objets enchantés.
Pour les avoir vus à plusieurs reprises de près, Gearóid était sûr que les Managarm évoluaient dans le plus simple appareil. Aucune trace d'une quelconque ceinture ou d'un médaillon. En tout cas, une action spécifique paraissait requise. On ne se transformait pas juste comme ça. Du moins, c'est ce qu'il croyait, lui. Quant à la version de la malédiction, fallait-il craindre de voir surgir d'autre monstres ignorant jusque-là qu'ils allaient se transformer ?
Un ou plusieurs séides de Loki œuvraient forcément en ville.
Il se redressa, provoquant un léger clapotis et se saisit d'un pain de savon afin de se frictionner le corps. Poursuivant ses ablutions, il ralentit le mouvement lorsqu'il parvint au moignon de son bras gauche. Les paillettes dorées nichées au creux de ses yeux verts perdirent de leur éclat l'espace d'un instant. La plaie était bien refermée et la cicatrice propre. Pourtant, il avait parfois l'impression qu'elle le brûlait, comme si son épaule était en feu.
Il avisa non loin la petite bourse contenant le mélange d'herbes qu'il avait tant consommé au début de sa convalescence. Il était bien conscient d'en avoir été dépendant, se raccrochant aux douces sensations qu'elles lui procuraient lorsqu'il les inhalait. C'était devenu une drogue. Il se rappelait avec précision l'instant où la fumée atteignait ses poumons, lui procurant un réconfort délicieux et sombre. Son corps devenait à la fois léger comme une plume et lourd comme une pierre, tandis que ses souffrances s'apaisaient. Gearóid avait réussi à s'en extirper et maintenant, il ne s'en délectait plus qu'en de très rares occasions. Encore que, depuis qu'on l'avait assigné à résidence pour ainsi dire, il ne s'était plus autorisé à y toucher.
Il songea à ses compagnons. La bataille avait-elle débuté ? Peut-être était-elle même déjà terminée. Tous les Chevaliers d'Athéna étaient partis au combat, de même que les Marinas Nikolaï et Narya – quoique ce soit sous l'apparence de la reine pour cette dernière –, sauf lui. Lorsqu'il avait achevé sa propre introspection, il avait finalement rejoint les réserves de Tristan et d'Arion et estimé que c'était peut-être mieux ainsi. Protéger la reine avec uniquement des êtres humains au sens classique du terme et la Haute Prêtresse aurait été léger. Au final, c'était une décision sensée.
Las de toutes ces réflexions, l'Irlandais sortit du baquet dans un déluge de gouttelettes et se sécha. Il enfila des habits propres doublés de fourrure, chaussa ses bottes, tenta de se donner un coup de peigne et quitta la chambre.
Il rejoignit la reine Ylva, non pas dans la salle du trône, mais dans la pièce qui lui servait de bureau. Un garde posté à l'entrée le salua et lui ouvrit la porte pour lui permettre d'entrer.
- Votre Majesté, fit-il en s'agenouillant.
Derrière son imposant secrétaire en bois précieux, encombré de feuillets, la Blanche Dame ainsi qu'on la surnommait, lui sourit et l'invita à se relever d'un geste de la main.
La lumière de l'aurore printanière traversait la grande fenêtre dans le dos de la jeune femme, inondant les lieux d'une lumière claire, à défaut d'être chaude.
- Comment te sens-tu, Gearóid ? s'enquit-elle. L'on m'a dit que tu avais eu maille à partir avec un Managarm.
Les informations circulent très vite, releva-t-il mentalement. Mais ça signifie aussi qu'elle prend à cœur d'être au courant de tout.
- Je vais bien. Tant qu'ils ne sont pas en meute, ils restent suffisamment gérables pour un Chevalier d'Argent. Ce qui me préoccupe surtout, c'est la manière dont il a pu arriver jusqu'ici.
- Ah, et qu'en penses-tu ? demanda une voix qu'il identifia aussitôt comme celle de la Haute Prêtresse d'Odin.
Il ne l'avait pas remarquée jusqu'ici. Debout dans le coin droit de la pièce, un livre à la main, prête à le ranger à sa place dans la bibliothèque remplie de ses semblables, Sosia le fixait du regard par-dessus ses bésicles.
Il leur résuma les pensées qu'il avait entretenues un peu plus tôt.
- Un séide du Mage des Mensonges serait donc en ville d'après toi, songea à voix haute la quinquagénaire. Cela se tient si nous gardons en tête qu'Arion a « vu » un loup monstrueux menacer la ville. Cependant, j'ai peine à croire que cela faisait référence à un seul Managarm. Ne s'agirait-il pas plutôt du Fléau de Fenrir ?
- Ne devraient-ils pourtant pas tous être au front ? interrogea Ylva en lorgnant du côté de la Haute Prêtresse.
- Nous-mêmes avons choisi de diviser nos forces pour remplir différents objectifs, rappela l'Irlandais. Pourquoi n'en aurait-il pas fait autant ?
- Et cela me semble être une déduction raccord avec la personnalité fourbe de Loki, compléta Sosia. Il aura envoyé un assassin alors que la majorité de nos forces est absente, pour attenter à la vie de sa Majesté.
- Loki a donc directement déduit que je ne me rendrais pas sur le champ de bataille en personne.
Prononcée à voix haute, la nouvelle sembla peiner la souveraine d'Asgard.
Devinant ses sombres ruminations, Sosia intervint :
- Ne pensez pas pour autant que vous manquez de courage, votre Majesté. Le but du hnefatafl est que le roi puisse s'échapper du plateau de jeu. A notre niveau, la stratégie que nous avons employée a été de le subtiliser avant le début de la partie.
- J'ai pourtant la désagréable impression de fuir mes devoirs, objecta celle-ci.
- De ce que j'ai cru comprendre, intervint l'Irlandais, vous faites distribuer régulièrement des vivres prises dans les caves du château. Et celles-ci ne sont pas inépuisables. Vous vous occupez de votre peuple et cela en dit long sur le respect de vos engagements en tant que reine.
La Blanche Dame le fixa intensément l'espace d'un instant.
- Je te remercie pour ces mots.
L'intéressé orienta son regard sur le côté gauche, trouvant soudainement très intéressante la carte du royaume dessinée sur une peau de chèvre des montagnes. Il n'y a pas si longtemps, il aurait tenu un tout autre discours. Aider des personnes qui étaient condamnées si on ne les aidait pas, en les nourrissant grâce à des réserves qui étaient censées revenir aux soldats restés pour la protection du château ne lui apparaissait pas comme logique. Tout du moins pour lui.
- Sosia, est-ce que les combats ont débuté ? demanda-t-il à brûle-pourpoint en se retournant, alors que la vision de la carte lui rappelait où eux-mêmes se trouvaient par rapport à l'armée.
Hormis le destin de la nation asgardienne qui était dans la balance, il s'inquiétait évidemment pour ses amis.
- Pas encore, lui révéla la Haute Prêtresse. Les corbeaux sur lesquels j'ai tracé des runes de vision partagée ne m'ont rien transmis, même si je pense que cela doit se jouer à moins d'une journée désormais.
- Somme toute, reprit Ylva, il va falloir se montrer très vigilant et établir de nouvelles mesures face à la menace qui est déjà entre nos murs.
- Alors, il est temps de préparer notre terrain de chasse et de poser quelques pièges puisque nous avons l'initiative, acheva Gearóid avec un léger sourire de façade. Tristan m'a parlé de son combat face à Fenrir.
Il n'était pas rassuré du tout à l'idée de devoir gérer un Fléau dans son état. Pareil à un éclair illuminant la nuit, une pensée jaillit dans son esprit et il sut de quel avantage profiter.
Kilfgar laissa retomber la tête de Hrodnar sur la table où ils partageaient leur petit déjeuner, tandis que le sang du quinquagénaire dégouttait depuis la plaie béante qu'était devenue sa gorge.
Le Fléau plongea sa main rougie dans le seau d'eau qui aurait dû servir à nettoyer la vaisselle, afin de se débarrasser des traces de son crime. S'emparant ensuite d'une paire de ciseaux, il tailla dans un premier temps dans la masse de ses cheveux qu'il avait sciemment mal entretenus, avant de se raser les tempes avec un couteau bien aiguisé. Il décida finalement de garder sa barbe, la raccourcissant simplement.
Le Fléau avait su gagner la pleine confiance de Hrodnar en quelques jours à peine, pressant ce dernier de le présenter aux gardes du château afin qu'ils puissent l'identifier comme l'aide du cinquantenaire. Le matin précédent, il s'était montré tout aussi choqué que les autres habitants par les atrocités commises.
Aujourd'hui, il avait décidé de passer à l'action et il ne tarderait plus à se mettre en route. Jouant sur la tragédie, il pouvait aisément prétexter auprès des gardes que Hrodnar avait finalement eu trop peur – ou était malade – et qu'il l'avait envoyé à sa place, tout fier de pouvoir rendre service.
Néanmoins, avant ça, alors que l'aube n'était pas encore levée, il allait enclencher le préambule de son plan. Depuis plusieurs jours, Kilfgar mélangeait un peu de son sang gorgé d'une étincelle de cosmos, aux boissons qu'il distribuait à droite à gauche, aux plus démunis. Depuis la période où il était devenu le Fléau de Fenrir, il avait découvert que faire ingurgiter ce mélange à des êtres humains, permettait de les métamorphoser en créatures lupines : les Managarm. Certes, tous ne survivraient pas au processus, mais ceux pour lesquels cela fonctionnerait se rendraient utiles bien assez tôt.
Il avait réuni « sa » meute dans le sous-sol d'un très vieil entrepôt et en libérerait sous peu les membres. Cela créerait un beau tumulte qui occuperait suffisamment les gardes de la cité, ainsi qu'à n'en pas douter le Chevalier d'Athéna dont on lui avait vanté les prouesses.
Kilfgar se doutait bien qu'il ne pouvait s'agir que du guerrier qu'il avait affronté dans le camp d'esclaves, mais il ne parvint pas à empêcher sa main de frôler son flanc marqué d'une belle cicatrice.
Lorsqu'il entendit les battements du tocsin résonner par-delà les toits de la ville, il avait déjà franchi le poste de garde et s'approchait de la poterne par laquelle on devait charger son chariot.
Il avisa des gardes qui se précipitaient en direction des niveaux inférieurs depuis les portes principales du château. Il jeta un œil aux remparts, vraisemblablement déserts et, délaissant son véhicule, se glissa discrètement dans la cour. Le Fléau longea le mur en se dirigeant vers les écuries. A son approche, il entendit les renâclements des chevaux cantonnés à l'intérieur. Peut-être percevaient-ils son odeur ? D'un bond, il se hissa lestement sur le toit de la structure, le bois craquant légèrement sous la pression de ses pieds. Le Fléau sauta à nouveau pour s'agripper à une pierre de taille légèrement déchaussée de son logement, enchaîna avec une cabriole et referma sa prise sur le rebord d'une fenêtre plus en hauteur.
Bien qu'il fût peu sensible à ce genre de détails, de par sa nouvelle position surélevée, il ne put empêcher son regard de s'attarder sur l'architecture toute en arches et en tours de la forteresse. Dépassant largement en taille les remparts qui la ceignait, on aurait dit une immense bête postée sur un promontoire, veillant sur sa cité, prête à fondre sur tout envahisseur la menaçant.
Et pourtant, je m'apprête à découper le cœur de cette bête, ironisa-t-il.
Raffermissant sa prise, le jeune homme se hissa pour se couler par l'ouverture, après en avoir forcé le battant à l'aide de ses ongles qu'ils avaient durcis grâce à une pointe de cosmos. Se souvenant de ce que lui avait indiqué Loki, qui avait repéré l'office de la reine au troisième étage sous sa forme astrale, il chercha un escalier pour accéder au palier suivant.
Il grimpa les marches quatre à quatre sans plus faire de bruit qu'un flocon se posant au sol. Au niveau supérieur, un bref éclat lumineux lui fit étrangement cligner des yeux. Sitôt remis de ce désagrément qu'il attribua à la luminosité plus marquée du lieu, il avisa l'homme paré de mailles posté près d'une porte.
Mur ouest, troisième étage, une seule porte gardée, c'est donc là, déduisit-il.
De deux bonds, Kilfgar fut sur lui et lui trancha la gorge d'un revers de la main. Sa victime s'affaissa silencieusement tandis qu'il l'accompagnait dans sa chute.
D'un geste brusque, le Fléau arracha la porte de ses gonds et se rua à l'intérieur de la pièce. Elle était vide. Vide de toute présence.
C'est alors qu'il aperçut des formes gravées dans le bois du massif meuble lui faisant face. Des symboles runiques dont le tracé se mit à briller d'une lueur orangée. Il identifia la rune pour le feu et l'autre …
Une explosion tonitruante se produisit. Il perçut le souffle de l'air chaud sur son corps un centième de seconde avant de se retrouver balayé. La force du cataclysme qui venait de se déclencher l'envoya percuter le mur du couloir.
La silhouette fumante de Kilfgar glissa doucement jusqu'au sol, apparemment inanimé. Il reprit toutefois rapidement ses esprits en aspirant l'air d'une goule avide. Bien qu'ayant pu former brièvement une aura de protection autour de lui pour se prémunir des dommages, le choc lui avait coupé la respiration.
Qu'est-ce que c'était que ça ? s'interrogea-t-il tout en se relevant, encore sonné. Un piège ?
Avançant d'un pas mal assuré, il tomba presque nez-à-nez avec une servante, pétrifiée face à la vue qui s'offrait à elle. Un clignement d’œil plus tard, il emprisonnait son visage d'une seule main, les doigts de part et d'autre de sa mâchoire.
- Où est la reine Ylva ?
La femme le regarda, affolée. Trop secouée pour répondre, aucun son ne parvint à franchir ses lèvres.
De son autre main, Kilfgar lui arracha un index qui rebondit mollement sur le sol. La servante voulut crier sa souffrance et son intense peur, mais le jeune homme lui saisit la langue entre ses doigts poisseux de sang.
- Dernière chance.
A l'instar de ses yeux, sa voix charriait de la glace.
- Sa...lle … rône, crut-il déchiffrer, alors qu'elle levait sa main mutilée pour pointer une direction.
- Mène-moi là-bas, fit-il en relâchant l'appendice.
Ils marchèrent le long de plusieurs couloirs, empruntèrent un nouvel escalier et finirent par approcher des lourdes portes marquant l'entrée de la salle où siégeaient les souverains d'Asgard. A peine eurent-ils atteint leur destination que d'une brusque torsion, le Fléau brisa le cou de la malheureuse et la laissa choir à terre.
Ce ne fut qu'à partir de ce moment que Kilfgar prit conscience d'un élément perturbant.
Hormis les deux personnes croisées plus tôt, il n'avait vu personne d'autre. Qu'ils soient de la maisonnée ou de la garde – encore que la majorité de ceux-ci aient été envoyés en ville. Même le seuil du lieu au sein duquel il s'apprêtait à décapiter la dirigeante de la nation était étrangement désert. Il ne sut pas réellement pourquoi, mais il se découvrit soudain le besoin d'être sur ses gardes.
De ses deux mains, il appuya sur l'un des battants et celui-ci pivota sur ses gonds en émettant un léger grincement. Le Fléau pénétra dans la pièce et la balaya du regard. Cette dernière était plongée dans une semi-obscurité que venaient tout juste troubler les lueurs projetées par les braises encore rougeoyantes de la nuit, dans les grands âtres situés dans les murs droit et gauche.
Face à lui, assise sur la pièce d’ébénisterie sombre qu'était le siège du représentant du pouvoir asgardien, se tenait, le dos bien droit, la reine Ylva, ses longs cheveux blond clair lui tombant sur les épaules. Son front était ceint d'une couronne noire dont chaque côté s'ornait d'ailes de corbeaux déployées, encadrant un visage aux traits fins et pourtant derrière lesquels on devinait une grande force. Étrangement, elle n'était pas vêtue d'une houppelande, mais d'un pantalon de cuir brun et d'un pourpoint foncé.
Il demeura figé quelques instants, avant de se reprendre.
- On dirait presque que vous m'attendiez, reine Ylva.
- C'est le cas, séide de Loki, répondit la jeune femme d'un ton calme.
- Vous avez pourtant dépêcher tout ce qui restait de votre garde en ville …
- Protéger les citoyens fait partie de leur devoir.
- … ou presque. Il a bien fallu qu'il s'en trouve pour rester.
Il sourit et les yeux bleu glace de la souveraine s'étrécirent face à ce que cela pouvait signifier.
- Contre toi, ils n'auraient eu aucune chance.
- Et donc ? Vous les envoyez plutôt affronter mes créatures. (Il ricana.) C'est vrai qu'ils auront quelques chances supplémentaires. Vous les « protégez » en quelque sorte.
- Ça, c'est le devoir qui m'incombe.
- De bien belles paroles, mais après avoir écouté ce qui se dit sur vous et vous avoir vue, je crois qu'elles sont justifiées. Beaucoup de gens respectent les divinités sans raisons véritables, alors que nous accomplissons davantage que la majorité des dieux, Odin en tête.
- Qui es-tu pour affirmer cela ?
- Je suis Kilfgar, Fléau de Fenrir. Le dévoreur de dieux.
Il revêtit sa Gave dont les arêtes de cristallines avaient l'éclat bleuté du givre, comme pour confirmer ses propos.
- Alors ma modeste condition d'humaine risque d'être indigne de ton intérêt.
- En aucun cas, la détrompa-t-il. Vous êtes malheureusement un symbole tout autant que la représentante d'un dieu que j'abhorre. Avec un peu de chance et de diligence de ma part, votre tête ira rouler aux pieds de votre armée, avant même que les combats ne débutent.
La souveraine tendit la main pour saisir le fourreau qui reposait contre un accoudoir du trône. Elle se leva et calmement dégaina l'épée qu'elle empoigna fermement à une main et demie.
- Alors, je t'invite à venir t'en emparer.
Kilfgar cracha par terre et la visière accolée au diadème de la Gave de Fenrir tomba devant ses yeux avec un cliquetis.
Il couvrit la distance en trois puissants bonds, laissant un petit cratère derrière chacune de ses prises d'appui et se retrouva tout près de sa cible.
- Défi relevé, fit-il avec dans la voix, un frisson de satisfaction anticipé.
Il s'attendait à lire éventuellement de l'effroi, ou de la surprise dans le regard de la jeune femme. Au lieu de quoi, tandis qu'il levait la main qui tiendrait lieu de couperet funeste, il ne distingua qu'un air assuré.
Des runes aux formes enchevêtrées se manifestèrent en cercle autour de la reine dans une lumière bleuâtre. Elles s'élevèrent du sol pour se tendre, telles des chaînes, vers l'assaillant. Ce dernier les regarda s'enrouler autour de son bras d'attaque et effectua en retour un saut en arrière, se tordant pour éviter les autres liens qui le menaçaient.
Se réceptionnant souplement, il tenta de couper d'un geste vif la chaîne runique qui tentait de le contraindre sans y parvenir. Il fait claquer sa langue.
- Ce n'est pas une vulgaire chaîne qui saura retenir Fenrir.
Son énergie s'intensifia et d'un revers de sa main libre, il griffa l'air en direction du trône.
- Attention ! cria la jeune femme en plongeant sur le côté.
La vague de cosmos acéré pulvérisa le bois et laissa une profonde marque dans le mur derrière.
- Voilà donc d'où venait toute cette magie runique, comprit-il en voyant se redresser depuis les restes du meuble, la silhouette de Sosia.
Cette dernière affichait un bras marqué par les nombreuses échardes qu'elle avait reçues lors de la destruction de la structure en bois. Heureusement, grâce à l'avertissement donné, elle avait eu le réflexe salvateur de se jeter au sol, même si le rude choc avec la pierre avait ébranlé son corps vieillissant. Cependant, sa déconcentration momentanée avait affaibli son sort et Kilfgar en profita pour rompre le lien qui l'entravait.
- Majesté, je vous demanderais de bien vouloir partir sur le champ, pendant que je tente de le retenir.
Les doigts de sa main valide esquissaient déjà des tracés runiques dans les airs.
- C'est hors de question, Sosia.
- Ce n'est pas le moment de discuter, vous voyez bien que nous sommes à court d'option.
Et nos pièges, comme nos illusions runiques n'ont pas l'air de l'affecter le moins du monde, ajouta la Haute Prêtresse en pensée.
- Non, nous n'avons pas encore épuisé tous les mouvements possibles.
Leur rappelant sa présence, le silhouette du Fléau de Fenrir se mit à luire, givrant les dalles alentour par le souffle de son cosmos. Ses ongles s'allongèrent légèrement, avant de s'épaissir, prenant un aspect menaçant. D'une brusque impulsion, il disparut aux yeux des deux femmes, acquérant une célérité dépassant leur capacité de perception. Il zigzagua sur plusieurs mètres arrachant des dalles sur son passage et bondit sur un mur pour y prendre appui. Il se jeta sur sa proie.
C'est alors que la stupéfaction se dessina sur son faciès, tandis qu'il sentait naître une énergie à l'intérieur de celle qui lui faisait face. Ses traits commencèrent à se brouiller, à l'image d'un reflet sur l'eau que les ondes d'un caillou lancé viennent perturber.
En un instant, la chevelure blonde laissa place à une couleur châtain et les yeux bleu glace à un vert plus aquatique. Les lèvres s'animèrent au ralenti :
- Stjörnu Dreitill !
De l'aura irisée enveloppant la fausse Ylva, surgirent des points lumineux semblables à des lucioles. D'abord immobiles, ceux-ci se retrouvèrent propulsés en direction du Fléau, telles des comètes miniatures.
Kilfgar tenta de ramener ses bras devant lui, mais face à la fulgurance de l'attaque, il n'y parvint qu'à moitié. Les projectiles l'atteignirent en de multiples endroits, enfonçant le métal de son armure, du fait de la faible distance avant l'impact. Le Fléau se sentit décollé du sol sous la force des coups et repoussé sur plusieurs mètres.
Lorsque le déluge s'arrêta, le visage de Kilfgar n'exprimait plus rien. Il demeurait fermé.
Sous ses yeux, Ylva devint Narya. Abandonnant son rôle factice pour revêtir son Ecaille de la Selkie, elle adopta une posture de combat, drapée dans son aura aux nuances nacrées. Quant à la Haute Prêtresse d'Odin, elle la regardait avec des yeux ronds, abasourdie par cette révélation inattendue.
- Narya !? Ne me dis pas que … .
Ainsi donc, il avait été abusé. Comme il avait lui-même abusé le vieux Hrodnar. Cette jeune femme avait pris l'apparence de la reine et fait croire qu'elle était toujours au château. La véritable reine Ylva était donc bel et bien partie avec l'armée ! La guerrière face à lui avait été laissée en arrière pour servir de leurre. Mais était-ce pour leurrer le dieu Loki ou le peuple de la capitale ? Sans être certain d'une réponse ou de l'autre, il lui sembla toutefois sentir l'étau d'un piège se resserrer sur lui.
Il passa une main sur son plastron et effleura les creux qui le marquaient. Aucun des coups n'avait traversé sa protection, même s'il sentait qu'au moins deux de ses côtes avaient été fêlées. Bien qu'il en déduisît que la personne en face de lui manquait de puissance brute – conclusion renforcée par le fait que même pris par surprise, il n'avait pas reçu de dommages sérieux –, il préféra jouer la carte de la prudence.
- Je ne te laisserais pas fuir, Fléau, lui lança la Marina, croyant que son manque de répartie signifiait qu'il songeait à un moyen de s'échapper.
- Que Hel t'emporte ! répliqua-t-il en la toisant d'un œil mauvais. Comme si j'avais l'intention de repartir d'ici bredouille.
Le cosmos de Kilfgar s'accrut davantage, lézardant les dalles de pierre encore intactes de la salle sous le soudain afflux de puissance. Les excroissances cristallines couvrant le dessus de ses mains s'épaissirent avec force de craquements, jusqu'à venir former des semblants de mâchoires évoquant celle d'un loup par-dessus. Les réunissant devant lui pour former une gueule, il les pointa en direction des deux femmes.
- Mørk Kvern !
On aurait dit que la réalité se tordait aux commissures de la gueule, se pliant selon des schémas impossibles. Des volutes d'air parurent être aspirées, comme à l'intérieur d'un vortex, avant d'être expulsées non pas sous la forme d'un filet d'air, mais plutôt comme une tornade destructrice. Un long hurlement à glacer le sang ponctua l'attaque. Face à tant d'énergie, le sol s'ouvrit, la matière le constituant se retrouvant dévorée, désintégrée. La débauche de pouvoir se rua droit sur ses proies désignées, prête à les faire disparaître.
Ces dernières ne durent leur salut qu'à l'intervention inopinée d'un véritable coup de massue, en plein dans le creux du genou du Fléau. Celui-ci hurla de douleur, tandis qu'un craquement de mauvais augure résonnait et qu'il s'avachissait inconsciemment en arrière. Son arcane vit sa trajectoire se modifier, gagnant les hauteurs de la salle, y broyant pierre et charpente qui s'abattirent dans un bruit de tonnerre.
Son arcane brisé, les bras encore crépitants d'énergie, Kilfgar lança un revers en aveugle, irrité qu'il était par cette subite attaque. Il ne rencontra que de l'air et encaissa un second coup dans le plexus solaire qui chassa l'air de ses poumons. Il découvrit alors l'auteur des assauts.
Un jeune homme aux cheveux couleur de flammes, paré d'une armure dont l'éclat argenté était rehaussé par la lumière soudainement admise par le trou dans le toit. Chose notable, il lui manquait un bras. Celui qui lui restait néanmoins, s'élevait pour la troisième fois, paré d'une aura aux formes évoquant une massue compacte.
Le plan envisagé pour affronter le Fléau avait consisté au préalable à évacuer le château de toute la domesticité, mettre en place quelques pièges explosifs pour l'affaiblir et l'amener progressivement sur la zone de leur choix par le biais d'illusions. Le Chevalier d'Orion avait pisté le prédateur, alors que celui-ci griffait l'air inutilement en croyant assassiner de simples images, attendant le moment opportun pour frapper. Cependant, tout ne se passait pas comme ils l'auraient souhaité. D'autant que la révélation que la reine Ylva n'était pas vraiment la reine, en dépit de les avoir pris au dépourvu, lui et Sosia, avait engendré tout un tas de nouvelles possibilités.
D'un bond de sa jambe valide, le Fléau s'éloigna du guerrier, en invoquant à nouveau son cosmos. L'air se fit plus épais, plus froid et surtout une étonnante purée de pois privant les victimes de leur vision, apparut. Des volutes de vapeur commencèrent à sortir de la bouche des protagonistes, tandis que la température de l'atmosphère changeait.
Il en sort de tous les côtés, pesta-t-il, tandis qu'il se surprenait à avoir besoin d'un répit. Mais on peut être plusieurs à jouer à ce petit jeu.
- Sosia ? appela une voix, dont le timbre résonna lugubrement au cœur du dense brouillard.
La densité de l'atmosphère la rendait quasiment palpable, lui conférant un aspect surnaturel.
- Votre Majes..., non, Narya ? se corrigea immédiatement la quinquagénaire. Tout va bien ?
- Oui, mais où es-tu ? Je ne distingue rien.
- Par ici, suis ma voix.
Scrutant la masse opaque, la Haute Prêtresse finit par distinguer une forme en émerger. Narya, la jeune Islandaise, s'avançait d'un pas prudent vers elle. Elles n'étaient plus qu'à un mètre l'une de l'autre lorsqu'une flèche argentée vint se ficher en pleine poitrine de la Marina. Stoppée dans son élan, celle-ci commença à tituber en quête d'un soutien.
- Non ! s'exclama la quinquagénaire en voulant se porter à sa rencontre.
Un second trait rejoignit le premier et Narya bascula sur le côté.
- Ne vous fiez pas à ce que vous voyez, ni à ce que vous entendez, Sosia, la prévint la voix du Chevalier d'Orion, dont les échos se répercutèrent un peu partout. Ce n'est pas réel. C'est l'arcane de Fenrir, Fimbulvetr, qui cause tout ça.
Comme pour souligner les propos de Gearóid, le cadavre de Narya prit l'aspect du cristal, devenant translucide, avant d'éclater en minuscules fragments.
- Il cherche à nous tromper pour gagner du temps.
- Tout n'est pas aussi simple que tu le dis, l'informa le Fléau. Si l'un des tes compagnons à l'armure dorée t'a parlé de moi, il a aussi dû te dire qu'il n'avait pas réussi à s'y opposer.
- Narya ?
Elle se retourna et son cœur arrêta sa course l'espace d'un battement. Émergeant des brumes glacées, Morgan, son premier amour venait vers elle, en clopinant. Son Ecaille était abîmée et il lui manquait une jambe, ce qui l'obligeait à utiliser un bâton pour garder l'équilibre, mais c'était bien lui.
Des larmes se mirent à perler aux bords des paupières de l'Islandaise.
- Non, c'est impossible, murmura-t-elle en levant les mains devant elle.
L'invitait-elle à garder ses distances, ou à venir se réfugier dans ses bras ? Une flèche d'argent le cueillit au creux du cou. Son visage exprima une confusion si intense que la Marina crut le perdre pour la seconde fois, complètement sourde aux avertissements de l'Irlandais.
A son tour, il éclata en morceaux dès qu'il toucha le sol. Sa béquille, qui se révéla être un épieu, connut le même sort.
- Quelle froideur ! Je crois que je n'aurais pas fait mieux, retentit narquoisement la voix du Fléau. Mais bon, tu t'en prends à des personnes que tu ne connais pas.
Au même instant, une forme imposante s'extirpa des volutes de brouillard.
- Ah, mi amigo, si tu savais ce que tu rates ! Il y en a une qui de ses paires de ...
La grande carcasse de Raul esquissa quelques pas, avant de recevoir une mise à mort en plein front, sous la forme d'un coup de massue.
- Gearóid ! tonna une voix qu'il n'avait plus entendu depuis des années.
L'étonnement se lut sur le visage de l'Irlandais, tandis qu'une silhouette plus menue apparaissait.
- Ce n'est pas pour te voir faire ce genre de choses que je t'ai sauvé du caniveau ! s'exprima sévèrement son maître, Nachi.
Un instant figé par la surprise, le Chevalier d'Argent se mit à frémir de rage et son poing droit se crispa. L'éclat de son aura s'accrut et les poils sur sa nuque et son avant-bras se hérissèrent sous la charge statique qui s'accumulait. De petits éclairs serpentèrent le long de son bras de plus en plus vite, jusqu'à se transformer en un javelot de lumière blanche qu'il expédia d'un geste fluide sur sa nouvelle cible.
- Je n'ai pas besoin de mes yeux, ni de mes oreilles pour me convaincre de la fausseté de tes créatures ! lança l'Irlandais, en invoquant un second projectile. Mon flair me suffit pour comprendre qu'elles puent ! Elles empestent la pourriture et le mensonge !
Dès que le brouillard s'était refermé sur eux, il avait déclenché son Sealgaire Aireachtáil, en se focalisant sur l'augmentation de son sens de l'odorat.
- Et je sais où tu te caches, sale enfoiré ! Gae Bolga !
Se retournant, il projeta avec force son javelot en plein dans la masse compacte du brouillard, les éclairs la faisant éclater sur son passage comme des bulles de savon. Il se rua dans son sillage.
Surpris, mais néanmoins alerté par le cri du Chevalier d'Argent, Kilfgar parvint à éviter l'assaut en se décalant. L'impact du projectile créa une toile électrique sur le sol, qui s'il avait été plus proche aurait pu engourdir les jambes du Fléau.
Ce dernier vit clairement approcher le guerrier étranger et, se sentant gagner par un sentiment d’agacement, se porta à sa rencontre, drapé dans son cosmos et toutes griffes dehors.
Gearóid fit exploser son énergie, renforçant tous ses muscles et fit apparaître un nouveau javelot de foudre.
Profitant de la claudication de Fenrir, il frappa le premier d'un formidable coup d'estoc. Le Fléau décala sa tête et ressentit des picotements quand l'assaut frôla sa joue, arrachant l'un des cristaux qui pendait de son diadème. Puis, il courba le tronc pour éviter le balayage haut et passer sous la hampe. Se redressant, il riposta avec vélocité de ses ongles devenus griffes.
- Skjære i Strimler !
Sentant peser sur sa nuque le souffle toujours plus rauque de la mort, le Chevalier d'Orion brûla son cosmos encore plus ardemment, tutoyant à nouveau le Septième Sens, comme il l'avait déjà fait contre un autre Fléau. Les coups pleuvaient, s’enchaînant à la vitesse de l'éclair. Il esquivait, ripostait, mais malgré cela, il finit par se rendre compte que le Fléau de Fenrir le surclassait dans leurs échanges.
Il tint pourtant bon, essuyant des balafres sur les cuisses, le bras et même une qui manqua de lui ouvrir la jugulaire. Il ne fallait pas se dévoiler encore et continuer à épuiser le prédateur – avant que lui-même ne le soit.
Ce manchot arrive à me tenir tête dans son état !? ragea Kilfgar.
Ce dernier songea alors qu'il était bien plus diminué qu'il ne l'avait pensé de prime abord.
Heureusement pour l'Irlandais, la Haute Prêtresse n'avait pas perdu de temps et convergeait vers leur position grâce à la lueur émise par leurs arcanes de combat.
Dès qu'elle les aperçut, elle inspira et expira calmement. Elle traça dans les airs de nouvelles runes de contrainte, puisant plus loin dans ses réserves pour les alimenter. De nouvelles chaînes surgirent des décombres qu'était devenu le sol de la salle et se jetèrent sur le Fléau.
Ces dernières restreignirent ses mouvements, mais seulement l'espace d'un instant, car des loups de givre surgirent du brouillard pour ronger les entraves. Très vite, ils libèrent un bras de leur maître.
- Bordel ! rugit le Chevalier d'Argent.
- Tuez la vieille peau !
La meute se jeta sur la quinquagénaire qui maintenait ses efforts coûte que coûte pour garantir la solidité des liens restants.
Une pluie d'étoiles filantes s'abattit sur les créatures qui se brisèrent sous les impacts. Narya fendit le voile de brume et courut épauler Gearóid. Passant tout près de Sosia, elle ralentit à peine quand celle-ci fit un mouvement dans sa direction.
Tout va se jouer maintenant, c'est quitte ou double.
Pensant porter un coup décisif, le Chevalier d'Orion en fut pour ses frais lorsque son poing se retrouva bloqué à hauteur du poignet, par la main libre du Fléau.
Un sourire se dessina sur le visage de ce dernier.
- La partie est terminée.
Ils avaient cru se montrer les plus malins en exposant une reine factice, mais il allait tous les détromper, les massacrer et pour faire bonne mesure, réduire cette capitale en miettes.
Malgré tout, il était en mauvaise posture et passablement éreinté. Il fit enfler son cosmos, pareil à une tempête qui se prépare. Davantage de loups quittèrent leur tanière de brouillard.
La Marina arrivait à fond de train, pensant pouvoir le frapper alors qu'il était aux prises avec le Chevalier d'Orion. Il tira sur son bras encore prisonnier, mettant une telle tension sur l'entrave qu'elle finit par se rompre. Son membre libéré se détendit tel un ressort et la saisit à la gorge.
De son côté, l'Irlandais sentait la pression s'accentuer sur son poignet, des fissures courant sur le métal de son gantelet.
- Je vais vous broyer tous les deux, annonça froidement Kilfgar, son cosmos faisant vibrer le sol autour d'eux.
L'Islandaise était maintenant à genoux, prisonnière de l'étau qui menaçait de lui rompre le cou. Une sombre aura mortifère auréolait les mains du Fléau. D'une main, Narya tenait fermement celle de son opposant, tant pour tenter de la lui faire retirer – à moins que ce ne soit pour la retenir. Elle tendit l'autre vers Gearóid.
- Il est coincé, croassa-t-elle, alors que des étoiles dansaient devant ses yeux. Vas-y.
Sa réplique interrogea Kilfgar qui se dit qu'elle perdait la raison à cause de son asphyxie prochaine, puis il avisa ce qu'elle tendait au guerrier roux. Ses yeux s'écarquillèrent sous la stupeur.
Que faisaient-ils avec ça ? La situation alarmante, laissa pourtant vite place à de l'amusement. Comment voulaient-ils l'utiliser dans leur situation ? Il regarda les deux adversaires qu'il maîtrisait, puis la Haute Prêtresse qui allait finir déchiquetée. En l'état, il leur manquait un bras pour agir.
- Kilfgar, laissa échapper un maigre filet de voix.
Détournant les yeux, le Fléau trouva le regard bleu d'Einar. Ses traits se figèrent, alors que l'émotion le gagnait et qu'il relâchait imperceptiblement la tension qu'il maintenait.
C'est alors qu'un claquement sonore retentit, paraissant emplir tout l'espace. En un claquement de doigt, sa force le déserta et le brouillard ainsi que les créatures qui en étaient issus s'effilochèrent, comme soufflés par une puissante rafale. Kilfgar venait de tomber dans son propre piège.
Il regarda avec effarement les bras, dont l'un constitué de cosmos pur, qui se tenaient près de son cou. L'Irlandais avait retrouvé ses deux bras l'espace d'un instant ! Cela expliquait finalement comment il pouvait parvenir à décocher ses flèches et abattre les créatures du Fimbulvetr. Irréalisable sans être entier, mais c'était …
- Impossible, acheva-t-il à voix haute.
- Quoi ? Ça ? s'enquit le Chevalier d'Argent en faisant disparaître, puis réapparaître son membre fantôme. C'est un petit tour que j'ai développé il n'y a pas très longtemps. Mais comme je ne sais pas si je peux m'en servir pour frapper, je vais me fier à quelque chose de plus tangible.
Il fouetta puissamment l'air de son pied et cueillit le Fléau en plein visage. Le violent choc lui arracha une dent et l'envoya culbuter trois mètres plus loin, inconscient.
- Je doute que ce fut nécessaire, mais je ne vais pas désapprouver pour autant, convint Sosia. (Elle avisa la bande de métal passée autour du cou de Kilfgar.) Ceci le retiendra aussi sûrement que Gleipnir.
En effet, il s'agissait là de l'une des entraves servant à neutraliser les utilisateurs de cosmos. Elle avait été récupérée dans le camp d'esclaves libéré deux mois auparavant. Ne pariant guère sur le fait qu'ils puissent vaincre le Fléau en terme de puissance pure, c'était l'atout qu'ils avaient conservé dans leur manche jusqu'au moment propice. Le seul défaut à cela avait finalement été de le confier à Sosia, et non au Chevalier d'Argent, en pensant qu'elle pourrait plus facilement approcher le Fléau de par la faible menace qu'elle représentait. Mais ainsi en allait-il de la plupart des stratégies.
- La chasse est terminée, annonça Gearóid en se tournant vers ses deux compagnes de bataille. Et maintenant …
- Il va falloir nous expliquer ce tour de passe-passe entre la reine Ylva et toi, Narya, compléta Sosia d'un ton péremptoire.
Mørk Kvern :
Broyeur Obscur
Hnefatafl :
Le hnefatafl est un jeu de stratégie combinatoire abstrait d'origine scandinave de la famille des jeux de tafl. Cependant, les règles du jeu n'ont jamais été retrouvées, et seuls quelques pièces et quelques fragments de tablier nous sont parvenus. On ne connaît donc pas les règles exactes, du coup, j'ai pris, ici, les règles d'un jeu proche, le Tablut (jeu d'origine Lapone).
Le but du jeu est, pour les attaquants, de capturer le roi et, pour les défenseurs, de le faire fuir vers l’une des 4 cases de coin du plateau de jeu.
Gleipnir :
Dans la mythologie nordique, il s'agit du lien qui maintient le loup Fenrir enchaîné. Bien que ce lien soit aussi fin qu'un ruban de soie, il est plus résistant que n'importe quelle chaîne. Il fut façonné par les Nains dans leur royaume souterrain de Niðavellir à partir de six ingrédients qui, en principe, n'existent pas : le bruit de pas d'un chat, de la barbe d'une femme, les racines d'une montagne, les tendons d'un ours, le souffle d'un poisson et le crachat d'un oiseau.