La Menace de Chronos

Chapitre 4 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre III –

5743 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/02/2023 00:47

– Chapitre III –


« On ne vole que ce que l’on désire. » – Boris Vian.


Raphaël, mains dans les poches, en compagnie de Fondue, longea tranquillement les bords de la Seine sur quelques mètres : il regagnait son appartement.

La période des grandes vacances battait son plein, ce qui signifiait pas d’école, quoiqu’il lui restât quelques devoirs scolaires à rendre à ses professeurs. Aujourd’hui, il avait passé la journée à aider Simon à la boutique, Michel restant désespérément introuvable, avant de flâner un peu dans les rues vers la fin d’après-midi, histoire de sortir son chien.

La ville, déjà assez extraordinaire en journée, resplendissait, la nuit, une fois éclairée par la lumière brillante des lampadaires, des enseignes lumineuses des magasins, et de la grande roue colorée de blanc, qui tournait inlassablement. Et l’eau du fleuve était si paisible…

Mais ce soir, un autre élément accaparait l’attention et l’énergie du jeune homme : Fantôme R s’apprêtant à commettre un vol, voilà le plus intéressant. Et pas n’importe quel vol : le bracelet de Tiamat, relique majeure de l’exposition sur la Mésopotamie antique, au Louvre ! Inutile de préciser que ça allait être du grand spectacle. Partout en ville, on ne parlait que de ce voleur qui dérobait des œuvres d’art célèbres, pour les restituer quelques temps après, lorsque l’affaire se tassait. Tout le monde savait que le plus grand ennemi de Fantôme R – criminel pour certains, artiste pour d’autres – adoptait les traits de l’inspecteur Paul Vergier, qui, depuis le début de cette affaire, trois ans auparavant, ne cessait de s’évertuer à essayer de le mettre sous les barreaux ; mais chacune de ses tentatives se soldait par un échec.

Néanmoins, Fantôme R prenait soin de prévenir l’inspecteur à chacun des coups qu’il préparait, et Vergier devait d’ailleurs être sur le pied de guerre, ce soir. Raphaël soupira tandis qu’il pénétrait dans l’immeuble où il habitait avec Fondue, au rez-de-chaussée. Paul n’avait jamais cherché à comprendre la véritable raison qui motivait tous ces vols, car il en existait une. L’adolescent introduisit la clé dans la serrure de son appartement, soulagé de retrouver ce cadre familier, où depuis trois ans il vivait seul, avec son chien.

Il se dirigea directement vers sa chambre, et, sûr de lui, en tira l’un des livres, ce qui déclencha, dans un grondement sourd accompagné de bruits de rouages et d’autres mécanismes, l’ouverture d’un passage secret. L’adolescent descendit, suivi de son chien, l’écho du bruit de leurs pas sur le sol de pierre résonnant contre les parois.

Car Raphaël avait un secret : il était Fantôme R.

Tout avait commencé ce jour où son père était parti sans explications, trois ans auparavant. Son fils avait découvert l’existence de cette cave secrète, qui contenait les œuvres originales de célèbres productions artistiques, comme La Joconde de De Vinci, La liberté guidant le peuple de Delacroix, et tant d’autres. En réalité, les œuvres exposées dans les musées ne constituaient que de vulgaires contrefaçons, réalisées – d’une main experte, indéniablement – par Isaac. Il échangeait les fausses œuvres contre les vraies, qu’il revendait ensuite au marché noir ; ce petit trafic remontait à la période où, Raphaël ayant été très malade dans les très jeunes années de sa vie, son père avait dû payer des médecins, et ça avait représenté le seul moyen, pour le moins peu honnête, qu’il avait trouvé. Voilà ce que son journal, récupéré par Raphaël, mentionnait.

Toutes les lampes pendant au plafond s’allumèrent successivement à l’arrivée du rouquin et de son chien, provoquant une ambiance aux couleurs chaudes et apaisantes, et révélant tous les chefs-d’œuvre entassés là. Son propriétaire adressa un signe de tête à Fondue, et, après quelques acrobaties, il se retrouva complètement métamorphosé, troquant ses habits d’étudiant contre un costume bleu nuit, avec cravate et chapeau assortis, beaucoup plus chic et tendance. Il aimait se vêtir comme ça, quand il y avait gros à jouer.

Et ce soir, c’était le cas.

Il fit jouer entre ses doigts sa pièce dorée – la seule chose laissée par son père avant de partir – et la lança dans les airs, profitant du laps de temps avant qu’elle ne redescendît pour attraper dans la foulée un journal qui traînait là ; il récupéra la médaille, et se pencha vers son chien pour la lui montrer. Un drôle de symbole l’ornait, le même que celui sur le bracelet exposé au Louvre, et il convoitait cet artéfact pour cette raison, persuadé d’enfin obtenir une piste qui le menât à son père.

Il caressa en souriant la tête de son chien, avant de se relever et de consulter l’article qui concernait le vol de ce soir. L’inspecteur Vergier parlait de « coup médiatique », ce qui énerva Fantôme R – Paul avait vraiment bien trop confiance en lui – et, d’après le journaliste, seul l’avenir pourrait prédire si le voleur ferait le casse du siècle, ou s’il jouait une fois de trop avec le feu.

Raphaël posa le journal sur une petite table calée contre le mur, rajustant son chapeau. D’habitude, il échangeait effectivement les contrefaçons pour les remplacer par les originaux, mais il désirait vraiment en savoir plus sur son père, et seul dérober le bracelet l’y aiderait. Sans plus s’attarder, il remonta les escaliers, Fondue en tête, et les lumières dorées s’éteignirent progressivement derrière lui.

Ce soir, il avait rendez-vous au Louvre. Ce soir, il avait rendez-vous avec son destin.

 

***


Pour l’instant, s’occuper de la rencontre entre Marie et Raphaël suffisait, et le travail qui en découlerait s’annonçait colossal. L’essentiel reposait sur le fait que le faux Napoléon ne nous envoyât pas son armée de Chevaliers comme avec Fantôme R. Parce que moi, je ne lui ressemblais pas, bien au contraire ; cette armée de combattants me laminerait. Je possédais encore moins l’habileté de Raphaël pour tous les esquiver, et m’échapper avec Marie dans les bras.

Nous appartenions au même camp, Léon et moi ; il fallait qu’il m’accordât sa confiance, comme Jean-jean. Je ne demande pas la lune, quand même ! Juste un peu de foi, un peu de foi qui nous assurerait la victoire. Je savais bien qu’il ne s’agissait pas du point fort de l’organisation. Sauf que si elle voulait que l’empereur régnât à nouveau, elle devrait me laisser agir selon mes propres règles. Du moment que Graf prévenait Léon de ma présence par téléphone, et que celui-ci ne m’envoyait pas sa horde de sbires, tout se déroulerait bien. Je ramènerais Marie à Saint-Louré, avant de reconstituer la couronne du dragon, puis de révéler les jardins suspendus au grand jour. À ce moment-là, tout s’achèverait enfin.

Je regardai la pendule ; elle indiquait neuf heures. Je sursautai et clignai des yeux, avant d’observer l’horloge une nouvelle fois, incrédule. Quoi, déjà cette heure-là ?! Mince, je ne l’avais même pas remarqué ! Mais dans ce cas, si je ne me trompais pas, alors ça signifiait que… Fantôme R ne tarderait pas à se rendre au Louvre pour commettre le vol du bracelet de Tiamat ! Hors de question de perdre une minute de plus : l’occasion se présentait de réaliser un de coup de maître, et ce dès le début de la partie.

En effet, je planifiais de doubler le jeune criminel en dérobant l’artéfact avant lui, artéfact représentant une raison majeure à nos problèmes, non seulement à cause de la lévitation des Chevaliers à la cathédrale, mais aussi de sa contribution à la destruction des jardins par la suite. Si je dérobais le bijou avant Fantôme R, alors cela déstabiliserait le petit voleur. Par contre, je n’avais pas intérêt à traîner. Le moindre retard pouvait s’avérer fatal. Il était temps de se bouger : les jardins ne sortiraient pas de terre par eux-mêmes. Très bien, l’opération commençait dès maintenant. Je savais quel rôle jouer, et tout se passerait comme sur des roulettes.

–       Bon, je te laisse, annonçai-je en me levant de ma chaise. Avant de m’occuper de Marie, j’ai un bijou à récupérer.

–       Un bijou ? répéta Graf, sceptique.

–       Oui, il pourrait tout compromettre si je ne vais pas le chercher. Toi, appelle Léon et prépare-moi un lit au couvent, je gère le reste.

Il hocha la tête, et je ne doutais pas qu’une part de lui éprouvait encore de la réticence, sinon des doutes quant à mes méthodes. Il tapa nerveusement quelques coups avec son stylo sur le bord de son bureau, tandis que je lui adressais un clin d’œil malicieux, et je me dirigeai vers la sortie, tout en lui lançant un joyeux « À tout à l’heure ! », puisque je reviendrais avec Marie. Avant de partir, j’aperçus ses deux yeux bleus qui me fixaient d’une manière inquiétante, mais je préférai considérer ce regard comme un signe d’encouragement. Autant éviter de traîner ici plus que nécessaire.

La porte se referma dans un grincement sinistre, et je m’engageai à pas de loup dans le couloir, afin de quitter le couvent et de me rendre à ma prochaine destination, le musée du Louvre, pour y récupérer le bracelet de Tiamat. Fantôme R ne s’accaparerait pas cet artéfact, pas plus qu’il ne rencontrerait Marie, ou je ne m’appelais plus Gwen.

Du bureau de Jean-jean, il me sembla entendre des bruits de conversation, et j’en déduisis qu’il prévenait Bonar de ma présence avec Marie, lui demandant de nous laisser tranquille et de ne pas nous attaquer. Je souris, ravie. Parfait, les choses se profilaient très bien ; à présent, à moi de m’occuper du reste.

Je m’avançai donc sans bruit vers le bout du couloir, en quête de la sortie, lorsque, au-dessus de moi, j’entendis des bruits de pas précipités, si forts que le plancher menaçait de céder.

À en juger par leur rapidité, quelqu’un courait, et il s’agissait d’une personne relativement jeune. L’instant d’après, l’individu auquel appartenait cette démarche si pressée dévala les escaliers quatre à quatre, se rapprochant de l’endroit où je me trouvais. Saisie de panique à l’idée que l’on me remarquât ici, j’avançai dans le couloir, et profitai d’un croisement de plusieurs allées pour me cacher derrière un mur. Je jetai un œil, mon cœur battant la chamade. Une vue parfaite s’offrait à moi jusqu’à l’autre extrémité du couloir ; les bruits de pas se rapprochèrent.

Au bout de l’allée, une adolescente apparut alors, essoufflée. Elle ne devait pas excéder dix-sept ans, et ses yeux bruns affichaient la même couleur que sa généreuse et touffue tignasse bouclée, qui partait un peu plus dans tous les sens à chaque geste qu’elle effectuait. Elle revêtait un pyjama orange – pourvu que Jean-jean m’eût prévu des vêtements pour la nuit ! –, ne chaussait pas de pantoufles, et son teint adoptait une teinte claire. L’inquiétude marquait ses traits, et je supposai qu’elle se trouvait dans le coin pour parler au directeur. Quelque chose l’effrayait, à tel point qu’elle causait un sacré vacarme.

Je me mordis la lèvre, tout en m’assurant qu’elle ne me vît pas. Si je m’attardais, on finirait par me repérer, et tout tomberait à l’eau. La fille s’arrêta, en pleine panique, devant le bureau de Jean-François, et ouvrit la porte sans même frapper, avant de débouler en trombe dans l’office, et de s’écrier, d’un ton affolé :

–       Jean-François ! Marie n’est pas encore rentrée, il faut aller la chercher !

–       Josette ! Combien de fois t’ai-je dit de ne pas entrer dans mon bureau de cette manière ?! Remonte dans ta chambre immédiatement !

–       Mais… !

–       Ça suffit, je t’ai dit ! Dans ta chambre !

Je me penchai pour observer le couloir. L’adolescente sortait en râlant de la pièce, et Jean-jean claqua la porte derrière elle. Josette quitta à pas lents l’allée, sans doute pour emprunter les escaliers et retourner dans son espace personnel, comme ordonné par le directeur, tout en marmonnant pour elle-même. Je fronçai les sourcils. Cette fille… Il s’agissait bien de l’amie d’enfance de Marie ? Mince, voilà qui n’arrangeait pas mes affaires. Dans ce cas, je… Oh, en fin de compte, je réfléchirais à cela plus tard.

Je me retournai, et continuai à longer le couloir. Après un peu de marche, je retrouvai les deux portes en bois franchies lors de mon arrivée, et je ressortis dans la grande cour. L’air s’était adouci, avec une température très agréable. Je levai les yeux vers le ciel. La pleine lune brillait d’une couleur blanche pure, dans le ciel noir. Les étoiles qui scintillaient autour d’elle lui conféraient un aspect encore plus magnifique.

Je secouai la tête. Si je n’accélérais pas, Fantôme R récupérerait le bracelet de Tiamat et rencontrerait la violoniste, m’empêchant d’exécuter mon plan comme prévu ; alors en avant toute ! Je retraversai la cour, avant d’emprunter les deux grandes portes en bois qui permettaient l’accès au bâtiment, quittant Saint-Louré pour me retrouver dans la rue. Personne ne se promenait dans le secteur, même si un peu plus loin sur ma droite, j’aperçus les silhouettes informes de quelques citoyens qui discutaient entre eux avec entrain, sans doute pour préparer les festivités prochaines du quatorze juillet. Eh bien, ils n’allaient pas être déçus. Pour le jour de la fête nationale, ils assisteraient à un magnifique spectacle concocté par mes soins et dont ils se souviendraient longtemps.

Ce soir annonçait le début d’une nouvelle histoire, avec moi dans le rôle de l’auteur.

J’empruntai le petit chemin en pierre, contournant la fontaine, quittant le couvent en direction de la station de métro la plus proche ; j’arriverais plus vite à destination ainsi qu’en marchant. Au distributeur, j’achetai des tickets, et en utilisai un, avant d’attendre l’arrivée du prochain train sur une chaise.

Une vingtaine de minutes plus tard, j’atteignis mon arrêt, et gagnai l’extérieur en courant. Malgré mes efforts pour essayer de conserver une allure régulière jusqu’à ma destination, le souffle me manqua. Plus vite, plus vite ! Je faillis trébucher et m’étaler par terre. Il faut que… Il faut que j’arrive au musée du Louvre avant Raphaël ! La hantise de mon ennemi déjà en train de commettre le cambriolage pour récupérer le bracelet de Tiamat me brûla l’estomac. Si je débarquais trop tard, Fantôme obtiendrait le bracelet, rencontrerait Marie, et après, bonjour pour réparer les dégâts ! Je refusais de laisser le scénario se poursuivre sans rien faire.

Le carrefour à l’angle duquel se trouvait, au rez-de-chaussée, l’appartement de Raphaël se dévoila devant moi. Les lampadaires éclairaient le coin de pleins feux, et aux étages, et de la lumière brillait derrière la plupart des fenêtres. Une agitation palpable régnait, due à ce ridicule engouement pour la fête du quatorze juillet, et entre le flot de véhicules qui circulaient encore à cette heure, je distinguai sur le trottoir d’en face la silhouette de madame Paula, la voisine du rouquin.

Je me mordis les lèvres : à ce stade, j’ignorais toujours si Fantôme R se trouvait toujours chez lui ou non. Dans tous les cas, mieux valait ne pas traîner dans le coin. Je repris ma course, quittant l’intersection pour la station, lorsque j’entendis soudain une voix à la fois masculine et juvénile crier le nom de Fondue.

Fondue.

Je m’arrêtai et me retournai. Raphaël, déguisé en Fantôme R, discutait avec madame Paula, le berger danois sagement assis sur son arrière-train. Je me retins d’exploser de joie. Oui ! J’avais l’avantage, j’avais de l’avance ! Elle restait minime – d’ailleurs mieux valait m’activer avant de la perdre –, mais elle suffisait très bien. Je pouvais me féliciter pour ce timing parfait ; j’assurais comme une professionnelle, jusque-là.

Je poursuivis ma route, direction la station du musée d’Orsay, car l’adolescent commençait déjà à marcher dans ma direction, et la distance entre nous, bien qu’elle existât, demeurait faible, et cela risquait de devenir très dangereux. Il ne fallait pas qu’il me vît. Je devais, et j’allais, même, lui gâcher voire lui détruire son avenir ; et en plus, avec l’art et la manière. Non mais ! Qu’est-ce qu’il imaginait, à se prendre pour un héros ? Il croyait qu’il récupèrerait le bracelet de Tiamat sans encombre ? Qu’il échapperait à l’inspecteur Vergier qui ruinait sa santé et sa vie à le poursuivre depuis trois ans en toute impunité ? Qu’il sauverait Marie du destin qui l’attendait ? Pitoyable. Il ne volerait pas le bracelet, l’inspecteur le coffrerait, et la petite violoniste, je lui règlerais son compte, et ça débutait dès ce soir.

L’adolescent visitant un peu le marché aux puces non loin, avant de se rendre au Louvre, cela augmentait mon avance sur lui. Je me retrouvai cependant obligée de ralentir légèrement l’allure au jardin des Tuileries, puisque la fête foraine battait son plein. De nombreux stands installés pour l’occasion proposaient une variété impressionnante de produits.

Me frayant un chemin parmi la foule conséquente de citoyens incités par les festivités à sortir de chez eux, j’arrivai non loin d’un secteur plus calme, où un grand manège de chevaux de bois qui tournait en musique, et où un forain proposait des ballons colorés à la vente par un forain… mais où se trouvait aussi la petite Émilie, reconnaissable grâce à ses cheveux châtains coupés au carré, son manteau bordeaux et sa jupe en jean.

J’avalai lentement ma salive, hésitante. Cette petite peste avait rendu possible la rencontre entre Marie et Raphaël, tout ça à cause de ses pleurs versés pour un ballon, et la blonde avait souhaité lui remonter le moral. Si je parlais avec elle, afin de l’éloigner du coin, cela supprimerait l’histoire du ballon et la rencontre entre les deux adolescents… Mais ça risquait également de compliquer les choses. J’ignorais si Marie se trouvait sur l’avenue des Champs-Élysées en ce moment. Écarter Émilie provoquerait une réaction en chaîne d’événements dont j’ignorais tout, et ça ne me plaisait pas : rien ne me garantissait que m’occuper de la mioche empêcherait mes deux cibles de se connaître. Autant oublier ce plan. Pas de place à l’improvisation ; le plus sage consistait à suivre le scénario à la lettre. Je modifierais les faits plus tard. Aucun réel danger ne s’annonçait, dans l’immédiat.

Je me contentai de sourire de manière convaincante à une Émilie excitée à l’idée que sa mère lui achetât un ballon sur le trajet du retour, et délaissai les odeurs des barbes à papa qui flottaient dans l’air, ainsi que la grande roue, pour m’orienter vers l’est et gagner le musée. La cour Napoléon scintillait de toutes parts, et des pigeons picoraient quelques miettes au sol. Un Parisien passa à vive allure en vélo ; beaucoup moins de monde traînait dans cette zone. Quant à la lune, elle brillait avec toujours autant d’intensité dans le ciel.

Au loin, j’aperçus Loïc, l’adjoint de l’inspecteur, qui observait avec attention les environs. L’envie folle me brûla de l’avertir que Fantôme R arriverait bientôt, mais je me retins, à grand-peine. Pas de bêtises, le bracelet de Tiamat d’abord… songeai-je en serrant les poings. La prudence me conseillait d’emprunter le coin Sud-ouest, section aile Denon, au lieu de prévenir Loïc, qui m’embarrasserait en me questionnant sur mes relations avec Fantôme R, sur comment je savais qu’il viendrait, voire même si je le connaissais. Et puis, l’occasion se présenterait de livrer Raphaël à la police plus tard. Ma mission avant tout.

Direction donc un endroit plus discret du Louvre, avant que le rouquin ne se pointât et ne rattrapât son retard sur moi. L’aide Denon était aussi plus sombre et plus tranquille. J’avançai de quelques pas en direction du point lumineux qui brillait sur le bas-relief. Huit boutons de couleurs différentes s’allumèrent dans un ordre précis, du plus grave au plus aigu. J’appuyai sur ces ronds en respectant le même schéma. En somme, rien de bien compliqué.

Le système s’actionna, libérant l’ouverture d’un passage dans lequel je m’engouffrai sans tarder. La porte se referma derrière moi, et je me faufilai jusqu’à la salle des sculptures mésopotamiennes, alors qu’un silence mortel régnait dans le musée, uniquement troublé par les bruits de pas de quelques gardiens. Raphaël débarquerait d’un moment à l’autre, je ne pouvais pas rester là, mais les caméras de surveillance repéreraient le moindre de mes faits et gestes sans exception.

Je retournai sur mes pas, à la recherche d’un coin de mur suffisamment discret pour me cacher. Désactiver le système de sécurité moi-même ne présentait pas de difficultés, mais je craignais de me retrouver nez à nez avec Fantôme R, et je voulais éviter toute complication. Mieux valait laisser le voleur s’en charger, et une fois cela réglé, je filerais la première prendre le bracelet de Tiamat. Ce sera du gâteau ! Le temps que l’adolescent comprît qu’une plus maligne que lui le devançait, je me trouverais déjà loin, l’artéfact entre mes mains. Et dire que je dois encore m’occuper de Marie ! pensai-je en soupirant. Pas le temps de se reposer, ça n’arrête jamais… Tout ce travail mériterait une petite augmentation. Et personne ne m’aidait, en plus.

Une cavité un peu isolée, aménagée dans un coin de la salle, suffit à m’abriter. Il ne me restait plus qu’à attendre. Et ça ne dura pas longtemps : environ cinq minutes plus tard, Fantôme R déboulait en compagnie de son stupide clebs. Je me collai encore plus contre la paroi, mais il passa loin de moi, et avec tant d’excitation, qu’il ne me remarqua même pas. Il continua sur plusieurs foulées, s’adressant à son chien sur le fait que le bracelet n’était sûrement plus très loin, avant de repérer le système de surveillance, montant de ce fait à l’étage pour le désactiver, et délaissant le Shedu du palais de Sargon II, qui lui donnait toujours l’impression de le regarder. Comme si c’était possible !

Ses bruits de pas s’estompèrent, et je profitai de l’occasion pour sortir de ma cachette, prête à entrer en action dès que les caméras ne fonctionneraient plus. Quel dommage, il aurait pu forcer le passage, mais son envie d’être « fantomesque » en avait décidé autrement, et il le paierait très cher. Tant pis pour lui, je ne le plaindrais pas. L’artéfact me reviendrait, à moi.

Avec nervosité, je reculai de quelques pas, guettant le moment où le point rouge cesserait de clignoter sur le boîtier. Pour l’instant, tout se déroulait comme prévu, et je ne pus m’empêcher de sourire. Vivement l’ascension de Bonaparte au pouvoir ! La face du monde en changerait radicalement.

Mon regard navigua entre diverses statues antiques exposées dans les environs. Même si le rouquin m’insupportait au plus haut point, je reconnaissais la justesse de son raisonnement sur un point : l’art dévoilait le mieux sa beauté la nuit. Les foules de visiteurs dans les musées gâchaient tout !

Je consultai rapidement mon téléphone. Un texto de Jean-jean m’annonçait que, comme convenu, Bonar savait pour mon arrivée, et nous laisserait, Marie et moi, rentrer au couvent sans encombre. Eh bien, voilà qui tombait à pic. Les événements s’enchaînaient bien. Parfaitement, même.

Quelques instants plus tard, le point rouge sur le boîtier de la caméra s’éteignit, et celle-ci, déconnectée, garda son objectif vissé vers le sol. D’accord, à moi de jouer. Mieux valait foncer avant que le duo ne réapparût, et récupérer ce bijou. Au passage, j’attrapai le carnet en velours noir traînant au sol du vigile dénommé Joseph, et filai vers la salle de la malle mésopotamienne. Je vérifiai par précaution le contenu de ce cahier, surtout les instructions pour ouvrir la boîte renfermant le bracelet, et le gardai avec moi : cela représenterait une aide en moins pour Fantôme R.

La pièce arborait des tons gris, à cause du sol dallé et de la couleur des murs, recouverts d’encarts explicatifs sur les diverses œuvres présentées dans la salle. Au centre, un habile jeu de lumière mettait en valeur une grande pierre couleur émeraude, et une vitrine sur la droite protégeait un autre artéfact, mais j’admirerais les lieux à un moment plus propice. Je me dirigeai vers la gauche, où le bracelet de Tiamat scintillait sous le socle en verre. À l’intérieur du bijou se trouvait cette même marque si familière.

Sur ma poitrine, je sentis mon pendentif qui commençait à chauffer, preuve qu’il résonnait avec l’artéfact. Ouah, si c’est déjà si intense avec le collier et le bracelet, qu’est-ce que ce sera lorsque je trimballerai en plus le violon de Marie ! Ça deviendrait brûlant. J’avais intérêt à agir avec précaution, en manipulant ces artéfacts. Ils possédaient de grands pouvoirs : mieux valait éviter le moindre contact entre eux.

Le panneau de contrôle alluma tous les boutons un par un, chacun produisant un son représentant le double d’un autre. Seul le deuxième bouton sur la troisième ligne en partant du haut ne détenait aucun équivalent et j’appuyai donc sur celui-ci avec force. Quelle idée de protéger une telle relique avec un digicode aussi simple… pensai-je en levant les yeux au ciel. Le cadran clignota, et la vitre s’ouvrit aussitôt. Ni une ni deux, je m’emparai du bracelet que j’accrochai à mon poignet, avant de retourner en courant sur mes pas, mais avec beaucoup d’attention : j’ignorais si Fantôme R était déjà redescendu de l’étage, et la sagesse m’invitait à rester sur mes gardes.

J’effectuai un demi-tour pour revenir dans la salle des sculptures mésopotamiennes – hors de question de m’évader en grande pompe par l’avant de la pyramide, je savais que Vergier et sa brigade y attendaient le voleur –, décidée à ressortir par le passage secret, plus pratique pour éviter qu’on me remarquât. En chemin, à l’autre bout du couloir, j’aperçus soudain l’ombre de R et de son chien, qui se dirigeaient vers moi, pour récupérer le bracelet ; du moins le croyaient-ils, car je les avais doublés.

Je remarquai un petit espace dans le mur, suffisant pour me dissimuler, et les laissai passer. Ils trottinaient, persuadés d’enfin obtenir ce qu’ils cherchaient. Je gloussai intérieurement. Tel est pris qui croyait prendre, mon coco : c’est l’arroseur arrosé. Tâche d’être plus vigilant, la prochaine fois. Il aurait dû mieux surveiller ses arrières et ne pas se prendre pour un roi. De toute façon, je le livrerais à la police, et il vivrait ses prochaines années sous les barreaux, pour le grand plaisir de tous les Parisiens.

Mais pas maintenant. J’ignorais la réaction qu’adopterait Raphaël en découvrant la disparition du bijou – l’imbécile agissait ainsi pour son père alors que ce dernier ne voulait pourtant clairement plus de lui – et je ne tenais pas vraiment à l’apprendre. Sitôt les deux compères à distance raisonnable, je poursuivis ma route en direction de la salle et du passage secret. De loin, il me sembla entendre Raphaël crier quelque chose et Fondue aboyer, sous le choc.

Je souris. Pauvres nigauds, vous n’aviez qu’à pas jouer les héros.

Avant que l’idée de retourner sur leurs pas ne se manifestât à eux, je me dépêchai de longer le couloir, et de ressortir par l’entrée empruntée plus tôt, section aile Denon. L’air frais extérieur contrasta radicalement avec l’intérieur plus chaud du musée, me provoquant des frissons. La porte se referma derrière moi.

Je passai la main sur le bracelet, ravie. Il résonnait toujours avec mon collier, mais ça produisait une sensation de chaleur très agréable. J’inspirai un bon coup, et jetai le carnet du garde dans une poubelle non loin, avant de filer en direction du jardin des Tuileries. C’est pas tout ça, mais mon rôle pour ce soir n’est pas encore terminé. La phase une – récupérer l’artéfact – s’achevait certes, cependant, tout restait encore à effectuer. Un rendez-vous avec une charmante violoniste aux cheveux dorés m’attendait, avenue des Champs-Élysées. Raphaël pouvait la croiser, même sans l’obtention du bracelet. Je devais user de prudence jusqu’au bout. Pas question de se relâcher.

Je rangeai le bijou dans ma poche, afin de le dissimuler des regards, et quittai le Louvre d’un pas résolu. Durant ma marche, j’entendis les cris de l’inspecteur Vergier, et il me sembla apercevoir une ombre qui courait sur les toits colorés des bâtiments. Ainsi donc, Fantôme R avait quand même choisi de sortir par la grande entrée. Intéressant… Ça m’obligeait à me méfier encore plus. Je devais rencontrer Marie avant lui. Cela dit, je disposais d’un peu de temps : Émilie n’avait probablement pas encore perdu son ballon, et je désirais intervenir à ce moment-là.

Je marchai donc d’un pas tranquille vers l’ouest et le jardin des Tuileries, retrouvant la même ambiance colorée et animée, due à la fête foraine, que lors de ma présence tout à l’heure. Émilie avait disparu, preuve qu’il me restait moins de temps qu’escompté, et des lumières éclairaient les stands de toutes parts. Une adolescente, aux yeux verts et au gilet rose, mains dans le dos, se plaignait à qui l’écoutait que les policiers refusaient de la laisser s’approcher de R – comment pouvait-on admirer un type comme lui ? Ça me dépassait.

Je poursuivis ma route en accélérant la cadence, soucieuse d’arriver à temps. À l’hôtel de Crillon, le bâtiment scintillait malgré l’heure tardive, et un bus rouge klaxonnait pour presser ses passagers à monter. Non loin, un homme étrange marmonnait quant à lui sur la bizarrerie des gamins d’aujourd’hui. Allez, presse-toi, c’est bientôt le moment ! Si je traînais, tout risquer d’échouer, et impossible de rattraper les dégâts, après. Sprintant de plus belle, je débarquai sur la célèbre avenue des Champs-Élysées, via la grande place de la Concorde – par ailleurs toutes deux décorées de manière sublime.

Je balayai avec attention les environs des yeux. Beaucoup fréquentaient l’endroit, à cette heure, rendant la tâche complexe ; mais seule une personne dans toute cette foule m’intéressait véritablement.

Et elle était là.

Marie.

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