Une Dernière Bataille

Chapitre 18 : Qu'est-ce que la Peur ? - Seconde Partie

13441 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/05/2024 07:48

20 décembre 1995

Norvège, Asgard, Province Nord, à proximité du mont Draketann

 

Le tapis de feuilles mortes crissa sous la botte du capitaine Wim, tandis qu’il s’accroupissait derrière l’un des nombreux buissons qui parsemaient le flanc de la montagne – unique végétation alentour en-dehors de l’herbe rase et éparse. Un vent venu de l’ouest mugissait à ses oreilles, apportant avec lui un froid apte à faire craquer le cuir de son gant, tandis qu’il serrait plus fort le manche de son épée au fourreau.

Il jeta un coup d’œil à ses hommes, cachés comme lui, sondant l’expression qu’ils arboraient au milieu du faciès couvert de suie qu’était leur visage. Bien qu’à présent, ce masque noir affichât des stries, sillons grisâtres laissés par le passage de la fine bruine qui transperçait leurs têtes nues, à la manière de minuscules aiguilles acérées. Ils s’étaient également débarrassés de tout élément sur lequel la lune, visible depuis une trouée dans le ciel nuageux, telle l’ouverture d’une gueule béante, aurait pu se refléter. Dans le blanc de leurs yeux, le capitaine discerna de la détermination, mais aussi de la peur. Après tout, ils ne formaient qu’une troupe à l’effectif réduit face aux nombreux défenseurs du camp se dressant un peu plus loin, sur l’un des flancs du mont Draketann, appelé ainsi en raison de sa forme. S’en emparer ne constituait pas pour autant leur mission. Seulement y semer le maximum de trouble, car en dépit des efforts de la reine Ylva, les forces de Loki progressaient encore et toujours, grignotant mois après mois davantage de terrain. Certaines des batailles n’avaient donc plus lieu en plein jour, mais sous le couvert des ténèbres. Détruire les réserves de munitions et de nourriture, ou encore priver les guerriers de montures, représentaient désormais des objectifs tout aussi importants qu’occire leurs adversaires. Néanmoins, œuvrer dans le silence de la nuit demeurait tout aussi risqué qu’un face à face sous le soleil, car le moindre changement, même infime, d’un détail pouvait les condamner tous.

Le capitaine déglutit et se passa une main sur le visage, chassant les gouttes s’écoulant de ses sourcils broussailleux et de sa barbe. Dès l’élimination des sentinelles postées en périphérie, ils passeraient à l’action en espérant que la surprise provoquée par leur assaut inattendu leur permettrait de s’enfuir sans trop de difficultés. Il laissa vagabonder son regard jusqu’à un homme en particulier. Un de ces étrangers, quoique les traits de celui-ci fussent assez similaires aux siens, dont on vantait sans cesse les exploits surhumains. Ce dernier portait un long manteau pour dissimuler l’éclat marin de son armure et tenait un casque orné de nageoires sous son bras. Ses pupilles bleu foncé ne cillaient pas sous le déluge miniature. Elles n’exprimaient rien d’autre qu’une inébranlable volonté. Ni crainte, ni doutes, les données numériques ne semblaient pas avoir d’importance pour lui. On aurait dit un rocher solitaire au milieu de flots agités.

En revanche, l’adolescent au teint basané posté non loin de là donnait plutôt l’impression d’une feuille prise dans la tourmente. D’une certaine manière, lui non plus ne laissait rien transparaître, mais à la différence du premier, il s’agissait d’un contrôle conscient. En tant que bretteur, Wim comparait ça à la tenue d’une épée. L’un la tenait avec une souple fermeté, l’autre oscillait entre relâchement et tension extrême – le genre de maîtrise instable.

Brusquement, il vit le jeune homme diriger son attention vers un point parmi les ombres, duquel émergèrent trois silhouettes bien connues de Wim. Un hochement de tête à son encontre lui apprit que les soldats avaient mené leur mission à bien. Quelques rapides signes de main et ses hommes se déployèrent, prêts à franchir furtivement la palissade de bois érigée autour du camp. Wim adressa une prière muette à Tyr pour le bon déroulement de leur entreprise et s’élança à son tour. Des grappins tournoyèrent, silencieux comme le vent, et filèrent planter leurs crocs d’acier dans l’écorce rugueuse. Avec des gestes précautionneux, les membres de l’escouade escaladèrent un par un les fortifications.

Progressant à pas de loup, ils investirent les remparts, récupèrent les corps des sentinelles abattues et les firent descendre lentement de l’autre côté. Certains des envahisseurs prirent leur place, afin de ne pas changer le paysage des habitants. Le gros de la troupe atterrit souplement et se dispersa en petits groupes à travers le cantonnement, chacun ayant un but précis. Le matin même, des éclaireurs avaient emprunté les étroits cols montagneux pour effectuer un repérage des divers emplacements stratégiques, tels que les tentes d’état-major situées dans la portion centrale ou celles des vivres plus à l’ouest. Les nuages noirs rassemblés au-dessus d’eux commencèrent à relâcher leur contenu.

A mi-chemin de ce qu’il jugea être leur objectif le plus proche, l’un des hommes accompagnant Wim, tomba littéralement nez à nez avec un dormeur en train de soulager sa vessie. Durant ce qu’il sembla durer une éternité, les protagonistes de la scène se dévisagèrent, incrédules, dans un silence à peine troublé par le clapotis de l’urine sur leurs bottes. Puis, en un laps de temps autrement plus court, fulgurant tel l’éclair qui tombe du ciel, le promeneur noctambule s’époumona :

- Intrus !!

Ses paroles suivantes ressemblèrent davantage à des borborygmes, alors qu’il s’étouffait dans son propre sang.

 

Son esprit s’arracha aux limbes du sommeil avant même que le battant du tocsin n’eût fini son premier aller-retour. Très vite, Genbu entendit des bruits précipités se rapprochant et des cris d’alerte ou de ralliement confus. Avec force de protestations, les membres du quadragénaire le jetèrent à bas de son grabat. Il attrapa ses vêtements qu’il enfila en grommelant à chaque mouvement. La gorge sèche, il empoigna sa gourde fétiche qui traînait sur un tabouret et lapa une longue rasade de son contenu en caressant de son autre main, son crâne rasé. Suffisamment abreuvé, il ferma les yeux et concentra son cosmos autour de la bague passée à son annulaire droit, déployant une énergie obsidienne. Le rayonnement dura quelques instants, puis s’éteignit alors qu’apparaissait le totem de la Tortue d’Ebène. Avec des gestes rapides, Genbu scinda la carapace du reptile pour former une paire de gantelets, dont la longueur leur permettait d’aller de ses mains, en s’évasant légèrement à partir du coude, jusqu’à ses épaules. Les pattes devinrent des jambières comprenant deux parties, l’une protégeant les jambes et s’arrêtant un peu au-dessous du genou, l’autre couvrant l’articulation et la moitié de la cuisse. Le premier tiers du ventre de l’animal se détacha en un plastron et le reste en longues protections pour les hanches, entre lesquelles s’enroula un serpent devenu ceinture. Enfin, la tête se mua en un masque. Equipé de la sorte, il quitta la tente, abandonnant la tiédeur des braseros.

Dehors, à la place du calme relatif de son abri, le bourdonnement frénétique du camp et des rafales de pluie glacée le saisirent. A droite comme à gauche, on s’équipait, lançant des jurons lorsqu’une pièce faisait défaut. Une mise en garde lui parvint soudainement :

- Attention !

Un cheval affolé déboula en trombe, écrasant un homme pris par surprise sous ses sabots et en renversant un second. Genbu l’attrapa prestement par la bride et, se soustrayant à ces ruades, réussit à calmer l’animal. Il lui murmurait toujours des paroles apaisantes en lui flattant l’encolure lorsqu’il fut rejoint par celui qui l’avait averti.

- Que passe-t-il ? demanda-t-il dans la langue d’Asgard.

- Un groupe de guerriers nous attaque et certains d’entre eux sont parvenus à atteindre l’enclos des chevaux. Ils les ont effrayés pour les disperser. Nous avons un mal fou à les récupérer, d’autant qu’il y a le fleuve à l’est, ils risquent de s’y noyer.

- C’est en effet fâcheux. Combien sont ces hommes ?

- Aucune idée, mais il s’agit certainement d’une force importante. Nous ne sommes quand même pas loin d’un millier ici.

- L’alerte a été donnée bien tard, fit remarquer Genbu. N’y avait-il pas de sentinelles en faction ?

- Je suppose qu’elles ont été supprimées avant l’assaut.

Bizarre, pensa le Japonais. En admettant qu’ils soient aussi nombreux, s’occuper de ces gardes représentait un zèle superflu.

Au loin, il entendit le tintement métallique des armes qui s’entrechoquaient.

- Quoi qu’il en soit, il faut les repousser. Venez !

 

Nullement gêné par l’humidité subitement accrue de l’air, Fares alluma les morceaux de bois qu’on lui tendait d’un seul mouvement de bras. En l’espace d’une seconde, une vingtaine de points incandescents illuminèrent la nuit. Armés de leurs torches crépitantes, les incendiaires s’éparpillèrent sans perdre de temps et enflammèrent un maximum de tentes avant de devoir tirer l’épée et se défendre.

Plus puissant physiquement, en dépit de sa mince carrure et de son jeune âge, que ses antagonistes, le Chevalier du Centaure se sortit facilement d’affaires de son côté sans recourir à ses pouvoirs. Toutefois, l’apparition d’intervenants autrement différents le contraignit à changer de stratégie. Ceux qu’il affrontait dès lors ressemblaient beaucoup aux assassins ayant attenté à la vie de la souveraine d’Asgard il y avait presque un an. A ceci près qu’ils possédaient une armure – de très bonne facture s’aperçut-il d’ailleurs – alliant plaques de métal ouvragé et écailles, et recouvertes par endroits de motifs qu’il identifia tout de suite comme étant des runes. Curieusement, elles lui rappelaient sa propre Armure de Chevalier. Pourvus de ces éléments, ces hommes pouvaient être considérés de façon autrement plus dangereuse. Du moins, si celles-ci avaient bien été élaborées selon un travail de forge similaire. En effet, la relation établie que le porteur établissait avec sa cuirasse constituait un lien spécial lui permettant au premier de transcender les limites du commun. Pour quelqu’un d’éveillé au cosmos et ayant été choisi pour en être le détenteur, le port d’une de ces protections ne se réduisait pas à une enveloppe de métal jouant le rôle de bouclier. Non, les deux agissaient de concert, en symbiose. Elle faisait partie de lui et lui d’elle, chacun concourant en quelque sorte à l’identité de l’autre, se donnant mutuellement puissance et endurance. Sans cette harmonie quasi-intime, l’Armure demeurait sourde aux besoins de son porteur et n’était rien d’autre qu’une encombrante carapace d’acier. Cette leçon était l’une des plus importantes à retenir pour un Chevalier et Fares restait fasciné par cette idée de soutien mutuel. Parvenir à ce niveau de communion ultime, celui où l’on ressentait littéralement l’âme de son Armure, ne lui était jamais arrivé. Certaines fois, il croyait le percevoir, mais ce n’était rien de plus qu’un murmure dans le vent.

A voir les corps déchiquetés s’écrasant un peu partout et les explosions qui s’ensuivaient, accompagnées de hurlements de douleur, le Libyen devina que ses craintes étaient fondées. Ces gens qui tombaient, combattaient pour un même idéal de liberté et de paix, pour défendre leur nation. Il libéra son cosmos aux nuances ardentes, s’abandonnant au bouillonnement intérieur qui faisait courir du feu liquide dans ses veines. Paré, il se jeta dans la bataille pour les sauver.

 

Etre provisoirement au sec était bien tout ce dont le capitaine Wim pouvait se réjouir. En train de ferrailler avec l’occupant de la tente investie, un officier supérieur semblait-il, il s’efforçait d’éviter de récolter une blessure supplémentaire, son bras gauche le lançant déjà assez. Effectuées dans une semi obscurité à peine troublée par l’étincelle tremblotante d’une bougie, ses passes d’escrime se ponctuaient à chaque fois d’une pluie de gouttelettes vermeilles. Reculant face aux violents assauts de son rival, Wim trébucha sur un tabouret renversé et s’étala de tout son long, sa tête heurtant durement le sol. Son arme lui ayant échappé, il tâtonna désespérément à la recherche d’un bouclier potentiel et à la place, dénicha le casque de l’officier. Lancé en plein visage, le choc fractura l’arête nasale de l’homme. Momentanément désorienté par la souffrance, celui-ci s’appuya à la table qui céda sous son poids, l’envoyant rejoindre Wim sur un même plan horizontal. A quatre pattes, le capitaine rejoignit le gradé et dégaina la dague passée à sa ceinture. D’un geste vif, il lui trancha la gorge. Libéré de son conduit naturel, le sang s’engouffra à pleine vitesse par la brèche et gicla en plein visage du vainqueur, emplissant sa bouche et ses yeux. Toussant, aveugle, il roula sur le côté, tandis que les ultimes spasmes de l’agonie secouaient le corps. Un goût de fer sur la langue, le capitaine Wim se remit péniblement debout.

Par chance, il dénicha un flacon d’alcool épargné par le tumulte. Avec, il se rinça le gosier afin de se débarrasser de l’horrible saveur. Ses perceptions, cantonnées jusque-là à cet espace réduit, s’ouvrirent de nouveau au monde situé au-delà de la tente. Ses hommes luttaient pour accomplir leur objectif et parvenir à rester en vie. Un brouhaha combinant le grondement de la foudre, le martèlement intensif de l’averse et les vociférations des guerriers formait une toile de fond sonore impossible à manquer. Dans l’éventualité où la situation dégénérerait, il avait été convenu de se regrouper vers la partie sud du camp. De là, ceux assignés à la garde des remparts leur déverrouilleraient l’accès. Ce ne fut que lorsqu’il fut sur le point de se servir de son cor que Wim remarqua les papiers éparpillés par terre. Résolu à n’y jeter qu’un rapide coup d’œil au départ, ce qu’il y découvrit l’incita à différer son appel à la retraite.

 

Rapidement, Genbu remonta l’artère principale du camp, ralliant autant d’hommes que possible dans son sillage. Pareille à la marée, la taille de leur troupe fluctua. Augmentant à chaque nouvel homme qui les rejoignait, et diminuant à chaque information que ceux-ci rapportaient quant à l’évolution interne du camp. Tous décrivaient une situation de plus en plus désordonnée, obligeant la dispersion des troupes pour endiguer les différents problèmes. Certains furent envoyés régler la question des chevaux, d’autres contenir la fureur des feux qui, soutenus par les vents, ne craignaient pas les assauts de la pluie.

Le piétinement incessant de leurs bottes combiné à la pluie qui tombait désormais à verse, transforma le sol trempé en une fange épaisse et collante où se mêlait terre et sang versé. La clameur des combats s’amplifia à mesure qu’ils se rapprochaient. A leur arrivée, une volée de flèches cueillit les malchanceux qui, surpris, oublièrent de lever leur bouclier. Le Japonais joignit ses avant-bras devant lui pour se constituer une carapace et stoppa les dangereux projectiles. Sitôt qu’il les abaissa, une hache s’aventura à la rencontre de son visage. Se laissant tomber, il faucha les jambes de son assaillant. Un direct à la tête pendant que ce dernier tentait de se relever acheva de l’estourbir. Les mouvements fluides du quadragénaire lui permettaient d’esquiver aisément les coups et d’y répondre avec autant de précision. Tourbillonnant, il brisait certes épées, arcs, haches et os sans distinctions, mais n’infligeait que rarement de coups mortels, juste de quoi incapaciter ses victimes. A ses côtés, ses compagnons n’en menaient par contre pas large, prouvant par cet affrontement que le terme "rigueur martiale" possédait une signification différente pour les deux camps.

Le Gardien Céleste stoppa un homme qui le chargeait avec son bouclier et profita de l’élan pour le projeter par-dessus son épaule. Du tranchant de la main, il brisa la lame d’un second et s’en débarrassa promptement d’un mouvement de pied horizontal, l’envoyant s’étaler face la première dans la boue. A ce moment, un des fantassins de Loki s’envola pour aller s’écraser sur une tente. Un dégagement d’énergie familier parvint à Genbu dans l’instant qui suivit. Il se tourna vers sa source pour découvrir un jeune homme. Paré d’une armure comportant suffisamment d’ornements à l’inspiration aquatique pour l’identifier comme étant un Marina, celui-ci réduisit définitivement au silence trois opposants supplémentaires avant de remarquer sa présence.

- Il y avait des rumeurs comme quoi Loki utilisait des guerriers extérieurs à Asgard, dit-il en le dévisageant. Je constate qu’elles sont finalement fondées.

- J’ignorais que l’on nous considérait comme des chimères.

Alentour, le chaos continuait de se déchaîner, de même que le tonnerre libérait toute sa fureur, sans que cela affectât leur échange outre mesure.

- Nous ? releva le Marina. Combien êtes-vous au juste ?

- Désolé, j’ai une fâcheuse tendance à être trop bavard parfois, reconnut-il en gloussant.

- Ce n’est pas grave, ta langue se déliera d’elle-même lorsque je t’aurai suffisamment roué de coups.

- Je préférerai que tu essaies de me saouler à mort pour ça, avoua le quadragénaire, mais à chacun ses méthodes, mon garçon.

Adoptant tous deux une position de combat, ils se jaugèrent du regard quelques minutes, puis se jetèrent l’un contre l’autre.

A l’ouest du camp, une déflagration de flammes tutoya les cieux.

 

Que se passe-t-il ? s’interrogea Wim en sentant le sol se mettre à trembler.

Soudain, un souffle ardent qui paraissait venir de nulle part fit claquer la toile cirée de la tente et un des pans prit feu presque instantanément juste après. Apparemment, l’heure était venue de déguerpir. A peine avait-il fait trois pas qu’il se retrouva complètement détrempé de la tête aux pieds, alors que tout autour de lui laissait à croire qu’il se trouvait au cœur du royaume des Géants du Feu. Une étrange et écrasante pression paraissait s’être abattue sur lui. Partout, où que son regard se posât, il ne vit que de gigantesques brasiers et des cadavres calcinés réduits à l’état de vulgaires morceaux de charbons. Wim capta un mouvement sur sa droite. Un de ses hommes gisait sur le flanc, victime d’atroces brûlures sur une bonne partie du corps. Il souffrait certainement le martyr.

- Accroche-toi ! l’enjoignit-il. Je vais te tirer de là.

- Capitaine, il faut … l’arrêter, je vous en prie. (En état de choc, il ne semblait pas avoir conscience de son état.) Il va tous … nous réduire en cendres.

Parlait-il du feu ? Wim savait parfaitement que ce genre de blessures pouvait conduire à voir des choses à la véracité douteuse.

- Qui ? demanda-t-il.

Tremblant, le moribond leva un doigt si racorni qu’il aurait pu s’effriter à tout moment.

- Le jeune … à l’armure en argent.

Les sourcils froncés, le capitaine se retourna pour regarder un point flou au milieu de l’incendie. Un frisson courut le long de son échine, tandis qu’une langue de flammes passait près de lui. Le Chevalier aurait pu être Surt en personne. Les ombres dansant sur son visage le rendaient effrayant, tel un possédé. La pluie s’évaporait en volutes face à la chaleur dégagée par cette véritable fournaise. Wim vit les séides de Loki tenter de l’affronter pour finalement finir en torches vivantes, dont le funeste sort collait parfaitement à la scène d’apocalypse en train de se dérouler. Dans son sillage, il carbonisait aveuglément amis et ennemis ; quand il ne leur arrachait pas violemment les membres. Et le pire, si cela ne suffisait pas, c’était que le pyromane agissait de façon "presque" normale, sans arborer de sourire sadique devant ses actes, ou accompagner les effroyables hurlements d’agonie de ses victimes d’éclats de rire déments. Pour quelqu’un de la nature de Wim, un simple humain, l’affrontement contre ce genre de monstre était inconcevable.

Il chargea aussi délicatement que possible le blessé sur ses épaules et entreprit de le transporter un peu plus loin, à l’abri. Le capitaine récupéra ensuite une épée parmi les morts et se précipita en direction du lieu où l’on aurait dit que deux étoiles tombées du ciel se confrontaient. Il devait coûte que coûte essayer de sauver ce qui restait de ses hommes et parvenir à transmettre ses renseignements à ceux qui saurait les utiliser.

 

Genbu dévia un crochet du gauche et contre-attaqua immédiatement en plaçant une frappe visant l’abdomen à découvert, que le jeune homme détourna à la dernière seconde. Rompant l’engagement, celui-ci recula de trois pas et embrasa son cosmos aux nuances marines. D’une impulsion, il repartit au combat. Le Gardien Céleste déploya un halo d’ébène en retour, prêt à le recevoir.

Le Marina – puisqu’il l’avait identifié comme tel – avait été correctement formé martialement parlant. Ses coups étaient vifs et précis. Sa musculature davantage développée au niveau du tronc expliquait ses bras puissants et son style rapproché de la boxe. Toutefois, quelque chose clochait. Ses mouvements étaient trop appuyés, il ne gardait pas de distance de sécurité, poussant toujours plus avant.

Poursuivant leur confrontation à une vitesse dépassant l’entendement humain, ils remontèrent une bonne partie du camp, pulvérisant les obstacles et arrachant les tentes avec une violence digne d’une tempête. Les ondes de choc engendrées par leurs échanges faisaient exploser le sol boueux et crépiter l’air. Pour eux, les gouttes d’eau tombaient à un rythme si ralenti qu’ils auraient pu se frayer un chemin entre. Tout ça, Genbu le remarquait. De même que son épuisement grandissant et sa respiration hachée. Sa jeunesse et sa grande endurance se trouvaient derrière lui désormais, la cadence imposée par son opposant était trop dure à suivre. Et malgré tout ce déluge, par tous les dieux, qu’est-ce qu’il avait soif ! Parvenant à saisir le jeune homme à bras-le-corps, il l’envoya au tapis pour tenter de l’immobiliser avec une clé.

- Lâche … moi ! cracha la proie en se débattant férocement.

Un, puis deux coups de coude atteignirent Genbu à la mâchoire, le contraignant à abandonner son entreprise. D’autres attaques traversèrent sa garde alors qu’il se relevait, l’atteignant aux flancs et à la tempe. Alors qu’il tournoyait sous l’impact, il sentit que l’air convergeait étrangement vers le Marina.

Dyhanie Štorma !

Aussi étonnant que cela pût paraître, ce dernier expira violemment un souffle chargé de cosmos, engendrant une pression si forte qu’elle en arracha une partie du sol. Bien qu’ayant partiellement anticipé l’exécution d’un arcane, le Gardien Céleste eut à peine le temps de préparer une défense. D’abord écrasé par cette force, il se retrouva ensuite violemment balayé tel un fétu de paille, sa Yoroi faisant entendre un bruit de métal torturé. Virevoltant, il percuta le sol plusieurs fois, rebondissant durement, trouvant par moment un obstacle sur sa route. Sa course enfin stoppée, le quadragénaire, couvert de boue, se releva en faisant mentalement l’inventaire des dommages subis.

Trois doigts cassés à la main gauche, une fracture au niveau de l’épaule et du poignet, une simple coupure au sommet du crâne et … tout un tas de contusions. Encore heureux que j’ai eu l’idée de rentrer la tête.

Déjà son adversaire revenait à la charge. Ironiquement, le court laps de temps passé à quatre pattes avait permis à Genbu de récupérer un peu. Son cosmos s’éveilla avec une intensité accrue, alors que le second tour s’amorçait. Habitué aux mouvements du Marina, il esquiva une technique de pied et décocha une volée de coups qui firent mouche, en dépit de son bras blessé. La riposte ne se fit pas attendre, mais il l’interrompit aussitôt en lui projetant de la boue en plein visage.

- Trop pressé, le tança le Gardien Céleste.

Le Marina n’abandonna pas pour autant et chargea avec une agressivité redoublée, surpassant la crainte de subir un coup mortel durant sa cécité momentanée.

- Espèce de lâche ! gronda-t-il.

Le cosmos de Genbu explosa, le blanc de ses yeux virant au noir le plus profond. S’emparant du contrôle de l’humidité de l’air, il rassembla des masses d’eau de plus en plus importantes. Des filaments dont la largeur équivalait à celle d’un doigt s’enroulèrent autour de ses avant-bras. A leurs extrémités, ce qui leur tenait lieu de tête se dressa en formant un S.

Ekitai Hebi !

Propulsés à une vitesse extrême, les nombreux serpents aqueux lacérèrent les parties exposées, perforant même un biceps et causant de multiples plaies. Et là où ils ne trouvèrent pas de chair, ils percutèrent l’Ecaille du Marina avec la force d’un coup de bélier, l’entamant par endroits. Propulsé dans les airs, celui-ci finit son vol plané en heurtant le sol du dos, des débris de sa protection accompagnant sa chute. Débarrassé de ce qui l’aveuglait, il roula sur le côté et se redressa sur un genou, le souffle court. Ses lèvres fendues lui firent un mal de chien lorsqu’il prononça d’une voix sourde :

- Tu me crains tant que ça pour user de procédés aussi déloyaux ?

Genbu testa son épaule douloureuse pour en éprouver la mobilité et se sentit satisfait. D’expérience, il savait que les brusques afflux d’énergie avaient tendance à anesthésier les tourments d’un membre affligé.

- Déloyal, tu crois ? dit-il. J’ai disons, simplement profité de l’avantage que m’offrait le terrain. De ta rage aussi. A trop vouloir pousser tes assauts, tu t’exposes à bien des dangers.

- La souffrance ne m’effraie pas, répliqua le Marina, piqué au vif. Sans la peur, le doute ne s’immisce pas en moi. Je ne fais pas partie de ces femmes et ces enfants que ton emprise parvient à paralyser, avant que tu ne les assassines froidement !

Le bleu de ses yeux s’était voilé l’espace d’un bref instant.

- Tu dois me confondre avec quelqu’un d’autre, s’étonna le Gardien Céleste. Pour le reste, il s’agit là d’une philosophie séduisante. Néanmoins, elle comporte une faille de taille. La réaction de peur est instinctive. Elle permet d’être prudent et mesuré dans ses actes. Nier cette émotion aussi vieille que le monde revient à aller contre son instinct de survie.

Des bruits de pas précipités les interrompirent.

 

Le capitaine Wim remontait au pas de charge un petit chemin serpentant entre les tentes. Sa progression s’était faite presque sans encombres si l’on omettait les cadavres à enjamber. Il n’avait échangé que quelques passes d’armes, l’incendie se propageant tant et si bien que les gens tendaient plus à fuir qu’à s’arrêter pour combattre. En arrivant, il aperçut le servant de Poséidon, blessé.

- Nikolaï ! appela-t-il. Il y a un problème avec le Chevalier ! Il brûle tout, il …

Il s’arrêta net en voyant le Gardien Céleste revêtu de son armure ténébreuse.

- Quoi ? demanda innocemment ce dernier dans la langue Asgardienne. Que se passe-t-il avec ce Chevalier ? C’est lui le responsable du brasier qui ravage la moitié de cet endroit ? (Il tourna légèrement la tête en direction de l’ouest.) Maintenant que j’y prête attention, son cosmos à l’air particulièrement instable.

- Arrête de divaguer, le somma le Marina, notre combat n’est pas terminé.

- Vois-tu, jeune homme, tout cet exercice m’a laissé la gorge complètement desséchée. Et je n’ai plus une seule goutte à y faire couler. (Il contempla d’un œil triste la gourde vide contre sa hanche, rescapée miraculeuse de leur altercation.) Continuer dans ces conditions m’est impossible. Je vais donc tâcher de rassembler ce qui ont survécu parmi ces gars et partir d’ici.

A peine ces paroles prononcées, le quadragénaire commença à s’éloigner. Presque immédiatement, il se retourna.

- Au fait, merci pour votre interruption inopinée et bravo pour votre intrépidité, lança-t-il à Wim. Au début, je n’avais pas compris l’intérêt de tuer les sentinelles si vous étiez aussi nombreux qu’on me le disait, mais en réalité ils avaient tout faux. Dommage que la suite ne se soit pas déroulée comme vous l’aviez certainement espéré.

Il tourna de nouveau les talons.

- Tu n’es qu’un couard ! s’étrangla Nikolaï en expectorant du sang.

Il posa une main sur sa poitrine tremblante. Apparemment, l’arcane de son adversaire l’avait davantage secoué qu’il le croyait.

- Doucement, le prévint Genbu, la colère est mauvaise conseillère.

- C’est elle qui me garde en vie et elle ne m’a jamais trahie jusqu’ici.

- Et que feras-tu le jour où ceci arrivera ? Où ta rage t’abandonnera et que tu te sentiras si perdu que tu ne sauras pas quoi faire ?

- Ce n’est pas près de se produire, lui répondit le Marina d’un ton assuré.

- Quelle tristesse. Ne te fais pas d’illusions, à un moment ou à un autre, cela te surprendra avec la célérité d’un prédateur fondant sur sa proie et tu ne contrôleras plus rien. Nikolaï, c’est ça ?

- Nikolaï, Marina du Cheval des Mers, confirma celui-ci.

- Tu es un bon combattant, poursuivit le Japonais, cependant, je te conseille de te préparer à la venue de ce moment-là. Réfléchis à ce que je t’ai dit. Peut-être que tu y trouveras des réponses.

- Et qui devrais-je remercier pour ces précieux conseils ? cracha Nikolaï.

- Genbu, la Tortue d’Ebène du Nord.

Son identité révélée, il s’en alla. Le Russe voulut le suivre, mais le quadragénaire disparut dans une grande gerbe d’eau.

- Putain d’enfoiré, lâcha-t-il. Oser me faire la morale et s’enfuir.

Il se remit debout, non sans difficultés et enchaîna quelques pas incertains, avant d’être pris en charge par Wim.

- Je devine que tu ne tiens pas la grande forme, dit ce dernier, mais j’ai besoin de toi.

- Quel est le problème avec le Chevalier ? demanda Nikolaï, pour en revenir aux propos tenus par Wim à son arrivée.

- Je ne suis sûr de rien, je ne l’ai pas vu de mes propres yeux. On dirait qu’il est devenu … fou et s’en prend indifféremment à toute personne croisant sa route. Je dois sauver mes troupes.

- Très bien. J’ignore encore ce que je pourrais faire, mais allons voir de quoi il retourne.

 

Dès qu’ils eurent rallié l’épicentre de la fournaise, le capitaine libéra le Marina de son soutien pour s’enquérir de l’état de santé de son subordonné. D’un simple coup d’œil, il ne put constater que son trépas. Il abaissa les paupières du mort en soupirant de dépit.

L’averse continuait à déverser des trombes d’eau sur les acteurs de cette scène, incapable d’éteindre l’ardeur du Libyen hurlant de rage.

- Qu’est-ce qui peut mettre quelqu’un dans un état pareil ? On dirait une bête sauvage.

Le Russe quitta son abri pour se montrer au Chevalier d’Argent.

- Hé, cria-t-il pour attirer son attention, qu’est-ce …

Il s’écarta de la boule de feu qui volait droit sur lui en effectuant une roulade. Croisant le regard de l’adolescent, il ne vit qu’un puits écarlate de rage. Ses poings et ses jambes se couvrirent de flammes. Il commença à courir, augmenta son allure et bondit. Nikolaï plongea pour l’éviter et entrevit le sol exploser dans un geyser de boue fumante. Le Libyen le poursuivit et continua ses attaques lourdes et furieuses. La violence régissant celles-ci en vint même à surprendre le Russe, lui qui n’avait cru voir chez cet adolescent qu’un être frêle aux yeux tristes. Sa vitesse, sa puissance, son endurance, rien ne reflétait ce qu’on lui avait dit ou ce qu’il avait pu observer à propos des Chevaliers d’Argent. En cet instant, le cosmos de Fares était bien au-dessus de ces valeurs. Et en l’état, l’écart séparant leurs pouvoirs était très mince.

Nikolaï essuya un coup qui lui éclata l’arcade sourcilière, inondant de sang la moitié gauche de son champ de vision. Il recula encore et encore, ne plaçant que quelques contres qui n’eurent guère d’effet, si ce n’était lui permettre de retirer son casque fendu qui creusait davantage sa blessure. Cette action permit à la pluie de laver en grande partie son visage du fluide carmin et de le rafraîchir. Toutefois, ce soulagement ne l’aida pas outre mesure. Sa situation empirait, voire menaçait d’échapper à son contrôle. L’idée qu’il allait mourir ici s’insinua en lui, tel un poison, menaçant de paralyser ses fonctions motrices, alors que les battements de son cœur s’accéléraient en raison de l’afflux d’adrénaline. Il serra les dents et étouffa ce sentiment à sa source en la recouvrant d’un voile de sa vieille amie, la colère. C’était ainsi qu’il procédait dans ces cas et qu’il procéderait toujours, quoi qu’en dît cet espèce de vieux fou porté sur la boisson.

Animé par cette fièvre, le Russe concentra son énergie, allant la cherchant continuellement de plus en plus profond, à mesure que ses efforts successifs l’épuisaient, jusqu’à atteindre la conscience qu’il n’avait tutoyée que lors de son éveil en tant que Marina. Ce contact inattendu engendra une négligence de sa part qui amena le Chevalier du Centaure à sauter en avant, les deux pieds joints pour le cogner en pleine poitrine. A terre, pataugeant dans la fange, Nikolaï n’eut pas le temps de se dégager, avant que Fares ne prît place sur lui, aggravant la douleur dans sa poitrine et l’abrutissant de coups. Le Marina stoppa son offensive en réussissant à attraper ses poignets et reçut un coup de tête pour toute récompense. Insatisfait du résultat, le Libyen enflamma ses poings, aggravant les brûlures du jeune homme, tandis qu’il augmentait sans cesse la pression.

- Te fous pas de moi ! grogna-t-il, en guise de défi.

Pressé par l’urgence de sa situation, Nikolaï inspira autant d’air qu’il put et souffla.

- Dyhanie Štorma !

Son arcane, en dépit de son état physique dégradé, emporta malgré tout le Libyen et fissura superficiellement le plastron de son Armure. Ce dernier se contenta toutefois d’être propulsé à trois ou quatre mètres de haut et de culbuter un râtelier d’armes dans sa chute, héritant de multiples coupures à l’occasion de son atterrissage en catastrophe. Tout juste sonné, Fares vociféra sa fureur aux cieux noirs et glacés, déchirés par des éclairs tonitruants. Il projeta de nombreux orbes de flammes, son cosmos redoublant d’intensité. Nikolaï réagit pareillement, mais dans l’optique d’encaisser correctement les projectiles. A travers les vagues de chaleur, il ne vit pas venir le Libyen qui en profita pour le rouer de frappes brûlantes. Profitant d’un minuscule intervalle entre deux attaques, le Russe plaça un uppercut dans lequel il jeta une bonne partie de ses ultimes réserves. Le Chevalier se replia en secouant la tête, comme si un insecte bourdonnait à l’intérieur de son crâne.

- Je n’ai plus vraiment d’autre option, murmura Nikolaï à bout de souffle.

Puisant dans sa rage de vaincre, il sentit à nouveau s’éveiller en lui la conscience qui lui permit d’enflammer son cosmos jusqu’à un niveau salvateur. A la faveur d’une expiration, il "vaporisa" son cosmos dans l’atmosphère, chassant la brume générée vers un Fares écumant.

Vremja Otliva.

Rassemblant ensuite ses mains en coupe devant lui, Nikolaï se mit à aspirer l’air environnant. Petit à petit, de minuscules gouttelettes s’agglomérèrent au centre de ses paumes. Le Libyen se figea, intrigué. Remis de sa surprise initiale, il poursuivit son chemin, marchant vite, courant presque.

Wim qui observait le combat depuis son tout début, caché derrière ce qui avait été un chariot, le regarda trébucher en se tenant la gorge. Une bulle contenant un liquide – de l’eau, réalisa-t-il – semblait lentement s’en extirper. Brusquement, Fares referma les mâchoires dans une vaine tentative d’empêcher le fluide de s’échapper. Se redressant, bien qu’avec peine, il reprit sa route, brûlant un cosmos qui augmentait sans discontinuer au fur et à mesure que son allure diminuait.

Arrête-toi là, le supplia mentalement Nikolaï, arrête-toi, bon sang ! Tombe !!

De la vapeur s’exsudait désormais du Libyen, formant de longs filaments qui serpentèrent jusqu’au globe aqueux que tenait le Marina, lui permettant de progressivement accroître sa taille. La peau de la cible de l’arcane donna l’impression de se dessécher, perdant de son élasticité, ses lèvres se craquelèrent et les contours de sa bouche et de ses yeux se creusèrent. Il tomba à genoux, le bras encore tendu, des flammèches effectuant des allers-retours le long de ses doigts, vers l’objet de son tourment. Enfin, il s’affaissa tête la première dans la boue et son cosmos chuta de manière identique comme une bougie que l’on mouche. A bout de forces, Nikolaï relâcha son arcane, joignant ses paumes l’une contre l’autre, faisant éclater le globe d’eau. D’un œil vide, il fixa le liquide qui s’écoulait entre ses mains.

- Que lui est-il arrivé ? l’interrogea le capitaine en sortant de sa cachette.

- Je me suis servi de l’humidité présente dans l’air. J’y ai insufflé une partie de mon énergie et quand il l’a respiré, j’ai pu prendre le contrôle de l’eau présente dans son corps. Tout comme la lune appelle la mer à se retirer – signe de marée descendante –, j’ai aspiré de force son flot intérieur.

- Tu l’as contraint à se déshydrater, résuma Wim.

- C’est le principe général, oui, confirma le Russe. Il devrait dormir un bon moment. Commence à rassembler les survivants. (Il indiqua du pouce le corps inanimé de Fares.) Lui aussi, nous rentrons.

- Quoi !? Mais c’est à cause de lui que …

- Je vous ai sauvé la vie, à toi et à tes hommes, répliqua sèchement Nikolaï. Vous me devez une faveur. Des faveurs même.

- Bien, admit Wim à contrecœur.

- Je crois que vous allez d’ailleurs pouvoir me montrer votre gratitude d’ici peu, en transportant un poids mort de plus.

- Que …

Avant qu’il puisse lui demander ce qu’il entendait par là, le Marina s’effondra à ses pieds, inconscient.

 

23 décembre 1995

Norvège, Asgard, Province Nord

 

Les deux hommes avaient pris place autour d’une même table, pourvue de tout un assortiment d’alcools et de nourritures qui répandaient leurs multiples et subtils arômes. Si la diversité des boissons était au rendez-vous, la quantité des denrées alimentaires n’aurait pas fait honte au quotidien d’un soldat régulier. Des braseros emplis de charbons rougeoyants diffusaient une chaleur bienfaisante, contribuant à rendre l’endroit suffisamment accueillant. Surtout en comparaison du climat régnant à l’extérieur de leur abri.

Un léger gargouillis se fit entendre lorsque le flacon déversa son contenu dans une paire de gobelets. Genbu, le bras gauche en écharpe, reposa le morceau de viande séchée qu’il tenait pour s’emparer de sa part.

- Ah ! s’exclama-t-il, après avoir vidé son godet d’une seule traite. Je ne me lasserais jamais de cette douce sensation. Un peu plus et je risquais de finir congelé.

Son vis-à-vis le dévisagea en souriant malgré lui.

- Tu n’exagères pas un peu ?

- Si ça peut me permettre de boire davantage de cette eau-de-vie, je suis prêt à en faire des tonnes, Holdyrr.

L’aîné des deux interlocuteurs laissa échapper un rire franc et remplit derechef le gobelet de Genbu. Celui-ci lui adressa un signe de tête reconnaissant.

- Cela fait une bonne heure que notre détachement vous a trouvés, dit le Fléau, mais depuis tout ce temps tu es resté fermé comme une huître quant à la raison de votre présence.

- Je voulais d’abord me restaurer, avoua le Gardien Céleste d’un ton désinvolte, tu peux comprendre ça, non ?

Devant la mine grave de son interlocuteur, il comprit que le moment pour les plaisanteries était révolu.

- Le cantonnement près du mont Draketann a été attaqué par des troupes de la reine Ylva. Tout a été détruit par les flammes.

- Je ne pensais pas qu’ils pouvaient se permettre de réunir un tel détachement pour supprimer une simple source de ravitaillement au-delà de la ligne de front.

- En fait, c’est précisément là que le bât blesse. Je ne peux que spéculer sur leur nombre réel, mais ils ne devaient guère être plus d’une centaine.

Le quinquagénaire manqua s’étouffer avec son breuvage.

- Les troupes stationnées là-bas atteignaient presque le millier ! Comment se sont-ils débrouillés à un contre dix !?

- M’est avis que leur plan relevait plus du risque calculé que de la prise d’assaut. Etant donné leur infériorité numérique, ils ont infiltré le camp en silence à la faveur de la nuit, et brûlé les réserves de nourriture et d’armements. Ils ont également libéré les chevaux. De quoi créer un maximum de confusion.

- Ingénieux et pratique, il faut le reconnaître. Néanmoins, cela n’explique pas comment ils ont …

- … éliminé près de huit cents hommes, acheva le Japonais. La réponse comporte un Marina et un Chevalier. J’ai affronté le guerrier de Poséidon, sans toutefois parvenir à le vaincre.

- Un je-ne-sais-quoi me dit que tu n’aurais pas dû te contenter d’un match nul.

- Ah oui ? fit l’intéressé. Et bien, peut-être en effet. Ce qui a été cependant déterminant, ce fut l’apparition d’un soldat venu quérir l’aide du Marina. D’après lui, le Chevalier avait un souci, disons, de contrôle. Apparemment, c’est lui qui a déclenché l’incendie et massacré une grande partie des hommes sous ma charge. Et pour tout te dire, j’ai remarqué que le cosmos de ce dernier fluctuait énormément, atteignant des hauteurs qui le rendait dangereux, d’autant plus pour un homme blessé. Vue la tournure des évènements, j’ai décidé de me retirer en emmenant tous les survivants à ma suite et de leur laisser régler le problème. Impossible de dire s’ils se sont entretués par la suite, mais je doute que ce soit le cas.

Holdyrr demeura pensif une poignée de secondes, avant de finalement déclarer d’un ton neutre :

- Ce sont des pertes regrettables, il faut bien l’avouer.

- On dirait que cela ne t’émeut pas plus que ça.

- Ce sont les aléas de la guerre. Ce ne sont pas forcément les plus forts ou ceux qui possèdent la meilleure stratégie qui gagnent. Il y a beaucoup d’autres variables à prendre en compte, telles que la chance, la volonté. Même le climat peut jouer un rôle dans l’issue d’une bataille.

- Holdyrr, si je puis me permettre, qu’est-ce qui te motive dans ces luttes ? Tu n’es pas comme Suzaku à rechercher la jouissance dans le meurtre. De même que ton compagnon Siholt qui, à ce que m’en a dit Byakko, se prête uniquement au combat pour trouver des adversaires puissants.

- Moi ? J’aime à croire que je poursuis un rêve qui va au-delà de tout cela, au-delà de ma petite personne et de la volonté divine elle-même. Une chose que moi seul vois, mais qui reste suffisamment abstraite pour que je n’en devine que les contours. Et cela me pousse à continuer pour tenter de parvenir à une image nette. Y parviendrai-je ? Je ne sais pas, et c’est bien là le sel de cette existence.

Son profond regard brun vert se posa sur son cadet, lui faisant comprendre implicitement qu’il lui retournait la question. Genbu observa le fond de son verre et commença à faire tourner le liquide à l’intérieur.

- Je crains de ne pas avoir d’aspirations aussi métaphysiques que les tiennes. Guider et protéger, voilà ce que je crois être mes valeurs.

- C’est noble de ta part. Tu te sens donc l’âme d’un maître à penser ?

- Pourquoi pas ? Tu serais surpris du nombre de personnes que je peux conseiller.

De concert, ils éclatèrent de rire.

- Où en est la collecte des orbes ? voulut s’informer le Gardien Céleste à brûle-pourpoint.

- Le dernier sur lequel on avait une piste avait été confié à Sarn. Il a disparu il y a deux mois, ainsi que les Managarm qui l’accompagnaient. On peut en déduire qu’il a échoué à le récupérer et qu’il a échu dans les mains des alliés de la reine. Ils en possèdent donc au moins un. Tandis que de notre côté, nous en détenons deux.

- Hum, je dois dire que je ne pleurerais pas sur le sort de ces abominations, grogna Genbu. Ni sur leur piqueux, ce froid calculateur.

- Si cela ne tenait qu’à moi, elles n’auraient jamais vu le jour, admit le quinquagénaire à regret.

Ils restèrent silencieux, chacun concentré sur ses propres réflexions.

- Et si nous trinquions, proposa le Gardien Céleste pour briser le silence.

- Tu as raison. Ce soir, occupons-nous seulement de boire et de nous remplir la panse. Qui sait de quoi demain sera fait.

Leurs verres s’entrechoquèrent en égrenant une note métallique.

 

26 décembre 1995

Norvège, Asgard, Province Centrale, non loin de la ville de Elv                         

 

- Merci pour votre rapport, capitaine, déclara Oreste. Vous avez bien mérité de vous restaurer et de prendre du repos.

Wim adressa un salut au Chevalier d’Or des Poissons et s’en fut. Lorsque le rabat de la tente de commandement se referma derrière lui, l’Italien se tourna vers ses compagnons, postés dans un coin :

- Qu’en pensez-vous ? De quelle manière peut-on considérer l’issue de cette mission ?

Un jeune homme aux traits tirés s’avança dans la lumière des chandelles, dont l’éclat rehaussa l’auburn de sa chevelure.

- Je me garderai bien de tout commentaire, mais ce n’est pas un désastre à proprement parler.

- Je ne sais vraiment pas ce qu’il te faut, ironisa aussitôt Oreste.

- D’un point de vue strictement humain, poursuivit Arion sans s’offusquer de cette pique, c’est le cas. Toutefois, si l’on considère que le but de l’opération était de détruire une partie des ressources ennemies, le résultat est celui escompté. De plus, nous avons pu obtenir des informations de première main.

- Néanmoins, le prix à payer en échange me semble élevé, intervint un second protagoniste au regard brun, d’ordinaire doux, ici souligné de cernes. Trop élevé.

- Tristan, la guerre est ainsi faite, rappela Arion. Tu ne dois pas oublier qu’il y a toujours un coût. Mais à l’échelle de toute une population, est-il si grand ? De plus, avons-nous vraiment le droit de nous plaindre alors qu’une partie des morts nous est entièrement imputable. La défaillance de Fares …

- Je ne porte de blâme sur quiconque, l’arrêta le Chevalier du Capricorne. Je connais les risques, je ne suis plus un enfant. Et Fares n’a pas craqué comme tu le dis, il a juste … (Il leva les bras au ciel et les laissa retomber, impuissant à s’exprimer clairement.). Ses techniques sont à double tranchant. Contrairement à nous, tu ignores tout de son passé. Comment il a vu, entendu et senti les siens être dévorés par les flammes. Ses flammes. Lui permettre de revivre un tel traumatisme, c’était tout simplement inexcusable ! Pourquoi lui avoir permis de participer !?

Cette dernière réplique eut l’impact d’une pierre brisant la surface d’un lac gelé, alourdie par des reproches à peine dissimulés.

- C’est un Chevalier, bordel ! tempêta le Tibétain. C’est son devoir ! Qu’il se mette à tout brûler autour de lui tel un forcené n’en fait pas partie et personne n’aurait pu …

- Le prévoir ? le cingla Tristan. C’est pourtant exactement le genre d’évènement où tes foutues prophéties auraient pu servir !

Son souffle s’était fait court et les mots s’était déversés de sa bouche, pareils à de la bile.

- Tu insinues que je fais exprès de choisir celles qui me viennent. Je ne les contrôle pas sur commande ! Si je pouvais m’en accorder le luxe, je m’exécuterais volontiers et autant de fois que nécessaire. Malheureusement, je ne peux que les subir ! Rien d’autre ! Et grâce soit rendue aux dieux pour m’avoir épargné la vision triviale d’un homme en train de pisser.

Les yeux bleus violets du Chevalier du Bélier lançaient des éclairs. Le regard tout aussi étrécis, le Français soutint le défi. Leur duel prit fin abruptement lorsque Oreste posa une main apaisante sur l’épaule de Tristan. Ce dernier tourna la tête vers l’intervenant, perdant de vue Arion qui en profita pour s’éclipser.

Le gardien du Premier Temple sortit, l’esprit en ébullition. Il était en colère contre Tristan, contre lui-même pour ce qu’il avait fait ou au contraire ce qu’il n’avait pas fait, contre Loki, contre …, il ne savait même plus ce qui l’irritait tant. Il dégageait une telle aura que les quelques individus qui croisèrent sa route firent un écart pour l’éviter.

 

- C’est rare de te voir perdre ton calme ainsi, commenta l’Italien. Tu ne crois pas que tu y es allé un peu fort avec lui. Sans sa prescience, nous ne serions pas là où nous en sommes aujourd’hui. A ce que je peux en deviner, nous serions encore au Sanctuaire à tourner en rond.

- Peut-être, concéda Tristan les nerfs encore à vif. Toutes ces batailles, cette tension quasi-permanente, m’embrouillent les idées. Toutefois, je ne peux m’empêcher de penser que cette mission était celle de trop pour Fares. Comment veux-tu qu’il se remette une deuxième fois ?

- De la même façon que la première, je l’espère. J’aimerais pouvoir dire qu’il est notre priorité à l’heure actuelle, mais tu as entendu comme moi le rapport du capitaine Wim.

Le Français parut sur le point d’ajouter quelque chose, avant de s’abstenir. Il expira profondément par le nez et se frotta le visage à deux mains.

- Bon, qu’est-ce que nous avons ?

- La correspondance découverte par Wim faisait état d’un important camp d’esclaves, servant à fournir à l’armée de Loki des fournitures en grande quantité, qu’il s’agisse d’armes, d’armures ou tout autre type de matériel.

- La proportion de personnes exploitées doit être plutôt importante. Démanteler cet endroit permettrait de libérer des centaines de prisonniers, voire des milliers et d’amoindrir le soutien apporté aux armées.

- Certes, seulement, la proportion de dispositifs de défense est sans doute tout aussi importante. Un choc frontal risquerait plus de provoquer un abattage en masse des esclaves.

- S’introduire en nous déguisant constituerait une bien meilleure approche.

- Sans doute, admit Oreste. Mais à moins de savoir parfaitement dissimuler notre énergie, le moindre Fléau présent sur le site risque de nous débusquer. Dans l’immédiat, nous devons nous occuper de ce que nous pouvons contrôler. Wim a laissé entendre qu’ils suivaient la piste d’un orbe.

- Dans la Province Ouest, c’est ça ?

- Oui, tout près d’une ville nommée Alskögg.

- Einar est originaire de cette région, je crois. Il y a donc des chances pour qu’il connaisse ce lieu et ce qui le relie à l’artefact.

- Au moins, on sait à qui exposer ce point. Reste le problème que je considère d’une importance majeure : le fait que les séides de Loki aptes à brûler un cosmos disposent désormais d’armures bien trop similaires aux nôtres à mon goût, d’après les descriptions de Wim et Fares. En outre, j’avoue nourrir de sérieux doutes quant à leur provenance. Peut-on réellement croire que des représentants du peuple Nain œuvrent pour eux ?

Tristan se toucha le menton, caressant machinalement la courte royale qu’il entretenait.

- Je ne vois pas en quoi cela serait invraisemblable ?

- Es-tu sérieux ?

- A t’entendre, il s’agit de créatures de légende. Néanmoins, pour le commun des gens, ne le sommes-nous pas ?

Le rire clair d’Oreste jaillit sous la tente.

- Ton argument est recevable, je te l’accorde. Malheureusement, cela ne nous avance pas beaucoup. Comment ont-ils pu obtenir le savoir indispensable pour les fabriquer ? Et pourquoi aident-ils Loki ?

- La Haute Prêtresse Sosia sera certainement susceptible de nous apporter son concours. En ce moment, elle est à Völkengard en compagnie de la reine et de Andrei. Je ne suis pas convaincu que cette dernière appréciera la nouvelle de cette alliance, mais c’est à elle que revient de déterminer la marche à suivre.

- Tu as raison. Je vais de ce pas faire rédiger une lettre et l’envoyer par corbeau messager. Ensuite, j’irai donner un coup de main à Narya et Mei Ling à l’infirmerie.

- Cette jeune femme se débrouille bien à ce que j’ai entendu dire.

- Oui, je dois dire que je suis plutôt impressionné par ses capacités d’apprentissage. A ce rythme, elle deviendra mon égale dans quelques mois.

Conscient de l’étendue des connaissances médicales et du talent du Chevalier des Poissons, le Français laissa échapper un petit sifflement admiratif.

- J’ai l’impression que Mei Ling ne s’y sent pas trop oppressée, déclara-t-il prudemment. Bien sûr, je peux me tromper. Son attitude n’est pas des plus simples à déchiffrer.

- Ta suggestion qu’elle y prenne part avec Narya porte ses fruits. Je dirais qu’elle arrive de mieux en mieux à gérer son aversion pour le genre masculin en s’en occupant.

- Espérons que ce ne soit pas qu’une illusion, murmura le Français avec un soupir à fendre l’âme qui n’échappa pas à l’Italien, bien qu’il choisît de ne pas relever.

Sur le point de quitter la tente, il fut retenu par une nouvelle question.

- Quel est le nom que l’adversaire de Nikolaï a revendiqué ?

- Genbu, euh … et quelque chose en rapport avec le nord, je crois.

- Une tortue ?

- Oui, c’est ça. Pourquoi ?

- Xuanwu est le nom chinois pour désigner une créature, une tortue entourée d’un serpent plus exactement, gardant un point cardinal, celui du nord. Son équivalent japonais est Genbu.

- Cela voudrait donc dire qu’il y a en trois autres, symbolisant le reste des directions ?

Sa phrase tenait davantage de la rhétorique que d’une véritable question.

- Impressionnant. Je suppose que tu tiens ça de ton maître, Shiryû.

- En réalité, je le tiens de mes parents. Ils étaient archéologues et avaient une large collection de livres traitant des coutumes chinoises.

- Oh, je suis désolé si …

- Non, non, ne t’inquiète pas, le rassura Tristan. Je suis plutôt content que ces souvenirs nous soient utiles. Cela me rend plus fier que triste d’y repenser. Et j’ai une nouvelle famille maintenant, acheva-t-il en souriant.

 

- Et voilà, conclut Narya, cette vilaine plaie n’est plus qu’un mauvais souvenir.

A l’aide d’une paire de ciseaux, elle coupa le fil de sa suture, parachevant son travail. Nikolaï se tâta le front, sentant sous ses doigts les bords correctement refermés de l’entaille.

- Merci, Narya.

- Je t’en prie. Tout ce que je peux te conseiller, c’est de prendre du repos et de ménager ton bras. Reviens me voir quand il faudra changer les pansements de tes mains.

Le Russe hocha la tête. Durant l’espace d’une minute, il observa l’Islandaise s’affairer auprès d’un autre patient, secondée dans sa tâche par l’adolescente asiatique. Etrangement, celle-ci se tenait à une distance respectable des occupants des lits, mais demeurait à portée de la Marina de la Selkie. Elle lui adressa un regard en coin avant de retourner à son travail. En chemin pour regagner ses propres quartiers, il remarqua le Chevalier du Bélier qui approchait, la mine mécontente. Lorsqu’il l’aperçut, ce dernier se composa une expression aussi affable qu’il put.

- Ravi de voir que tu t’es remis de tes blessures, Nikolaï. Si tu souhaites que je jette un œil à ton Ecaille, je le ferai avec plaisir. Je n’ai jamais eu l’opportunité de les étudier et c’est aussi l’occasion pour moi de te montrer ma reconnaissance pour avoir, disons, sauver Fares.

- Pourquoi … pas, convint Nikolaï, quoiqu’avec une certaine réticence à confier sa protection à un Chevalier d’Athéna.

Il ne fit pas allusion aux remerciements d’Arion. Il s’apprêtait à dépasser le Tibétain quand ce dernier relança la conversation.

- Pourrais-tu te rendre auprès de lui ?

- Qui ?

- Fares, bien entendu.

- Pour quelle raison ? demanda le Marina, autant intrigué par la demande que méfiant quant à son but.

- Vous dégagez une aura similaire je trouve. (Il découpa la silhouette du Marina dans les airs de son index tendu.) Un soupçon de rage né dans la douleur.

- Comment … ?

- Le feras-tu ?

Le Russe le fixa intensément, tournant et retournant de multiples interrogations dans sa tête. Par quel prodige pouvait-il savoir ? Les rumeurs courant à son sujet étaient-elles avérées ? Au bout de quelques secondes, il décida que cela ne lui importait pas tant que ça. Il haussa les épaules et poursuivit sa route.

 

Arion en fit de même. Sa brève discussion avec le Marina lui avait permis de purger son esprit. Du moins, pour l’espace d’un bref instant.

Il pénétra dans sa tente et se laissa tomber lourdement sur un tabouret. Du pouce, il fit sauter le bouchon d’une bouteille de vin de sureau et en vida la moitié en gorgées succinctes. Il s’essuya la bouche du dos de la main. Son cerveau était le lieu d’une folle sarabande où diverses pensées tourbillonnaient. Des réflexions teintées d’obscurité, de violence et de ruines.

Il lampa à nouveau au goulot. Tristan avait faux en affirmant qu’il ignorait le passif de Fares. Il était parfaitement au courant, tenant ses informations de Jabu. Et lui-même n’avait pas été totalement sincère en disant qu’il ne contrôlait pas ses prémonitions, bien que ce ne fût qu’un semi mensonge en apparence.

La dernière en date, trois jours avant que la troupe de Wim ne partît pour le camp près du mont Draketann, il avait "forcé" son don. La méthode n’était cependant pas claire. Pour lui, il était simplement entré dans une profonde méditation sans céder au sommeil, comme c’était nécessaire d’habitude. Focalisé sur sa conscience, il s’était heurté à un mur lorsqu’il avait voulu accéder à la zone de son être où il situait arbitrairement son don. Il avait d’abord toqué à la porte, poussé, puis s’était mis à creuser, de plus en plus profondément pour se frayer un passage. Et une vision lui était enfin venue. Celle d’un centaure émergeant d’un carcan de flammes, entouré de formes carbonisées. Il avait vécu l’ardeur du brasier, humé l’odeur sèche du feu et pour finir, s’était retrouvé arraché de force, les battants se refermant derrière lui avec un claquement sonore. A la sortie de sa transe, ses oreilles bourdonnaient, son nez saignait et son crâne lui avait donné l’impression d’avoir été utilisé comme marteau. Ce genre d’expérience n’était décidément pas une excellente idée et la réitérer ne le tentait pas.

Pendant longtemps, le Tibétain ne sut qu’en penser. Finalement, il se persuada que Fares devait en passer par là pour en ressortir grandi, telle une renaissance, et avait appuyé sa candidature lors de la constitution de l’équipe. A présent, il n’en était plus si sûr. D’autant que la situation avec Tristan avait failli devenir explosive, parce qu’il ne reconnaissait pas avoir fauté et rejetait son échec d’interprétation sur le pauvre Libyen. Était-ce l’humain ou la créature, source d’inspiration de l’Armure d’Argent du même nom, qu’il avait vu surgir des flammes ?

- Pourras-tu me pardonner, Fares ? s’entendit-il demander d’une voix faible. Interférer dans la trame des évènements est probablement hors de mon pouvoir. Peut-être ne puis-je changer que les circonstances, pas le résultat.

Il termina la bouteille et s’empara d’une seconde qu’il entama aussitôt.


Depuis sa venue à Asgard, ses visions s’étaient faites plus nombreuses. Quelques mois auparavant, il avait consulté le journal au sein duquel ses compagnons estimaient trouver des réponses, feuilletant les pages jusqu’à s’endormir en oubliant l’ouvrage ouvert sur sa poitrine.

Au cours de cette nuit particulièrement agitée, lui était apparu un homme trentenaire, pourvu d’une longue barbe et brandissant une puissante lance, victorieux. L’œil gauche récemment crevé, ses mains étaient plongées dans une fontaine de sang pour en ressortir un globe de la taille d’un gros crâne. La neige étalait son blanc manteau. Sous le regard d’un vieillard doté d’une étrange cicatrice sur le pourtour du cou, Odin – car tel était son nom s’était souvenu le Chevalier du Bélier -, désormais agrémenté d’un cache-œil étincelant, méditait avec la pierre dans son giron. Des bourgeons, des feuilles aux teintes vertes puis flamboyantes s’étaient succédés, voletant autour de lui à mesure que le soleil déclinait à l’horizon chimérique. Arion s’était retrouvé aspiré à l’intérieur de la sphère et y avait découvert des choses qui auraient fait perdre la raison à un individu du commun.

Accompagnant l’esprit d’Odin dans son cheminement astral, il avait exploré différents et étonnants plans d’existence. Le premier était un monde couvert de glace, le deuxième ressemblait au cœur d’une forge en fusion. D’autres s’étaient succédés encore et encore, l’abreuvant de tant d’images et d’informations qu’il avait cru que son crâne allait éclater. C’était comme de se retrouver dans le sillage d’une comète. Brusquement, cette folle course l’avait amené à suivre une bataille à l’échelle démesurée où il avait vu l’obscurité, avait entendu la terre gémir et avait respiré l’effluve de la destruction. La fin de sa vertigineuse course, l’avait précipité dans un puits noir, mais étrangement il ne s’était pas senti tomber, mais il avait, au contraire, "flotté" lentement vers le haut. Une lumière aveuglante avait figuré le bout du tunnel contre lequel il avait buté. Une surface liquide et diaphane qu’il n’avait pu traverser. Au-dessus de lui, il avait vu se pencher le visage de l’Ase borgne dont les sombres sourcils s’étaient arqués sous la surprise de découvrir cet observateur inattendu. De part et d’autre de la fontaine, emplie d’eau claire et non plus de sang, ils s’étaient regardés durant presque toute une éternité ; jusqu’à ce qu’une main vînt brouiller ce miroir d’un geste. Les yeux d’Arion s’étaient fermés pour se rouvrir alors que le globe était partagé en huit fragments. Polis à l’extrême, ils s’étaient unis pour former un collier. Le soleil brillait haut dans le ciel. Par les yeux et les oreilles d’un inconnu, il avait fait face à un Odin désormais vieux. Il l’avait entendu l’appeler Völken, puis l’avait écouté narrer une histoire, avait appris le langage des runes dont le secret était de connaître le véritable nom des choses, et tant d’autres savoirs qu’il en avait oublié les premiers. Le jour avait relayé la nuit à nombreuses reprises. L’ère des Ases touchait à sa fin et Odin l’avait choisi pour fonder un royaume portant le nom d’Asgard, car le monde des hommes s’était dès lors mêlé à celui des dieux. Mais bien que retirés, ils continueraient toujours de veiller sur cette terre. Il lui avait révélé que les mortels joueraient un rôle important dans l’avenir, que ce fût en bien ou en mal et lui avait confié le collier, parce que tâche semblable ne pouvait revenir qu’entre des mains mortelles. « Tu en sais désormais assez. », avait-il achevé et Arion s’était demandé s’il s’était adressé à Völken ou à lui.

D’une main levée, Odin avait invoqué un puissant vent qui avait balayé la scène, giflant le visage de Völken, de la conscience duquel s’était violemment extirpé la conscience d’Arion.

A son réveil en sursaut, le corps couvert de douloureuses ecchymoses, le Tibétain avait découvert qu’il était resté alité durant deux jours complets. L’inquiétude de ses camarades quant à sa santé s’était bien vite dissipée dès qu’il leur avait raconté ce qu’il avait vécu. Ils avaient globalisé les renseignements acquis pour arriver à la conclusion que la réponse qu’ils cherchaient se trouvait entre les notes du fondateur du royaume et le fait que l’artefact était composé de huit éléments. Rien ne semblait les relier à première vue. Morgan, le Marina du Dragon des Mers avait apposé la première pièce du puzzle en l’interrogeant sur le nombre de dimensions qu’il se souvenait avoir visitées. A sa demande, Arion avait répondu … six. La Haute Prêtresse Sosia avait cherché à obtenir une description de chacun. Avec, elle put les nommer : Helheim, Muspellheim, Vanaheim, Alfheim, Jötunheim et Svartalfheim. Toutefois, cela ne collait pas avec la composition du collier. Mei Ling et Gearóid avaient voulu ouvrir la bouche en même temps et, surpris par leur démarche commune, s’étaient ravisés tout aussi simultanément. Prenant la seconde initiative, la Chinoise avait rappelé qu’Asgard était la terre des dieux, puis avait été confondue avec celle des mortels. Deux mondes en un en somme. Soit un total de huit. Des univers que l’on pouvait résumer à une seule caractéristique avait ensuite fait remarquer Einar. Le cheminement de l’enquête avait atteint son climax au moment où Oreste, avec le soutien de Narya, était parvenu à établir le lien entre les particularités et le serment des souverains d’Asgard. A partir de là, il leur avait fallu chercher quels lieux reprenaient ces particularités.

Le seul bémol à tout cela avait été que, depuis cette vision révélatrice, les rêves d’Arion étaient devenus instables. Parcouru de morbides allusions qui se superposaient parfois à sa vie quotidienne, le passé, le présent et le futur s’y confondaient parfois. Et celle qui revenait le plus souvent le voyait cerné de flammes noires.

La seconde bouteille alla rejoindre la première au pied de son lit de camp sur lequel il s’affaissa. Il allait avoir une sacrée gueule de bois, mais s’en fichait. Se prenant la tête à deux mains, il se recroquevilla dessus en position fœtale.

 

Nikolaï retrouva Fares dans un coin du cantonnement, emmitouflé dans un épais manteau un peu trop grand pour lui. Ses boucles noires qui peinaient à s’échapper du capuchon, s’agitaient au même rythme que son corps parcouru de frissons.

- Salut, dit-il simplement en prenant place aux côtés du Libyen.

Ce dernier lui accorda à peine l’ombre d’un regard. Lentement, un silence s’installa entre eux. Il était sur le point de devenir oppressant quand l’adolescent s’exprima finalement.

- Merci pour … m’avoir stoppé. Et désolé pour ça.

Il indiqua les bandages entourant les mains meurtries du Marina et son visage contus. Celui-ci acquiesça en inclinant légèrement la tête pour toute réponse. A nouveau, ils se retranchèrent derrière leur contemplation muette.

- Quand j’étais petit, lâcha tout à trac Nikolaï, ma mère a été tuée sous mes yeux. Elle est morte en me sauvant la vie.

- Je …

- Si je n’avais pas paniqué, continua le Russe sans prêter attention à cette interruption, elle n’aurait pas eu à me protéger. J’avais promis à son amant – à l’époque, je ne le voyais pas comme ça – que ce serait moi qui la défendrais contre le danger. A cause d’une frayeur incontrôlée, j’ai provoqué l’inverse. J’ai survécu uniquement grâce au sacrifice de ma mère et l’intervention du seigneur Poséidon. Une grande colère a pris racine en moi ce jour-là. Dès que j’éprouve le moindre soupçon de peur, je lui ordonne de se manifester. Cette fureur qui m’anime alors ne laisse pas de place à un autre sentiment.

- Je croyais bien faire en allant les aider, lâcha le Chevalier du Centaure, mais lorsque j’ai brûlé accidentellement certains des hommes qui m’accompagnaient, la situation a dégénéré. Leurs cris m’ont ramené des années en arrière, au moment où mes pouvoirs se sont éveillés et que j’ai réduit en cendres tout ceux que j’aimais sous le coup de la fureur. Un excès stupide que mes proches ont chèrement payé. J’ai pourtant suivi l’entraînement de Chevalier durant des années pour arriver à me contrôler. Finalement, tout cela n’a abouti qu’à un résultat pire. Mes pouvoirs se sont développés, pas mon emprise sur eux.

- Contrairement à moi, tu sembles pourvu d’une profonde rage naturelle. Et aussitôt que tu lui lâches la bride, elle prend le dessus, te contrôlant. Tu crains ta propre puissance, et chaque brèche dans tes défenses ouvre la porte en grand à cette puissante émotion. Tu dois apprendre à contrôler l’accès que tu laisses à celle-ci et mettre en place des sortes de palier. Ce ne sera pas forcément évident, mais sans ça, ce que tu as vécu par deux fois déjà se réitérera à nouveau.

- Mais en serais-je seulement capable ? demanda Fares dans une supplique.

- C’est un travail que tu dois effectuer seul, asséna Nikolaï en se levant prudemment, les jambes quelque peu engourdies.

Fares le regarda s’éloigner avec un air désespéré.

- Tu pourras toujours venir me demander conseil, le prévint le Russe sans emphase en lui tournant le dos. En des temps ordinaires, un Marina ne serait jamais amener à aider un Chevalier, mais je ne pense pas que le seigneur Poséidon me tiendra rigueur d’aider un camarade "d’âme".

 

Errant, pareil à un pauvre hère, ses pensées en pleine confusion, le Chevalier du Centaure perçut soudain une mélodie discordante dans l’air. Intrigué, il décida de la suivre jusqu’à sa source. L’hésitante musique provenait de la tente qui accueillait les blessés de tous les derniers conflits en date. Et donc, les victimes de ses forfaits. D’une main tremblante, il saisit la toile du rabat, se demandant ce qu’il était en train de faire. Avait-il le droit de pénétrer dans cet abri alors que tant de gens y souffraient par sa faute. Ce serait comme les insulter. De plus, ce qu’il avait actuellement en tête, il se l’était interdit. Il lutta pour ne plus y penser, néanmoins, les doigts de sa main libre s’agitèrent machinalement, en quête de quelque chose à gratter. Fares ferma les yeux. Peut-être était-ce sa mortification personnelle de devoir faire ça sans pouvoir en profiter lui-même.

Les traits dissimulés par son capuchon, le Chevalier d’Argent pénétra dans la tente. A l’intérieur tout n’était que pénombre, voile bienvenu jeté sur les inévitables atrocités qui marquaient le corps des occupants. Cependant, cette cécité ne pouvait rien contre les odeurs nauséabondes, propres aux chairs marquées, flottants alentour. Tendant l’oreille, le Libyen remonta la piste des notes dérivant dans les airs, sans partition pour les guider. Sa traque le conduisit vers un jeune homme guère plus âgé que lui – bien que cela fût ardu à affirmer dans de telles conditions de visibilité. Ses mains en partie recouvertes de bandages étreignaient tant bien que mal un morceau de bois grossièrement sculpté et affublé de cordes. Une bande de tissu faisait également le tour de sa tête, en partie brûlée sur un côté, couvrant l’un de ses yeux. De son œil partiellement valide – la zone de dommages s’étendant à la partie supérieure du visage –, le jeune homme nota la présence de Fares, alors que celui-ci se tenait quelque peu en retrait, encore indécis. Sans plus réfléchir, il tendit ses paumes soudainement devenues moites pour recevoir l’instrument rustique, et tout aussi spontanément le soldat le lui remit.

Les pans de sa cape resserrés autour de lui, le Chevalier s’installa sur un tabouret tout proche. Ses mains se posèrent sur les cordes et s’y figèrent, comme craintifs à caresser une bête endormie. Lentement la poussière couvrant ses souvenirs se retrouva timidement soufflée par un vent salutaire. Affectueusement, ses doigts s’animèrent, pinçant et grattant les fils, ressuscitant des sensations oubliées. Fares crut que son cœur allait bondir hors de sa poitrine. Il n’aurait pas cru que ces simples mouvements lui auraient tant manqués. Son esprit le ramenant une année en arrière, il se mit à interpréter un air qu’il avait vu joué par le scalde d’une troupe itinérante, avec laquelle lui et ses compagnons avaient voyagés. A l’en croire, il s’agissait d’une bête chanson que les mères fredonnaient pour leurs enfants, pour chasser craintes et chagrins. Les notes s’égrenèrent en douceur, s’animant au fur et à mesure du cheminement harmonieux de ses doigts, enflammant ses sens. De braises rougeoyantes, le feu couvant devint un brasier sans cesse plus brûlant, le purifiant de toutes ses émotions négatives. Les minutes s’envolèrent jusqu’à ce qu’il plaque finalement le dernier accord, attendant que les cordes consentissent à libérer leur ultime résonance. Un profond silence régnait sous la tente, à peine troublé par de légères respirations, enfin libérées d’un poids qu’elles ne croyaient pourtant pas subir. Fares devina alors, plus qu’il ne les entendit, les sanglots muets de ces guerriers et sentit des larmes rouler à leur tour sur ses joues basanées.

 



Dyhanie Štorma :

Souffle de la Tempête

Ekitai Hebi :

Ophidiens Liquides

Vremja Otliva :

Temps du Jusant

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