Chevalier, mais pas trop ...
CHAPITRE 25
LA FEMME DE L’ATLANTIDE
Cela faisait quatre jours qu’elle avait quitté la Grèce. Quatre jours qu’elle ignorait où se trouvait le navire et pour combien de temps encore elle allait jouer les passagers clandestins car elle en était réellement une. Embarquée à la va-vite à partir de la frêle embarcation en étant cachée dans un balluchon, un sac de marin, la personne qui l’avait déposée dans le ballast de double fond, près de l’hélice, lui avait recommandé de rester dans cet endroit quoi qu’il arrive et lui avait laissé quelques provisions pour trois jours. Il reviendrait après cette période avec un autre set de ravitaillement. Le Sanctuaire n’avait même pas les moyens de l’envoyer légalement en « séjour linguistique » dans le grand froid. Ou plutôt, il fallait se débarrasser discrètement d’un assassin mais veiller à ce que ce dernier arrive à bon port pour devenir chevalier. Mais quelle hypocrisie ! Athéna était décidément bien mal entourée.
De Grèce, Iris n’avait rien pu emmener à sa part sa dague qu’elle avait miraculeusement pu cacher, on ne lui avait même pas permis d’emporter quelques vêtements de rechange. Elle conservait sur elle les anciens habits de Saga. Elle les humait avec ferveur, les larmes perlant au bord des yeux, tâchant de se remémorer quelque souvenir agréable. Cela occupait la majeure partie de son temps puisqu’elle ne pouvait pas vraiment évoluer dans l’espace où elle croupissait. Ça, pleurer, et parfois parler avec un autre clandestin.
C’était le deuxième jour de son périple. Avec tout ce qu’elle avait versé comme larmes, elle avait cru être repérée quand elle avait entendu le bruit d’une personne se déplaçant entre les différents organes motorisés du bateau. Un homme d’une quarantaine d’années environ, parlant grec, se retrouvait dans la même situation qu’elle avec, pour seule différence, la volonté délibérée de quitter la Grèce pour commencer une nouvelle vie, peu importe l’endroit. Il prit peur quand Iris, affolée par sa présence, lui parla par télépathie.
— Je ne vais pas te demander ton nom, ma p’tite. Une fois arrivés, on ne se reverra plus, de toute façon. Mais qu’est-ce que tu fiches ici ? Pourquoi t’es pas en haut ? T’as été enlevée pour la traite humaine ? Un réseau de prostitution ?
— Non. On m’a exilée.
— Quoi ? Toi ? Une gamine ? Qu’est-ce que t’as bien pu foutre pour te retrouver là ?
Iris regarda ailleurs.
— OK. Si t’as pas envie de répondre … mais c’est quand même louche. Et puis … la façon dont t’es fagotée, me parler par la pensée… t’es pas très normale, permets-moi de te le dire, t’es…
— J’ai tué quelqu’un.
L’autre fut bouche bée. Il faillit partir dans un grand éclat de rire mais la discrétion était la clé numéro un pour sa survie.
— Non ?! Sérieusement ?
— Comme je ne suis pas très « normale », donc oui.
Se sentant étrangement en confiance face à cet étranger, Iris raconta toute l’histoire, en omettant volontairement la chevalerie. Cette histoire toucha profondément son interlocuteur qui lui tendit la main.
— Bienvenue au club.
L’homme laissa sa main dans le vide car Iris le regarda d’un œil mauvais. Elle pouvait se débarrasser de lui à tout moment si elle se concentrait suffisamment.
— On t’envoie dans un camp de redressement, en somme.
— …
— J’vais être franc avec toi. Moi aussi, j’ai tué quelqu’un. Une femme
— Je ne suis pas dans le même club que toi, s’éloigna Iris. On dirait même que ça t’a fait plaisir.
— Pas du tout, soupira l’homme
— Un accident ?
— … non… un coup de folie … un coup de colère. Et pourtant… qu’est-ce que je l’aimais ! Si tu savais comme je l’aimais.
— Aimer ne veut pas dire tuer.
— C’est parti tout seul. J’avais bu lors d’une fête. Je suis rentré complètement bourré. Je ne sais même pas comment j’ai pu me traîner jusqu’à l’appartement. Elle m’attendait. Elle avait passé la nuit à m’attendre. Elle avait ouvert la porte avec son grand sourire. Je sentais la pitié derrière ce sourire et les reproches qu’elle n’exprimait jamais. Et j’ai pas supporté. Je pensais qu’elle avait ouvert la bouche mais le seul bruit que j’ai entendu c’est un petit cri de douleur quand sa tête a heurté le coin du meuble. Une seule gifle. Un cri. Elle est tombée. Elle ne s’est plus relevée. Je suis sorti complètement paniqué. J’ai même pas appelé les secours ou la police. Je me suis caché où je pouvais. Je voulais pas finir derrière les barreaux.
— Tu es aussi un lâche, quoi ! C’est quoi cette manie de frapper les femmes ? Si t’étais un homme, un vrai, non seulement tu n’aurais jamais fait ça mais en plus, tu aurais assumé.
— J’étais bourré, j’te dis !
— Ce n’est pas du tout une excuse ! s’insurgea Iris prête à frapper son interlocuteur. Tu l’aimais mais tu n’as rien fait pour soigner ton alcoolisme. Donc, ça t’arrangeait.
— Tu vas aussi me tuer comme cet Ixion ? provoqua l’homme.
Pour toute réponse, Iris intensifia son cosmos afin qu’un bruit strident lui vrille le cerveau. L’homme, à genoux, se tenait la tête et suppliait Iris d’arrêter.
— C’est ce que j’ai dit : t’es pas normale ! Et en plus, tu m’aurais tué !
— Ça me démange. Ça fait quoi de tomber sur une femme qui sait se défendre ? On la ramène moins, hein !
La conversation s’arrêta sur cette petite démonstration de force. L’homme sanglotait à présent dans un coin et marmonnait en litanie :
— Je suis désolée, Mélina ! Pardonne-moi ! J’ai tout foutu en l’air !
Mais pour Iris, ces regrets étaient ponctuels. Nul doute qu’il recommencerait dans sa nouvelle vie, imbibé ou pas. Elle ne croyait absolument pas en ces vœux pieux, tout comme Ixion n’avait jamais exprimé le moindre regret après s’être montré violent avec Daphné.
Un jour avait encore passé. Iris avait à nouveau reçu ses provisions qu’elle devait économiser. On se rapprochait de la Finlande, c’était déjà positif mais la mer était plus démontée que jamais. Ça allait passer ; tout comme son mal de mer.
— T’as pas le pied marin pour quelqu’un élevé dans un pays de navigateurs, fillette !
— Je n’ai pas grandi dans une famille de pêcheurs ! Désolée !
Alors qu’une dispute allait à nouveau éclater, le navire, en plus de tanguer violemment, heurta subitement quelque chose. Iris et son compagnon d’infortune furent projetés à plusieurs mètres de leur place initiale. Quand ils se relevèrent, ils ressentirent quelques douleurs au niveau de leur crâne et membres. Le bateau avait tapé fort puis s’était immobilisé. Le bruit infernal des turbines entraînant les hélices avait cessé.
— Ça sent mauvais, fillette ! Les mécanos vont peut-être venir ici. Faut se…
L’homme s’interrompit. Un bruit sourd lui parvint aux oreilles. Le bruit se mut en gargouillis. Iris et lui se regardèrent après réalisation.
— Merde !! On prend l’eau !
— Faut quitter les ballasts ! On va trouver une autre cachette, même si on doit …
— Idiote ! T’as pas remarqué que la porte ne s’ouvre pas de l’intérieur ?
— Quelqu’un va forcément venir !
Les turbines tentaient de redémarrer à plusieurs reprises.
— Personne ne viendra. Le ballast va se remplir et je crois que ce n’est pas la seule partie endommagée du bateau vu le choc. On est vraiment très mal. Tiens ! Tu vois ? On a déjà les pieds dans l’eau… Eh ! Où tu vas ?
Iris courut à la porte et tambourina de toutes ses forces. Le raffut allait certainement alerter quelqu’un, à défaut de pouvoir hurler.
— Ça sert à rien, petite ! Je crois … je crois qu’on est condamnés.
— Non ! Non ! Je veux pas mourir comme ça ! Je veux revenir à Rodorio ! Quelqu’un m’attend !
Le clandestin sourit péniblement, résigné. Iris avait de l’eau jusqu’à la taille. Aucune hache ou autre objet pour casser la fermeture de la porte. Rien qui puisse les aider. Mais devant le regard déterminé de la petite, l’homme se ressaisit. Se déplaçant difficilement dans l’eau froide, il semblait chercher quelque chose.
— Si l’eau s’est engouffrée, c’est qu’il y a un trou ou une fente. On pourrait peut-être …
— Sortir par là ! Très bonne idée !
En plongeant successivement, les deux personnes tâtonnèrent le sol pour trouver une brèche salvatrice. L’eau montait toujours, réduisant toujours leur temps d’inspection. La situation n’était pas évidente dans le froid et l’obscurité. Les reprises d’air s’effectuaient à hauteur d’homme dorénavant. Soudain, l’homme sentit de la tôle explosée.
— Petite ! hurla l’homme en sortant la tête de l’eau. Je crois que j’ai trouvé. Je dois être au-dessus du trou.
Iris plongea pour tâter. Elle put sentir une épaisse plaque de métal d’une trentaine de centimètres saillants et un trou duquel sortait un courant modéré. Elle poursuivit l’inspection du périmètre de cette fissure qui n’était pas bien grande. Elle remonta.
— C’est bien là, mais …
— C’est tout petit, c’est ça ? On ne peut pas passer ?
— C’est trop étroit pour un adulte.
— Alors vas-y, gamine ! Sauve-toi, fit-il les larmes aux yeux. Ça devait être comme ça ! Moi, je vais payer. C’est ma punition. Nos routes se séparent ici.
— Non ! Tu ne vas pas…
— Si ! Toi au moins, tu as toute la vie devant toi. Accroche-toi, petite ! Et puis … merci de m’avoir secoué, de m’avoir fait réaliser que j’étais un sale type. Au moins, j’aurai essayé de te sauver la vie. Prends un grand souffle, bats-toi contre le froid et puis … adieu !
Iris toucha délicatement la joue du repenti et fit à contre cœur comme il le lui avait recommandé. Son apnée suffirait-elle seulement à atteindre la surface ? Elle se glissa dans la fente avec quelques difficultés au niveau de son bassin. Bon sang ! Ça se présentait mal ! Elle risquait de mourir coincée. Il ne fallait surtout pas s’affoler. Surtout pas ! Même si elle commençait à manquer d’air avant même de s’être dégagée. « Saga ! », « Saga ! » récitait-elle comme un mantra. Et elle paniqua.
Iris ouvrit la bouche dans un réflexe stupide d’inhalation et ses poumons s’emplirent d’eau. Toujours coincée et commençant à suffoquer, elle sentit son cosmos se manifester et l’envelopper chaleureusement. Et tout à coup, la petite put respirer normalement, alors qu’elle était bien dans l’eau, au prix d’une bonne quinte de toux pour libérer ses bronches du liquide. C’était inespéré ! Miraculeux ! Elle pourrait s’en sortir ! Elle força donc le passage entre les épaisses parois métalliques en s’écorchant assez longuement et continua sa progression vers une ouverture plus large cette fois. L’homme aurait pu l’emprunter. Quel dommage ! Il semblait tellement sincère dans ses regrets.
Iris sortit enfin de sa prison métallique, libre, respirant « à pleins poumons » dans une eau glaciale Son cosmos ne la protégeait malheureusement pas du froid. Elle nagea en s’éloignant avec précaution des hélices et du bateau qui commençait à sombrer. Une fois suffisamment éloignée de l’imposante masse, elle remonta doucement à la surface. Elle voulait sortir la tête de l’eau, au sens propre comme au sens figuré. Enfin ! Respirer normalement ! Elle regardait sombrer le bateau dans des remous. Elle ne mourrait pas noyée mais à cause du froid. Aucune balise pour se repérer. D’ici à ce qu’elle atteigne la côte ; on retrouverait son cadavre cyanosé ou bien elle servirait de repas à quelque monstre des profondeurs.
Allez ! Le criminel voulait qu’elle s’en sorte. Il s’est sacrifié pour cela. Iris se mit donc à nager calmement, mordue par le froid, tout en se concentrant pour manifester son cosmos encore une fois. Si elle pouvait évoluer sous l’eau tel un poisson, nager sur une longue distance ne devait pas être un problème, malgré l’agitation de l’eau et le froid. Une aura dorée refit son apparition et Iris glissait dans l’eau à une vitesse impressionnante alors qu’elle n’effectuait que des mouvements de brasse et qu’elle était dépourvue de palmes. Oui, elle n’était pas « normale ». Pour une fois, être chevalier pouvait s’avérer utile, au moins pour sauver sa propre carcasse.
Le soleil commençait à se lever. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle progressait mais la fatigue se faisait cruellement sentir et le froid accomplissait aussi son œuvre. Dans une eau aussi glacée que celle de la mer Baltique, les chances de survie pour une personne à la mer devaient se résumer à quelques minutes. Mais Iris était certaine de nager depuis bien plus longtemps que cela. Son instinct de survie, mais plus que tout, ses capacités naissantes de futur chevalier restées latentes l’empêchaient de sombrer. Quelle ironie, tout de même ! Elle ne voulait pas faire partie de cette caste et pourtant, c’étaient bien les aptitudes de cette catégorie honnie qui lui sauvaient la vie … car elle voyait la terre au loin.
Enfin ! Elle échouerait quelque part et une âme charitable finirait bien par s’occuper d’elle. Elle lança ses dernières forces dans sa brasse puis se laissa porter par les vagues pour arriver telle une bouteille à la mer, le long d’une jetée, inconsciente.
— Bon sang ! C’est quoi, ça ?! Un cadavre ? angoissa un docker. Ça a la taille d’un gamin ! Eh, les gars ! Passez-moi un grappin ! Y a un corps qui flotte !
Ni une ni deux, trois autres hommes accoururent aux cris d’alarme. L’un d’entre eux jeta le grappin tout près du corps et réussit à l’accrocher pour le remonter.
— Par Odin ! C’est une gamine ! Et elle est encore vivante dans cette eau ! Vite, des couvertures ! Elle ne doit pas venir de bien loin ! s’agita l’homme en scrutant les environs. Elle a dû tomber d’un pont. Ses parents doivent être morts d’inquiétude.
— Effectivement, je le suis ! Merci de l’avoir retrouvée, fit une voix grave.
Les hommes se retournèrent pour connaître l’identité du parent effrayé. Ils furent saisis d’étonnement : un vieil homme portant une barbe blanche bien taillée et d’épais cheveux couleur de neige s’était avancé vers eux. Si ce n’était que son visage de père Noël, tout aurait pu passer. Mais vestimentairement parlant, on était retombé au temps des Vikings. Le vieillard portait un long manteau, ou plutôt une cape marron dont il avait relevé un pan par-dessus son épaule. Elle était retenue par une fibule aux motifs définitivement nordiques. Une grande tunique noire aux bords brodés de motifs floraux était retenue par une large ceinture et tombait sur ses cuisses. Un pantalon gris et des bottes noires terminaient le portrait du guerrier d’Odin.
— C’est ma petite fille. Elle a malheureusement échappé à ma surveillance.
Les hommes le regardaient suspicieusement.
— Elle s’appelle Iris, elle est muette et porte toujours une dague au cas où. Et ses yeux sont très pâles, termina-t-il en tendant les bras pour qu’on lui remette le petit corps.
Le vieillard commença à s’impatienter :
— Elle souffre d’hypothermie, laissez-moi vite l’emmener à l’hôpital.
— OK ! OK ! On vous croit, dit le premier docker impressionné par la prestance du vieux bonhomme.
Il remit Iris sans demander plus de preuves du lien de parenté. Le Viking rabattit sa cape sur la fillette et manifesta son cosmos pour réchauffer beaucoup plus efficacement et rapidement que tous les soins hospitaliers.
Presque à l’opposé de l’Europe, sur une île reculée, où les températures et le climat étaient nettement plus cléments qu’au nord du cercle polaire, on suivait l’actualité dans les grandes lignes. Une rumeur parvint toutefois aux oreilles de Saga. Un bateau de fret parti de Grèce avait coulé juste avant d’arriver à Helsinki. Vu le temps écoulé depuis le départ d’Iris, cela ne pouvait qu’être le bateau la transportant. Saga, paniqué, fit irruption dans le petit bar qui possédait un téléviseur et demanda au gérant de se brancher sur une chaîne d’informations. Le futur chevalier resta collé devant l’écran au moins quinze bonnes minutes avant d’entendre, en guise de brèves, l’incident. A part des containers perdus, il n’était fait mention d’aucun survivant tant le naufrage fut rapide. Les nouvelles s’enchaînaient alors que Saga était pétrifié.
Non, Iris ! Même si tu étais dans ce navire, je suis sûr que tu as pu t’échapper. Sinon, ce n’était pas le bon bateau.
Le jeune homme tenta tant bien que mal de se convaincre que sa camarade était toujours en vie. Il prit l’habitude de se rendre tôt le matin, avant son entraînement, à l’embarcadère, comme il l’avait promis, dans l’espoir de voir une petite embarcation lui ramener vivante, celle qu’il attendait.