Quatorze Juillet

Chapitre 43 : - Partie III ~ Feux d’artifice - - Chapitre XLI -

5178 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/06/2019 14:05

– Chapitre XLI –


« Je ne sais pas combien de temps je vais encore pouvoir tenir...

– Je le sais bien ma chérie. Fais encore un effort je t'en prie, pour nous. »


Une main qui essuie des larmes.

Un sourire qui se veut rassurant.


« Tu crois que c'est douloureux ? J'aimerais croire qu'on rêve continuellement dans cet état... »


Des bras qui enlacent un corps tremblant d'inquiétude.


« J'aimerais que ce soit le plus agréable de tous les rêves... »


*


Lorsque le silence retomba dans la pièce, il ne fallut que quelques instants pour qu'il ne fût à nouveau interrompu par trois mots, une question.


« Ça va mieux ? » risqua Raphaël, alors qu'Hélène gardait ses poings serrés, agrippés aux vêtements du rouquin.


Elle resta muette, mais sa tête esquissa tout de même un mouvement de haut en bas. Cela le rassura, tout je pouvait qu'aller pour le mieux désormais. Il n'avait plus qu'à parler avec elle, et il saurait alors tout régler.

Même si l'idée de parler avec une Hélène adulte dans un corps d'enfant le dérangeait quelque peu.


« Est-ce que je peux te demander encore quelque chose ? Je sais que ça fait beaucoup, mais ton aide m'est primordiale. »


Elle renifla légèrement, peut-être pour effacer les dernières traces de la crise de larmes qui venait de cesser, et commença à exprimer un semblant de réponse, sa voix restant étouffée par le tissu contre lequel elle avait gardé son visage enfoncé pour se cacher.

Cela avait paru comme étant une réponse positive aux oreilles de Raphaël, mais le doute subsistait, si bien qu'il demanda le plus gentiment possible à ce qu'elle répétât ses mots. Elle ne voulut pas s'exécuter, préférant enfoncer de plus belle son visage contre le torse du rouquin, et sentir aussi bien sa respiration rassurante que les battements réconfortants de son cœur.


« J'aimerais vraiment que tu m'aides. Explique-moi tout ce qui t'est arrivé, depuis le début. J'aimerais comprendre. »


Elle resserra son étreinte, signe qu'elle refusait de répondre favorablement à sa requête. Il aurait dû s'en douter.


« Hélène, tu es un véritable mystère, et toi seule en est la clé. Je t'en prie, si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour ta famille. »


Elle sembla prendre une profonde inspiration avant de lâcher une longue expiration en retour. Enfin, elle relâcha sa poigne et recula quelque peu, tout en gardant sa tête honteusement baissée.


« Avant ça, j'aimerais te montrer quelque chose. Il s'agit du passé, j'attendrai le temps qu'il faudra pour t'y retrouver. Accepte-tu d'y aller ? »


Sa voix était neutre, presque automatique. Elle avait refoulé ses sentiments pour paraître la plus insensible possible. Pourtant n'était-ce pas une preuve du contraire que d'agir ainsi ?


« Si ça peut m'aider à te sauver, je ferai n'importe quoi. »


Elle acquiesça, les yeux clos, l'air songeur.


« Je voudrais que tu portes une tenue particulière, pour être sûre que ce sera toi en face de moi, et pour que tu te fondes mieux dans la masse. Lorsque tu seras prêt, je t'y amènerai. »


Il acquiesça d'un air déterminé, répétant une fois de plus qu'il ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour l'aider. Elle retint un rire nerveux, visiblement embarrassée, et lui ordonna de la suivre jusqu'à sa chambre, où elle sortit de sa commode un costume de soirée, noir de la veste jusqu'au pantalon, cravate comprise. Au dessus de cette pile elle ajouta une chemise immaculée, qui semblait ne jamais avoir servi, et lui tendit le tout, lui demandant d'aller se changer. Il ne se fit pas prier, et revêtit le costume de la tête aux pieds ; en s'observant dans l'immense miroir mural de la salle de bain, il fut impressionné par la ressemblance de ce costume avec la tenue qu'il portait lorsqu'il était Fantôme R. Si Hélène avait récupéré ce costume de quelqu'un d'autre, alors cette personne devait avoir de très bons goûts vestimentaires, se dit-il.


« Il appartenait à mon père. Il ne l'a mis qu'une fois, il n'y a plus jamais touché ensuite, lui dit-elle alors qu'il se montrait devant ses yeux.

– Tu es sûre que j'ai le droit de l'emprunter ? demanda-t-il tout de même, gêné à la simple idée de porter un vêtement qui appartenait à un défunt. Je veux dire, il doit avoir de l'importance et... »


Elle se rapprocha de lui et le fixa intensément. Ce soudain contact visuel de son regard planté dans le sien le prit au dépourvu, et le fit hésiter.


« Si ça me dérangeait je te l'aurais jamais proposé. Il te manque un truc. »


Elle fit demi-tour d'un air nonchalant, traînant les pieds au sol sans un bruit, et se dirigea à nouveau vers la commode, tirant tous les tiroirs du haut vers le bas, avant de trouver ce qu'elle cherchait. Elle le sortit en retenant un cri de victoire puisque l'heure n'était pas au jeu, et ordonna au rouquin de fermer les yeux et de s'accroupir. Il s'exécuta, quelque peu amusé par cette demande soudaine, et sentit un poids s'ajouter sur ses cheveux. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il vit son reflet dans un petit miroir à pied qu'Hélène tenait dans ses mains, et constata avec amusement le chapeau qu'elle venait de lui ajouter, aussi noir que le reste du costume, tout en ressemblant trait pour trait à celui que Fantôme R portait.


« C'est tout de même une grosse coïncidence, fit-il en riant. Ton père aimait le même style de vêtements que moi, et faisait visiblement à peu de choses près ma taille.

– Tes goûts et ta corpulence ne sont pas propres qu'à toi tu sais. Il y a des tas de gens comme toi dans le monde. »


Il acquiesça, déstabilisé par le ton soudainement sec de l'enfant, dont le visage venait d'être parcouru par un air sérieux l'espace d'un instant, avant de retrouver sa chaleur enfantine.


« En tout cas ça te va très bien. J'espère que tu profiteras bien de là où tu vas. »


Elle tourna les talons et se dirigea vers le salon, où elle prit instantanément la direction de la console, avant de l'ouvrir et de s'y pencher. Il resta là debout, attendant son tour.

Il fallut à Hélène moins de cinq minutes pour programmer le lieu, la date et l'heure, et ce ne fut qu'au moment de faire partir Raphaël qu'elle nota qu'il restait pieds nus face à elle. Elle grommela quelque chose, et s'échappa rapidement de son champ de vision, avant de réapparaître, une paire de chaussures finement travaillées et soigneusement entretenues dans les mains. Elles étaient elles aussi noires, mais reflétaient tout de même la lumière par endroits, sûrement parce qu'elles avaient été polies et nettoyées fréquemment.


« Je pense qu'on peut dire que tu es prêt, finit-elle par soupirer. À un détail près. »


Elle regarda autour d'elle, mais ne trouvant pas l'objet de sa convoitise, elle dût encore une fois s'absenter. Elle revint avec un mouchoir en tissu fin et légèrement coloré, dans des tons pastels très discrets, qu'elle glissa dans la poche de sa veste. Puis, pour finir, elle lui réajusta sa cravate, le tout en ayant au préalable approché une chaise de lui afin de l'atteindre.

Alors que leurs visages étaient face à face, et que leurs yeux se perdaient dans la couleur des iris de l'autre, il y eut un moment de silence, que Raphaël finit par briser.


« Tu sais, il y a quelque chose que je voulais te dire...

– Tu ferais mieux d'y aller. Je n'ai plus beaucoup de temps. »


Elle descendit rapidement de la chaise, et la remit à sa place, avant de se poster devant la porte en bois, les bras fermement croisés sur sa poitrine. Elle attendait de lui à ce qu'il se dirigeât vers la porte, pour la franchir. Il haussa les épaules, et avança d'un air peu enclin à s'exécuter.


« Tu ne seras pas seul longtemps, tu ne seras pas perdu. »


Étaient-ce-là des mots de réconfort ? L'intention avait beau être là, il n'était pas sûr de la sincérité de la rouquine malgré son regard doux et le sourire timide formé par ses lèvres roses.


« Merci, murmura-t-il, comme s'il n'avait pas voulu qu'elle l'entendît.

– Pas de quoi » fit-elle sur le même ton, quoiqu'un tantinet désinvolte.


Elle appuya sur la poignée de la porte d'entrée, et la lui ouvrit. Au-delà du seuil frémissaient les cimes de quelques arbres, dont les troncs avaient vu leur écorce décorée de lampions, de guirlandes et autres accessoires festifs. Il faisait sombre, mais on pouvait percevoir un peu plus loin la chaleur et la gaieté d'une fête organisée au cœur d'une clairière illuminée de toutes parts. Il était impossible de reconnaître l'endroit ; était-ce un parc ou une forêt ? Difficile d'affirmer une quelconque réponse.

Il lui jeta un dernier regard, qu'elle évita en détournant les yeux. Il n'insista pas plus, et posa un pied au dehors de l'appartement.

Avant que la porte ne se refermât, il l'entendit murmurer.


« Merci pour tout. »


Il se retrouva ainsi seul, à une époque dont il ignorait tout, avec pour seul indice Hélène. Il risqua quelques pas sur un chemin de graviers ondulant au pied des arbres, en direction du festival, espérant la retrouver rapidement. Quel âge aurait-elle ? Il l'ignorait.

Il se retrouva rapidement dans les festivités, encerclé de toutes parts par la lumière de petites lanternes et de lampadaires, ainsi que par des guirlandes de papier accrochées ici et là. La musique, jouée par un groupe exposé dans un kiosque presque au milieu de l'endroit, résonnait partout autour de lui. Des buffets proposaient de la nourriture et des boissons tout aussi alléchantes qu'abondantes, et de délicieuses odeurs attirèrent rapidement son attention. Or, une autre les surpassa toutes, lorsqu'il frôla une jeune femme. Il se stoppa net, attiré par cette senteur qu'il connaissait, ce parfum d'agrumes légèrement boisé, dont il chercha la provenance. Il n'eut qu'à se retourner pour en trouver l'origine.

Ce fut cette femme qui lui donna la réponse. Il resta un instant abasourdi par le luxe de sa tenue, qui paraissait étrangement décalée comparée aux autres que l'on voyait au sein de la fête. C'était une longue robe bustier d'un noir semblable à de l'encre de Chine, dont quelques légères broderies blanches mettaient en valeur la taille et la poitrine de celle qui la portait. Le tissu ondulait jusqu'au sol, et cachait les escarpins de velours tout aussi sombres qu'elle portait. Elle portait quelques bijoux, un bracelet qui tintait au moindre mouvement au poignet gauche, des boucles d'oreilles discrètes accrochées au lobe de ses oreilles. Son regard était soutenu et assombri par un fard à paupières sombre, un gris pailleté, et ses cils paraissaient bien plus grands qu'à l'accoutumée, sûrement grâce à du mascara. Il resta figé un instant, le regard attiré par ses lèvres sur lesquelles elle avait probablement appliqué une couche d'un gloss qui les rendait brillantes et leur donnait un air si doux.

Enfin, sa clavicule était décorée d'un pendentif dont la forme évoquait une pyramide renversée.


« Excusez-moi, murmura-t-elle d'un air embarrassé en baissant la tête, les mains jointes devant elle.

– Je... Ce n'est pas grave » sourit-il en retour, tout aussi gêné qu'elle.


Elle replaça une mèche flamboyante derrière son oreille gauche ; le bracelet tinta dans un son cristallin. Était-ce un rêve ? Elle paraissait tellement différente...


Puis elle sembla remarquer qui se trouvait en face d'elle. Elle eut un mouvement de recul, et écarquilla grandement ses yeux bleus. Ses lèvres s'entrouvrirent, comme si quelque son souhaitait en passer le seuil, mais rien ne voulut sortir.


« J'espère tu ne m'as pas trop attendu » dit Raphaël dans une tentative de détendre l'atmosphère, un léger sourire aux lèvres.


Elle semblait hésiter sur l'attitude à adopter, certainement partagée entre sa vieille haine envers lui et une affection qu'elle avait pu lui montrer dans les meilleurs jours. Au final, elle s'approcha de lui, et sans crier gare, le serra le plus fort que son corps lui permettait dans ses bras passés autour de son cou. La soudaine étreinte surprit Raphaël, qui laissa s'échapper un petit « ah » presque aussitôt étouffé.

Il fit de même et profita du calme de l'instant ; son cœur battait à toute allure. Il glissa ses mains dans le dos de la jeune femme, et l'enlaça en retour. Il l'avait certes retrouvée peu de temps avant, mais la revoir à cet âge-là était différent de la revoir alors qu'elle était encore enfant. Il se dégageait une impression de sagesse de son visage adulte, elle donnait l'air d'avoir vécu plusieurs centaines d'années et d'avoir acquis plus de savoir que quiconque. Ou alors n'était-ce que des divagations dont il était victime sous l'émotion ; la retrouver enfin après tout ce temps ne le laissait pas indifférent.


« Tu m'as manqué, Hélène, murmura-t-il en plongeant son visage dans les cheveux qui couvraient sa nuque.

– Je sais. Je suis désolée de t'avoir fait vivre ça. Pardonne-moi. »


Ses poings se fermèrent brusquement sur la veste que portait le rouquin.


« Tu te souviens de tout ? demanda-t-il doucement.

– Malheureusement... » répondit-t-elle dans un léger rire amer.


Il soupira.


« C'est de ma faute non ? Quand je t'en ai parlé alors que tu étais petite, tout a refait surface et...

– Je ne peux pas te mentir. C'est toi qui a ouvert tous les cadenas de ma mémoire. J'ignore comment tu as réussi, mais tu m'as même réveillé le souvenir de la mort de celle que j'étais à tes côtés. C'était la première fois. Je ne pensais pas que ça serait si douloureux.

– Désolé pour ça. »


Il s'en voulait terriblement. N'aurait-il pas mieux valu pour elle, pour son équilibre mental, qu'il se tût ? Mais s'il n'avait pas éveillé tous ces souvenirs, aurait-elle tout de même pu le diriger là ?


« Je ne pensais quand même pas que tu m'emmènerais dans le futur quand tu m'as dit que tu me montrerais le passé, fit-il en souriant.

– C'est pour une autre raison... »


Elle relâcha son étreinte, et recula d'un pas. Elle leva les yeux vers lui, et posa son regard sur chaque partie de son visage. Lorsqu'elle croisa finalement ses yeux, elle reprit.


« Ce festival compte beaucoup pour moi. Je ne l'ai jamais raté, j'y revenais au jour exact chaque année. Et tu sais comment le temps est une notion vague pour moi. »


Son rire clair résonna aux oreilles de Raphaël. Oh, il réalisait combien cela lui avait manqué...


« Hélène, je voulais te dire–

– Profite un peu de l'ambiance, avant que l'heure n'arrive. Prends juste garde à ce qu'on ne te reconnaisse pas ; réponds si on te le demande que tu ne connais pas ce Raphaël à qui tu ressemblerais. Il serait bien plus âgé que toi aujourd'hui. »


Il n'eut le temps de lui répondre, elle avait déjà disparu dans la foule, oscillant entre les silhouettes inconnues dressées là.

Il n'avait donc pas d'autre choix que de suivre son conseil, et se dirigea vers la foule de laquelle ils s'étaient éloignés. Un bon nombre de personnes s'était amassé près du kiosque ; Raphaël nota que le groupe qui jouait avait changé depuis la dernière fois qu'il s'était tourné dans la direction de leur scène. Beaucoup de spectateurs avaient succombé au rythme et se déchaînaient sur la large piste de danse aménagée au devant. Il hésita à les y rejoindre, mais il devait admettre qu'il résistait difficilement à l'appel de la reprise d'une de ses chansons préférées, SHOW TIME, qui paraissait être une toute autre composition lorsqu'elle n'était pas jouée dans l'intégralité de ses instruments ; il manquait les cuivres, remplacés tantôt par la batterie ou les guitares, mais ça n'était pas la même ambiance. Néanmoins, l'envie de rejoindre la danse le démangea de trop, il n'attendit pas plus pour céder, et se posta sur la scène au milieu des autres. Il n'eut pas besoin de temps pour saisir le rythme, et il se défoula comme jamais. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas dansé, il se sentait presque rouillé, mais son corps retrouva assez rapidement ses mouvements fluides. Le nombre de personnes dansant en s'amusant autour de lui l'impressionna ; cette chanson n'était pourtant pas si connue que ça, et pourtant tous semblaient en connaître chaque note. Cette ambiance était parfaite, il se sentait presque chez lui.


Lorsque la note finale retentit, tous applaudirent dans des éclats de joie retentissants. Raphaël se mêla à eux, riant aux éclats ; il ne s'attendait pas à voir tant de gens vêtus de tant de manières différentes acclamer à la fin d'une chanson. Il vit une fillette à la longue robe semblable à celle d'une princesse de dessin animé sauter le plus haut que ses petites jambes lui permettaient tout en réclamant que les musiciens rejouassent cette chanson. Ses parents riaient à côté d'elle, et son père la souleva dans ses bras, toujours ce grand sourire aux lèvres. L'ambiance était telle que personne ne pouvait déloger le sourire qui s'affichait sur toutes les lèvres. C'était un festival remarquable, il s'étonnait de ne jamais en avoir entendu parler auparavant. Il fallait qu'il demandât à Hélène quelques informations supplémentaires à ce sujet lorsqu'il en aurait l'occasion.


Les musiciens repartirent sur un nouveau morceau, très populaire à en voir la réaction du public, mais que Raphaël ne reconnut pas. C'était une musique vive, dont le tempo devait tourner autour des cent trente battements par minute, si ce n'était pas plus, et qui donnait étrangement envie de danser de tout son soûl, peut-être à cause de la mélodie.

Son pied battit instinctivement le tempo, mais son corps, bien trop fatigué par cette soudaine activité rythmique après un arrêt assez long, lui supplia de prendre une pause. Il se dirigea donc vers l'un des nombreux buffets, et piocha dans quelques assiettes de quoi combler le petit creux qu'il sentait venir, avant de se servir d'un verre d'une boisson dont il n'avait jamais entendu parler, une soupe angevine comme l'informait une petite étiquette calée sous le saladier dans lequel elle était présentée, étiquette sur laquelle figurait aussi la composition de cette même boisson. Il en but une gorgée et, réalisant qu'il l'appréciait, s'en servit un verre entier qu'il sirota en observant autour de lui, un léger sourire aux lèvres.


Il crut apercevoir, l'espace d'une maigre seconde, une tignasse de feu entre toutes les autres bougeant sur la scène. Il eut tout juste le temps de cligner les yeux qu'elle avait déjà disparu.


Presque aussitôt après, une main vint se poser sur son épaule. Il se retourna, espérant voir Hélène face à lui, croiser son regard azuré. Il déchanta rapidement, la déception fut presque énorme lorsqu'il reconnut Michel.


« Raphaël ? » avait-il demandé afin d'attirer son attention.


Il resta un instant figé sous la surprise. Il reconnaissait bien là son vieil ami ; ces yeux de couleur bleu-charette aux nuances lavande étaient restés les mêmes malgré les années. Quel âge devait-il avoir ? Sûrement la quarantaine.


« Excusez-moi, vous devez me confondre avec quelqu'un d'autre, répondit-il finalement en tentant de dissimuler l'hésitation dans sa voix.

– Oui, je le crois aussi. Pardonnez-moi. »


Michel tourna les talons, sans entendre Raphaël murmurer quelques mots.


« Désolé, mon vieux. Une autre fois. »


Il essaya de l'oublier ; il avait bien réagi il n'y aurait aucun problème, Hélène ne le réprimanderait pas. Pourtant il se sentait coupable, peut-être aurait-il dû discuter avec lui tout de même... ?


Non, se dit-il en secouant quelque peu la tête, sinon Hélène va encore être sur mon dos.


Et pourtant...


Il la chercha tout de même du regard à travers la foule, espérant croiser la fameuse paire d'yeux bleus qu'il avait longuement craints.

Pourquoi désirait-il autant la voir en cet instant ? Il l'ignorait.

Une petite voix au fond de lui-même lui disait de partir, et d'aller la retrouver. Il réalisait peu à peu en réfléchissant qu'elle lui avait tout simplement profondément manqué.

Et il n'en fallait pas plus pour le décider à quitter les lieux.


Ce ne fut pas compliqué de retrouver la rouquine, dont la couleur de cheveux ressortait des masses de couleurs sombres qui l'entouraient. Elle se trouvait dans le bas-côté de la scène, agenouillée, sa longue robe touchant le sol. Il voulut la rejoindre, mais elle se leva soudainement, et après avoir observé les alentours, s'en alla pour se dissimuler des regards dans l'un des chemins de graviers.


Lorsque Raphaël put la rattraper, il la vit postée à nouveau dans cette même position. Lorsqu'il l'entendit parler, il en comprit la raison.


« On sera mieux à discuter ici, tu ne penses pas, Alexandre ? »


L'enfant qui se trouvait en face d'elle, et qui était particulièrement frêle en apparence, tendit ses mains vers elle. Raphaël fut frappé par son teint extrêmement pâle, et par le creux de ses joues. Malgré la température agréablement chaude, il portait un pull visiblement épais ainsi que des moufles, sans oublier la longue écharpe qui faisait le tour de son cou. Ses cheveux blonds étincelaient d'un je-ne-sais-quoi qui lui était propre ; leur couleur s'opposait à celle de son regard ambré terni par la faiblesse de son corps. Si Hélène ne l'avait pas appelé par son prénom, il ne l'aurait jamais reconnu.

La jeune femme voulut esquisser un sourire, mais quelque chose l'en empêchait, sans que Raphaël ne pût en comprendre la raison. Elle ne pouvait retenir les larmes qui coulaient de ses yeux.


« Tiens » murmura l'enfant de sa voix faible et douce, tout en tendant quelque chose vers elle.


Il fit glisser dans les paumes tendues de sa sœur une peluche en forme de panda, au blanc sale et aux membres quelque peu décousus desquels sortaient quelques nuages de coton. Cela semblait être quelque chose qui avait été fait main, au vu des coutures hésitantes et à l'inégalité des proportions des différentes parties de son corps.


Les lèvres rouges d'Hélène tremblèrent alors qu'elle tentait de le remercier. Ses yeux cherchaient désespérément quelque chose face à elle, peut-être un signe qui la réconforterait ?


« Merci infiniment » parvint-elle finalement à articuler dans un sanglot qu'elle ne pouvait plus retenir, se penchant vers le petit garçon pour le serrer de toutes ses forces contre elle.


Elle se retint tant bien que mal, mais rapidement perdit le contrôle d'elle-même, et laissa s'échapper les gémissements de douleur qui accompagnaient ses larmes.

Alexandre, en face d'elle, répondit à ce soudain câlin en l'entourant de ses bras du mieux qu'il put, en la réconfortant de sa voix douce.


« Merci d'être venue me voir, souffla-t-il faiblement. J'espérais vraiment que tu sois là ce soir.

– Je ne pouvais pas te laisser seul à ce bal de l'équinoxe, répondit-elle en maintenant son étreinte. Pas à celle-ci. »


Raphaël détourna les yeux, préférant se mettre dos à la scène et s'en éloigner, afin de les laisser seuls. Il pouvait toujours entendre leur conversation, malgré tous ses efforts pour s'en empêcher.


« Papa ne voulait pas que je sorte ce soir. Et papy est venu me voir. Il m'a dit que demain ça serait fini. »


L'innocence dont il faisait toujours autant preuve transperça le cœur de la rouquine à la manière d'un poignard. Elle enfouit sa tête dans ses bras serré autour du cou de l'enfant.


« Demain tout redeviendra comme avant, sourit-il non sans étouffer la tristesse perceptible dans sa voix. On pourra aller à la fête foraine...

– Ne dis pas ça, je t'en supplie » murmura-t-elle d'une voix brisée, presque inaudible.


Elle releva la tête, et plongea ses yeux assombris par le chagrin dans ceux de l'enfant. Il ne comprenait pas sa réaction ; ne devait-elle pas être heureuse ?


« Si tu le dis, ça n'arrivera pas, expliqua-t-elle en prenant un ton de voix plus doux. Et il faut qu'on y aille, qu'on y retourne, comme je te l'ai promis... »


Ce fut au tour du blondinet de tourner son visage vers le sol. Avait-il compris ce qu'elle avait insinué sans le vouloir... ?


« Alexandre ?

– On y retournera jamais, c'est ça ? »


Elle se mordit les lèvres. Il le remarqua.


« Demain, papy va venir mettre un terme à tout ça, pas vrai ?

– Dans un sens, commença-t-elle avec hésitation.

– C'est pour ça que tu reviens toujours me voir alors que tu es de plus en plus vieille ? »


Elle regarda la peluche d'un air quelque peu absent.


« Je te montrerai un jour tout ce que je peux faire, proposa-t-elle dans un élan d'enthousiasme. Je peux aller partout, n'importe quand ! Je peux t'emmener voir des pandas, tu as toujours voulu en voir ! »


Il se jeta dans ses bras. Il ne pleurait pas, ne gémissait pas. Il la serrait juste.


« Je ne veux pas partir, soupira-t-il.

– Tu reviendras vite. Je suis passée par là moi aussi. Mais ça ira, tu verras. »


Avait-il décelé le mensonge derrière ses paroles réconfortantes ? Elle priait pour que non.


« Alors fais-moi un sourire, s'il te plaît. »


Elle le fit lâcher son étreinte, et entoura le visage de l'enfant de ses mains froides et un peu tremblantes. Il la regarda profondément dans les yeux, son regard innocent brûlait d'inquiétude. Malgré cela, il afficha un immense sourire heureux et réconfortant qui fit sourire Hélène en retour.


« Tu es venu avec papa ? demanda-t-elle en évitant de penser à l'éventualité de le croiser.

– Oui. Mais il voulait pas qu'on tarde trop. Il va falloir que je rentre.

– Je pense que je vais moi aussi devoir m'en aller, fit-elle, ses mains glissant le long de la peau de l'enfant. On se revoit bientôt, je te le promets.


Le sourire d'Alexandre s'agrandit, illuminant encore plus son visage, avant qu'il ne tournât les talons et disparut du champ de vision de sa sœur. Elle lui fit un signe de la main, même lorsqu'elle ne le voyait plus, tout en serrant la maigre peluche contre elle.

Hélène leva la main vers ses yeux afin d'essuyer les dernières traces de larmes, et de tarir leur flot incessant. Ce fut à cet instant que Raphaël s'approcha doucement d'elle en lui tendant un paquet de mouchoirs, un sourire désolé affiché sur ses lèvres.


« Excuse-moi, j'ai pas pu m'empêcher de vous épier... »


Elle hoqueta, avant de se jeter contre lui, de le serrer du plus fort qu’elle le pouvait, et de pleurer encore et encore. Il lui caressa les cheveux, en la berçant de gauche à droite, en ignorant les mains fébriles qui se crispaient en se raccrochant à lui. Il ne disait rien, se contenta juste de la laisser hurler sa douleur. Son silence était d'autant plus atroce que les gémissements d'Hélène lui serraient le cœur.

Il savait bien à quel point l'on pouvait être désemparé lorsque quelqu'un se reposait sur vous pour faire passer son chagrin. Il savait qu'offrir du réconfort, même minime, pouvait l'aider à se sentir mieux. C'était ainsi qu'il l'avait réconforté peu de temps auparavant, alors qu'elle était encore petite.


Combien de temps étaient-ils restés ainsi, enlacés et silencieux ? Aucun d'eux ne le savait. Mais ce simple geste suffit à Hélène pour sécher ses larmes, et à se reprendre.


Elle essuya d'un revers de la main ses joues, et recula. Comme si de rien n'était, une braise reprenait peu à peu ses forces dans son regard.

Mais malgré cela, Raphaël ne la laissa pas se changer les idées. Il voulait comprendre ce qui venait de se passer.


« C'était ton petit frère, non ? demanda-t-il tout en connaissant pertinemment la réponse à sa question.

– La veille de sa mort » ajouta-t-elle avec distance.


Un frisson lui sillonna le dos. Que pouvait-il dire après ça ? Il était difficile de trouver des mots réconfortants.


« J'ai passé quatorze ans de cette vie à tenter de le sauver. À chaque fois, l'inévitable se produisait. »


Hélène regardait le ciel alors qu'elle se confiait à lui. Il ne pouvait détacher ses yeux d'elle, à cause de la peur qu'elle ne fondît à nouveau en larmes.


« Depuis je reviens souvent le voir, en évitant de rencontrer mon moi du passé. »


Elle regarda la peluche qu'elle avait continué à serrer dans ses mains. Elle sourit.


« Je lui avais fait cette peluche, soupira-t-elle d'un air nostalgique. Il voulait aller au zoo et voir des pandas, mais il était trop faible pour sortir... »


Elle secoua la tête, faisant virevolter ses longs cheveux rouges.


« Il est mieux à présent, murmura Raphaël en posant sa main gauche sur son épaule. Et grâce à toi, il est parti sans avoir peur, puisque tu l'as réconforté. »


La jeune fille baissa le regard, préférant dissimuler le reste de vérité. Elle savait que sa voix se briserait encore si elle tentait de prononcer ces quelques mots, et elle ne voulait plus dépendre de l'adolescent.


Elle finit par passer sa main dans ses cheveux rouge feu, certaines mèches ayant été imbibées par ses larmes, et le regarda, une mine réjouie sur le visage.


« Je crois qu'on a fait tout ce qu'on avait à faire là. Et si on rentrait ? »


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