Chevalier, mais pas trop ...
Disclaimer : cf. chapitre 1
CHAPITRE 48
CHER PAPI …
— Tu commences à te remettre de la mort de Sibelius ? Ça ne t’affecte pas trop de te retrouver seule dans sa maison ?
— La mort fait partie de la vie, tu sais. Mais je ne me sens pas seule. Physiquement, oui, bien sûr, parce qu’il avait aussi une certaine carrure ! Il prenait pas mal de place. Et curieusement, je ressens sa présence par l’esprit.
— C’était quand même un sacré personnage, ton grand-père !
Tiens ! Des confidences ! Pas trop compromettantes, espérait Iris. Elle encouragea naïvement la confession.
— Tu m’étonnes ! Rien qu’avec son rire, il pouvait faire trembler ton établissement.
— Effectivement, un vrai bout-en-train ! Mais pas que …
— Pardon ?! s’étouffa Iris. Isoisä ?
— Je suis un peu plus jeune que lui, poursuivit le patron, mais je l’ai bien connu. C’était un sacré coureur.
Iris tombait des nues. Puis elle pensa à sa propre mère qu’elle n’avait jamais connue, et enfin … à sa propre situation. C’était génétique, alors ?
— Tu veux dire qu’il a trompé Mamie ?
L’aubergiste s’assit, profitant du fait qu’il n’y avait qu’Iris comme cliente.
— Non. Jamais il n’aurait fait ça à ta grand-mère. Elle l’aurait achevé aussi puissant fût-il ! Il y a eu un avant et un après Frida. Il était vraiment beau garçon, jeune homme. Les femmes, il les collectionnait … parfois quelques-unes en même temps ! Alors que moi et d’autres, on galérait ! On était jaloux !
Iris en oubliait presque de manger. Ah ! Les secrets de famille. Mais les clients commençaient à affluer et le tenancier fut bien obligé de reprendre ses occupations premières. Peu importe ! Iris avait le temps. Regarder par les fenêtres la neige qui tombait, les gens qui passaient, la vie quotidienne … rien de différent avec le Sanctuaire, si ce n’est un climat plus rude. Et l’image de son grand-père lui revenait en tête. En se remémorant la photo posée à côté du reliquaire et en la conjuguant avec le récit de l’aubergiste, Iris n’était presque pas surprise. Au lieu d’être choquée comme elle le craignait, elle fut vraiment amusée. Son grand-père, un chasseur de donzelles ! Quelle famille ! Oui, « famille » ! La jeune femme pouvait quasiment se vanter d’être la seule au Sanctuaire à pouvoir présenter un arbre généalogique.
Une fois le service terminé, l’aubergiste vint s’asseoir, laissant son second s’occuper du nettoyage de la salle pour le service du soir.
— Vous avez aussi connu ma grand-mère ?
— Oh que oui ! Figure-toi qu’elle était serveuse ici ! Un sacré petit bout de femme !
— Et il a vraiment craqué pour elle …
— … mais elle, PAS DU TOUT !
— Nooooon ! C’est pas vrai !
— C’était vraiment la guerre entre eux ! A croire que c’est ce qui émoustillait Sibelius. Il venait souvent ici avec ses nouvelles conquêtes pendant que Frida était en service. D’ailleurs, le personnel et moi-même on s’amusait à parier sur la durée des passades de ton grand-père. Mais on voyait clairement que bien qu’il fût accompagné, il lorgnait sur notre Frida. On s’est tous dit qu’il n’allait pas tarder à lui faire des avances. Mais attention : ce n’était pas un lourdaud, hein ! Jamais il n’a forcé ! De toute façon, elles lui tombaient toutes dans les bras.
Le portrait de l’ancien chevalier d’or était, à s’y méprendre, celui de Milo ! Iris devrait dorénavant faire profil bas et ne pas stigmatiser la vie privée du Scorpion. « Avant de pointer ton doigt, regarde si ta main est propre. »
— Un jour, il est entré seul. Il s’est assis à sa place habituelle mais il m’a semblé un peu triste. Sans réfléchir, j’ai envoyé Frida prendre sa commande quand je lui cherchais sa bière préférée dans la cave. J’arrivais à peine à la porte du cellier que j’entendis Frida hurler.
— Il lui a fait mal ? Il a abusé d’elle ?
— Non ! Pas du tout ! Pour un chevalier, ç’aurait été une très grande sanction, je pense. J’ai entendu Frida hurler : « Pauvre con ! Tu te prends pour qui ?! Résous d’abord ton Œdipe ! Je ne pourrai jamais tomber pour un clown comme toi ! Vous êtes vraiment tous barrés au Sanctuaire ! ». Et là, l’image me restera toujours en mémoire : elle a frappé Sibelius sur le crâne avec son plateau en bois qui s’est brisé !
Iris siffla devant le caractère bien affirmé de sa grand-mère. Sur ce plan, elle savait de qui elle tenait.
— Et elle a regretté ce qu’elle a fait. Elle a eu peur de la réaction de papi ?
— Tu sais de qui on parle, là ? Une vraie Walkyrie ! Je crois que même Odin aurait tremblé. Ni peur, ni regret ! Elle est retournée en cuisine en maugréant pour chercher un nouveau plateau ! Si c’est pas de la conscience professionnelle, ça !
Les deux interlocuteurs éclatèrent de rire. Comme Iris aurait voulu connaître cette charmante femme qui avait osé s’en prendre à un chevalier d’or !
— Mais comment ont-ils pu finir ensemble ? demanda Iris en essuyant les larmes de son fou rire. Parce que comme c’est parti, leur histoire est plus qu’improbable, et pourtant, je suis là.
— Ça a pris du temps ! Même moi je me suis dit qu’il y avait enfin une justice pour tous ceux qui n’avaient pas le même profil que lui. Je m’étais tout de même assuré que Sibelius n’ait rien au crâne. Il a ri en me disant qu’il aurait adoré se prendre de la cervoise ou bien son repas en pleine figure.
L’aubergiste raconta la conversation qu’il avait alors eue avec le chevalier malmené :
— Mais qu’est-ce que tu lui as fait pour que Frida se mette dans un tel état ?
— Mais rien du tout ! Je lui ai simplement demandé si elle acceptait de sortir avec moi parce que la trouvais belle et remarquable.
— Pfouhhh, soupira le tenancier. Tu dis ça à toutes les filles, Sib’ !
— Elle a peut-être refusé, mais j’ai maintenant la preuve formelle que je ne la laisse pas indifférente, sourit Sibelius.
Iris trouvait son grand-père opiniâtre mais également désespérant, à l’instar de Milo. Mais la situation était néanmoins comique.
— Sibelius, poursuivit le restaurateur, est revenu le lendemain, comme à son habitude. Frida était dépitée et je la sentais prête à le rudoyer à nouveau. Mais notre bourreau des cœurs me surprit en formulant des excuses et en se repentant de l’avoir mise mal à l’aise.
— Ah ! Enfin ! Et mamie a fondu !
L’aubergiste secoua la tête. Toujours pas ?! Mais cette femme avait un cœur de pierre ! Sibelius passait maintenant pour une victime d’autant plus qu’il venait toujours seul.
— Plus aucune belle fille à ses côtés ! Ça a duré des semaines !
— Il voulait certainement se racheter une conduite, une virginité, pour montrer qu’il pouvait être sérieux.
— Je le voyais aussi comme ça. Malgré les femmes qui voletaient autour de lui, il n’avait d’yeux que pour Frida.
La serveuse faisait donc souffrir le chevalier, inconsciemment ou non. Mais les rappels du chevalier au Sanctuaire, et donc son absence à la taverne, rendaient la jeune femme toute chose. Cela n’avait pas échappé à l’aubergiste.
— Frida servait les clients mais elle était éteinte. Dès que la clochette de la prote d’entrée résonnait, Frida tournait la tête pour voir le visage du nouveau client et se décomposait sur le champ quand ce n’était pas Sib’.
— Elle aimait la confrontation avec lui, alors ? Drôle d’amour.
— Il y a des couples comme ça qui ont toujours besoin d’être dans l’opposition pour s’aimer. La vie bien tranquille, les petits oiseaux, les fleurs, les mots d’amour, le romantisme dégoulinant, ce n’est pas leur tasse de thé.
— Papi et mamie, c’était donc l’amour vache …
— Non … je dirais simplement une « certaine forme d’amour ».
— Mais quand, ou comment, ont-ils enfin formé un couple ?
Le tenancier se recula contre le dossier de son siège et soupira d’aise. Tout le monde savait que Frida et Sibelius se plaisaient énormément. Il fallait juste le déclic pour qu’ils ne puissent, surtout Frida, plus nier les faits. Presque trois mois avaient passé depuis le plateau cassé. Sibelius s’était abstenu de vocaliser son admiration pour son élue. Tout au plus la regardait-il timidement, tel un adolescent découvrant ses premiers émois, en affichant un sourire gêné. La situation patinait ; pas une gifle, pas un verre d’eau à la figure, pas un éclat de voix ! Rien ! Personnel de l’auberge tout comme clients commençaient à s’ennuyer fermement ; si on venait consommer dans ce troquet, c’était avant tout pour se payer une bonne tranche de rire.
Mais ce soir-là, Frida termina son service et aida son patron au nettoyage. Sibelius avait quitté les lieux avec le dernier client. Puis la jeune femme quitta l’auberge pour rentrer chez elle ; dix bonnes minutes de marche dans la neige assez profonde. Alors que son lieu de travail n’était plus qu’à quelques mètres, un individu doté de mauvaises intentions déboula de la rue transversale et saisit violemment Frida par le bras pour l’attirer dans le coupe-gorge duquel il était sorti. Malgré la large main qu’il plaqua sur sa bouche, Frida réussit à mordre un doigt, se débattit comme une bête enragée et hurla des insanités de toutes ses forces.
L’aubergiste qui sortait les poubelles crut reconnaître la voix de sa serveuse numéro un. Il fit quelques pas dans la grand rue pour confirmer ses impressions et rentra immédiatement dans son établissement pour se saisir du premier instrument qui lui tomba sous la main : une poêle en fonte. Mais une autre personne veillait. Sibelius sauta d’un toit et se posta à tout juste un mètre de la demoiselle en détresse ; l’aubergiste arriva, guidé par les pas dans la neige pour assister, malgré lui, à la scène.
Sur le coup de la surprise, l’agresseur se recula. Il reconnut le chevalier des Poissons drapé dans sa sempiternelle cape brune. Le malfaiteur tenta de s’échapper mais Sibelius le saisit de la même manière qu’il avait empoigné Frida. Le chevalier plaqua, ou plutôt lança violemment l’autre homme contre le mur d’une habitation ce qui le sonna. Puis, sans le laisser se remettre de ses émotions, il le frappa rudement en pivotant sur sa jambe gauche pour le toucher de la droite. Le coup fut imparable et le malfrat atterrit lourdement dans la neige à quelques mètres du chevalier. L’homme se releva très péniblement, en geignant et maugréant. Il tenta de se sortir de ce guêpier sans demander son reste, trop heureux d’être encore en vie face à un tel adversaire. Malheureusement pour lui, l’aubergiste l’accueillit avec sa poêle et il finit inconscient, traîné par le tenancier qui allait le livrer aux gardes.
Frida resta encore abasourdie par ce qu’elle venait de subir et de voir. Tout s’était déroulé tellement vite !
— Tu vas bien ? s’inquiéta Sibelius.
— Pourquoi cette question ?! hurla Frida. Tu m’as suivie donc tu sais très bien comment je me porte ! Voyeur ! Et je parie que c’est comme ça tous les soirs !
Alors que le chevalier s’attendait à un timide merci à défaut d’une déferlante de larmes dues au stress, il fut traité comme le dernier des criminels. Il regarda la jeune femme se calmer puis lui tourna le dos et s’éloigna.
— Attends ! cria Frida en s’agrippant au long manteau de son sauveur.
Sibelius s’arrêta sous l’injonction et tourna légèrement la tête. Il n’eut pas le temps de voir l’expression faciale de Frida car cette dernière venait de se jeter sur lui pour l’embrasser. Quand l’aubergiste revint pour voir comment son employée se portait, il sourit devant la scène qui l’accueillit et se retira sur la pointe des pieds afin de permettre au couple apparemment fraîchement formé de profiter de ce doux moment. Ils en avaient mis du temps, ces deux empotés ! Il restait maintenant à savoir combien de temps cela allait durer : une nuit ou une vie ?
Dans la sombre ruelle, Frida ne cessait d’embrasser son preux chevalier. Elle le dévorait même ! Sibelius se demandait si c’était le stress qui l’avait fait réagir ainsi ou bien si Frida venait enfin d’avouer ce qu’elle éprouvait pour lui depuis si longtemps.
— Et maintenant ? articula-t-elle enfin.
— C’est-à-dire ? Maintenant on peut directement aller chez moi mais je crois que tu préfères te reposer après cette longue et angoissante journée.
— La première option est très tentante ! fit Frida d’humeur taquine. Mais je voulais savoir … « maintenant » que tu as eu ce que tu voulais, tu vas rester combien de temps avec moi jusqu’à ce que tu te trouves un nouveau jouet ?
— Que tu me juges mal ! accusa Sibelius. Je crois que tu vas me donner bien du fil à retordre avant que je ne me lasse de toi.
Cette fois, c’est Sibelius qui initia les baisers.
— Je te préviens tout de suite, articula péniblement Frida : tu n’as pas intérêt à me mettre la main aux fesses ou à me siffler quand je suis en service. Ce ne sera pas un simple plateau sur le crâne, cette fois !
— J’aimerais bien savoir ce que tu me réserves si je me comporte mal, provoqua Sibelius, mais je suis un vrai gentleman ! Alors ? Pour ce soir ? Chez toi ou chez moi ?
— J’espère qu’en cas de mauvaise réponse tu ne vas pas me vriller le cerveau. Je dirais … chez toi ?
C’est ainsi que débuta la relation des deux tourtereaux. Les taquineries continuèrent, même les noms d’oiseaux devant les clients ce qui contrastait avec les discrets effleurages de doigts. Quand Sibelius était absent, Frida était anxieuse malgré le statut de son amant. Et au fil des mois, patron et clients virent le ventre de la serveuse s’arrondir pour le plus grand bonheur du chevalier. C’est ainsi que naquit Anna. Bien que les parents du nouveau né aient tous les deux des emplois du temps bien chargés, la petite était choyée et ne manquait de rien. Frida et Sibelius consacraient tout leur temps libre à leur petite. Le couple d’abord quasi improbable, antagoniste et mal assorti formait une famille des plus équilibrées.
Jusqu’au jour où la maladie interrompit brutalement ce bonheur. Frida fit un malaise pendant son service de jour. Sibelius qui prenait son repas avec la petite eut le réflexe de rattraper sa femme avant qu’elle ne s’écroule violemment au sol. Le chevalier d’or utilisa, pour la première fois, ses pouvoirs dans un but thérapeutique sans trop y croire. Il passa sa main le long du corps de sa femme et s’arrêta au-dessus de sa poitrine puis son bas ventre. Ses mains piquaient à ces endroits. Il n’avait jamais ressenti de tels désagréments. Cela n’augurait rien de bon.
— Emmène-la en ville, Sib’ ! Sauf si un de tes amis chevaliers peut la guérir. On va s’occuper d’Anna, entreprit le patron de l’auberge.
— Merci à toi !
Malheureusement, aucun chevalier ne pouvait aider Sibelius. Il fallait donc se diriger vers un hôpital classique, en urgence. Après un scanner et des examens sanguins, le verdict tomba : cancer métastasé. Au pire, quelques semaines à vivre ; au mieux, quelques mois. Le coup fut terriblement dur à encaisser. Anna n’avait que six ans ! Maintenant que le chevalier venait de trouver la femme de sa vie, on la lui retirait ! Quelle injustice ! Quand il retrouva Frida dans sa chambre, son épouse le supplia de la laisser renter avec lui et de ne surtout pas subir les traitements médicamenteux lourds et douloureux. Elle voulait profiter au maximum de sa petite famille pendant le temps qui lui restait à vivre. Sibelius acquiesça à contre cœur et ramena Frida dans son humble chalet.
Bien sûr, Frida cessa son travail et demeura quasiment alitée car elle était devenue trop faible. Lorsque de fulgurantes douleurs la faisaient souffrir, le chevalier eut l’idée incongrue de faire venir son très bon ami le Scorpion après accord de la malade ; au point où elle en était … Curieusement, quand Andros utilisait l’aiguille écarlate sur les deux zones que Sibelius avait localisées, le poison diffusé agissait comme un sédatif et calmait considérablement la jeune femme. Avec trois, voire quatre injections par semaine, Frida vécut encore un an et demi. La dernière piqûre lui permit de partir paisiblement.
Sibelius se laissa complètement aller jusqu’à négliger sa fille. Si on le voyait à l’auberge, c’était uniquement pour y déposer Anna ; l’endroit était trop chargé en souvenirs. Il préférait noyer son chagrin dans une autre auberge. Seules les missions du Sanctuaire pour lesquelles il se portait toujours volontaire, lui permettait de garder la tête hors de l’eau et de redevenir sobre. Mais une fois retourné à Asgard, il redevenait une loque humaine, sans but.
Anna grandissait et s’était détournée de son père ; la jeune fille considérait l’aubergiste comme son père de substitution, son seul pilier. Malheureusement, le travail accaparait beaucoup le tavernier et la petite s’occupait comme elle le pouvait. L’adolescence fut explosive et le caractère de la jeune fille bouillonnant. Elle accusait son père de tous les maux mais Sibelius ne réagit que très tardivement, au moment où il apprit qu’elle était enceinte.
— J’ai compris, soupira Iris. Je crois que tout le monde a souffert. Je te remercie d’avoir pris le temps de me raconter cette histoire. Je vais rentrer et tâcher de dormir.
Iris traîna le pas jusque dans la maisonnette de son grand-père. Sensible son papi, bien que très sévère en tant qu’instructeur. Le passé de sa famille, bien que triste, était gérable. Lorsqu’Iris se coula sous sa couette, elle pensa à son avenir qui allait certainement s’avérer mouvementé. Elle réussit néanmoins à fermer l’œil assez rapidement.