Quatorze Juillet

Chapitre 41 : - Partie III ~ Feux d’artifice - - Chapitre XXXIX -

5541 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/06/2019 02:09

– Chapitre XXXIX –


Un orage avait éclaté peu de temps après que Raphaël et Alexandre ne parvinssent à s'infiltrer dans l'enceinte du couvent. Cela avait surpris le jeune homme, qui ne s'imaginait pas qu'il était aussi simple d'y entrer alors qu'il suivait sans un bruit le rouquin. Ils avaient escaladé le mur qui entourait et protégeait les lieux en toute discrétion, et à présent ils se faufilaient dans les couloirs jusqu'aux dortoirs du troisième étage. Il y eut un éclair, puis un grondement qui fit trembler les murs, pourtant ils ne virent pas la moindre goutte d'eau tomber du ciel.

Chaque chambre était vide de propriétaire, et comportait un mobilier relativement basique, à savoir un lit d'une place avec la literie nécessaire, une table de nuit à ses côtés, un bureau auquel il manquait quelquefois une chaise selon la chambre, ainsi qu'une armoire pour la plupart du temps vide. En fouillant dans chaque recoin de chaque pièce, ils purent trouver diverses affaires abandonnées là par leurs anciens propriétaires lorsqu'ils avaient quitté le couvent, qui jouait visiblement aussi un rôle d'orphelinat ou de pensionnat.

Raphaël finit par choisir une chambre située presque à la fin du couloir, où il amena les trouvailles qui leur seraient utiles, et ordonna à Alex de l'y attendre. Il revint peu de temps après en traînant difficilement derrière lui un matelas qu'il avait emprunté à une chambre voisine. Il lui expliqua qu'il valait mieux qu'il restât au plus près de lui au cas où ils seraient retrouvés, et qu'ils veilleraient à tour de rôle. Cela aurait pu être agréable que des souvenirs de son aventure aux côtés d'Hélène refissent surface à cette idée, si seulement il la savait saine et sauve et non morte comme il l'avait lâchement laissée derrière lui. De plus, la situation n'était en rien similaire ; jamais il n'avait autant été traqué par des individus voulant sa peau, que c'eût été avec elle ou même simplement en tant que Fantôme R lorsqu'il était pourchassé par les officiers de police ainsi que Vergier.


« Comment saviez-vous que cet endroit serait vide ?

– Je suis le grand Fantôme R voyons, je sais tout ! fit-il dans une tentative pour détendre l'atmosphère, bien que cela n'eût aucunement l'effet escompté. Plus sérieusement, c'est en quelque sorte mon refuge, le seul endroit où je peux me rendre lorsque tout va mal. Quand j'étais avec Hélène on revenait toujours ici pour ne pas dormir dehors et... »


Il vit l'expression d'Alex changer progressivement avant qu'il n'enfouît son visage dans ses mains. Il se mordit la lèvre. Quelle idée d'avoir prononcé son nom...


« Je suis désolé, fit-il en venant s'asseoir à ses côtés sur le lit, et posant une main sur son épaule droite. Je ne voulais pas...

– C'est cette femme qui l'a tuée... C'est elle qui les a tous tués... »


Sa voix tremblait, déformée par les sanglots naissants. C'était d'autant plus difficile pour Raphaël de le voir dans cet état qu'il ne pouvait rien faire pour l'aider, à part lui caresser doucement le dos afin de le réconforter.


« Pour sa simple vengeance...

– Elle n'aura que ce qu'elle mérite. Bientôt, tout va changer. Je te le promets.

– Mais ça ne les ramènera jamais. Ça ne sert à rien. »


Il resta silencieux. Il ne put que l'entendre pleurer tout bas, ses faibles gémissements accompagnant les soubresauts de son corps alors qu'il respirait, en se maudissant de ne pas savoir quoi faire.


« Je peux te les ramener, tu sais. Tu n'as qu'à me le demander, et je le ferai. »


Il aurait aimé que cela eût sonné comme quelques mots de réconfort, mais cela eut plutôt l'effet opposé, et le regard d'Alex s'assombrit un peu plus.


« Ce qu'elle disait, qu'elle avait des souvenirs des univers alternatifs... il n'y a pas qu'elle qui en a. La sensation de déjà-vu, ça vient de là. J'ai souvent fait des rêves qui n'étaient que de vagues souvenirs de choses qui ne m'étaient jamais arrivées. Et Hélène aussi, j'en suis sûr, avait des souvenirs comme ça. On n'a pas eu la chance de les oublier... »


Le rouquin l'observa longuement sans prononcer le moindre mot. Que pouvait-il dire ? Il empirait la situation à chaque son que sa voix formait.

Dehors, le soleil déclinait peu à peu ; la chambre baigna rapidement dans une lumière orangée alors que les cloches rythmant la vie des nonnes résidant au couvent sonnaient à intervalles réguliers. Il entendit l'estomac d'Alex gargouiller, cela lui fit prendre conscience lui-même de sa propre faim. Il aurait aimé lui suggérer d'aller dans un restaurant, de déguster le meilleur repas de leurs vies entières ce soir-là, comme un véritable festin digne de celui d'une fête que l'on se devait de dignement célébrer. Mais tout ce qu'il put lui dire fut un ordre, lui demandant de l'attendre là, de rester caché, et de n'ouvrir à personne d'autre que lui, jusqu'à son retour.

Il s'en voulut quelque peu de le laisser seul dans cette chambre vide, mais il devait admettre qu'il n'avait pas le choix. C'était trop dangereux pour Alex de sortir ; il n'était pas aussi agile que pouvait l'être le rouquin, et surtout, il n'avait pas le pendentif qu'il gardait dans la poche avant gauche de son jean, bien que Raphaël réprimât un frisson de dégoût à la simple pensée de ce dont ce bijou était capable. Une autre pensée le confortant dans son acte fut qu'il souhaitait peut-être sans vouloir le dire se retrouver seul avec ses pensées. Beaucoup de choses s'étaient produites, il avait sans doute besoin d'un certain temps afin de tout encaisser et digérer ; c'était d'ailleurs le cas du jeune homme. Il réalisait à présent qu'il avait été utilisé par tous, ballotté dans tous les sens selon les désirs de chacun, et qu'à chaque fois qu'il s'était sorti de la toile dans laquelle il s'était emmêlé, voilà qu'une nouvelle araignée le piégeait dans une autre. Cela avait été le cas avec son père et l'organisation, puis avec Hélène, et à présent avec Myrjam. Qui était le prochain traître à ajouter à la liste ? L'ironie voulait qu'il avait hâte d'en connaître l'identité.


Il déambula dans les rues voisines, observant tout comportement suspect de la part du moindre passant, et ne se relâcha qu'à peine lorsqu'il comprit qu'il n'avait aucun poursuivant dans les environs. Ce ne fut qu'à partir de là qu'il commença à chercher un endroit duquel il pouvait voler un repas, de préférence chaud.

Son choix se porta sur un livreur de pizza qui gara son scooter non loin de l'endroit où il se trouvait. Ce n'était pas le repas sain qu'il avait espéré, mais c'était toujours un début. Il se faufila rapidement dans le dos du livreur, de la manière la plus discrète et fantômesque qu'il pût et, alors que l'individu attendait que son client n'ouvrît la porte d'entrée du bâtiment où il s'était fait livrer, Raphaël ouvrit le panier fixé à l'arrière du véhicule, duquel il sortit le sac isotherme dans lequel se trouvait le trésor de sa soirée. Toujours dans ce silence qui l'accompagnait dans chacun de ses actes de voleur, il quitta les lieux sur la pointe des pieds, et retourna au couvent sans demander son reste. C'était dommage pour ce client qui ne recevrait pas la commande qu'il avait payée, et bien plus encore pour le livreur qui allait se faire taper sur les doigts alors qu'il n'était pas fautif dans l'histoire –bien que s'il avait gardé son attention sur son véhicule, cela ne serait pas arrivé– mais il fallait qu'Alex et lui mangeassent et se réchauffassent. Il se fit la promesse silencieuse d'un jour les rembourser, c'était la moindre des choses.


Il fut accueilli par une chambre plongée dans le noir, qui se révéla être dénuée de toute vie humaine lorsqu'il appuya sur l'unique interrupteur de la pièce. Il manqua de lâcher le sac, et étudia rapidement l'état dans lequel elle avait été laissée ; il n'y avait pas la moindre trace de lutte, tout était presque resté dans le même état qu'en partant. Il ne manquait qu'Alex.

Ce dernier apparut dans son dos et lui tapota l'épaule, un air innocent dessiné sur son visage. Raphaël se détendit aussitôt, comprenant qu'il n'avait fait qu'aller se doucher, à en voir ses cheveux blonds ébouriffés et trempés. Il soupira longuement, se sentant quelque peu stupide d'avoir paniqué aussi rapidement. Alex sembla comprendre sa réaction, et s'excusa, un sourire désolé se forma timidement sur ses lèvres, ajoutant qu'il aurait dû attendre son retour ou bien le prévenir d'une manière ou d'une autre.


« T'en fais pas pour ça, fit Raphaël en secouant les épaules. Le plus important est que tu ailles bien. »


Il leva le sac isotherme, qu'il n'avait pas lâché, afin qu'il parvînt aux yeux de son compagnon de fuite.


« Ce n'est pas grand-chose, mais mangeons. »


Alexandre acquiesça. Il ne fit aucun commentaire sur la nature de leur repas, et se contenta d'avaler tour à tour des parts des deux pizzas refroidissant devant lui. Il n'avait même pas tant faim que cela, ce n'était que par pure politesse, pour que Raphaël ne crût que sa prise de risque en sortant dans la rue pour les voler avait été inutile. Mais rapidement, ses forces virent à lui manquer, et il s'allongea dans le lit, se roulant sous la couette et tournant le dos à Raphaël, qui l'observa silencieusement. Était-ce pour échapper à un autre dialogue, ou bien était-il réellement à bout de forces ? C'était tout à fait logique que la seconde option fût la véritable motivation d'Alexandre, mais une petite voix faisait tout son possible pour ne pas que la première idée à laquelle le rouquin avait pensé ne quittât ses pensées.


Il resta assis sur le bord de la fenêtre à observer le ciel à la recherche d'étoiles brillant suffisamment fort pour être visibles par-delà la lumière de la ville, en vain. Il ne put que scruter une étendue dont le dégradé de l'orange vers le profond noir d'encre qui le répugnait. Qui savait ce qui les attendait désormais ? Ils devaient rester cachés pour ne pas que l’organisation ne les retrouvât, mais en même temps il devait à tout prix retrouver l'appartement d'Hélène et remonter le temps. Il était désolé pour Alexandre, car même s'il lui avait promis qu'il ne changerait rien, il voulait tout de même sauver la vie n'était-ce que d'Hélène et celle de Marie. Et peut-être que son acte ne changerait rien pour Alex ; après tout n'était-il pas d'une ligne d'univers différente de celle d'Hélène ? Il avait le vague souvenir de la rouquine disant que ses parents l'avaient abandonnée, ce qui n'avait aucunement été le cas pour son petit frère, qui avait par ailleurs survécu alors qu'elle était décédée dans ce présent incertain qu'il découvrait.

Il adressa une prière silencieuse aux prétendus dieux qui l'observaient de là-haut. Si un dieu quelconque existait, il aurait grandement apprécié qu'il l'aidât à faire en sorte que tout allât bien pour chacun. Il ignorait la marche à suivre, et se contenta d'adresser ce vœu dans ses pensées en espérant que quelqu'un l'entendît.


Entendant la respiration régulière et apaisée d'Alexandre, il voulut lui aussi se reposer mais il eut beau s'allonger sur le matelas posé à même le sol et se tourner et retourner, la fatigue ne parvenait pas à avoir raison de lui. Il se contenta d'observer à travers la pénombre les traits du visage d'Alexandre, qui s'était tourné vers lui dans son sommeil. Il semblait si détendu, son visage assoupi ressemblait beaucoup à celui de sa mère. Un sentiment de nostalgie le gagna. Il aurait tant aimé retourner à l'époque où tout allait bien, où il n'était pas pris dans les engrenages d'histoires sordides. Lorsqu'il n'y avait que son père et lui, et que son innocence ne le faisait pas voir les horreurs du monde extérieur, il avait été si heureux, et il ne réalisait qu'à présent le bonheur dans lequel il avait baigné. Il ne regrettait pas d'avoir rencontré Marie, et était même comblé par l'amour qu'il lui portait, et celui qu'elle lui portait en retour, mais les circonstances de leurs rencontre, et le destin funeste qui attendait la jeune blonde renforçaient l'idée qu'il n'avait pas su la protéger comme il se devait, et qu'il ne saurait peut-être jamais le faire.


Il soupira. Il aurait beau le désirer, jamais il ne reviendrait à une vie normale semblait-il. Il ne se voyait pas prendre un chemin qui l'éloignait pour toujours d'Hélène et d'Alexandre. Il aurait aimé mieux les connaître, en de meilleurs moments. Il avait l'impression que cela était impossible, qu'il n'aurait jamais cette opportunité. Après tout, n'étaient-ils pas les enfants d'un autre ? Leur simple existence prouvait que sa relation avec Marie était vouée à se faner, même si cette idée le répugnait.


Il entendit et entrevit Alex remuer sous les draps. Il semblait avoir un sommeil particulièrement agité, en témoignaient les faibles gémissements qui accompagnaient les mouvements de son visage. Il paraissait vouloir échapper à quelque chose dans son rêve. Cette entité le pourchassant sembla l'avoir rattrapé, puisqu'il s'éveilla dans un sursaut. Sa respiration se fit lourde et pesante, il paraissait essoufflé.

Il se redressa dans son lit, et observa sa main droite sous les maigres lueurs qui lui parvenaient à travers la fenêtre. Il remua lentement les doigts, ouvrant et fermant le poing sans aucune difficulté. Puis il passa lentement le pouce de sa main gauche le long de la cicatrice qui ne se sentait presque plus désormais sauf à quelques endroits. Il revoyait encore la scène, du sang coulant à flots de son avant-bras, la douleur qu'il avait ressentie à cet instant, et Hélène qui s'était jetée sur ce type pour le sauver. Ses souvenirs avaient beau être quelque peu flous, son corps se souvenait encore des sensations qu'il avait éprouvées, bien qu'elles fussent aussi amères et insupportables.

Il passa sa main rapidement dans ses cheveux afin de chasser les quelques mèches venues chatouiller ses yeux, et se massa le visage, comme pour se ressaisir. Il laissa s'échapper un soupir ; son cœur venait enfin de s'être apaisé. Il jeta un rapide coup d’œil sur l'ensemble de la chambre, qui lui paraissait immense dans l'ombre de la nuit, et ferma les yeux le temps d'un instant, tentant de penser à des choses agréables, à des souvenirs heureux.

Lorsqu'il les rouvrit, le jour filtrait à travers la fenêtre aux carreaux salis par la poussière, et le matelas dans lequel avait dormi Raphaël était vide.


*


Raphaël devait admettre qu'il n'avait pas beaucoup dormi cette nuit-là, mais ce n'était pas un réel problème ; il était bien parvenu à jongler entre les cours le jour et ses vols en tant que Fantôme R la nuit pendant toute une année, et avait acquis grâce à cela une capacité particulière de ne requérir que peu d'heures de sommeil pour être en pleine forme. Cependant, il s'en voulait d'avoir à nouveau laissé Alexandre seul dans cette chambre, même s'il se répétait que ce n'était que le temps d'aller voler quelque part de quoi prendre un petit-déjeuner suffisamment consistant pour reprendre leur fuite.

Il y avait longuement réfléchi, et en était venu à conclure qu'ils ne pouvaient rester dans la capitale, qui représentait un danger bien trop conséquent pour eux. Il y avait très peu de chances de tomber sur des membres de l'organisation en-dehors de la capitale, et ils pouvaient certainement se trouver un refuge quelque part. Après tout, la France n'était-elle pas immense comparée à Paris ? Il secoua la tête, un petit sourire dessiné sur ses lèvres. Ils allaient trouver une solution à tout cela. Le seul bémol à ce plan était qu'il ne pouvait par conséquent partir à la recherche de l'appartement qu'Hélène possédait et dans lequel se trouvait sa machine à voyager dans le temps, mais le rouquin était prêt à laisser cela de côté pour le bien d'Alexandre. Il ne pouvait se résigner à l'abandonner.


Il avançait d'un pas rapide sur le trottoir sali de bouts de verre et d'autres déchets jetés là, scrutant chaque enseigne et chaque devanture, tentant de deviner s'il serait aisé de voler dans cette boutique-ci ou plutôt dans celle-là. Finalement, il porta son attention sur une boulangerie dont les clients ressortaient pour certains avec un gobelet de café dans les mains. Il fit le tour des bâtiments de la rue, cherchant à deviner où commençait la boutique et où elle finissait afin de s'y infiltrer et de se servir dans l'arrière-boutique. Ce ne fut pas une tâche aisée, surtout en constatant que la petite ruelle bordant l'un des côtés du bâtiment n'y donnait aucun accès. Il s'y réfugia le temps d'élaborer une stratégie. Entrer, repérer rapidement les lieux, passer sa commande, attendre d'être servi et, au moment de payer, feindre ne pas avoir son porte-monnaie et faire mine de partir, avant de saisir leur repas et de s'enfuir en courant. Cela pouvait fonctionner, encore plus s'il y avait beaucoup de clients. La confiance le gagna ; il allait suivre ce plan, et improviser si toutefois il venait à échouer.


Il inspira profondément. Pourquoi était-il si nerveux ? Il avait volé tant de fois, ce n'était que la répétition d'un comportement qui était devenu pratiquement automatique chez lui. Peut-être cette nervosité venait-elle du fait qu'il état habillé en civil, et non en Fantôme R. Il n'avait pas à s'en faire, personne ne le connaissait ici. Alors pourquoi tremblait-il encore ? Ce n'était qu'un simple vol, bon sang !

Nouvelle inspiration. Il sembla peu à peu reprendre le contrôle de lui-même. Qu'est-ce qui lui prenait ? Il était aussi nerveux qu'à son premier vol ! Allons bon, tout allait bien se passer, il n'y avait pas de raison d'échouer avec un objectif aussi simple.


Il marcha hors de la ruelle de l'air le plus naturel qu'il pouvait afficher. Mais à peine avait-il fait un pas dans la rue principale qu'une poigne plutôt puissante l’agrippa au bras gauche, et le tira en arrière, le forçant à reculer assez violemment. Il se rattrapa du mieux qu'il put afin de ne pas tomber dans les nombreux détritus qui jonchaient le sol sale, et se félicita intérieurement pour son équilibre à toute épreuve, avant de dévisager la personne responsable d'un tel acte soudain, les sourcils froncés et prêt à lui faire comprendre qu'il était tout sauf ravi d'avoir été contre toute attente sa victime.


« Ce n'est pas très sympa de faire ça, grommela-t-il en roulant des yeux et se tournant progressivement vers l'individu, et encore moins sans prévenir... »


Il croisa le regard de l'homme qui se tenait en face de lui, et qui lui apparaissait tel un fantôme. Son teint pâle, ses cheveux roux autrefois flamboyants et à présent ternis et en bataille, ses traits tirés et sa maigre carrure indiquaient que ces derniers temps n'avaient pas été très agréables à vivre pour lui. Raphaël se figea. Que faisait-il là !?


« Je le sais bien, je te prie de m'excuser. Mais je n'avais pas le choix, je ne peux pas te laisser t'exposer autant, c'est trop dangereux.

– Pourquoi ?

– Vous êtes en danger. Surtout toi. »


Raphaël croisa les bras, quelque peu suspicieux quant à ce que disait son interlocuteur. Certes il lui ressemblait, mais qu'est-ce qui lui disait que c'était bien lui qu'il avait en face de ses yeux ?


« Cela m'étonne que tu restes introuvable aussi longtemps, et que soudainement tu réapparaisses pour m'annoncer ça, dans un endroit sordide en plus.

– Tu m'excuseras, j'avais mes raisons.

– Tes raisons, hein ? »


Raphaël retint un rire nerveux.


« C'est une expression que j'ai beaucoup utilisée moi aussi dis donc. Comme quoi on se ressemble vraiment.

– S'il te plaît, ne rends pas les choses plus compliquées qu'elles ne le sont. »


Le rouquin observa l'homme avec mépris. Comment pouvait-il être sûr de ne pas avoir affaire à un imposteur ?


« Il faut qu'on parte. Maintenant.

– Pourquoi je devrais te faire confiance ? Qu'est-ce qui me prouve que tu es bien toi ?

– Raphaël, crois-moi je t'en prie. Je ne te demande pas de faire ça pour moi, mais pour Hélène. »


C'était parfaitement étrange d'entendre son prénom prononcé par cette voix, sans parler de l'évocation d'Hélène. Elle n'avait rien à voir avec lui, elle n'était même pas vivante à ce moment-même. Alors pourquoi parlait-il d'elle ?


« Je ne veux pas que tu passes plus de temps dans cet univers, tu pourrais ne plus jamais en revenir. Et je ne veux pas que ça arrive.

– Il y a encore des choses qu'il faut que je fasse ici avant de partir. Il y a encore quelqu'un qui a besoin de moi. »


Le visage de son interlocuteur s'assombrit brusquement.


« Plus maintenant. »


*


Alexandre se redressa en position semi assise dans le lit, et observa plus en détail la pièce. Il sembla que Raphaël s'était absenté pour une durée indéterminée, et depuis peu. Il allait finir par revenir. Peut-être était-il allé chercher des provisions pour qu'ils pussent rester cachés en ces lieux plus longtemps. Cela ne l'étonnait même pas venant du personnage qu'il était.

Il s'extirpa difficilement hors du lit, rattrapé par la fraîcheur de la pièce contrastant avec la chaleur des couvertures. La chaleur de son appartement lui manquait terriblement. Allait-il pouvoir y retourner un jour ? Il l'espérait. Il n'avait qu'à aller dénoncer Myrjam aux autorités, qui feraient le nécessaire, en espérant que les autorités elles-mêmes ne fussent pas corrompues par la concernée... Il aurait aimé en discuter avec le rouquin avant de prendre sa décision, mais il savait d'avance que ce dernier l'interdirait à prendre autant de risques à sortir et s'exposer. Il soupira à cette pensée ; paraissait-il si fragile que cela aux yeux de tous ? Décidément cela ne changerait jamais.

Il risqua un regard dans le couloir des dortoirs, et finalement osa sortir pleinement. Il se faufila en-dehors du couvent ; il avait laissé un petit mot à l'attention de Raphaël pour ne pas qu'il s'inquiétât de ne pas le voir à son retour. Il retrouva aisément son chemin à travers le dédale de rues qui menait au couvent Saint-Louré, et préféra se rendre au commissariat à pied. Cela lui aurait pris tout autant de temps que de monter à bord d'une rame de métro, et il voulait apprécier le soleil qui brillait sans trop rencontrer de nuages ce jour-ci. Une petite voix lui disait que ce n'était pas prudent, qu'il aurait dû attendre le retour de son camarade de fuite, qu'il s'exposait trop et se mettait en danger inutilement, mais il la fit taire en se répétant que ce n'était que l'affaire d'une heure ou deux, que tout irait bien.


Ses collègues furent plutôt surpris de le voir passer le seuil du commissariat. Tous avaient été mis au courant de l'accident qui avait coûté sa vie à Charlie, et tous pensaient jusqu'à son arrivée qu'il lui aurait fallu quelques temps avant de trouver le courage de revenir. Il devait avouer qu'il n'avait pas pensé jusqu'à cet instant qu'il allait se retrouver dans le bureau de sa supérieure, vide. Il eut un pincement au cœur en réalisant cela, et la simple idée de se retrouver entre ces quatre murs dans un silence frappant provoquait en lui des tremblements qu'il peinait à maîtriser tant elle l'effrayait.

Il se dirigea pourtant vers la secrétaire –Elvira, non ?– en tentant de dissimuler son anxiété, et demanda à témoigner concernant l'explosion de la veille. La femme leva un sourcil, d'un air intrigué et perplexe, et lui demanda sur quels segments de l'enquête son témoignage pouvait-il apporter des informations. Lorsqu'il répondit de but en blanc qu'il avait le nom de l'auteur du crime, elle recula quelque peu dans son siège, et appela un supérieur pour qu'il vînt prendre sa déposition. C'était cet agent –quel était son nom déjà ? Michel ? Marcel ? Un nom dans ce style-là– qu'il n'avait que rarement croisé au sein du commissariat ; il fallait dire qu'il avait rarement côtoyé les autres agents, et avait le plus souvent été confiné dans le bureau à ranger la paperasse ou à mener ses propres recherches, qui visiblement n'auraient jamais porté leurs fruits tant Myrjam avait couvert ses traces derrière elle.

Il le fit s'asseoir dans un bureau à un étage différent de celui dont il avait l'habitude, mais le fait que cette pièce-ci était parfaitement rangée et ordonnée donnait l'illusion que le bureau de Charlie était d'une architecture complètement différente. L'homme s'assit à sa place, sur sa chaise roulante, et se posta face à son ordinateur afin de le préparer pour y taper la déposition du jeune homme. Une fois les préparatifs achevés, il se pencha vers lui, coude son gauche posé sur la table et sa main soutenant son menton, la droite jouant avec un stylo à bille qui avait été rongé à certains endroits.


« C'est inhabituel de voir un de nos propres agents témoigner dans une affaire qui ne les regarde que de loin, sourit-il derrière sa moustache qui tombait sur les coins de ses lèvres. Tu dis que tu connais le responsable de l'incident ? »


Si son ton se voulait amical et réconfortant, c'était le sentiment inverse qu'il provoquait chez Alexandre. Il se redressa quelque peu sur sa chaise, mal à l'aise, et répondit difficilement, sa gorge s'asséchant sans qu'il ne fît quoi que ce fût pour.


« Cette personne me l'a dit en face qu'elle avait planifié l'attaque ; elle cherchait à me tuer en plus de l'inspecteur.

– Je vois. Et il s'agit de qui ?

– C'est la fille du grand cousin de ma mère, Myrjam de France.

– La sénatrice ? Vous voulez rire ! »


Son rire s'estompa rapidement lorsqu'il croisa le regard sérieux du jeune homme. Il lâcha le stylo, qui roula sur le bureau jusqu'à en tomber au sol, et recula dans son siège, penchant quelque peu le dossier en arrière ce faisant.


« Je doute que ce puisse être quelque chose qu'elle ferait. Elle n'avait aucun lien avec Vergier.

– L'inspecteur m'avait confié détenir des preuves concernant l'auteur d'une enquête dans laquelle ma famille était quelque peu impliquée, juste avant que le métro dans lequel elle se trouvait n'explose. »


Il était étonné par lui-même, et quelque peu effrayé. Comment pouvait-il parler de ça aussi froidement ? Il donnait l'impression de n'être aucunement affecté par cette tragédie...


« Et en plus de cela, l'inspecteur a été mêlée à une affaire dans laquelle avait trempé le père de Myrjam. C'est par pure vengeance qu'elle a fomenté cette attaque.

– Et vous me dites qu'elle vous a dit ça de vive voix, en face ? »


Il acquiesça. L'homme semblait le croire.


« Pourquoi aurait-elle fait ça, si elle comptait vous tuer vous aussi dans cette attaque ?

– Elle espérait pouvoir me tuer peu après avoir révélé son plan initial.

– Quels étaient le motifs ?

– La vengeance. Rien que la vengeance.

– Je vois. »


L'homme fit pivoter son siège de gauche à droite, de droite à gauche. La pièce resta silencieuse, quelquefois animée par les gémissements mécaniques de la chaise roulante qui supportait de moins en moins d'être utilisée. Puis il reprit la parole.


« Ce sont de lourdes accusations que vous portez là, vous le savez ?

– Je suis conscient de ce que cela implique. Mais vous devez me croire, je n'aurais rien à tirer d'un tel mensonge si c'en était un.

– Sachez que je vous crois. »


Le cœur d'Alexandre manqua un battement. Avait-il réussi à le convaincre de sa seule parole ?


« Je vous crois car j'étais moi-même présent officieusement sur les lieux de l'attaque. C'est d'ailleurs pour cela que je sais que ce n'est pas un accident dû à un défaut de rame ou autre. »


Dans ce cas, il avait une chance de se faire entendre, non ? L'espoir gagna pleinement le jeune homme ; il allait pouvoir rendre justice !


« Je le sais aussi parce que c'est moi qui ai posé la bombe et les explosifs sur la rame, voyez-vous ? »


Alexandre entendit quelqu'un fermer la porte à clé de l'intérieur. Le bruit –ô combien insoutenable tant il le reconnaissait– des talons sur le parquet lui fit comprendre que la personne se rapprochait de lui. Il n'eut aucun mal à deviner que Myrjam tenait dans sa main un revolver agrémenté d'un silencieux, et qu'elle le pointait vers lui. Il en eut la confirmation lorsqu'il en sentit le froid contact sur sa tempe.


« Eh oui mon cher Alexandre, murmura-t-elle en se penchant à son oreille, tu aurais dû te douter que nous sommes partout. »


*


« Une balle, une seule. Aucune trace, aucune douleur. Je suis désolé, mais il n'y a plus le moindre représentant de la branche principale des de France. »


Les yeux noisette de Raphaël fixèrent intensément son interlocuteur, cherchant le détail, le geste infime qui le trahirait. En vain.


« Tu mens, ce n'est pas possible.

– Tout est possible lorsqu'il s'agit de Myrjam, tu l'as bien vu de tes propres yeux, souffla-t-il tristement.

– Comment aurait-elle pu le retrouver, alors qu'il est resté caché !? »


Ah, voilà qu'il s'emportait. Il ne se contrôlait vraiment pas. Comme quoi ce devait être de famille ; ni lui, ni son père, n'avaient su garder un caractère permettant de se socialiser très longtemps.


« Je n'en ai pas les détails exacts, mais il s'est jeté dans la gueule du loup. C'est pour ça que j'ai choisi Hélène plutôt que lui ; Alex était vraiment trop naïf pour une telle mission.

– Ne parle pas d'eux comme ça, cracha Raphaël en reculant, le mépris se dégageant de lui devenant presque palpable. Tu ne les as pas connus !

– Je les ai plus connus que toi en tout cas. »


Il sembla réaliser que la conversation n'irait nulle-part tant que le rouquin n'aurait pas accepté la réalité. Et il semblait très loin d'en arriver là. Il n'avait plus réellement le choix.


« Je te le demande une dernière fois, suis-moi, je t'emmènerai dans un endroit où on a besoin de toi. Plus rien ne te retient ici, c'est terminé.

– Et toi ? Tu n'es pas d'ici ?

– Si, en quelque sorte. Mais avoue que tu n'as aucune envie de rester trop longtemps avec moi, je sais que tu me détestes.

– Détester n'est qu'un euphémisme... »


Il feignit de ne pas avoir entendu son grommellement, et réitéra sa demande, en tendant sa main vers le rouquin.


« Viens avec moi. Vers un nouvel univers, qui répondra à toutes tes questions.

– Tu me le promets ?

– Si je ne pouvais même pas tenir une promesse aussi simple, je crois que je ne mériterais même pas de pouvoir parler à mon propre fils, n'est-ce pas, Raphaël ? »


Il fit la moue, et empoigna la main de l'homme, en évitant le plus possible de songer à cet étrange contact avec cette main qu'il n'avait pas touchée depuis quatre longues années.


« C'est bien parce que t'es mon enflure de père que je te reconnais sans problème. »

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