Quand Sonne le Glas

Chapitre 4 : – Chapitre III –

6438 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/06/2019 15:01

Chapitre III –


Le sujet du vol du bâton de Solomon et de la pierre d'Israël fut à la une des journaux pendant un jour ou deux, durant lesquels on souleva la possibilité que Fantôme R fût à l'origine de ces vols, puis plus personne n'en fit mention où que cela fût.

Il allait sans dire qu'il était à la fois flatté qu'on le considérât aussi habile pour réaliser une telle prouesse en plein jour, mais aussi frustré que ses méthodes ne fussent pas reconnues. Il en voulait quelque peu à l'inspecteur Vergier – l'inspecteur qui s'acharnait à le poursuivre dans l'espoir de l'arrêter, et ce depuis un certain temps déjà – de ne pas avoir pu affirmer que ça n'était pas ses méthodes criminelles qui avaient été mises en œuvre ce jour-ci. Il avait haussé les épaules et envoyé le journal plié sur son lit, où il rebondit légèrement dans un bruit faible de feuilles froissées, ce qui surprit Fondue qui y dormait jusqu'alors sereinement.

« Mère s'inquiète que ça ait des conséquences. Elle craint que ça soit encore cette organisation à l'origine de tout ça... » avait dit Marie en frottant quelque peu son bras gauche.

Il n'avait pas pu la rassurer en retour que la réalité était toute autre, étant donné que lui-même suspectait fortement que ce fût le cas. La première pensée qui lui avait traversé l'esprit une fois la surprise passée, avait été qu'ils avaient été rattrapés par leur passé.

Lorsque deux ans auparavant ils avaient pu se rencontrer, les circonstances avaient été particulières. Leurs adversaires avaient été suffisamment bavards pour leur révéler leur plan petit à petit, leur permettant de le déjouer suffisamment tôt pour limiter les dégâts. Or, cette fois-ci, ils ignoraient qui était à l'origine de tout cela, et il semblait que seuls eux deux se préoccupaient de la situation. Élisabeth avait tenté d'avertir la police, mais aucun officier n'avait jugé ses inquiétudes comme étant fondées.

L'affaire fut rapidement étouffée, cela ne devint qu'un simple mauvais souvenir pour tous, au même titre que l'incident des Jardins Suspendus. Même Raphaël et Marie finirent par laisser derrière eux cet événement, tel un mauvais souvenir.

Ce fut un matin, au début du mois de juillet, que le premier incident se produisit.

Cela avait été une matinée tout à fait banale. Le jeune homme avait à nouveau rendez-vous avec sa petite amie, et avait pris le chemin comme à son habitude pour le manoir où elle vivait. Il slalomait entre les lampadaires disséminés sur les trottoirs d'un pas guilleret, sifflotant comme à son habitude un air joyeux. Il s'était arrêté devant la vitrine d'un pâtissier qu'il affectionnait, et se décida d'acheter des macarons, au goût préféré de la jeune femme, à la myrtille – lui préférait la rose, mais il appréciait tout autant le goût fruité de ces baies – avant de reprendre sa route. Il eut un vague souvenir, qui le fit s'arrêter ; il se remémora une scène d'hiver où il avait acheté dans cette même boutique des macarons à la rose pour une jeune femme qu'il ne connaissait pas. Ou la connaissait-il ? Il ne parvenait pas tellement à se souvenir de ce détail-ci. Il secoua la tête ; peut-être avait-ce été un rêve en réalité.

Il reprit sa route en sifflotant, l'air de rien. Au détour d'un carrefour, il croisa l'un de ses plus proches amis, un jeune homme de son âge du nom d'Émile. Ils se connaissaient depuis quelques années à présent, et même si leurs chemins avaient divergé, ils continuaient à se voir de temps à autre autour d'un verre ou d'un café selon l'humeur du jour.

Le jeune homme était étudiant en histoire, il avait obtenu son diplôme d'études universitaires générales avec mention quelques mois auparavant, et guettait avec impatience la reprise des cours. C'était un étudiant assidu, qui ne perdait pas la moindre occasion pour étendre son savoir ; puisqu'il s'intéressait à tout, il était une très bonne référence en cas de questions, et cela Raphaël en avait déjà fait plusieurs fois l'expérience.

Lorsque son ami le remarqua, il lui fit un signe de la main accompagné d'un appel de son prénom, auquel le rouquin répondit en faisant de même. Après un échange de banalités concernant la pluie et le beau temps, le jeune homme réajusta la monture rectangulaire de ses lunettes et changea radicalement de sujet de conversation.

« Qu'est-ce que tu penses de cette histoire de vol du bâton de Solomon ? demanda-t-il d'un air grave et sérieux, son regard perçant à travers ses lunettes jusqu'à rencontrer celui de son ami.

– Je dois t'avouer que j'avais commencé à l'oublier, confia Raphaël. Mais je trouve ça étrange. On avait dit que c'était du ressort de Fantôme R non ? Pourtant ça ne lui ressemble pas. Surtout en plein jour...

– C'est ce que je me disais aussi. Mon intuition me certifie que c'est quelqu'un ou quelque chose d'autre derrière ce vol. Et je doute me tromper en disant que les individus derrière l'incident d'il y a deux ans sont mêlés à ça. »

Un frisson glacial parcourut la colonne vertébrale du rouquin. Alors lui aussi avait ce pressentiment... Cela n'annonçait rien de bon.

Sentant l'heure tourner, il s'excusa platement avant de traverser le carrefour dont les feux de circulation avaient pu changer de couleur de nombreuses fois devant ses yeux. Il trottina de rue en rue, sifflant à nouveau cet air qui lui revenait en tête sans qu'il ne sût ce que c'était. Tenant la boîte contenant les macarons par le fil qui l'entourait, il esquivait de peu certains passants peu attentifs lorsqu'ils sortaient de boutiques, de logements ou encore de bouches de métro alors qu'ils ne prêtaient pas attention à leurs environs. Il espérait que son présent ne fût pas trop dérangé ni abîmé par ces obstacles impromptus.

Il arriva au portail principal de l'université de Paris-Sorbonne, une des plus grandes facultés parisiennes, datant de la fin des années soixante, mais ayant un historique remontant jusqu'au treizième siècle. Les spécialités de cette université étaient les arts, les lettres et les sciences humaines ; Raphaël avait déjà pu la visiter à plusieurs reprises, et avait quelques vagues connaissances qui fréquentaient cet établissement. Il restait captivé par le bâtiment le plus célèbre du campus, la Sorbonne, nommé en hommage à Robert de Sorbon, le fondateur du collège de la Sorbonne ; il parvenait toujours à n'était-ce que l'apercevoir à chacun de ses passages dans le quartier. Lui fréquentait une autre université à ses temps perdus, mais il rêvait de pouvoir passer quelques heures sur le banc d'un des amphithéâtres de cette faculté.

Il continua sa route paisiblement, promenant son regard sur les visages des quelques personnes qui fréquentaient encore l'établissement malgré la période estivale. Certaines étaient des agents d'entretien dont la tâche était de tout garder propre jusqu'à la rentrée, tandis que d'autres étaient des étudiants assidus qui continuaient à étudier afin de ne rien perdre de leurs connaissances jusqu'à la reprise des cours. Il aperçut même quelques personnes employées pour réaliser des travaux de rénovation d'un bâtiment ou d'un autre, portant des harnais, casques et même des ceintures auxquelles pendaient des outils divers et variés. Lui-même avait déjà croisé des personnes de ce type au sein de son université ; toutes les facultés étaient les mêmes. Chacune avait son lot de professeurs particuliers, d'étudiants spéciaux et de bâtiments anciens nécessitant des rénovations, mais au final, toutes étaient semblables. Il esquissa un léger sourire en réalisant cela. Étrangement, cela l'avait mis d'excellente humeur et son pas s'en retrouva bien plus gai qu'il ne l'était déjà.

Toujours sifflotant, il longea les murs des habitations en sautillant parfois, et même en esquissant quelques pas de danse. Lui qui raffolait de se mettre en scène devant un public, il réalisa que cela faisait un petit moment qu'il n'avait pas donné de spectacle. Il fallait qu'il y remédiât rapidement ; il se fit une note mentale afin de recontacter ses deux compagnons de danse, pour ainsi organiser leur prochaine représentation le plus tôt possible. S'il était vrai qu'il raffolait des moments où l'on ne voyait que lui sur scène, il appréciait tout particulièrement les soirées passées à danser avec les deux autres jeunes hommes sur le parvis de Notre-Dame ou à bien d'autres endroits touristiques de la capitale française. L'ambiance était particulière lors de ces nuits parisiennes, et jamais il ne changerait cette habitude qu'il avait de les passer en dansant.

Son esprit et ses pensées divaguèrent jusqu'à se concentrer sur la personne de Marie. Son cœur s'emplit d'une chaleur sans pareille, celle qu'il ressentait lorsqu'il pensait à elle, et qui s'amplifiait lorsqu'il se trouvait à ses côtés. Il savait que son cadeau lui ferait plaisir, mais il se sentait quelque peu coupable de ne lui apporter que cela. Lui qui ne souhaitait que le bonheur de sa petite amie, tout était prétexte à lui offrir un petit quelque chose. Aujourd'hui faisait partie de ces jours sans importance qui en gagnaient par le simple fait qu'il pouvait la voir.

Il s'arrêta au dernier carrefour précédant le manoir où elle résidait. Le feu pour les piétons venait de devenir rouge, il fallait qu'il attendît une minute ou deux qu'il redevînt vert. En levant le nez au ciel, il contempla sa couleur bleutée parsemée de léger nuages filandreux blancs, formant des silhouettes changeant au gré du vent. Il crut en voir un à la forme d'un mouton ; que pouvait-on faire de plus cliché ?

Il vit une voiture s'arrêter au feu orange, avant que celui du sens opposé ne passât au vert.

Il posa le pied sur la chaussée, afin de traverser vers l'autre trottoir. Il tourna machinalement la tête vers son côté gauche, et vit une voiture grisâtre d'un modèle quelconque foncer à toute allure vers lui. Il recula d'un bond, tétanisé par une vision qui ressemblait à un souvenir sans réellement en être un, avant de voir cette même voiture faire un virage à quatre-vingt-dix degrés pour finir sa course dans un arbre.

Plusieurs personnes avaient été témoins de la scène, dont lui. Des voix s'élevèrent, affirmant qu'il n'y avait pas de conducteur au volant de la voiture qui venait de s'enfoncer dans un pauvre arbre perdu sur sa route. Quelqu'un commença à composer le numéro des urgences afin de porter secours à la pauvre personne qui était supposée conduire le véhicule, mais des cris l'interrompirent soudainement. Une chose difforme, comme un monstre d'histoires pour enfants et à la couleur suspecte s'extirpa de l'automobile en passant à travers la porte, et avançait vers eux en rampant et en émettant un bruit étrange.

Elle fut suivie par quelques semblables, et ce petit groupe se rapprocha de personnes se tenant debout sur les lieux, figées par une fascination sans pareille. Si l'on voulait le décrire, on citerait un aspect caoutchouteux, et une couleur bleuâtre sur la quasi-totalité de son corps ; sur une partie rectangulaire aux coins arrondis qui pouvait s'apparenter à un ventre ou une bouche, la teinte s'apparentait à un vert pomme à la nuance changeante et oscillante vers du blanc par endroits, le tout étant divisé en largeur et en longueur par quatre traits blanchâtres.

Leur corps était de forme plus ou moins ronde, quelque peu étiré sur la longueur, et se terminait par une petite queue à l'aspect triangulaire. Certains étaient dotés de pattes articulées en une épaule, un coude et un poignet, ainsi que trois doigts crochus. Mais qu'ils en possédassent ou non, tous étaient capables de se mouvoir sans difficulté au sol. Raphaël lui-même était captivé par d'aussi étranges créatures, telles qu'il n'en avait jamais vues.

Mais ce qui se passa ensuite fut un signal d'arme afin de sauver sa vie.

L'une des choses se jeta littéralement sur l'un des curieux venus s'approcher de trop près d'elles. Le malheureux eut à peine le temps de crier que son corps entier, vêtements et accessoires y compris, prit une teinte grisâtre. Il finit par se désagréger, à la manière d'un château de sable emporté par une vague, laissant une traînée noirâtre derrière lui, comme réduit en cendres.

Il y eut un instant d'incompréhension de la part de tous ces témoins. L'homme avait été détruit, sous leurs yeux. Tous saisirent rapidement la gravité de la situation, ils réalisèrent qu'ils devaient fuir s'ils ne voulaient pas finir dans un tel état.

Des cris s'élevèrent autour du rouquin. Il resta figé, incapable de bouger, paralysé par la peur. Il avait affronté des armes volant dans le ciel, et d'antiques machines à tuer, mais ces monstres-là le terrifiaient, sans qu'il ne comprît pourquoi. Il peinait à déglutir, et ne pouvait détourner les yeux de ces choses.

L'une d'elles se jeta sur quelqu'un, non loin de lui. Elle se changea en une traînée colorée, filant à travers le vent sans le moindre problème, un mince bruit de frottement se dégageant de son déplacement. Elle fila près de Raphaël, le frôlant presque, et tout ce qu'il entendit fut un râle émis par sa victime alors qu'elle se changeait en cendres. Ce son lui arracha à son tour un gémissement plaintif de crainte. Une voix lui hurla de fuir pour sa survie. Il n'écouta pas plus longtemps ce cri, et se mit à courir à toute vitesse en direction du manoir de la duchesse, laissant tomber derrière lui la boîte de macarons à la myrtille, qui se retrouva inéluctablement écrasée par un énième passant cherchant à fuir pour sauver sa peau.

*

Cela faisait un mois que la menace avait émergé.

Des attaques répétées, complètement imprévisibles que ce fût quant au lieu ou au moment où elles se déclencheraient, frappaient la capitale française, ainsi que le pays tout entier. On ne comptait plus le nombre de portés disparus ou de victimes dans ces attaques destructrices.

Un nom avait été donné à ces monstres, bruit, à cause de ce son caractéristique qu'ils émettaient lorsqu'ils émergeaient et se déplaçaient. Plusieurs types avaient été recensés. Les rampants, comme ceux auxquels Raphaël avait pu faire face, étaient ceux qui apparaissaient le plus souvent, généralement accompagnés de bruits humanoïdes. Bipèdes et plus communément orangés, ils arboraient eux aussi une trace verdâtre en haut de ce qu'on pouvait appeler leur torse. Ils présentaient généralement les « paumes » de leurs « mains » vers leurs victimes, et pouvaient eux aussi se propulser de la même manière que les précédents. Un autre genre de bruits humanoïdes avait été nommé, mais ils ne ressemblaient pas réellement à des humains ; leurs « mains » étaient en réalité constituées de deux crochets, semblables à des griffes, un long et épais ainsi qu'un plus petit.

Des rumeurs parlaient de bruits bien plus colossaux, mais aucun journal n'en n'avait fait mention jusqu'alors. En peu de temps, la France avait perdu son atout touristique auprès de tous ; et comme si cela ne suffisait pas, les pays de l'Union Européenne suspectaient le pays de s'être approprié en secret le bâton de Solomon pour le conserver – un tel trésor archéologique faisait des jaloux, c'était indéniable.

Raphaël ne comptait plus le nombre de fois où Marie avait essuyé ses larmes sur ses épaules, complètement tétanisée à l'idée qu'une attaque lui volât ses proches les plus chers, et terrorisée à l'idée que jamais elles ne cessassent. À maintes reprises il avait tenté de la consoler en lui répétant que les attaques étaient ciblées, mais jamais ne les toucheraient car il n'y avait aucune raison à cela. C'était là de doux mensonges, qui apaisaient sa petite amie, alors que l'inquiétude prenait une part de plus en plus importante dans son cœur.

Jusqu'à présent, il ne connaissait aucune des victimes d'attaques de bruit. Mais il craignait qu'un jour, en lisant le journal ou en allumant la télévision, il ne découvrît qu'une connaissance avait été touchée, et qu'il ne restait à présent d'eux plus que des cendres.

*

Une alarme retentit au sein des pièces sombres. Sur les écrans, une inscription rouge s'affichait et clignotait.

« Analyse des ondes émises, » cria une voix masculine.

Une autre, bien plus grave, s'éleva dans la semi obscurité.

« Qu'est-ce que ça veut dire ?

– Gjallarhorn s'est activé, annonça une voix fluette, presque enfantine. Voilà l'origine de l'attaque. »

Un écran géant s'afficha, révélant les visages pâles des quatre personnes présentes en les illuminant ; un homme à l'aube de la trentaine ainsi qu'une femme de la même tranche d'âge, tout deux revêtant un uniforme bleu marine, se positionnaient à des ordinateurs de bord, et tapaient à toute allure sur leurs claviers. Le plus âgé, probablement à la mi-quarantaine, passa une main tendue dans sa crinière rouge, avant de se masser le bouc qu'il entretenait avec soin ; un râle grave, presque caverneux, naquit dans sa gorge. Non loin de lui se tenait une personne de petite taille, qui avait des airs d'enfant de par son visage rond et ses traits fins. La voix qui s'était faite entendre en dernier devait certainement être la sienne.

« Commandant, je suis sur le coup, lança une voix féminine alors qu'une onde vocale s'agitait sur l'écran.

– Nous aussi ! ajoutèrent deux autres, plus enfantines.

– Où sont les autres ?

– Je les contacte immédiatement. »

Plutôt que de céder à la panique, chacun réagissait avec un calme et un sang-froid exemplaire.

Lorsque, moins d'une heure plus tard, six nouvelles personnes se présentèrent dans la pièce, ce fut avec des sourires mais néanmoins un air grave qu'elles furent accueillies.

« Maître ! appela une adolescente aux cheveux châtain clair alors qu'elle arrivait en courant, quelque peu après les autres. Quelle est la situation ?

– Gjallarhorn, » annonça gravement celui qu'elle venait d'interpeller, l'homme aux cheveux roux foncé.

Les réactions furent relativement les mêmes chez chacune des six jeunes filles ; certaines, les plus âgées, avaient pris la nouvelle avec la gravité que demandait une telle situation.

« Qui s'en charge cette fois-ci ? demanda une jeune femme aux longs cheveux clairs ondulant dans son dos – sûrement la plus âgée de toutes – en croisant les bras sur sa poitrine.

– Nous ! Laissez-nous y aller ! réclama une adolescente en levant son bras tout en tenant de son autre main celle de la personne se tenant à ses côtés. Ça fait longtemps qu'on a pas été chargées d'une mission ! »

Le commandant sembla acquiescer. Il contre-argumenta par le fait qu'il ne pouvait cependant pas les laisser partir seules. Ce fut à ce moment que la seule des six personnes s'étant tue depuis le début prit enfin la parole.

« Dans ce cas si vous les laissez y aller, c'est à moi de les accompagner. Je veillerai sur elles. Après tout, ça ne sera pas la première fois. »

Les derniers détails furent décidés, et bientôt, ce fut l'heure des adieux alors que les trois choisies quittèrent les lieux afin de se rendre en mission.

*

C'était le premier samedi du mois d'août ; la chaleur parisienne due à la saison estivale, amplifiée par la pollution de la ville, rendait la journée pénible. Il n'était pas encore dix heures du matin que l'on étouffait déjà. Les rues étaient néanmoins relativement vides, la plupart des personnes présentes dans la ville étant à leurs postes, tous aussi divers et variés pouvaient-ils être. On pouvait croiser des employés de gare assidus, veillant sur la sécurité des lieux, ou bien quelques agents de circulation postés à quelques carrefours s'assuraient qu'aucun accident n'eût lieu. Les trains et métros circulaient à leurs horaires habituels, quelques bus se retrouvaient retardés dans leur trajet à cause des bouchons naissants.

La ville était comme à son habitude, calme et agitée à la fois. On entendait le vrombissement des moteurs entrecouper le bruissement du vent dans les feuilles. Certaines se détachaient des brindilles et branches desquelles elles avaient poussé et s'envolaient au gré des brises. L'une d'entre elles vint se loger dans la tignasse flamboyante de Raphaël alors qu'il longeait pour la énième fois les murs entourant l'université de la Sorbonne.

Il parvint en peu de temps au portail du manoir de la famille de France ; il avait une requête à formuler à la présente duchesse, ainsi qu'à sa fille, la future duchesse. Ces dernières le reçurent à nouveau dans le salon de jardin autour d'une tasse de thé. Il n'était cependant pas enclin à en boire – ce fut principalement par politesse qu'il finit celle qu'on lui avait servie – et sitôt les formalités fussent-elles dites s'empressa-t-il de faire sa demande ; il souhaitait que, le temps d'une journée, Marie pût sortir et passer le temps à ses côtés, avec l'aide de celle-ci pour appuyer sa requête.

Élisabeth s'était montrée plus que réticente à l'idée de laisser sortir sa fille ; sa crainte d'une attaque faisait qu'elle se renfermait dans un sentiment de sécurité apporté par les murs de son manoir, bien qu'il eût été mentionné et répété maintes fois que le bruit pouvait traverser les murs. Les supplications de la jeune femme la firent céder, mais ce fut avec une anxiété mesurée qu'elle accepta. Elle lui ordonna d'être de retour au sein de la résidence à une certaine heure ; puisque c'était là leur seule condition à accepter, Marie acquiesça immédiatement et promit qu'elle ne la décevrait pas, tandis que Raphaël affirma qu'il veillerait personnellement à ce qu'elle fût rentrée comme convenu. Leurs clameurs de joie éclatèrent sitôt eurent-ils franchi le portail du manoir, et furent rejointes par les aboiements de Fondue qui les avait sagement attendus à l'entrée de la résidence. Le canidé courait dans tous les sens autour d'eux, ne retenant pas ses jappements.

« Qu'est-ce que tu voudrais faire aujourd'hui ? » demanda la jeune femme en replaçant une mèche derrière son oreille alors qu'ils avançaient main dans la main le long du trottoir d'une rue à sens unique visiblement ignorée de tous.

Le rouquin leva les yeux au ciel, tournant son visage vers l'immensité azurée. Un immense sourire s'afficha sur ses lèvres.

« C'est plutôt à moi de te demander ça, fit-il en posant ses yeux noisette sur elle. Mais j'avais pensé à commencer par aller manger un bon repas dans ce restaurant que tu apprécies tant ! »

Elle laissa s'échapper un léger rire, amusée par la prévoyance de son petit ami qui ne ratait pas la moindre occasion pour lui faire plaisir. Elle accepta sans attendre cette suggestion, et ils bifurquèrent à droite au carrefour suivant sur leur chemin.

Le restaurant dont il était question se situait dans la rue des Saints-Pères. Il faisait, à vrai dire, l'intersection de cette rue et de la rue Perronet. À quelques minutes supplémentaires de marche en direction du sud, on arrivait sur le Boulevard Saint-Germain, en longeant successivement la cathédrale Saint-Volodymyr-le-Grand et le square Taras-Chevtchenko. Ce restaurant – nommé Le Parfait proposait des plats peu chers comparé à certains restaurants étoilés, mais néanmoins délicieux, autant pour le palais que pour le corps. Si Marie lui portait autant d'affection, c'était grâce à un rituel qu'elle entretenait depuis quelques années avec sa meilleure amie d'enfance, une jeune femme d'environ son âge nommée Josette. Elles y allaient une fois ou deux par an, et se permettaient des plats meilleurs que ceux auxquels elles avaient le droit au couvent où elles vivaient alors ; c'était généralement dans ce restaurant que s'en allait la grande majorité, si ce n'était pas la totalité, de l'argent qu'elles gagnaient par leurs petits travaux au sein du couvent ou des partenariats organisés par celui-ci.

À présent qu'elle fréquentait Raphaël, elle avait à plusieurs reprises eu l'occasion d'y prendre un repas, et ce jour-ci n'était pas une exception. Depuis le temps qu'elle s'y rendait, elle avait pu goûter à chacun des plats proposés par la carte, y compris les plats saisonniers.

Ils avaient pu obtenir une table en terrasse, dans un coin isolé de la rue à sens unique, permettant à Fondue de profiter de l'instant à leurs côtés. Sitôt s'étaient-ils installés qu'un serveur leur apporta le menu ainsi que la carte des vins. Ils convinrent de se faire plutôt plaisir pour ce repas-ci, et commandèrent une salade de fruits de mer en guise d'entrée, ainsi qu'une bouteille d'un vin blanc aromatisé au citron et à quelques autres agrumes ; ce fut la première chose qui leur fut servie, et tous deux contemplèrent avec fascination le serveur verser la boisson dans leurs verres à pied. Ce dernier s'éclipsa avec une courbette après avoir posé la bouteille sur leur table dans un petit récipient comportant de l'eau et des glaçons afin de la garder fraîche.

« À cette belle journée qui ne fait que commencer, sourit le jeune homme en saisissant son verre entre l'index, le majeur et le pouce.

– À toutes les surprises qu'elle nous réserve encore, » répondit Marie en faisant de même, et en approchant son verre de celui du rouquin afin de trinquer.

Le bruit de verre tintant les fit sourire, et tous deux burent une gorgée de la boisson, se délectant des arômes qui envahissaient tour à tour le palais avant de s'évaporer dans la gorge. Ils n'étaient pas amateurs de vins ou d'alcools, mais celui-ci était une valeur sûre qui ne les décevait jamais. Le prix valait la bouteille, c'était pour cela qu'ils ne la choisissaient qu'en des occasions particulières.

Marie posa son verre, tandis que Raphaël approcha à nouveau son verre de ses lèvres. Il le pencha légèrement, s'apprêtent à en boire une autre gorgée ; elle entrouvrit les lèvres afin de dire quelque chose.

Ce fut à ce moment-là que la première surprise de la journée arriva.

Il y eut tout d'abord un cri de femme, strident, presque inhumain. Il fut bientôt suivi par d'autres, qui appartenaient à des hommes, d'autres femmes, des enfants ou des personnes plus âgées. Lorsque ça n'était pas un simple hurlement de terreur, des mots pouvaient être entendus. Et quels mots ! Des mots pouvant pétrifier de terreur.

« Du bruit ! C'est une attaque de bruit ! À l'aide ! »

Les appels au secours eurent un effet auquel on pouvait s'attendre ; nul ne doutait de la véracité de cette attaque. Bientôt l'on vit de nombreuses personnes, formant une réelle marée humaine, courir dans la même direction, du sens opposé à celui de la menace qui pesait sur elles.

« Un son... Serait-ce possible que ce soit du bruit ?

Je crois bien que oui ! Regarde ! »

Il n'en fallut pas plus aux clients ainsi qu'au personnel du restaurant pour prendre à leur tour la fuite. Des tables et des chaises se renversèrent dans des bruits de verre brisés ; Raphaël et Marie échangèrent un regard effaré avant de faire de même et de laisser derrière eux la promesse d'un succulent repas.

Ils firent comme chaque personne qu'ils voyaient : ils couraient pour leur survie. Fondue était étrangement calme et suivait son maître sans le quitter des yeux ; peut-être comprenait-il la gravité de la situation. Marie, quant à elle, atteignit rapidement ses limites, physiques comme psychologiques, et manquait à chaque pas supplémentaire de s'effondrer en larmes.

Une rapide réflexion, ou bien était-ce là plutôt un instinct, fit naître en Raphaël l'idée de se séparer de la foule afin de maximiser leurs chances de survie. Serrant le plus possible la main de Marie dans la sienne, il lui annonça entre deux foulées son idée.

« On va prendre une rue perpendiculaire, et aller le plus loin possible.

– Tu es sûr que ça va marcher ? Je ne veux pas mourir, pas ici...

– Fais-moi confiance Marie. Je te protégerai. »

L'ironie du sort voulut qu'un des monstres se projeta à toute vitesse dans le dos d'un homme non loin d'eux. La vision du corps devenant progressivement cendres terrorisa la jeune femme, qui se stoppa net, le visage blême et le regard effaré, se laissant bousculer par quelques personnes qui poursuivaient leur route sans se retourner.

« Marie ! appela Raphaël, la terreur emplissant sa voix. Marie, il ne faut pas–

– Il ne faut pas rester ici ! Fuyez !! » cria une voix féminine près d'eux.

Un rapide coup d’œil indiqua au rouquin deux adolescentes, vers la quinzaine probablement – l'heure n'étant pas aux estimations d'âges – et vêtues d'un semblant d'uniforme scolaire, ceci étant peu banal à cette période de l'année. Celle qui avait crié semblait être la blonde qui faisait de grands gestes en hurlant à plein poumons. La seconde la prit par le bras, lui fit un hochement de tête, et ensemble elle tournèrent les talons et remontèrent la rue où elle se trouvaient, avant de bifurquer à gauche, en direction de l'origine de l'attaque de bruit.

« Marie, allons-y. Si on va par là, je suis sûr qu'on s'en sortira. »

Des larmes salées de détresse avaient déjà commencé à ruisseler sur les joues de la jeune femme. Elle réagit presque automatiquement et reprit la course aux côtés de Raphaël, qui l'entraînait du mieux qu'il le pouvait. Ils finirent après quelques instants par prendre une ruelle isolée ; enchaînant les petites rues les unes après les autres, ils se retrouvèrent dans un endroit encore relativement calme, isolé de l'attaque et de la folie qui s'ensuivait.

Là, Marie se laissa tomber à genoux et s'effondra en larmes. La peur avait eu raison d'elle, et elle ne pouvait plus y offrir la moindre résistance.

Raphaël pouvait juste la regarder, impuissant. Il se laissa tomber à son tour contre un mur, et respira lourdement et difficilement afin de reprendre son souffle.

« Raphaël... j'ai peur...

– Je sais Marie. Je suis désolé.

– Il ne nous arrivera rien, pas vrai ? Tu m'as juré qu'ils ciblaient certaines personnes, pas vrai ? »

Il ne répondit pas. Son mensonge avait été détruit par cette même attaque.

« Cet homme... le monstre l'a tué parce qu'il voulait juste tuer quelqu'un, pas vrai ?

– Je suis désolé Marie. Je pensais que ça t'aiderait à surmonter la peur de sortir... »

Elle fondit à nouveau en larmes. Elle comprenait les enjeux d'une telle révélation ; il y avait autant de probabilité pour qu'elle mourût, elle, plutôt qu'une autre personne.

« Comment tu fais pour ne pas avoir peur, Raphaël ? demanda-t-elle en essuyant du dos de la main ses joues.

– Marie, répondit-il d'une voix grave et tremblante, j'ai peur. J'ai des limites moi aussi, tu sais... »

Une boule se forma dans sa gorge. Toute l'angoisse qu'il avait accumulée se libéra d'une traite, comme si se confier à sa petite amie le rassurait quant à leur destin certainement funeste.

« Il ne se passe pas un jour sans que je craigne qu'une de mes connaissances n'ait été tuée. Chaque jour je lis le journal en guettant avec angoisse le moment où je verrais un article annonçant ta mort. J'ai tellement peur, Marie... »

Il ne retint plus ses larmes et, à son tour, il craqua et se mit à pleurer, adossé à ce mur dans cette ruelle sombre et vide, sous les yeux stupéfaits de la jeune femme et de son chien, tel un enfant abandonné.

Ce fut l'impression que Marie eut de lui. Jamais elle ne l'avait vu aussi vulnérable. Elle n'avait pas mesuré l'ampleur de la menace du bruit sur la personne de son petit ami. Elle l'avait cru fort, elle l'avait surestimé. Cette réalisation fit naître en elle plusieurs sentiments confus ; l'un d'eux se montra cependant plus fort : c'était l'envie de le protéger à son tour, de la même manière qu'il l'avait protégée jusqu'alors.

Tout comme jamais mes balles que je libère dans un « bang » ne se courbent,

Cette nuit où j'ai regardé la lune, j'ai réalisé que mon passé ne changera pas.

Elle se rapprocha silencieusement de lui et posa délicatement sa main droite sur le genou du rouquin. Ce dernier releva la tête en reniflant.

« Excuse-moi Raphaël. Je vais faire de mon mieux. On va s'en sortir, ensemble. »

Il acquiesça. Ces quelques mots semblaient avoir eu un impact puissant sur le jeune homme, dont les yeux brillèrent à nouveau d'une lueur courageuse.

Comme pour mettre fin à une scène si chaleureuse, un aboiement de Fondue leur indiqua qu'ils n'étaient plus seuls. Le canidé grognait à s'en déloger les canines, le poil hérissé et l'air bien déterminé à protéger son maître. L'origine de cette soudaine prise de défense se trouvait en l'objet d'un bruit rampant bleuâtre qui approchait lentement d'eux, dans ce son caractéristique et répugnant qui lui était propre.

« Fuyons ! » cria Raphaël en se relevant à la hâte et en aidant la jeune blonde à faire de même.

Un appel du chien par son nom suffit à le détourner du monstre, et tous trois reprirent leur course folle.

En ce jour où, en cachant ma faiblesse, j'ai demandé

À cette horloge qui ne reviendra pas en arrière, « Qu'en est-il de demain ? »

Ils changèrent à plusieurs reprises de trottoir et de rue, pensant que cela retarderait le monstre. Raphaël se retourna quelques fois afin d'évaluer la distance les séparant, pour constater au final que la chose les rattrapait plus rapidement en rampant que prévu.

Sa main se resserra sur celle de Marie à cause de son inquiétude, ce qui l'alerta. Elle voulut se retourner, afin de constater de ses propres yeux la distance qu'il leur restait, mais la voix grave de Raphaël la dissuada, alors qu'il ordonna sèchement de ne pas se retourner. Il s'en voulut, mais il n'avait pas tellement le choix, il ne voulait pas qu'elle fût encore plus terrorisée.

« Raphaël... est-ce que tu l'entends ? »

Il tourna vers elle son visage, intrigué.

« Je pensais que c'était dans ma tête, » fit-il en clignant des yeux, son regard traduisant son étonnement.

Elle afficha un triste sourire de réconfort.

Ah... Même si je ne peux dessiner « maintenant, » si j'y crois,

Ils prirent une dernière rue perpendiculaire ; Marie eut à peine le temps d'en lire son nom, rue de la Providence, avant de s'y engouffrer sans réfléchir.

Un débris abandonné là – ou bien était-ce une dalle cassée qui ressortait du sol, qui pouvait savoir ? – se retrouva sur son chemin alors que Raphaël la devançait d'un pas, et la tenait fermement par la main. Le destin fit que l'avant de son pied droit heurta cette dalle et la fit trébucher ; elle poussa un léger cri de surprise, qui fit se retourner le rouquin. Elle chuta vers lui, tentant de se rattraper comme elle pouvait, mais finit par l'entraîner avec elle dans sa chute alors que lui venait de glisser sur un amas de poussière. Ils roulèrent quelques instants, chacun replié sur soi, avant de s'arrêter dans un nuage de poussière grisâtre que leur glissade avait soulevée.

Raphaël fut le premier à relever la tête. Il vit avec effroi que ce qu'il avait cru être de la poussière était en réalité des cadavres de bruits, tant certains tas avaient encore la forme de la créature qu'ils étaient. Mais comment une aussi grande quantité de bruit avait-elle pu être détruite, sans que des corps humains parussent parmi leurs cendres ? Un frisson glacé parcourut son dos.

À ses côtés, Marie laissa s'échapper un gémissement de douleur. Elle s'était violemment éraflé les coudes et les genoux ; une grande plaie s'était formée sur sa jambe droite, plaie de laquelle commençaient à couler quelques gouttes de sang. Elle tournait dos à Raphaël, et regardait dans une direction opposée à la sienne ; sitôt leva-t-elle le visage qu'elle laissa s'échapper un murmure incrédule.

« Quelqu'un... chante... »

Une ombre se dessina à travers la poussière ; une silhouette, humaine, se dressait, tendant dans ses mains un gigantesque arc de deux fois sa taille. La personne tournait le dos à Marie, elle pouvait néanmoins affirmer que c'était là une femme qui s'imposait entre ces cadavres de bruits.

La personne poussa un cri, et lâcha l'immense flèche – ou bien n'était-ce pas plutôt un missile ? – vers le ciel, où elle éclata en de milliers de petits fragments qui transpercèrent les bruits aux alentours.

Marie eut tout juste le courage d'appeler à l'aide cette personne, sentant le bruit qui les avait poursuivis se rapprocher, avant de s'évanouir.

Raphaël, quant à lui, eut tout juste le temps de voir une flèche translucide et rosâtre filer à travers les airs et se planter dans le corps bleuâtre du bruit rampant vers lui, qui se changea aussitôt en un tas de poussière cendrée.

Quelqu'un chantera que ça deviendra une force.



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