Une Dernière Bataille

Chapitre 19 : Fraternités Renouées - Première Partie

16707 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/05/2024 09:14

11 janvier 1996

Norvège, Asgard, Province Est, près d’une chaîne de montagnes

 

L’immaculé tapis étouffait le bruit de sabots des montures, tandis que la fine poudreuse tombant paresseusement depuis les cieux gris, s’empressait de s’amonceler dans les creux ainsi créées. D’ici moins d’une demi-heure, personne ne saurait dire qu’ils étaient passés par là. Le petit convoi, composé de dix membres, chevauchait en file indienne, la tête basse, dans un silence à peine troublé par les respirations des cavaliers qui laissaient échapper de longs panaches vaporeux. L’hiver avait désormais pris ses marques. Les animaux se faisaient de plus en plus rares alors que la température chutait drastiquement. Certains partaient pour des contrées plus clémentes, d’autres s’enfonçaient tout doucement dans la somnolence propre à cette époque. Il en allait de même avec la nature, dépouillée de ses atours tantôt verdoyants, tantôt flamboyants, prête à sortir de sa dormance lorsque les conditions seraient à nouveau favorables.

La période s’annonçait difficile pour les habitants du royaume d’Asgard, chez qui les premières victimes de la rude saison se manifestaient déjà dans les camps grouillant de miséreux, situés principalement près de la ligne de front. Craignant que leurs voisins, s’ils partaient ne serait-ce qu’un jour après eux, leur dérobent les maigres possessions qu’ils avaient eues tant de mal à garder, beaucoup refusaient de quitter les lieux. Même si cela leur permettait de survivre. Et là était toute l’horreur de la guerre, avec son lot de bassesses et de pensées mesquines qui ressortaient telles des noyés soudain rendus à la surface. En dépit de cela, de bonnes actions avaient également vu le jour, prouvant que l’âme humaine était encore capable d’engendrer de belles choses et méritait la lutte destinée à cette part d’elle.


Le meneur du détachement leva soudain une main, déclenchant une avalanche miniature le long de ses épaules alourdies de neige, pour intimer l’arrêt. Abaissant son capuchon, il libéra une chevelure à la teinte neigeuse et tendit l’oreille sur sa gauche. Jusqu’à présent, la forêt qu’ils avaient traversée était demeurée comme endormie, figée dans une étreinte glaciale implacable. De brefs appels sauvages se firent entendre, en écho à un cri de détresse. Les chevaux renâclèrent en réponse, trépignant sur place. L’élan déboula en trombe devant la troupe, l’écume à la bouche et l’œil affolé. Une meute de loups se rua à sa suite, s’enfonçant dans les épais sous-bois, sans prêter la moindre attention aux voyageurs. Les bruits de poursuite se prolongèrent durant quelques instants avant de s’interrompre abruptement. La dure loi de la survie venait de rendre son jugement. Par sécurité, le cavalier de tête attendit plusieurs minutes pour relancer la marche. Ils continuèrent leur progression deux heures durant, jusqu’à ce qu’ils ne voient quasiment plus le chemin devant eux.

Ils décidèrent alors d’établir leur bivouac, ordonnant et dressant le campement avec une habitude née d’une pratique journalière. Une bonne flambée, allumée à l’aide de bois bien sec, diffusa en un rien de temps une bienfaisante chaleur accompagnée de très peu de fumée. Les cavaliers dînèrent de viande séchée et de biscuits, le tout arrosé de vin coupé d’eau, dans un silence brisé une unique fois par la plainte de l’un d’entre eux concernant son exaspération grandissante à manger froid. Personne ne releva. Après ça, chacun s’occupa de ses corvées, puis prit ses dispositions pour installer son paquetage près du feu. Le premier tour de garde échut à deux d’entre eux. Toutefois, un troisième personnage resta éveillé, assis, en train de suivre du doigt un itinéraire tracé sur une carte en peau.

- Tu as du mal à trouver le sommeil, Morgan ?

L’interrogé releva la tête et aperçut le joli minois de l’Islandaise. Il nota qu’elle avait relevé ses cheveux, dégageant sa nuque gracile. Un instant, il s’imagina la caresser.

- J’essaie de mémoriser le chemin qu’il nous reste à parcourir, sachant que je nous situe à peu près par là. (Il désigna un point au milieu d’une étendue de symboles censés représenter des arbres.) J’estime notre destination à une demi journée de route, peut-être légèrement plus. Eviter certains détachements de Loki nous a coûté un temps précieux.

- Et tu parviens à déchiffrer ça parmi tous ces gribouillis aux couleurs passées ? s’amusa-t-elle.

- Pour un ouvrage qui n’a pas loin de quatre cent ans, je trouve qu’il ne s’en sort pas trop mal.

- Presque un demi millénaire sans contact officiel, lâcha-t-elle songeuse, je me demande de quelle manière nous allons être reçus.

- J’ai toujours des difficultés à croire que la reine en personne voyage avec nous, dit-il en fixant une forme endormie. Enfin je veux dire, j’ai conscience qu’elle a une forte personnalité et que sa façon de gouverner est engagée, mais jusqu’ici, elle ne s’était jamais ouvertement exposée. Essentiellement pour sa sécurité, bien entendu. Néanmoins, c’est aujourd’hui à nous qu’il revient de lui assurer cette sûreté et j’ai le sentiment d’avoir un poids considérable sur la poitrine. L’avenir de tout un royaume est entre nos mains et si les Nains travaillent effectivement pour le compte de la partie adverse, c’est comme si on leur servait la victoire sur un plateau.

- J’ai passé deux ans à vivre parmi ces gens et crois-moi, nombre de choses m’échappent encore. En tant qu’étrangers à cette contrée, nous n’avons pas les bases requises pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette "trahison". Qu’est-ce qui l’a motivée, par exemple ? Le jugement d’Ylva nous est indispensable dans cette situation. C’est une femme faite d’un acier qui ne demande qu’à être trempé par toutes ces épreuves. Il faut juste qu’elle ne rompe pas avant. Allez, va dormir, ton tour commence dans quatre heures.

En se levant, il s’approcha de Narya et la saisit délicatement par la taille.

- Je suis persuadé que ton binôme ne verra pas d’inconvénient à ce que tu t’absentes quelques temps, lui susurra-t-il à l’oreille, avant de la mordiller. Et puis je dors mieux en bonne compagnie.

- Morgan, minauda-t-elle, alors qu’elle sentait une de ses jambes s’immiscer entre ses propres cuisses, tu sais très bien que ce n’est pas le moment. (Elle s’amusa de son regard faussement dépité.) Les dieux seuls savent que j’en ai probablement envie tout autant que toi. Et même foutrement plus, ajouta-t-elle dans un gloussement.

- Mais pas …

- Non, pas maintenant, pas au milieu de tout ceci, conclut-elle en l’embrassant.

Se résignant, l’Ecossais la lâcha et recula.

- Il va donc falloir se rattraper dès la première occasion. Doublement, paracheva-t-il en lui arrachant un dernier baiser.

Le Marina rangea la carte dans son pourpoint de cuir et rejoignit sa couverture. Seul. Il s’y enroula étroitement, face au feu, dont l’éclat jetait des lueurs ambrées dans ses yeux. Une boule ardente nichée au creux de son bas-ventre, il contempla les flammes un long moment, hypnotisé par leur danse souple qui faisait écho à ses pensées. Deux amants s’étreignant fougueusement, la chaleur due à la proximité des corps, les odeurs et les sensations éprouvées. Son regard cilla et ce qu’il aperçut en passant outre le mur du brasier doucha instantanément son désir ; le visage du jeune et … agaçant Chevalier d’Or du Verseau.

En effet, ce dernier aimait à rappeler qu’il appartenait à l’élite, que ce soit en terme militaire ou de noblesse. A ce que Morgan avait entendu dire de la part des pairs d’Andrei, son maître avait été Hyôga, un Chevalier sorti victorieux de nombreux et terribles affrontements, une légende vivante pour ainsi dire. Le genre de professeur de qui l’on attendait qu’il inculque rigueur et tempérance. Toutefois, si les graines de l’enseignement prodigué concernant la première avaient pris racines, à la vue de l’étendue de son cosmos, la seconde n’avait semblait-il pas eu droit à un terreau aussi fertile. Certes, il ne pérorait pas à chaque fois qu’il ouvrait la bouche et supportait bien les conditions de voyage, mais il semblait ne pas pouvoir s'empêcher de rappeler sa présence à chaque fois qu’on faisait mine de l’oublier. Être fier de ses origines ne signifiait pas pour autant en faire étalage. Morgan venait d’une humble famille de pêcheurs et il n’avait pas honte de l’avouer ; encore que la gente au sang bleu se montrerait certainement narquoise à cette évocation de sa basse extraction. Des railleries qui, transposées dans le monde moderne, n’avaient finalement plus guère de sens. Bien que l’ascendance demeurait immuable, le prestige pouvait être gagné, la valeur prouvée. Et en parlant d’héritage, il en était somme tout un qu’il possédait ; son âme de Marina.

Une fois éveillée, celle-ci définissait un individu comme un guerrier au service du dieu Poséidon. Avec elle venait la connaissance de certains savoirs, d’arcanes de combat, mais sans vraiment apporter la compréhension nécessaire à leur utilisation. Ainsi l’expliquait Sorrento, leur mentor, à lui et aux autres. L’inexpérience était un défaut commun à bon nombre de Marinas et seul l’entraînement permettait de remédier à cette carence. Une chose que les Chevaliers pratiquaient depuis toujours, tandis qu’eux-mêmes se reposaient très souvent, parfois excessivement, sur leurs acquis intemporels. En découlait donc le besoin d’un enseignement martial, car faute de pratique, leur grand pouvoir inhérent se retrouvait mal canalisé et inutile face à des adversaires aguerris.

Toutefois, le côté spirituel n’était pas en reste, puisque leur condition spécifique les amenait à partager leur âme propre avec un agglomérat d’essences issues de leurs prédécesseurs. Lors de l’essor de leur véritable identité, ils s’y retrouvaient brutalement plongés et en ressortaient tout aussi prestement, comme un pied vivement retiré d’une eau glacée, tout juste conscient de leur nouvelle condition. Un simple effleurement, un court instant trop peu immersif, pour prendre la réelle mesure de ce à quoi ils avaient accès, telles les premières pages d’un livre dont on devine à peine le contenu. Communier en compagnie de ces esprits, aux personnalités et vécus variés, permettait d’acquérir une grande force, somme de toutes ces vies passées. Seulement, il fallait une volonté ferme et tenace pour parvenir à fusionner avec elles leur avait révélé Sorrento – estimant lui-même, peut-être arbitrairement, n’être qu’à mi-chemin de son plein potentiel. Quelquefois, Morgan croyait avoir réussi à plonger plus profond dans ce puits dont il aimerait toucher le fond, pour se rendre compte au final qu’il avait échoué. Ses yeux papillonnèrent à nouveau.

Il remarqua alors Kostya, le chef de la garde de la reine, venu accompagné de cinq de ses meilleurs hommes. Celui-ci ne dormait point également et portait un regard – qu’il croyait discret – sur Narya, bien au-delà de ce que voudrait la décence. L’Ecossais ne comprenait pas son attitude. Par moment, Kostya ne paraissait pas avoir digéré leur précédente relation – Morgan le surprenant parfois à observer l’Islandaise à la dérobée – alors qu’à d’autres, celui-ci ne lui montrait pas plus d’intérêt que ça. Eprouvait-il toujours des sentiments pour elle ? S’il en avait jamais eus bien évidemment, car d’après ce qu’il avait entendu dire, celui-ci n’était pas le genre d’homme à s’enticher de quelqu’un. Et elle, qu’en pensait-elle ? S’en rendait-elle compte ?

S’interrogeait-il là-dessus parce que son attirance pour la jeune femme le rendait jaloux ? Non. De quoi ou de qui aurait-il eu à prendre ombrage ? Elle était son amie et bien plus encore à présent. A partir du moment où elle lui avait sauvé la vie et montré sa véritable nature, il avait développé une affection grandissante pour sa personne. Un timide amour qui s’était mué en une passion dévorante. La regarder s’en aller durant deux ans – une éternité pour lui – à Asgard pour y jouer son rôle d’espionne, tout en sachant ce que cela pouvait impliquer, l’avait profondément heurté. L’imaginant déjà vendre son corps pour les besoins de sa mission, il en avait conçu une grande colère contre elle, refusant de la voir avant son départ. Avec leurs retrouvailles, Morgan avait jugé qu’il s’était conduit stupidement. Il ne lui avait même pas avoué ses sentiments, comment pouvait-elle alors se douter de ce qui le tourmentait ? De plus, leur statut singulier était synonyme de compromis et de sacrifices. Le cours des évènements actuels tendant à prouver que la vie était courte, il ne perdit pas de temps par la suite pour se déclarer. Depuis, il se sentait comme l’homme le plus heureux de la terre.

Alourdies par la fatigue, ses paupières lui semblèrent de plomb et il ne put les maintenir ouvertes plus longtemps. Lorsqu’on vint le réveiller pour son tour de garde, il eut l’impression d’avoir dormi moins de trente minutes.

 

A l’aube, ils reprirent leur périple, quittant progressivement les zones boisées pour s’engager dans une vallée profonde. Façonnée par un ancien glacier, elle devait les mener en direction de la chaîne de montagnes que les habitants d’Asgard nommaient l’Echine du Jötunn. Le soleil brillait d’un éclat blafard, propre à ces journées hivernales où sa radiance, bien que tournée vers la terre, ne transmettait aucune chaleur. Rien qu’une glaciale indifférence, empêchant fonte comme chute de neige. Les nuages bas, pareils à des écheveaux de coton blanc, dévidaient leur trame depuis les sommets montagnards auxquels ils semblaient accrochés. Montant toujours plus en altitude, les cavaliers traversèrent d’étroites crêtes, assaillis par des rafales de vent acérées qui s’agrippaient telles des griffes à leurs vêtements, s’échinant à les précipiter dans le vide. Malgré tous ces dangers, la beauté du paysage était à couper le souffle, faisant sentir à ceux qui le foulait l’insignifiance de leur existence face à tant de grandeur.

Plus loin sur la piste, en fin de matinée, le petit groupe put contempler sa destination ; un pic double dont l’un présentait une cime aplatie, comme décapitée. Alors qu’ils suivaient la déclivité escarpée menant au plus près de cette formation géologique, les sabots du cheval d’un de hommes de Kostya roulèrent sur des débris rocheux, entraînant sa chute. Homme et animal hurlèrent de terreur jusqu’à ce qu’ils s’écrasent en contrebas. Trop abasourdis pour réagir, ils ne purent esquisser le moindre geste pour le sauver. D’un commun accord dicté par la prudence, ils mirent pied à terre et menèrent leurs montures par la bride. En milieu d’après-midi, leurs pas les conduisirent à un large pont qui enjambait un torrent depuis longtemps asséché. Finalement parvenu à leur destination, ils y trouvèrent une zone dégagé d’une assez vaste superficie, comptant en son centre une surface circulaire engoncée dans la roche du sol, à moitié recouvert de glace. A cet endroit, les bourrasques montagnardes redoublaient d’intensité, gémissant telles des âmes en peine.

- Et maintenant ? s’enquit le prince de Blue Graad, en utilisant ses doigts comme un peigne grossier pour défaire des nœuds imaginaires dans ses cheveux.

- Maintenant, je vais revêtir une tenue qui sied davantage à une reine, annonça la Blanche Dame.

Effectivement, ses atours actuels correspondaient plus à ceux d’un coursier ayant passé une bonne semaine à travers bois et champs – ce qui avait réellement été le cas – qu’à ceux de la souveraine de tout un royaume. Narya était déjà en train de mettre en place une sorte de paravent, derrière lequel Ylva se réfugia avec un ballot de linge plié, en tenant une couverture entre ses bras écartés.

- Tout le monde se retourne, ordonna la Marina de la Selkie.

Environ dix minutes après avoir obtempérés, ils purent poser à nouveau leur regard sur la souveraine enfin changée. Celle-ci était parée d’une robe à haut col de couleur opaline, dont les contours du bustier étaient bordés de fourrure blanche, en accord avec ses yeux bleu glace. Une légère épaisseur indiquait que le vêtement comportait très probablement une doublure en maille ; prudence est mère de sûreté. La sombre couronne des monarques d’Asgard ceignait son front, contrastant avec sa chevelure si blonde, et un assortiment très succinct de bijoux parachevait de rendre à cette jeune femme son aura de prestance naturelle. Fouillant les fontes de sa selle, elle en tira une chaînette au bout de laquelle pendait un quatuor de runes forgées.

- Sosia, expliqua-t-elle de sa voix claire, a retrouvé ces pièces parmi les symboles que possède tout souverain d’Asgard. Il s’agit de clés permettant de pénétrer dans la cité des Nains. C’était un cadeau d’un roi à un autre du temps où les deux nations entretenaient encore des rapports amicaux.

Détachant les lettres, elle s’approcha du cercle incrusté dans la roche et les plaça une à une à des emplacements spécifiques. Elle tourna ensuite les différentes bandes de métal de droite et de gauche, cherchant à établir une combinaison qu’elle seule connaissait. Sitôt qu’elle eut terminé, le système s’enfonça légèrement dans le sol et un grondement tellurique se répercuta alentour. Toutes les têtes se tournèrent en direction du flanc de la montagne là où un son évoquant des mâchoires granitiques frottant l’une contre l’autre se faisait entendre. Des pierres taillées, si subtilement emboîtées qu’il était impossible de savoir où s’arrêtait la première et où commençait la seconde, se démantelèrent telle une toile, leur révélant les entrailles de la montagne. Chacun demeura figé l’espace de quelques battements de cœur, presque saisi d’étonnement, face à l’ingéniosité du mécanisme.

- Je crois qu’il est temps d’y aller, annonça Ylva, rompant volontairement le charme.

- Êtes-vous toujours certaine de vouloir vous y rendre en personne, votre Majesté ? lui demanda Narya. Nous pourrions simplement …

- A quoi aurait servi de faire tout ce chemin, si je devais rester en arrière. Cela a coûté la vie à un membre de ma garde, Narya. Certes, il n’était pas le premier et, bien que je le déplore, ne sera certainement pas le dernier à mourir pour cette nation. Quelle reine serais-je si je ne rendais pas honneur à son sacrifice ?

De son regard vert, l’Islandaise sonda le visage de la souveraine en quête de failles, mais n’en trouva aucune. Fière de servir pareille dame, elle hocha la tête.

- Votre Majesté, les chevaux n’accepteront jamais de descendre là-dessous, l’avertit le chef de sa garde.

- Et c’est pour cela que nous les laisserons ici, sous la surveillance de vos hommes.

Kostya discuta une poignée de minutes avec ses subordonnés et chargea trois d’entre eux de veiller sur leurs possessions. Dans l’éventualité où ils ne reviendraient pas, la reine leur confia un message oral à transmettre au Chef de Bataille Nordring. Codé, puisque uniquement destiné à celui-ci, son contenu lui permettrait de revendiquer les pleins pouvoirs quant à la souveraineté d’Asgard. Vu les vivres dont ils disposaient actuellement, leur attente pourraient durer jusqu’à six jours. Passé ce laps de temps, ils devraient rebrousser chemin, sans quoi ils n’en disposeraient plus de suffisamment pour le retour. Lorsque chacun eut terminé ses propres préparatifs, ils adoptèrent une formation en colonne afin de descendre les marches entraperçues dans l’obscurité ; d’abord Morgan associé à Andrei suivis par Narya aux côtés de Ylva et enfin Kostya accompagné de son dernier soldat.

Le trio restant les regarda disparaître au fur et à mesure que les ténèbres souterraines les engloutissaient. La porte commença à trembler, se refermant progressivement. Ils captèrent alors un bruit, guère plus que le roulis d’un caillou, les poussant à se retourner d’emblée. Rien, hormis le même paysage balayé par les vents. L’un d’eux haussa les épaules, traduisant l’exact reflet des pensées de ses partenaires.

 

La descente s’effectua dans le noir le plus complet, à ceci près que la jeune femme avait pour se guider, les bruits de pas et la lumière tremblotante des torches du petit groupe loin devant elle. A l’intérieur du tunnel, il régnait une tiédeur bienvenue après la bise glacée à la surface. Malgré tout, celle-ci tendait à devenir autrement plus dérangeante à mesure que les minutes s’égrenaient. Traversant son épiderme, de minuscules perles de sueur commencèrent à apparaître sur son front ; elle les essuya d’un revers de la main. Chaudes au toucher, les parois, qui près de la surface réfractaient la lueur des flambeaux, émettaient désormais leur propre luminescence. Par un effet de transparence qu’elle s’expliquait par un genre de vitrification, elle discernait une lueur orangée derrière les parois à l’aspect d’obsidienne. Associée au fait d’être sous terre et qu’une chaleur graduelle s’installait, elle conclut qu’il devait s’agir de lave en fusion. Elle se trouvait donc actuellement non dans les fondations d’une quelconque montagne, mais d’un volcan.

Au détour d’un corridor, elle capta l’écho de voix à l’accent rocailleux. Un dialogue semblait s’être engagé, mais elle n’en percevait pas la teneur. Lorsque le volume des paroles s’amenuisa, preuve que leurs propriétaires s’éloignaient, Ayame poursuivit sa progression à pas de loup. Sa filature l’amena jusqu’à la sortie du souterrain marqué par une arche couverte de runes. Non rompue à ce type d’écriture, la jeune femme ne put déchiffrer leur signification. Au-delà de cette structure, le panorama qui s’offrit à elle emplit l’entièreté de son champ de vision, lui faisant presque oublier de rester dissimulée au milieu des ténèbres. Ainsi qu’elle l’avait deviné, un lac de magma occupait le fond de la formation géologique, projetant un panel de couleurs alliant toutes sortes de rouges, d’oranges et de jaunes. Une bande de roche d’une trentaine de mètres de large faisait le pourtour de la base du volcan, permettant l’érection de nombreux ouvrages. La gorge du volcan était tapissée de bâtiments dotés d’une architecture robuste, sans toutefois se départir d’une certaine grâce, construits selon un effet de spirale qui suivait les parois de la cheminée avec comme point culminant, une ouverture sur le ciel. Plus on prenait de l’altitude et plus on pouvait voir l’évolution dans le travail d’élaboration des maisons. L’aspect de la ville était tout bonnement si vertigineux que l’on en oubliait qu’il existait un ciel au-dessus de tout cela. En se tordant le cou, Ayame parvenait à peine à apercevoir les détails des strates supérieures. Son seigneur, le dieu Tsukuyomi, possédait paraissait-il, un palais tout en ponts et en arcades, grimpant à la conquête de la voûte céleste. Subjuguée, la Japonaise se demanda s’il y avait la moindre chance pour qu’il ressemble à ce qu’elle avait actuellement sous les yeux.

De hauts fourneaux se trouvaient un peu partout et des constructions de tailles diverses s’avançaient au-dessus de l’abîme incandescent. A l’instar de toute cité, les bruits de la vie active jaillissaient dans les airs, pareils aux échos sonores d’un marteau battant une pièce de forge. A certains endroits, des bouches sculptées déversaient de la lave dans des bassins de roche, avant de retomber directement par débordement dans le lac rougeoyant plus bas. Des escaliers pourvus d’arches de grande envergure permettaient de rejoindre des destinations différentes. Au centre de l’étendue de magma se dressait une colonne de forme octogonale reliée aux parois par des passerelles de métal et de pierre.

Quand elle rebaissa son regard qui s’était perdu dans les nuées, elle avisa que le tunnel par lequel elle était arrivée n’était pas l’unique point d’accès, puisque des dizaines d’entrées similaires perçaient les parois du volcan endormi. En toute discrétion, elle se faufila de coins d’ombre en passages enténébrés et lorsqu’elle comprit que le petit groupe de la reine était conduit vers des sphères, où elle ne pourrait jamais poser ne serait-ce qu’un orteil sous peine d’être repérée, elle décida de patienter. Après tout, ce qui monte doit forcément redescendre à un moment ou à un autre.

 

Le groupe gravit plusieurs escaliers, parvenant aux deux tiers de la hauteur de la cheminée volcanique. Des bribes d’informations qu’Ylva avait pu saisir parmi les ouvrages étudiés, plus la position sociale d’un Nain était élevée et plus ses quartiers suivaient la même logique. Ses espoirs grandissaient avec leur ascension. Ne quittant pas des yeux le dos de l’être trapu qui les guidait, elle remarqua cependant que ceux de son escorte se dispersaient en tout sens, attirés par une sculpture, une coulée de lave ou plus simplement par l’altitude et le décor flamboyant sous leurs pieds.

Ils furent introduits dans une salle aux dimensions modestes après avoir franchi un seuil marqué d’un couple de statues massives. La pièce avait été creusée dans la roche basaltique créant un espace circulaire aux murs polis et façonnés à coups de burin. Au plafond, une large coupole, semblable à une bulle de verre, diffusait une lueur blanche parée de paillettes dorées.

- Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans mon humble demeure, déclara dans un parfait Asgardien un être de petite stature, dont l’épaisse barbe grise pourvue d’un entrelac complexe de tresses lui arrivait à la taille. Je suis le steinklok Beldin. J’ai eu bien du mal à le croire lorsque j’ai été informé que des gens de l’extérieur empruntait ce passage, aussi pardonnez mon attitude cavalière, mais pourrais-je connaître le nom du possesseur de la clé qui vous a permis d’entrer ?

- Je suis Ylva, l’actuelle détentrice et par conséquent la souveraine du royaume d’Asgard, annonça cette dernière en s’avançant d’un pas.

Le Nain la salua d’une inclinaison du buste et reprit :

- Votre Majesté, je vous prie d’excuser la manière dont vous avez été convoquée ici, cependant, j’ai préféré profiter de l’avantage à être le premier au courant de votre présence.

- Je croyais que le peuple Nain avait tiré un trait sur ses liens avec les habitants de la surface ?

- Si c’est effectivement le cas de beaucoup de mes compatriotes, confirma Beldin, ce n’est pas le mien. Quatre cents ans, cela commence à faire long pour tenir rancune.

- C’est pourtant à nous d’avoir une dent contre vous, décocha Andrei.

- Excusez-moi, mais quelle en serait la raison ? Et qui êtes-vous jeune homme ?

Ce dernier ne pouvait pas laisser passer cette occasion de se rengorger.

- Andrei, Chevalier d’Or du Verseau et prince de Blue Graad.

- Chevalier ? Blue Graad ? répéta leur hôte, troublé, bien que le premier terme eût éveillé une sorte de lueur avide dans son regard. A ma connaissance, aucun territoire ne porte …

- Les Nains ont beau ne pas porter les surfaciens dans leurs cœurs, le coupa Morgan en prenant à son tour la parole, vous n’êtes pas sans ignorer qu’une guerre a lieu entre les forces de la reine et celle du dieu Loki. Or, nous avons découvert des preuves irréfutables que vous oeuvrez avec notre ennemi.

- Non, nous …

La reine le stoppa d’un ton péremptoire.

- Mes soldats sont tout d’abord entrés en possession de documents faisant état de votre complicité il y a trois semaines. Il y était mentionné des services et des fournitures dont votre peuple devait s’acquitter pour le compte du Mage des Mensonges. De plus, ses séides sont désormais dotés d’armures qui portent l’empreinte des techniques de forge Naine. Je ne vous le demanderai donc qu’une seule fois. Pourquoi votre roi a-t-il noué une alliance avec Loki ? Que lui a-t-il promis pour qu’il jette aux oubliettes le traité contracté par le passé entre la monarchie Asgardienne et le peuple Nain ?

L’attitude de leur interlocuteur semblait osciller entre colère face à cet affront verbal et incrédulité quant à la teneur de ces propos.

- Votre Majesté, j’ai bien peur qu’il y ait une méprise, répondit-il d’une voix aussi égale que possible. Le trône de feu le roi Kerld est vacant depuis maintenant quatre mois et le prince héritier a disparu. Il est donc impossible que notre cité ait pu prendre une telle décision. En effet, les décisions de notre souverain sont soumises au vote du Conseil de la Pierre. Si vous connaissez suffisamment notre culture, vous êtes au courant du fait qu’il faut qu’une majorité d’entre nous soit d’accord pour prendre part à un tel conflit, d’autant plus aux côtés d’un individu tel que Loki. Mon savoir en terme de compétences militaires est limité, mais ne s’agirait-il pas plutôt d’un genre de tactique de désinformation ?

La reine se tourna vers le capitaine de sa garde. Ce dernier lui tendit en retour un objet pris dans son sac en bandoulière. D’un geste vif, elle le fit atterrir au milieu de la table, bousculant ce qui la couvrait dans un fracas métallique. Nulle accusation ne retentit, mais un silence écrasant s’abattit sur la salle. Il enfla jusqu’à finir par éclater.

- C’est incompréhensible, balbutia Beldin, devenu soudain blême face au morceau de métal noirci qu’il observait.

D’une taille supérieure à ce que ne pourrait jamais atteindre un Nain, celui-ci avait immanquablement été réalisé pour un individu humain.

- Vous ne pouvez plus nier à présent, asséna Ylva. Réunissez immédiatement les Sages de la Pierre.

- Votre Majesté, organiser une assemblée prend du temps, tenta-t-il de se justifier. De plus, je dois introduire votre présence en douceur. Comme je l’ai déjà expliqué, mon peuple ne va certainement pas voir d’un très bon œil votre arrivée dans notre cité. Je dois m’acquitter de certaines choses avant. Installez-vous ici en attendant que …

- Non ! Mes gens meurent pendant que nous échangeons de vaines paroles, et vraisemblablement à cause de vous, j’exige donc une tenue exceptionnelle sur-le-champ !

Percutantes, telle la foudre, ses paroles ébranlèrent toutes les personnes présentes par leur force. Résigné, mais aussi soumis à l’autorité de la Blanche Dame, leur hôte appuya sur une sorte d’interrupteur saillant d’un mur. Environ deux minutes plus tard, l’un des Nains qui les avaient escortés se présenta.

- Préviens les autres steinklok de se réunir au plus vite pour la tenue extraordinaire d’un Conseil. Inutile de te préciser que c’est urgent.

Le messager salua et partit aussi vite que lui permettait ses courtes jambes.

- Je vais vous conduire jusqu’à la Chambre du Conseil, dit Beldin.

Empruntant à nouveau escaliers et coursives, ils se rapprochèrent encore un peu plus du sommet. En surplomb, au-dessus de l’abîme incandescent, ils découvrirent un édifice de forme octogonale aux allures de tour dont l’entrée était ornée de runes. Une fois franchie, ils suivirent un couloir les rapprochant du centre du bâtiment. Leur progression fut stoppée nette par une imposante porte dont les montants étaient maintenus fermés par une impressionnante statue taillée en relief dans la roche des parois. Beldin s’en approcha et murmura quelque chose. Les bras de la gravure s’animèrent en réponse pour écarter les panneaux, tandis que ses yeux minéraux irradiaient une lumière verte. Les voyageurs s’étaient à peine remis en mouvement qu’il les stoppa d’un geste.

- Seule votre souveraine est autorisée à pénétrer dans cette salle, leur annonça-t-il.

- Moi vivant, déclara abruptement Kostya, ma reine ne se rendra seule nulle part en territoire ennemi.

- Je puis vous assurer qu’aucun danger ne l’attend derrière cette porte. Etant celle qui porte l’accusation, elle doit paraître devant le Conseil dépourvue de tout soutien.

- Soit, admit Ylva. Je me plierai à vos usages.

- Votre Majesté …, tenta le chef de sa garde.

- Je te remercie pour ton zèle, Kostya, mais je fais confiance à Beldin. (Elle se tourna vers ce dernier.) Allons-y.

Il la précéda d’un pas et elle resta dans son sillage alors que l’ouverture se refermait, la dissimulant aux regards de ses suivants.

- Au moindre danger perceptible, lança le chef de la garde à la ronde, défoncez-moi cette porte. Je veux que la reine Ylva ne coure aucun risque.

- Inutile de nous dire ce que nous avons à faire, répliqua Morgan, à qui le ton de l’Asgardien avait déplu. (Il se tourna vers le Russe.) Cette roche étant très dure, le mieux serait que tu la gèles et Narya et moi, nous occuperons de la briser d’une décharge de cosmos, une fois que sa résistance aura été mise à mal par la brusque différence de température.

- Ce que tu as dit à Kostya vaut pour toi également, renchérit Andrei. Je n’ai pas de conseils à recevoir de la part d’un rustre, et en tant que Chevalier, encore moins d’un Marina.

Et c’est reparti, songea Narya. Pourquoi faut-il que lorsqu’il y a plusieurs hommes dans une même pièce, ils doivent forcément tenter d’établir qui pissera le plus loin ?

 

L’exiguïté des lieux, combinée à des tournants s’enchaînant rapidement et avec tant de variations, fit qu’Ylva échoua à dresser une carte mentale de ce labyrinthe. Tout ce qu’elle pouvait dire, c’était qu’ils descendaient. A un moment, le Nain stoppa sa marche si abruptement qu’elle manqua lui rentrer dedans.

- Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, un soupçon de méfiance dans la voix.

- Votre Majesté, vous devez être informée de certaines choses avant votre confrontation avec les autres steinklok. (Il laissa s’écouler quelques secondes afin d’être sûr d’avoir bien toute l’attention de la jeune femme.) Historiquement, le Conseil de la Pierre est composé de six personnes. Etant donné qu’elles viennent toutes de clans différents, sans parler de leurs classes, leurs opinions divergent très souvent, rendant difficile la cohésion entre elles. Néanmoins, pour le bien de notre cité, elles sont toujours parvenues à mettre de côté ces inimitiés. Aujourd’hui, je crains qu’il n’en aille plus ainsi.

- Pour quelle raison ?

- Comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, Kerld, notre roi est décédé. Son règne ayant été prospère et sa lignée plutôt prestigieuse, nous avions choisi son fils pour lui succéder. Malheureusement, il a disparu après s’être aventuré à la surface. A l’heure actuelle, le Conseil est coincé dans un statu quo entre les partisans de notre ancien roi souhaitant entreprendre des recherches pour retrouver son fils, et ceux désirant couronner un nouveau souverain.

- Et dans quel camp vous rangez-vous, Beldin ?

- Je …

- Non, répondez plutôt à cette question : est-ce que les steinklok peuvent être élus ?

- En tant que roi ? Oui. Tout individu possédant une ascendance disposant de suffisamment de renom peut être désigné. Si plusieurs candidats se présentent, tout n’est plus qu’une question d’appuis.

- Tout passe donc par le Conseil ?

- En effet.

- Merci de cette précision.

- Seulement, je me méfie de certains de mes pairs dont les agissements sont pour le moins étranges depuis quelques temps. (Le regard bleu glace de la Blanche Dame lui parut se faire plus perçant.) Du peu que j’en sais, je soupçonne l’un d’entre nous d’avoir cherché du soutien à l’extérieur.

- En conséquence, notre rencontre ne marque probablement pas le premier contact entre Nains et Asgardiens depuis fort longtemps, fit-elle pleine d’ironie. Je comprends le sens de l’information que vous me confiez, mais je suppose que je ne pourrais pas en faire usage lors du Conseil, à moins de vouloir froisser ses membres.

- C’est préférable, dit-il en se remettant finalement en marche.

Par la suite, ils ne s’arrêtèrent plus. La pièce rotonde dans laquelle la jeune femme aboutit présentait un ensemble de teintes si claires qu’elles lui paraissaient presque éblouissantes après son sombre parcours. Au fond de la salle se trouvait un ensemble de sièges, surélevés derrière un gradin de pierre d’environ un mètre de haut. En plus de l’accès par lequel elle venait d’arriver, deux autres passages étaient visibles de part et d’autre de la pièce. Ylva avança jusqu’à se tenir au centre, presque juste au-dessous d’un genre de stalactite percée de cavités d’où s’écoulait une lave aussi fluide que de l’eau, rejoignant un bassin creusé dans le sol. Face à elle, Beldin prit place sur l’un des sièges. Les cinq restants furent bientôt occupés par d’autres Nains arrivant par les portes latérales.

A l’image de celui qui l’avait accueilli, ils portaient également une barbe plus ou moins longue, parmi laquelle se perdaient nombres de tresses. Chez l’un d’eux, même les moustaches, très allongées, étaient nattées. Et au moins trois d’entre eux semblaient passablement irrités.

- Quelle folie te pousse à convoquer ainsi cette assemblée, Beldin ? tempêta l’un d’eux.

- Qui est cette surfacienne ? s’indigna aussitôt un second en apercevant Ylva.

- Aldrin, Eddrog, mes amis, calmez-vous, les enjoignit l’hôte de la reine et de ses alliés en levant une main apaisante. Vous êtes en présence de l’actuelle souveraine du royaume d’Asgard, la reine Ylva. La présente réunion a lieu sur son injonction.

Prenant de vitesse les remontrances sur le point de fleurir, il leur résuma la situation.

- Comme Beldin vous l’a déjà signifié, vos accusations sont parfaitement grotesques, lâcha le dénommé Eddrog. Loki a été emprisonné par ses pairs et nos ancêtres ont veillé à ce que ni ses chaînes, ni les golems qui gardent sa geôle ne soient pris en défaut.

L’esprit de la Blanche Dame s’échauffa, menaçant de lâcher la bride à des paroles qu’elle aurait pu regretter, mais pour avoir déjà vécu ce genre de situation avec ses propres jarls, elle parvint à conserver son sang-froid.

- Je crois surtout, commença un autre nain, que notre ami Beldin n’a pas l’esprit aussi retors que cette femme. Il m’apparaît clairement que la disparition du prince est de son fait. Réfléchissez, elle mène une guerre qu’elle sait ne pas pouvoir remporter – certainement contre des contestataires à sa position, ce que je ne peux leur reprocher –, alors elle compte demander de l’aide à notre peuple. Néanmoins, nos liens avec les surfaciens étant ce qu’ils sont, elle enlève le prince, rédige de fausses lettres et l’oblige à forger une preuve minable pour s’assurer un minimum de crédibilité. Seul notre peuple possède les métaux et les techniques pour lui fournir une aide salvatrice. Et pour nous contraindre, elle nous rend coupable de frayer avec Loki, un reproche pathétique, ne nous laissant que la possibilité de l’épauler pour prouver notre bonne foi. Notre prince risquant de la dénoncer s’il nous est rendu, elle nous rapportera uniquement sa dépouille en rejetant la faute sur ses détracteurs. Pratique et brillant, sauf que nous ne sommes pas aussi crédules qu’elle le pense.

- Effectivement, vous n’êtes pas naïfs, juste stupides, asséna Ylva d’une voix atone.

La température de la pièce parut chuter d’un coup, pétrifiant les visages des membres du Conseil dans une immobilité choquée.

- Comment osez …

- Je dois le reconnaître, sa Majesté à une sacrée personnalité, lança une voix.

Se coulant depuis l’une des entrées, un homme s’approcha. Affichant un air un peu apprêté, il portait une tenue aux couleurs vives coupée sur mesure, lui seyant à la perfection. Ses joues pleines convenaient parfaitement avec sa forte corpulence et sa moustache blonde accompagnée de favoris achevait de lui conférer son allure de dandy. L’un des Sages bondit presque de son siège à son apparition.

- Depuis quand cette cité permet-elle que l’on y entre comme dans une forge !?

- Cet homme est mon invité, précisa le Nain le plus à gauche.

- Tu as également décidé de n’en faire qu’à ta tête, Dalgad ? dit Aldrin. Cela pourrait te valoir le retrait de ta charge.

- Il faudrait un vote unanime du Conseil pour cela et je doute que tous mes pairs soient d’un avis similaire.

La reine ne suivait l’échange que d’un œil, davantage appliqué dans l’observation de l’inconnu. Et la réciproque était tout autant valable.

- Pourrais-je au moins me présenter ? entendit-elle ce dernier demander d’un ton affable à Dalgad, qui lui indiqua d’un geste de faire ce que bon lui semblait.

- Vénérés Sages de la Pierre, reine Ylva, je me nomme Gôrd de Fafnir, Fléau d’Utgard au service de sa déité Loki.

- Et que viens-tu chercher ici !? claqua tel un fouet la question de la souveraine, coupant l’herbe sous le pied des steinklok.

- La même chose que vous, à mon sens. Mon maître désire solliciter l’aide du peuple Nain pour soutenir notre effort de guerre et le steinklok Dalgad a souhaité engager des pourparlers en ce sens.

- Solliciter !? s’étrangla à demi la reine. Je ne savais pas Loki capable de tant de manières pour obtenir quelque chose. La violence et la traîtrise, voilà les vices dont il use.

- Ça suffira, dit Beldin qui comprit trop tard que la situation lui échappait, cela est déjà allé trop loin.

- Non, ceci n’est que le commencement, le contra Eddrog. Tu as mon soutien, Dalgad.

- Et le mien, ajouta un autre steinklok.

- Héoin également …

- Le peuple n’acceptera jamais de suivre votre démarche, lança Aldrin.

- Détrompe-toi, répliqua le révolutionnaire. Nous avons de nombreux partisans qui ne demandent qu’à choisir un nouveau roi.

- Vous ourdissez vos actions depuis longtemps, n’est-ce pas ? (Les traits du Nain se décomposèrent tout à coup.) La disparition de l’héritier faisait partie de votre plan.

- Qui sait ? laissa planer Dalgad. Disons que je n’avais pas prévu de me révéler aussi vite, mais maintenant que je dispose du soutien d’un dieu, je n’ai plus à me cacher.

- Vos ambitions vous ont donc poussés à de telles extrémités, lâcha le steinklok aux longues moustaches d’un air dégoûté.

- Ne jouez pas les vertueux avec moi, bande d’hypocrites ! gronda-t-il en tapant du poing sur l’accoudoir de son siège. Reconnaissez plutôt que chacun d’entre vous a secrètement entretenu l’ambition de vous approprier le trône au moment même où le fils de Kerld s’était semble-t-il évanoui dans la nature. Tout comme nous les Nains, Loki a souffert du même désamour de la part des Ases. Par rapport à ceux qui n’ont jamais guère été cléments avec nous, il n’est pas un choix si insensé.

- Il vous trompe, l’avertit Ylva. Dès que vous n’aurez plus d’utilité, le Mage des Mensonges vous éliminera, de même qu’il détruira ou asservira votre peuple.

- S’il le faut, j’ai le moyen de le contraindre à renoncer à toutes velléités de nuisance, affirma crânement Dalgad.

Le Fléau fronça imperceptiblement les sourcils, ce qu’Ylva ne manqua pas de remarquer, avant de prendre la parole en retour.

- Mon seigneur est tout ce qu’il y a de plus sincère dans ses intentions. Il s’en tiendra à ce qu’il a dit.

Beldin poussa un profond soupir qui n’échappa à personne.

- Votre Majesté …

- Tu capitules déjà, le railla Dalgad. Je ne t’aurais …

- Ce n’est pas à toi que je m’adresse, immonde pourceau ! (Il se tourna vers la jeune femme.) Reine Ylva, accepteriez-vous de m’apporter votre concours si je tentais de prétendre au trône ?

- Etes-vous sincère dans votre requête ? demanda-t-elle d’un ton ferme. Nul mensonge ne trouble votre cœur ?

- Je suis résolu. Je le jure par mon sang, ma barbe et la pierre !

- Misérable fou ! cracha Eddrog. Tu graves là ta propre tombe.

- Etant donné que chacun de vous jouit désormais d’un appui puissant, rappela Aldrin d’une voix dépourvue de timbre, et que nous sommes en parfaite égalité … (Il jeta un coup d’œil au Nain restant, celui aux grandes bacchantes.) Tarog ?

Un nébuleux assentiment indiqua sa réponse.

- Il convient donc de recourir au Dydig, l’antique épreuve de la Vertu, pour vous départager.

Le silence s’abattit suite à cette déclaration ; temps que bon nombre prirent pour digérer l’information. Du moins, ceux qui savaient de quoi il retournait. Les autres attendaient stoïquement la suite.

- Parfait, dit finalement Dalgad. Seulement, je souhaiterai que le sieur Gôrd ici présent m’accompagne. Après tout, il faut savoir reconnaître ses propres faiblesses et cela me permettra également de vérifier sa franchise.

- J’accepte volontiers, confirma spontanément le Fléau d’Utgard.

Le steinklok Beldin caressa machinalement sa barbe, puis observa la souveraine d’Asgard, un air contrit sur son visage ridé.

- Qu’il en soit ainsi, acquiesça-t-elle.

- Les règles en vigueur vous autorise à prendre une journée pour vous préparer, rappela Aldrin.

Laps de temps que chacun sut qu’il serait mis à contribution pour expliquer aux étrangers les modalités de l’épreuve. Cependant, pour le moment, leur priorité était de quitter cette pièce sans en venir aux mains et s’écharper joyeusement. Les protagonistes restaient muets et immobiles bien qu’ils sachent la conversation terminée, tels deux interlocuteurs ayant épuisé leurs sujets de conversation et se retrouvant penauds l’un face à l’autre dans un silence embarrassant. Sauf que celui-ci était davantage un silence lourd de reproches et d’insultes, mêlés à de la rancœur, vis-à-vis du comportement de chacun. Il parut à Ylva que cela aurait pu durer toute l’éternité si Beldin – un pionnier presque – ne s’était levé, non sans une certaine raideur, de son siège, provoquant un mouvement similaire chez ses pairs qui le copièrent pareils à des automates. Aldrin et Tarog prirent le premier passage en faisant signe à Beldin pour lui signifier qu’ils se reverraient plus tard, tandis que le trio dévoué à Dalgad emprunta la seconde sortie. Finalement, Ylva et son hôte partirent les derniers.

Au cours du trajet inverse, alors qu’aucun mot n’avait été échangé jusque-là, la Blanche Dame choisit d’exposer l’hypothèse – non – la conclusion à laquelle elle était parvenue avant même d’avoir été admise dans la salle du Conseil – telle la lame d’un fendoir, celle-ci stoppa net leur progression.

- C’était votre idée depuis le début ?

- Je vous demande pardon ? réagit un Beldin manifestement perdu.

- De briguer la couronne, indiqua-t-elle en levant une main, semblable au plateau d’une balance. Oh bien sûr, ce n’était pas votre intention première, vous étiez d’abord dans le camp de ceux qui attendaient sagement le retour de l’héritier. Toutefois, l’opportunité d’assouvir votre propre désir s’est présentée à vous dès l’instant où j’ai franchi les portes de la cité. Avec la souveraine d’Asgard derrière vous, bien que je ne sois qu’une surfacienne, cela représente un atout non négligeable. Vous n’êtes pas si différent de Dalgad tout compte fait. (Elle éleva son autre paume en l’air.) Bien entendu, étant donné ma propre expérience, j’ai tendance à voir le mal partout. Peut-être votre dessein était-il de forcer ce dernier à se révéler en imposant ma présence. Vous saviez que quelque chose se tramait. Vous me l’avez vous-même indiqué. Vous avez donc profité de ma venue pour mettre votre théorie à l’épreuve, même si j’ai quelque peu bousculé vos plans avec ma hâte.

Le trouble du Nain et son regard fuyant lui suffirent pour comprendre qu’il y avait un peu des deux.

- Retenez seulement une chose, Beldin, ajouta-t-elle en le conservant sous le feu de ses yeux de glace. Je déteste être manipulée. Ne vous avisez plus de vous y essayer. Est-ce clair ?

- Autant précis qu’un burin fendant la roche, votre Majesté, pardonnez-moi.

Elle hocha la tête, visiblement satisfaite.

- Maintenant que ce point est éclairci, pourriez-vous me reconduire auprès de mon escorte. Sinon je crains qu’elle ne commence à s’inquiéter pour ma sécurité et ne s’autorise à user de mesures excessives.

 

- … et au moins l’un des Fléaux de Loki est ici, acheva la reine lorsqu’elle eut fini de résumer la situation à ses compagnons.

- Je le savais, vociféra brusquement Kostya en tirant à demi son épée. Sales traîtres ! Je m’en vais faire sauter ta …

- Il suffit, Kostya ! le fustigea Ylva en le foudroyant de son regard glacé. Beldin n’y est pour rien. Tout comme notre société, celle des Nains comporte son lot de fruits pourris et je pense que, ainsi qu’il l’a lui-même réalisé, les steinklok alliés ont enfin compris que Loki était derrière la disparition du prince héritier. Etait-ce sur ordre de Dalgad, ou un simple concours de circonstances, qui a ensuite conduit le Mage des Mensonges à entrer en contact avec lui ? Difficile de le dire. Ce qu’il convient de faire maintenant, c’est d’écouter les informations que Beldin va nous fournir sur l’épreuve à laquelle nous allons être confrontés.

- Ce que l’on appelle épreuve de la "Vertu" correspond à une très ancienne cavité située loin sous la terre. Là-bas se trouve un gisement de heltemotstein, ou pierre-cœur, qui a servi à forger les Gave, les protections des Servants d’Asgard, quand les Ases ont décidé de leur création. Il s’agit d’un minerai extrêmement rare et précieux pour nous et c’est pourquoi nous lui accordons une grande importance. Recueillir cette pierre représente plusieurs choses pour nous, les Nains. Pour un forgeron souhaitant être considéré comme un maître dans son art, la coutume veut qu’il en extraie un morceau dont il fera ensuite un objet qu’il dédiera à notre peuple. Dans une affaire à caractère juridique plus ou moins inextricable, on demandait aux parties en opposition d’en ramener pour prouver la force et la justesse de leurs cœurs. Et pour des étrangers tels que vous …

- … cela revêt encore plus d’importance, compléta Narya toujours attentive, puisque d’une part nous montrons notre bonne foi, mais en plus nous en faisons une offrande.

- Il ne s’agit donc que d’une bête course alors, résuma naïvement Kostya. Le premier arrivé a gagné. Néanmoins, je ne vois pas en quoi ceci permet de montrer sa sincérité ou quoi que ce soit d’autre. C’est davantage une question de chance à ce niveau-là.

Sur le point d’être repris par les deux jeunes femmes à l’unisson, Beldin lui évita une déconvenue en reprenant :

- Votre raisonnement n’est pas faux. Cependant, il s’agit d’une course semée d’embûches dans les entrailles du manteau rocheux, un périple long et éprouvant, plus encore depuis qu’une partie des tunnels s’est effondrée il y a bien longtemps. Seulement, là ne réside que la difficulté première, puisqu’il faut compter également sur les trolls.

- Les quoi ? s’exclama malgré lui le Chevalier du Verseau.

- Des êtres élémentaires vivants dans les entrailles du sous-sol. Ils sont grands, massifs et si en temps normal, ils ne consomment que de la roche, ils ne se privent pas de dévorer un Nain imprudent … ou un humain dans votre cas. Ils détestent les Ases et tout ce qui s’y rapporte étant donné qu’Odin a tué Ymir, le vraisemblable géniteur de leur race. Leur peau épaisse a la couleur du granit et est recouverte de plaques noduleuses les protégeant des coups. Et dernière particularité, ils possèdent une impressionnante capacité de régénération ; une entaille, bien que profonde, peut se refermer à vue d’œil.

- Ont-ils des points faibles ? questionna Morgan.

- Ils sont vulnérables aux flammes, car elles les empêchent de se guérir convenablement et une lumière trop intense les aveuglera durablement. Enfin, ce ne sont pas des créatures réputées pour leur intelligence.

- Vous avez parlé de « première difficulté », rappela Ylva. Je suppose à juste titre qu’il y en a d’autres.

- En effet. Les trolls ne représentent qu’un péril inhérent à la faune locale. Ils sont en un sens similaires à un ours ou un loup rencontré en pleine forêt. L’autre obstacle de taille est figuré par des sortes de gardiens. En réalité, il est question de ceux dont l’esprit a été perverti par la pierre-cœur, les svartond. Parce que voyez-vous, c’est ici que réside le principal danger dans cette quête. Lorsque le minerai n’est pas encore travaillé, il recèle une sorte d’énergie primale qui juge la résolution des gens. Celui dont le cœur n’est pas sincère verra ressortir à la surface toute la noirceur de son être. La transformation leur procure de puissants avantages.

- Mais en ce cas, constata la Marina de la Selkie, on peut très bien tramer un projet répréhensible d’un point de vue moral, si l’on a la conviction que ce que l’on fait est dans notre bon droit et que l’on est résolu à réussir, le minerai ne nous estimera pas pour autant indigne.

- Je vous félicite pour votre capacité d’analyse, jeune fille, la complimenta Beldin.

- Et puisque je suppose que ce dénommé Dalgad pense de cette façon, on en reste à une histoire de « premier arrivé, premier servi », renchérit le chef de la garde de la souveraine.

- Il y a une dernière chose que j’aimerais qu’on m’explique, intervint Andrei. Comment se fait-il que les armures des séides de Loki ressemblent tant aux nôtres ?

- Pour cela, il faut remonter à l’époque où Asgard venait de remporter la victoire contre les Chevaliers Noirs, débuta Ylva. (A ce moment-là, le prince de Blue Graad émit un reniflement de pur dédain.) Peu de temps après avoir vaincu ceux que notre histoire retiendrait sous le nom de "Mal Noir", les Nains ayant eu vent de l’étrangeté des protections portées par nos ennemis firent la demande de récupérer ces dernières afin de les étudier. Cependant, le roi leur refusa l’accès, préférant taire la localisation des dépouilles de ces monstres et ensevelit l’unique rescapé qu’on lui avait amené dans une anonyme tombe de glace. Ceci afin de renvoyer au néant tout mauvais souvenir et empêcher d’autres personnes d’user de ces Armures ; d’aucun pense qu’il croyait aussi que quiconque portait simplement son regard dessus pouvait devenir maléfique.

- Une poignée de Nains découvrit alors le triste destin de cet ouvrage, s’immisça Beldin, et suivit les fossoyeurs pour récupérer ce qu’ils considéraient comme leur prochain sujet d’étude.

- Le souverain, l’apprenant, décida de condamner leur geste et envoya une délégation pour exiger la restitution de l’objet. Chose que les Nains refusèrent. Dès lors, les relations entre nos deux peuples sont figées.

- Vous ne vous adressez plus la parole depuis presque un demi millénaire pour ce genre de broutille ? s’étonna le Dragon des Mers.

- Bien entendu, tu ne peux pas saisir les subtiles ramifications existantes entre diverses autorités, souligna Andrei. Ce n’est pas une querelle à l’échelle d’un village. Cela aurait pu dégénérer en guerre. Ils ont eu de la chance de conserver cet espèce de statu quo ; quoique qu’il a toutes les chances de voler en éclats d’ici les prochains jours.

C’est bien la première fois que je l’entends dire des choses aussi sensées, pensa Narya, déconcertée.

- Nous nous sommes insurgés, indiqua résolument Beldin, parce que votre roi s’était comporté de prime abord en terrain conquis, oubliant que nous étions des nations alliées et non des vassaux soumis aux caprices d’un homme qui ne parvenait pas à faire taire sa peur de l’inconnu, et mettre à profit ce "don" offert par le destin. De plus, ce que vous semblez occulter, c’est que notre cité s’est vue assiégée durant une courte période à la suite de notre refus. Ce n’est que quand les soldats sont partis que nous avons vraiment pu parlé de scission entre nos deux peuples.

Cette dernière information troubla Ylva au plus haut point.

- Cet élément a dû être éludé des chroniques, confessa-t-elle, car je n’en avais jamais entendu parlé.

Cela signifie que notre histoire comporte encore des zones d’ombres, pensa-t-elle.

- Je dois reconnaître que nous aurions également pu nous y prendre autrement, reconnut à son tour le steinklok.

- Cela ne répond pas vraiment à ma question initiale, s’employa à rappeler Andrei avec toute la politesse dont il était capable.

- Ayant pu étudier les pièces de l’Armure, déclara Beldin en accédant à la demande de l’adolescent, nos forgerons sont arrivés à reproduire ses caractéristiques tout en établissant qu’il manquait quelque chose de fondamental à leurs œuvres pour véritablement "vivre", telles les Gave des Servants.

- Evidemment, les Armures que portent ces pitoyables Chevaliers Noirs ne sont que des copies ratées des authentiques protections des véritables serviteurs d’Athéna. A ce propos, fit-il en retrouvant son ton malicieux, je pourrais éventuellement vous présenter une personne capable de combler vos lacunes. Dès que j’aurai réglé votre problème de succession. (Morgan, navré par l’attitude d’Andrei, dissimula son visage derrière sa main.) Et à ce propos, en reconnaissance de mon aide si vous pouviez …

 

14 janvier 1996

Norvège, Asgard, Province Ouest, Alskögg

 

Derrière eux, les deux cavaliers perçurent le grincement du treuil, accompagné du choc sonore des dents de métal mordant dans les pavés, lorsque la herse reprit sa position initiale après qu’ils eussent dépassée. Ses murailles franchies, les entrailles de la ville leur apparurent clairement, étoffant les détails déjà glanés à leur approche, par-dessus le faîte des toits dans la grisaille d’une fin de matinée. Forte d’un millier et demi d’âmes, Alskögg appartenait au jarl Gyjald, un paisible sexagénaire, au blason représentant un cervidé bondissant au-dessus d’un cours d’eau. La raison de ce choix s’expliquait de manière fort simple ; la cité avait été construite de part et d’autre d’un cours d’eau doté d’un îlot central boisé où se dressait le château de la famille régnante. Traditionnellement, ses habitants tiraient leur subsistance du fleuve, que ce fût en terme de nourriture à l’aide de la pêche – et par la suite de l’élevage piscicole –, mais également grâce à un contrôle du commerce fluvial, avec entre autre l’acheminement de troncs d’arbres et divers matériaux pour la construction dans les vallées en contrebas. La ville avait ainsi pu croître et se développer en profitant des importantes rétributions engendrées. De cette aubaine naturelle, la population s’estimait redevable à Njörd, dieu pourvoyeur d’abondance au moyen de l’élément liquide. C’était pourquoi des offrandes lui étaient offertes chaque année afin de conserver ses bonnes faveurs. Cependant, privilégier une déité somme toute mineure, eu égard à son rang, par rapport au chef du panthéon laissait présager de nombreux préjudices. Moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, Alskögg en était donc venu à posséder l’un des plus – si ce n’était le plus – important temple dédié à Odin, après celui de Völkengard. Au fil du temps, guidés par cette influence devenue presque instinctive, les habitants de cette riche cité se changèrent en parfaits dévots, sans quoi ils croyaient s’attirer la colère de la divinité tutélaire d’Asgard. De cette façon, la peur de perdre cette fortune avait conduit ces gens à une foi profonde, et de cette même foi, ils pensaient pouvoir tirer davantage d’argent. En son for intérieur, Einar se sentait révulsé par de telles pratiques synonymes d’impiété envers les Ases. Les bénédictions dispensées par ces êtres, quelles qu’elles pussent être, ne pouvaient être monnayées et seule une véritable dévotion permettait de se les voir accordées.

Tout cela, Einar le narra à Oreste tandis que les pas de leurs montures claquaient durement sur la voie. Portées par un vent léger, guère plus qu’un mince filet, les odeurs des activités humaines vinrent se frotter à leurs visages après des jours écoulés à n’inspirer que les fragrances de la nature. Heureusement pour eux, l’hiver en engourdissait l’intensité de son étreinte glaciale. Des badauds oeuvraient dans les rues, tirant leur charrette-à-bras. Des maîtres criaient après l’incompétence ou la fainéantise de leurs apprentis. En dépit de ces activités, Einar nota que l’humeur générale était sombre, comme si une chape de morosité écrasait chacun de ces gens ; les visages étaient fermés, l’expression de leurs attitudes contenues. Etait-ce les nouvelles de la guerre qui les affectaient à ce point ?

En suivant une avenue pentue qui devait les rapprocher de l’eau, et de l’accès au château, ils passèrent à travers une nappe de brouillard dont les longs doigts vaporeux s’étendaient depuis la surface du fleuve. S’engouffrant dans les rues, celle-ci réduisait la visibilité à presque rien par endroits. Couplé à l’exiguïté de nombre de rues ainsi qu’à la masse avancée des toits, l’Asgardien trouva tout à coup l’atmosphère de cette partie de la ville beaucoup plus étouffante. Avec une telle visibilité réduite, ils auraient été capables de tomber à l’eau sans s’en rendre compte si la vue de l’imposant pont, épaisse ligne sombre au-dessus des flots impétueux, ne s’était imposée à eux. Construit à partir d’une étrange pierre de couleur noire, il dégageait une singulière aura de pesanteur. Le duo s’identifia auprès du poste de garde, avant de quitter la berge pour poursuivre son chemin sur la voie de roche taillée, longue d’une centaine de mètres.

- Ce pont repose sur un unique pilier, remarqua Oreste, alors qu’il était à mi-parcours. Comment peut-il ne pas se briser sous son propre poids ?

- Personne n’a la réponse à cette question, reconnut Einar. Sa construction a peut-être quelque chose à voir avec les Nains. Et si c’était le cas, seuls eux seraient en mesure de te fournir la solution. Ce que je peux en revanche te dire, c’est qu’il s’agit d’un des meilleurs moyens de défense. Du point de vue d’un château bien entendu. Te rappelles-tu du petit appentis près de la rive, celui avec les bœufs aux longs poils à l’intérieur ?

- Oui, pourquoi ?

- Ils s’en servent pour actionner un système permettant au pont de pivoter. Le support dissimule en réalité des engrenages qui, une fois mis en branle par la force des animaux, font bouger le tablier pour le placer de façon parallèle à la berge. Sans le consentement des gardes, les visiteurs inopportuns n’ont plus qu’à prier les cieux de leur conférer des ailes.

- Tu es déjà venu à Alskögg ?

- Oui et non, répondit le Marina. Je devais avoir … quatre ou cinq ans, alors mes souvenirs ne sont pas très nets. Je ne me souviens pas de grand-chose. Enfin, rien de réellement utile, concéda-t-il avec un maigre sourire.

 Le reste de la traversée se fit en silence. A droite comme à gauche du castel s’étendait une bande de terre couverte de conifères, parmi lesquels serpentaient des langues de brume. Maintenant qu’ils étaient à proximité, ils sentirent combien les lieux respiraient les temps anciens. Toujours plus proches, ils discernèrent une antique ossature de bois sombre, habillée de pierres grâce au développement de la cité et la position privilégiée que lui conférait sa situation sur l’activité fluviale. Et malgré tout cet apport économique et social que leur véhiculaient ces passages, ils semblaient être coincés dans une époque antérieure. De celle où l’on avait peur de sortir de chez soi dès la nuit tombée. Même en sachant que le soleil allait se lever et illuminer cet endroit d’ici peu, un irrépressible frisson courut à l’unisson l’échine des deux jeunes hommes.

Les rênes de leurs chevaux confiés aux bons soins d’un garçon d’écurie, ils empruntèrent une galerie qui les mena à une salle où ils attendirent d’être introduits en présence du jarl. Après quinze longues minutes, on les laissa accéder à un salon privé. Ce dernier n’était pas très grand, du moins, pas dans le sens auquel le visiteur d’une noble demeure se serait attendu. Une table assez longue occupait le centre de l’espace, tandis que certains pans de mur croulaient soit sous des trophées de chasse, soit des tentures, assorties de cartes du réseau fluvial de la région. Une cloison percée de hautes fenêtres donnait sur le fleuve, laissant entrer la lumière blanche à flot. Attablé, le propriétaire des lieux prenait son déjeuner, engoncé dans d’épaisses fourrures, alors que derrière lui, le foyer rugissait presque en consumant les bûches. Relevant le nez de son plat, il les accueillit d’un sourire évoquant un rempart après un siège ; garni de trous. Il présentait toutefois une tignasse fournie agrémentée d’une barbe taillée correctement.

- Prenez place à mes côtés, les invita-t-il de sa voix éraillée, je doute réussir à manger tout ça à moi seul.

D’un geste circulaire de son bras malingre, il désigna les mets couvrant la table. Le duo d’alliés accepta l’offre de bonne grâce en le remerciant. Jugeant que Einar devait apprendre à s’affirmer davantage, Oreste lui abandonna l’initiative de la discussion. Hésitant, le Marina commença par parler des tournants de la guerre et de la situation actuelle, puis s’exprimant avec plus de facilité, il entra dans les détails de la mission qui leur avait été confiée, car le message envoyé par corbeau au jarl était volontairement resté vague sur le sujet.

- Vous estimez donc que ce … cet orbe se trouve dans ma cité ?

- Ou aux abords, compléta le Chevalier des Poissons dans un parfait Asgardien après une année passé à étudier cette langue. A ce sujet, vous a-t-on rapporté des faits inhabituels au cours des derniers mois ?

Le sexagénaire arbora un air pensif, les yeux clos, perdu dans les brumes de sa mémoire.

- Non, pas que je sache, dit-il après un silence si long qu’ils crurent qu’il s’était endormi. Ceci dit …

Le grincement d’une porte dans son dos l’empêcha de terminer. Une jeune fille âgée de vingt ans tout au plus, venait d’entrer. Elle portait une belle robe de la couleur des nouvelles feuilles au printemps, qui se mariait harmonieusement à la teinte miel de ses cheveux d’abord tressés, puis ramenés en un chignon sur sa nuque. L’Italien occupé à siroter son verre, s’imagina qu’elle devait être la pupille du jarl. Lorsqu’il découvrit qu’en réalité Idda était la récente épouse de ce même homme, il manqua s’étrangler. Einar, quant à lui, parvint à conserver une expression neutre, même en apercevant son ventre rebondi. Elle leur souhaita la bienvenue et prit place à leur table pour partager leur petit déjeuner.

- Dans sa lettre, la reine m’informait que vous étiez originaire de la Province, s’adressa-t-il à Einar. De quelle région exactement ?

- Du sud-ouest, répondit le Marina. Un petit village du nom de Tjöld qui a été rasé par les troupes de Loki il y a de cela une dizaine d’années, lorsque celles-ci n’oeuvraient pas encore au grand jour.

- Oui, oui, je me souviens de ces évènements, constata tranquillement le jarl comme si un vieux souvenir remontait à la surface, mais les rapports traitant de l’affaire me sont parvenus bien tard à l’époque. C’est fort regrettable.

En un geste typique de femme enceinte, Idda posa machinalement une main sur son ventre distendu pendant qu’elle les écoutait parler. Oreste l’observa du coin de l’œil un bon moment, puis n’y tenant plus, s’adressa poliment à la future mère pour lui demander comment elle se portait.

- Je vais aussi bien que possible pour une femme enceinte, répondit-elle, une note d’amusement dans la voix.

Tout à la fois étonné de susciter l’intérêt d’un homme quant à sa grossesse et ravie d’avoir quelqu’un pour parler de sa future maternité, elle enchaîna les récits et les questions. Le Chevalier d’Or la rassura sur certains points et lui fournit des renseignements glanés au cours de ses apprentissages en médecine.

- Vous êtes presque à terme, conclut-il. D’ici deux ou trois semaines, le bébé devrait pointer le bout de son nez. Comme je doute d’être encore dans les parages à ce moment-là, je vais préparer quelques décoctions qui vous seront utiles pendant et après l’accouchement.

Au bout de deux heures de palabres, ils choisirent de prendre congé du jarl et de son épouse. Ce dernier leur assura qu’ils pouvaient loger où ils voulaient, il s’occuperait de leurs frais de séjour. Par commodité il leur offrit même l’abri de son propre toit, le temps que durerait leurs recherches si cela pouvait contribuer à l’avancement de la guerre dans la bonne direction. A tout hasard, il leur conseilla de parler avec le prêtre d’Odin officiant au temple. Peut-être celui-ci pourrait-il les renseigner ou les orienter davantage.

Ils étaient presque sortis de la pièce quand l’épouse du jarl rattrapa Oreste. D’un signe de la main, il indiqua à Einar de continuer seul.

- Je vous suis gré de votre sollicitude, Chevalier. Dans l’éventualité où vous seriez encore des nôtres lorsque le bébé arrivera, je souhaiterais que vous soyez présent, le pria Idda.

Déconcerté par la demande inhabituelle de la jeune femme, l’Italien répondit pourtant d’une voix bienveillante :

- Je vous remercie de l’attention, ma dame. Suivant le déroulement de notre mission, je puis vous assurer de vous assister sans faute.

 

De retour dans la cour, il rejoignit le Marina et tout deux se retrouvèrent à discuter à nouveau en réempruntant le pont pour rejoindre la cité. Leurs pas provoquaient des remous dans les volutes basses du brouillard.

- Je suppose que Idda n’est pas la première épouse du jarl Gyjald, avança l’Italien.

- Non, il s’agit de la troisième pour tout dire. La première est morte en couches et l’autre a été exécutée pour avoir un peu trop pratiqué la bête à deux dos avec des hommes qui malheureusement … n’étaient pas le jarl. Du moins, c’était ce qui ce disait dans mon village. En tout cas, je n’aurais jamais imaginé qu’il choisirait de prendre épouse à nouveau, même pour assurer la pérennité de sa lignée.

- Est-elle si illustre ?

- Plutôt, oui. Il descend en droite ligne du fondateur du royaume. Un de ses ancêtres était le frère cadet de Völken. Ses héritiers ayant péri soit au cours de batailles, soit de causes diverses plus ou moins connues, il est à ce jour le dernier représentant de cette prestigieuse ascendance.

- Völken n’avait d’autre parent que ce frère ?

- Désolé, je ne suis pas suffisamment calé sur ce registre pour te répondre, avoua l’Asgardien.

- Honnêtement, enchaîna soudainement l’Italien, je déplore cette attitude de condamner une jeune fille à subir les assauts d’un vieil homme pour se retrouver engrossée de la sorte, c’est … malsain, Einar.

- Si je n’avais pas rencontré le seigneur Poséidon et accédé à tout ce que le reste du monde avait à offrir, je ne penserais probablement pas à mal sur cette union, aussi ignoble paraît-elle. (Il vit les yeux vert d’eau de l’Italien s’agrandirent légèrement.) Mon peuple est resté isolé durant toute son histoire, Oreste. Leur façon de penser n’a pas pu être influencée par des apports extérieurs.

Le Chevalier d’Or soupira.

- Einar, commença-t-il, je n’ai pas songé un instant à …

- D’après ce que j’ai compris, tu as grandi entouré d’ecclésiastiques, poursuivit le Marina. Un ordre qui, à une époque révolue, ne voyait également rien de dérangeant à un engagement de ce type de la part d’un monarque. Autre temps, autres mœurs, n’est-ce pas ?

- J’ai compris la leçon, confessa Oreste. Je m’excuse si j’ai pu t’offenser.

- Il en faudrait davantage pour que je t’en veuille, le rassura l’Asgardien d’un sourire.

Ils avaient atteint la rive quand le Chevalier des Poissons rompit le silence qui s’était installé après leur dernier échange en lui proposant de se séparer pour mener leurs investigations.

- Je m’occupe d’interroger les personnes en ville et toi …

- Je me charge du prêtre, j’ai compris.

- A plus tard alors, lança-t-il en s’éloignant.

 

A l’aide des indications obtenues auprès de quelques habitants, Einar approchait maintenant du coin est de la ville et parcourait de larges artères, bordées de maisons anciennes. Les espaces étaient plus ouverts ici, plus lumineux, et les toits ne donnaient pas l’impression de vouloir étouffer toute lumière. Un large bâtiment associant de la pierre et du bois à la finition foncée s’érigea bientôt devant lui. Doté d’une structure cruciforme, chaque branche était surmontée de coiffes triangulaires à l’intersection desquelles se trouvait un beffroi dissimulant une cloche, en partie visible entre les planches. De multiples fenêtres aux émaux rouges perçaient les murs de rondins du temple, conférant probablement une teinte sanglante à l’intérieur dès que les rayons du soleil passaient à travers. Une statuette à l’effigie d’Odin ornait le fronton au-dessus de l’entrée marquée par d’imposants vantaux. Une foule s’en déversait et Einar dut lutter à contre-courant durant plusieurs minutes pour réussir à atteindre l’entrée.

Les sermons ont du succès, pensa le Marina,

Pourtant, les prêtres n’étaient bizarrement pas tant sollicités que ça. Ils célébraient les naissances, les mariages, les enterrements et participaient aux fêtes religieuses, mais à cette époque de l’année, ils n’étaient pas vraiment censés rendre un office particulier. Peut-être ces gens avaient-ils besoin d’être rassurés par la parole d’un homme qui leur assurait que les dieux veillaient toujours sur eux, même en des temps aussi sombres.

A l’intérieur de l’édifice, une semi obscurité recouvrait tous les éléments du décor d’un voile noir, et Einar se demanda comment les gens ne pouvaient pas se cogner dans les lourds bancs de bois. Au-dehors, le brouillard perdait de son opacité, lui donnant l’occasion de voir les contours des meubles. Face à l’autel, se tenait un individu qu’il supposa être le prêtre. La luminosité s’accroissant, il put petit à petit distinguer davantage l’homme devant lui. Ses cheveux bruns lui arrivaient un peu en-dessous de la nuque et leur étrange couleur tranchait sur la robe qu’il portait. Peut-être était-ce dû à l’éclat sanguin procuré via la lumière traversant les vitraux ? Il ressentit une très légère fluctuation d’énergie, preuve que cette personne possédait un cosmos, bien que celui-ci se révéla plutôt faible. Un frisson parcourut son échine.

- Excusez-moi, dit-il à voix basse, comme s’il se refusait à briser l’atmosphère silencieuse qui régnait. Excusez-moi, recommença-t-il puisqu’il n’avait pas eu de réponse, je …

L’homme, plus jeune qu’il ne l’avait cru en dépit de sa fonction, mais guère plus âgé, se retourna. Et lorsqu’il aperçut enfin son visage, son souffle se bloqua dans sa gorge. Il déglutit lentement.

- Kilfgar ? tenta-t-il, totalement incrédule.

L’autre le regarda étrangement, comme s’il essayait de démêler l’écheveau de détails qu’il voyait, tâchant d’y trouver un sens.

- Einar ? fit-il, ses yeux s’écarquillant. Einar, c’est vraiment toi ?

Le cœur du Marina rata un battement. Il ne se souvenait pas avoir franchi la distance qui les séparait qu’ils s’étreignaient déjà. A pleins poumons, il inspira la fragrance qui se dégageait du corps de son ami, faisant éclore une multitude de souvenirs.

- Regarde-nous, on dirait deux vieilles amies qui vont bientôt se mettre à geindre et pleurer, plaisanta Kilfgar.

A l’unisson, ils éclatèrent de rire.

- Je n’arrive pas à réaliser que tu te tiens là, en face de moi, dit-il en le détaillant de ses yeux bleus. Je te croyais mort.

- Je n’en suis pas passé loin.

- Je suis désolé pour t’avoir laissé tombé cette nuit-là, Einar. Peut-être que si je …

Un étrange regret transparaissait dans sa voix.

- Quoi ? On aurait certainement été tués ou réduits à nouveau en esclavage. Non, je crois que les Ases avaient d’autres projets pour moi. (Une sorte d’éclair fugace passa dans les prunelles de son ami d’enfance.) Pour nous semble-t-il. Depuis quand es-tu prêtre d’Odin ? C’est bien le dernier rôle que je t’aurai imaginé endosser.

- Que dirais-tu d’en discuter autour d’un verre, lui proposa Kilfgar. Je connais le tenancier d’une taverne pas très loin d’ici. Avec lui, je peux boire assez pour noyer un poisson sans presque rien débourser. J’en ai bien besoin après tout ces palabres. Et je parie que tu as énormément de choses à me raconter toi aussi. Laisse-moi juste le temps d’enlever cette vieille frusque, acheva-t-il en faisant passer sa robe de prêtre par-dessus sa tête pour la lancer sur un banc.

 

Un bras passé autour des épaules du jeune homme, Kilfgar le conduisit sans erreurs ni détours, aussi sûrement que s’ils étaient sur des rails. Au fil de leur marche, ils retrouvèrent l’alchimie qui les liait étant enfants, évoquant souvenirs communs et anecdotes. D’irrésistibles vagues de rire les secouaient encore lorsqu’ils poussèrent les portes de l’établissement, le soleil de midi daignant enfin transpercer le brouillard dans leurs dos. A leur entrée, ils furent accueillis par une salve de salutations – presque exclusivement destinés à Kilfgar – de la part du propriétaire, des serveuses et d’une partie de la clientèle. Cette preuve de familiarité envers son ami étonna Einar, lui qui l’avait connu si austère envers les autres.

On les fit installer à une table près de l’âtre et leur servit un épais ragoût accompagné de bière fraîche. Son regard se détournant un instant du contenu de son bol, Einar vit que l’intérieur comportait de larges poutres dont le rôle était de soutenir les deux étages que comptait le bâtiment. Lentement la luminosité s’accrut dans la salle, à mesure que les rayons de l’astre du jour passaient outre les derniers rets nébuleux qui s’effrangeaient au-dehors. A contrario, leurs chopes s’étaient vidées, et ce plusieurs fois, alors qu’ils dévidaient peu à peu le fil de leurs récits respectifs. Le cadet évoqua succinctement le monde extérieur et les besoins relatifs à sa quête, tandis que l’aîné le renseigna sur sa vie dans la cité.

- Alors comme ça, tu fais partie de l’armée réunie par la reine, résuma Kilfgar. Et tu es également un soldat de cette divinité étrangère, Poséidon. C’est un choix troublant pour quelqu’un qui ne jurait que par son allégeance envers les Ases. Cela ne te dérange-t-il pas ?

- Je leur porte un dévouement identique, s’offusqua Einar. Que ce soit dans mon cœur ou dans mon âme, il n’y a pas de préférence entre l’Empereur des Mers et les Ases. D’ailleurs, qui sait si Odin n’a pas précipité ma chute pour me sauver et me pousser ensuite à revenir vers la contrée natale.

Les lèvres pincées de Kilfgar frémirent sous le rire qui menaçait de jaillir au-dessous.

- Je connaissais ta réponse avant même de poser ma question. Pas de doutes, tu es toujours fidèle à tes idées.

- Toi en revanche, tu sembles leur avoir tourné le dos, remarqua le Marina presque à contrecoeur.

- Touché, fit celui-ci en portant une main à sa poitrine dans un geste théâtral. Et bien, après avoir réussi à fuir le camp d’esclaves, j’ai erré quelques temps. Durant mon vagabondage, j’ai croisé nombre de personnes encore épargnées par les malheurs dont un vieux prêtre, image vivante de Lodur par-delà la tombe. J’étais … choqué. Devais-je le considérer comme un signe des Ases que j’avais longtemps dénigrés ? Qu’ils me donnaient une seconde chance de les servir ? Tu sais que réfléchir n’est pas mon fort, aussi j’ai saisi l’occasion au vol. A ses côtés, j’ai complété mon apprentissage et officié dans trois villages différents. Après sa mort, survenue il y a neuf mois, je suis arrivé à Alskögg.

- Tu parais très populaire ici, remarqua Einar.

- Disons que ce n’est finalement pas si mal d’avoir à gérer ses propres ouailles.

Kilfgar se tourna vers un duo de musiciens, l’un muni d’une flûte, l’autre d’une espèce de violon.

- Hé, je sais qu’il est encore tôt, mais mettez un peu d’ambiance. Je ne suis pas là pour prononcer une oraison funèbre quand même, s’amusa-t-il.

Aussitôt, les bribes d’une mélodie entraînante s’élevèrent pour aller rebondir contre les murs et le haut plafond. Kilfgar battit des mains pour marquer le rythme, avant de réquisitionner l’une des serveuses en l’agrippant par la taille.

- Viens donc danser Einar, l’enjoignit-il.

Le Marina hésita l’espace d’un bref instant. Puis, l’alcool ingurgité et une irrésistible attraction balayèrent ses ultimes réserves et il rejoignit son ami dans une sarabande endiablée. D’abord gauches, ses gesticulations évoluèrent vers un entrain qu’il aurait lui-même volontiers qualifié de naturel. Il avait l’impression de s’éveiller d’un état léthargique vieux de plusieurs années. Il était ici chez lui, accompagné de son meilleur ami, buvant et riant, prisonniers ensemble d’une petite bulle protectrice. Alors qu’ils échangeaient leurs partenaires, se croisant, Einar accrocha l’attention de Kilfgar qui lui renvoya un sourire enjôleur assorti d’un regard fiévreux. Un puissant désir physique monta inexorablement en lui, pareille à l’avancée inéluctable et écrasante d’un glacier. Ses pensées s’entremêlèrent, devenant floues, se perdant dans des scènes lascives chimériques. Subitement, presque trop vite à son goût, on lui retira cette fantasmagorie. La musique perdit de son intensité, retrouvant un rythme normal, tel un coureur reprenant son souffle après un effort. Légèrement pantelants, ils se rassirent et, assoiffés, engloutirent leur chope d’un trait.

- Je vais te montrer les coins intéressants de la ville, annonça Kilfgar.

D’un même geste ils se levèrent, laissant tourbillonner une poignée de pièces derrière eux.

 

Ils déambulèrent plus qu’ils ne marchèrent droit, parlant à certains moments sur le ton de la confidence et à d’autres comme s’ils souhaitaient communiquer avec l’autre bout de la cité. Leur périple éthylique les mena jusqu’à un ancien entrepôt inutilisé près des quais. D’un pied incertain, le prêtre d’Odin ouvrit la voie vers le sommet du bâtiment, suivi par Einar, que l’exercice dégrisa quelque peu. Posté sur le faîte, celui-ci admira le ciel paré de couleurs aux nuances alliant l’orange, le pourpre et le rouge. Ils prirent place au bord du toit, leurs pieds s’agitant dans le vide au-dessous d’eux. Kilfgar bascula, s’allongeant, les bras sous la nuque.

- Comment est-ce de vivre dans le monde extérieur, Einar ?

- C’est …

Son hésitation se mua en un silence embarrassant.

- A ce point ? le railla gentiment son ami.

- Je ne sais pas par quoi commencer, avoua-t-il. Il y a tellement de choses. De gens, de langues, de nourritures et de paysages différents. Il existe des endroits où il fait aussi chaud qu’ici l’hiver peut être froid, avec du sable à perte de vue.

- Tu plaisantes, n’est-ce pas ?

Lorsqu’il vit que le Marina était sérieux, il se redressa tel un ressort.

- Quoi d’autre ? demanda-il avidement.

Durant le laps de temps suivant, Kilfgar but les paroles de son cadet. Pareil à un enfant curieux de tout, il débita des « pourquoi ? » tout le long du récit. Cela dura près de deux heures, à la fin desquelles la gorge d’Einar lui donna l’impression d’avoir mâché de la sciure.

- Mais c’est finalement ici que je me plais le mieux, dans ce royaume de glace et de montagnes, acheva-t-il.

Lentement, sans hâte, Kilfgar se pencha vers lui. Leurs visages se firent si proches que chacun pouvait sentir le souffle de l’autre caresser ses lèvres, leur champ de vision se réduisant à un étroit cône au bout duquel ils ne voyaient que le reflet de leur vis-à-vis. Un craquement interrompit brusquement son élan. Sous eux, le bois émit une plainte de mauvais augure, les avertissant de leur chute imminente. Avant qu’ils aient l’occasion de quitter leur emplacement, le toit céda.

Leur chute ne dura que quelques secondes au terme desquelles ils s’écrasèrent au milieu d’une pile de vieux cordages – Einar, ne courant pas le moindre danger, s’était inconsciemment placé sous son ami pour amortir le choc. Vaguement troublé par ce qu’il venait de se passer, Kilfgar se redressa sur les bras, leurs visages distants d’à peine une trentaine de centimètres, demeurant aussi proches qu’ils l’avaient été sur le toit. L’obscurité faisait qu’il ne voyait pas grand-chose dans la pénombre du bâtiment, mais cela n’empêcha pas Einar de trouver les lèvres du prêtre. D’abord hésitants, ses baisers se firent davantage passionnés, sa langue franchissant la barrière des dents pour aller effleurer sa voisine ; lui, le timide et effacé Einar se montrait le plus entreprenant. Néanmoins, son partenaire n’était pas en reste et bientôt une main s’infiltra sous le pourpoint du Marina, caressant son ventre ferme, pour remonter jusque vers sa poitrine. Se sentant soudainement à l’étroit dans le carcan de leurs hauts, ils se les retirèrent mutuellement, agrémentant la tâche de menus plaisirs. Les ongles de Kilfgar, pourtant courts, s’ingénièrent à griffer le torse nu de Einar comme s’ils étaient acérés, traçant des sillons d’où perlèrent de minuscules gouttes incarnates après leur passage. D’abord à genoux, l’un en face de l’autre, Kilfgar repoussa son compagnon, le plaquant sous lui. D’une langue avide, pareil à un animal, il suivit les écorchures, teintant ses lèvres d’une note carmine. Descendant toujours plus bas en suivant le tracé des muscles abdominaux que les halètements du jeune homme révélaient, il parvint finalement à ce qu’il semblait chercher. D’une main leste, il libéra le rigide occupant du pantalon du Marina et sitôt que celui-ci se retrouva exposé, l’engloutit. Commença alors un langoureux mouvement de va-et-vient à la cadence irrégulière, tantôt rapide, tantôt lente, qui envoyait des vagues de chaleur à travers le corps de Einar, lui donnant l’impression que son esprit était la proie des flammes. L’irrésistible supplice dura une petite éternité, au cours de laquelle le Marina repoussa toujours plus loin les limites de sa résistance. N’y tenant plus, il finit par rendre les armes, son corps s’arc-boutant au moment de la jouissance, tandis qu’un faible râle s’échappait de sa gorge. Baignant dans une atmosphère de sueur et de sexe, Einar souffla d’un air amusé :

- A mon tour.

 

D’ici trois heures tout au plus, l’aube se lèverait, chassant définitivement les derniers lambeaux du voile nocturne. Coupant à travers plusieurs ruelles transversales que plus personne n’empruntait à la nuit tombée, Kilfgar retrouva l’artère principale qui lui permettrait de regagner le temple. Sur place, il y retrouverait le minuscule réduit jouant le rôle de chambre, afin d’y grappiller quelques heures de sommeil réparatrices. Encore qu’il ne se trouvât pas dans un état de fatigue aussi prononcé qu’il l’aurait cru de prime abord. Ses retrouvailles avec Einar lui avaient insufflé une énergie nouvelle, fouettant son sang et éveillant son appétit comme nul n’avait jamais su le faire auparavant. Il en était encore à revivre les ultimes échos de son plaisir, quand il pénétra à l’intérieur du bâtiment. Dès qu’il foula le sol dallé, il ressentit immédiatement une sorte de vibration qui paraissait venir d’en dessous. Intrigué, Kilfgar remonta l’allée jusqu’à l’autel et actionna un mécanisme caché, déclenchant le déplacement du bloc de pierre dont les raclements évoquèrent les mastications d’une mâchoire granitique. Le prêtre emprunta un escalier plongé dans le noir où toute personne dépourvue de nyctalopie se serait avancée à tâtons, néanmoins lui allait d’un pas sûr malgré sa cécité. Au loin devant lui, un murmure se fit bientôt entendre, pareil au vague grondement d’une bête peu désireuse que l’on approche davantage son antre. Le chemin paraissait continuer au-delà de la cité, aussi ne s’étonna-t-il pas d’identifier la lumière qu’il distingua au bout du tunnel, comme étant celle de l’astre d’argent.

Lorsqu’il parvint à la sortie, Kilfgar aboutit à un surplomb au-dessus d’une clairière où il put contempler une scène démentielle.

Totalement nus, des hommes et des femmes de tous âges à la gorge couverte d’une croûte cramoisie se tenaient debout, meute attentive, face à une femme d’une vingtaine d’années. Elle-même nue jusqu’à la taille, ses longs cheveux bruns couvraient ses seins et même de là où il était, le prêtre vit que ses pupilles étaient dilatées. Dans ses mains, elle tenait une coupe qu’elle porta à sa bouche. Ses lèvres se colorèrent de rouge, et elle lança un hululement repris en chœur par les protagonistes dont les ombres se retrouvaient grotesquement étirées par le clair de lune. Peu après, ceux-ci s’agitèrent, donnant l’impression que quelque chose se débattait en eux, repoussant les barreaux d’une geôle de chair. Les muscles ondoyèrent sous leur peau, leur structure osseuse se modifia, se déplaçant, grossissant. Les oreilles se firent pointues, les nez se muèrent en museaux et les dents s’effilèrent en crocs tandis qu’une fourrure dense émergeait de leur épiderme. L’humanité se fit sauvagerie. Toute une troupe de loups à l’apparence humanoïde se dressa sous ses pieds, parcourue de couinements et de relents d’urine dus aux épouvantables douleurs de la métamorphose. Seule la jeune femme demeura humaine, mais dans son regard brillait une bestialité plus grande encore que celle des fauves devant elle. D’un geste de sa part, ils se dispersèrent dans les bois alentour.

Un frisson courut le long de l’échine de Kilfgar quand elle leva les yeux vers lui. Elle ouvrit la bouche pour parler et malgré la distance, elle aurait tout aussi bien pu être juste à côté de lui.

- Rejoins-moi.

                                                                                                           


 

Steinklok :

Composé des termes « stein » et « klok » qui signifient respectivement en norvégien pierre et sage, il signifie Sage de la Pierre.

 

Dydig :

Signifie vertu/pur en norvégien.

 

Heltemotstein :

Composé des termes « heltemot » et « stein » qui signifient respectivement en norvégien coeur et pierre, il signifie pierre-coeur.

 

Svartond :

Composé des termes « svart » et « ond » qui signifient respectivement en norvégien noir et infâme/maléfique/coupable, il signifie coupable noir.

 

Nyctalopie :

Faculté de pouvoir voir dans la pénombre.

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