Quatorze Juillet

Chapitre 40 : - Partie III ~ Feux d’artifice - - Chapitre XXXVIII -

5709 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/06/2019 02:07

– Chapitre XXXVIII –


Raphaël eut un mouvement de recul ; la panique le gagna plutôt rapidement à la simple anticipation de ce qui allait lui arriver s'il ne parvenait pas à calmer la situation, ou même fuir, et cela le terrifiait. Face à lui, Myrjam semblait savourer chaque seconde en constatant son visage qui se décomposait lentement. Il ne voyait qu'une lueur brillante perçant à travers l'obscurité ; il crut reconnaître en elle Hélène d'une certaine manière, mais ce n'était en aucun cas comparable. Il était parvenu à faire changer d'avis la rouquine. Cela n'était pas chose aisée pour la femme se tenant face à lui.


« Tout ce que tu sais, répéta-t-elle de sa voix douce et faussement amicale. S'il te plaît, Raphaël Girard.

– Comment connaissez-vous mon nom ? grogna-t-il en tentant de rester le plus neutre possible, bien qu'il sentait qu'il craquerait bien assez tôt.

– Je n'oublie jamais les visages. Encore moins celui des personnes que j'ai tuées. »


Une sueur froide coula le long de sa tempe. Elle devait blaguer, ce n'était qu'une mise en scène, une farce, oui, c'était cela.


Elle soupira. Il la vit baisser son arme. Il n'en fut pas pour autant rassuré.


« Asseyons-nous et discutons, comme deux simples adultes, veux-tu ? »


Il ne répondit pas. Ses yeux étudiaient chaque recoin de la pièce dans l'espoir d'y trouver une porte de sortie afin de fuir cette femme qui n'allait probablement jamais se résigner à le laisser en vie.

Elle soupira, et prit place sur l'un des sofas sur lesquels ils s'étaient assis lors de la visite qu'Alexandre et lui lui avaient rendue un peu plus tôt. Elle attendit qu'il fît de même, bien qu'il ne s'exécutât qu'après quelques autres instants, et restât tout autant méfiant.


« J'accepte de répondre à toutes les questions que tu me poseras. En échange, je veux savoir comment tu as pu revenir.

– Je ne vois pas de quoi vous parlez, grogna-t-il en guise de réponse.

– Ne joue pas au plus malin avec moi, rétorqua-t-elle sur un ton sec. Je sais que tu n'es pas supposé être ici, devant moi. »


Elle croisa les bras, et le dévisagea avec un sourire en coin.


« Car après tout, tu devrais être mort. »


Il tenta de dissimuler sa réaction, en vain. C'était là un mélange de surprise et de terreur, alors qu'il réalisait ce que cela supposait. Bien sûr, elle l'avait déjà laissé entendre quelques instants auparavant, mais se voir apprendre clairement que son destin était des plus funestes, et que cela eût été confirmé par apparemment la personne responsable de son sort, cela le terrifiait.


« Je me souviens encore de tes râles d'agonie alors que tu te débattais entre mes mains... Tu devais être ma plus belle victime.

– Pourquoi m'avoir tué ? » articula-t-il du mieux qu'il put, les dents serrées.


Elle soupira, et posa un instant ses yeux dans le vide, dans un air mélancolique, avant de répondre.


« Lorsque j'étais petite, on m'a arrachée à mon père, et placée d'office sous la garde de ma famille maternelle...

– Ça n'a aucun rapport avec ma question, coupa Raphaël. Qu'est-ce que vous voulez de moi ?

– Que tu me laisses raconter des souvenirs. »


Il s'était attendu à ce qu'elle saisît son arme et la pointât droit sur lui, mais il n'en fut aucunement le cas. Il ne pouvait s'empêcher de voir Hélène à sa place, et réalisait difficilement la différence flagrante qui existait entre elles. Il ne parvenait pas à se faire à l'idée que, bien qu'elles fussent de la même famille, il avait su changer Hélène, mais ne pourrait certainement pas ramener cette femme, Myrjam, à la raison. Même si elle paraissait passive et inoffensive à présent, il ne pouvait oublier la pensée qu'elle jouait un double jeu, et profiterait de la moindre occasion pour l'anéantir.


« J'avais neuf ans, lorsqu'il a été arrêté et enfermé. On m'a envoyée vivre chez mes grands-parents, du côté de ma mère, mes seuls proches parents, bien qu'ils habitent près de la frontière allemande. J'aurais pu aller vivre chez la duchesse Élisabeth, ajouta-t-elle en prononçant son nom avec dégoût, mais elle ignorait jusqu'à mon existence-même. Elle a feint que je n'existais pas, et m'a tourné le dos. Elle était mon seul moyen de revoir un jour mon père, qui était tout pour moi. »


Il devait admettre qu'il croyait difficilement à sa version de l'histoire. Élisabeth avait toujours fait ce qui lui paraissait le plus juste, il le savait bien, même si ses choix pouvaient en avoir blessé plus d'un. Cela n'avait pas été dans son intention d'enlever à Myrjam sa vie aux côtés de son père, Jean-François, ni même à sa ville, mais il valait certainement mieux pour elle l'isoler de tout cela. Peut-être avait-elle voulu l'éloigner de l'organisation de Bonar afin de lui épargner les horreurs dont ces individus étaient capables ?


« Il ne m'a pas fallu attendre si longtemps que ça avant que tout vienne à changer. À peine sept ans plus tard, j'étais contactée par des individus qui me proposaient de rejoindre une organisation pour laquelle mon père avait pendant longtemps travaillé. Il m'a fallu plusieurs mois pour me décider, mais j'ai finalement accepté de revenir sur Paris. Et c'est là que j'ai découvert la vérité. »


Elle faisait machinalement tourner sa bague autour de son doigt. Elle s'arrêta, et se pencha en avant, vers lui. Son sourire complice l'inquiétait.


« Mon père était mort aux yeux de la société, et je comptais bien retrouver et punir ceux qui l'avaient assassiné.

– Pourquoi me raconter tout cela ?

– Parce que tu es concerné. »


Elle soupira, et maugréa quelque chose, au sujet de son impatience et de son incapacité à retenir son silence, avant de reprendre.


« Ça a été une tâche assez aisée. Chacun laisse des traces plus ou moins visibles, et en l'occurrence, vous m'avez laissé un véritable roman sur le déroulement de vos petites vies tant vous étiez insouciants. Je vous en serais, je pense, éternellement reconnaissante. »


Un frisson secoua violemment Raphaël l'espace d'une seconde. Lui qui avait vécu avec la prudence la plus parfaite les trois années précédentes, il parvenait difficilement à croire qu'il baignerait dans une existence insouciante un jour. Pour commencer, il ignorait complètement ce qu'il allait bien pouvoir devenir une fois de retour à son époque d'origine...


« Pour les individus comme le père Vergier ou encore Élisabeth, j'avais eu vent de leurs dossiers médicaux, je n'avais donc pas à me soucier d'eux. En revanche, j'ignorais complètement qu'il avait une fille ; il ne l'avait jamais mentionnée dans ses rapports, pour la protéger. Comme c'est mignon. Et pitoyable. »


Elle arborait un faux sourire qu'elle ne dissimulait aucunement. Elle semblait prendre un certain plaisir à repenser à ses victimes.


« Puis il m'a fallu atteindre les principaux responsables, toi et cette Marie de France. Le seul moyen de vous ravager était de m'en prendre aux enfants. Je pensais que la maladie d'Alex allait l'emporter, j'avais tort. Mais même lorsqu'il a fallu le faire taire pour de bon de nos propres mains, il nous a échappé, et c'est sa stupide sœur qui s'est jetée sur l'attaque. »


Elle haussa les épaules en ricanant. Tous ces souvenirs ressassés l'amusaient au plus haut point.

En face d'elle, Raphaël serrait les poings. C'était à cause d'elle que Marie avait autant souffert, pour sa simple vengeance personnelle. Il ne parvenait pas à comprendre comment un simple être humain pouvait être aussi perverti par ce désir.


« Elle a tenu bon, mine de rien. Mieux que ce que j'aurais cru. Mais il a fallu que toi, son seul soutien, disparaisse sans prévenir. C'est ce qui l'a menée au bord du gouffre, et m'a assuré une victoire parfaite. Vois-tu... »


Elle marqua une pause d'un air hésitant, et se gratta quelque peu la tête. Elle paraissait chercher les meilleurs mots à employer, sûrement ceux qui faisaient le plus mal lorsqu'il les encaisserait.


« Elle refusait de se passer la corde au cou, et pourtant, elle s'est tout de même laissée mourir.

– Je refuse de croire à ça, coupa Raphaël en haussant subitement le ton, les poings serrés jusqu'à s'en faire mal aux paumes. Elle n'aurait jamais fait ça si elle ne le voulait pas !

– Et comment le saurais-tu ? Tu ne sais pas dans quel état elle se trouvait ce soir-là. Les yeux rougis d'avoir trop pleuré, le visage blafard puisqu'elle refusait chaque remède à son désespoir... Elle a été surprise de me voir arriver chez elle à ce moment-là. Elle ne me connaissait même pas. »


Il la vit remuer les doigts avec amusement. Cela lui déplaisait. Comment pouvait-elle être aussi fière de ses méfaits ?


« Elle n'a pas résisté lorsque j'ai glissé mes doigts le long de son fin cou avant de les serrer et d'appuyer. Je n'ai même pas eu à y mettre toutes mes forces. »


Il s'apprêta à rétorquer, mais elle le devança tout de même.


« Tu vas me dire que c'est impossible puisqu'elle s'est pendue, et je te répondrai que c'est tout de même possible car, vois-tu, je ne l'ai pas tuée de ces mains, mais suffisamment asphyxiée pour qu'elle en perde connaissance. On conclurait immédiatement à un meurtre en trouvant la scène ; je l'ai camouflée et, d'un tour de corde, elle a fini sa vie dans cette chambre alors que je repartais aussi discrètement que lorsque j'étais venue.

– Le crime parfait, murmura-t-il d'un air abasourdi, terrifié par la femme qui se tenait face à lui et lui racontait tout cela avec fierté.

– Exactement » souffla-t-elle, un immense sourire se dessinant sur son visage.


Il respira difficilement. Pourquoi lui annonçait-elle tout cela ? Il connaissait très bien l'issue de cet entretien, et redoutait le moment où elle y mettrait fin. Elle enroulait nonchalamment une mèche de cheveux au bout de ses doigts, qui jouaient avec les minces fils châtain alors qu'elle continuait de lui raconter ces méfaits dont elle était si fière.


« J'ai accepté de m'occuper de lui pour faire durer le plaisir ; le voir souffrir des séquelles causées par la mort de sa famille me procurait un réconfort incomparable. Puis il s'est mis en tête que tout était lié, qu'il devait trouver le coupable. Il m'a fallu simplement lui suggérer de trouver l'inspecteur Vergier –je pensais alors au père, je le croyais encore vivant– et comme un bon chien de chasse, il m'a trouvé la fille. Dès lors, j'ai cherché le moment opportun pour les anéantir avec toutes les preuves de mon implication dans cette histoire. »


Ses doigts laissèrent tomber la mèche qui les occupait. Elle voulut garder un air neutre, mais ses émotions se firent plus grandes, et son visage trahissait le mépris et la rage qu'elle éprouvait à son égard.


« Puis tu es revenu, sorti de nulle part. »


Elle serra les dents.


« Tout était pourtant si simple. Comment as-tu fait ?

– Je l'ignore.

– Ne mens pas ! »


Elle se leva brusquement, son arme tenue fermement entre ses doigts, et pointée droit sur lui. Son sang se glaça, il était incapable de bouger, et fixait avec terreur le petit pistolet brillant d'une teinte argentée.


« Je sais qu'une machine à voyager dans le temps existe ; mon père s'en souvient, et moi aussi ! Toute nos vies durant nous avons eu ces rêves étranges d'un monde où les choses s'étaient passées différemment, un monde où grâce à cette machine, il avait pu exécuter le plan initial. Je n'aurais jamais été enlevée à mon père, nous aurions eu le pouvoir, et toi, cette maudite duchesse et ces foutus gosses, auriez été massacrés comme vous le méritez !

– Vous vous trompez ! » grogna-t-il tout de même, apparemment plus effronté qu'il ne l'était réellement.


Elle étouffa un rire moqueur et, contre toutes ses attentes, le laissa tout de même exprimer ce qu'il avait à dire.


« Le but que votre père poursuivait, il réduirait la ville à néant, et le pays ou même le monde s'il venait à prendre encore plus d'ampleur. Vous ne voulez pas ça, je le sais.

– Et puis-je savoir comment tu le sais ? »


Il soupira. Pourquoi entendait-il cette voix qui lui répétait qu'il pouvait assurément la calmer et s'en sortir vivant ? Il était certain qu'elle allait juste lui soutirer toutes les informations qu'elle pouvait avant de le faire taire pour de bon.


« Je viens d'un univers parallèle, dans lequel Bonar a réussi à prendre le pouvoir. La personne qui m'a entraîné là-dedans les soutenait, mais elle a rapidement compris qu'il n'allait que semer le chaos. Rien de bon ne peut être tiré des Jardins Suspendus de Babylone, croyez-moi. »


Elle sembla se laisser convaincre. Il redoutait encore plus à chaque instant celui qui allait suivre.


« Ce n'est pas ce que vous avez fait à Hélène ou Alexandre qui va ramener votre père et cette triste victoire.

– La manière dont tu prononces son prénom... Tu l'as connue, pas vrai ?

– C'est elle qui m'a mené ici. »


Son sourire s'allongea en un rictus qui déforma son visage ; elle éclata de rire, d'un rire à en glacer le sang qui retentit dans chaque recoin de la pièce, son écho rebondissant sans trouver de fin. Elle ne cessa jamais de rire, et se cacha le visage derrière sa main gauche alors que son hilarité la faisait pleurer. Sa main droite, qui tenait encore l'arme, moins fermement qu'un peu plus tôt, tremblait d'une manière inquiétante. Était-ce de la moquerie ou de la joie qu'il entrevoyait là ? Son expression était impossible à discerner et à comprendre.


« Alors elle existe... »


Elle tenta de reprendre son souffle, qu'elle regagna difficilement.


« Elle existe ! s'exclama-t-elle, à en faire trembler les murs de son appartement. Je l'ai toujours su ! »


Un frisson glacé le parcourut. Oh, pourquoi avait-il fallu qu'il crachât le morceau... ?


« Conduis-moi à elle ! » lança-t-elle en se rapprochant soudainement de lui, ses grands yeux bleu-gris écarquillés, ses immenses iris le transperçant avec fascination.


Elle l'avait empoigné par les épaules ; ce contact avait provoqué chez lui un certain mouvement de recul, d'autant plus qu'il sentait le poids du revolver –qu'elle n'avait pas pour autant lâché– lui peser.


« Même si je savais où elle se trouvait, je ne vous y conduirais pas, se risqua-t-il tout-de-même à répondre, bien qu'inquiet des conséquences que cela allait engendrer. Ce n'est pas ce qu'Hélène aurait voulu.

– Je vois. »


Son visage s'était soudainement durci, de retour à un air neutre et impassible, complètement opposé à l'état d'exaltation qu'elle affichait à peine un instant auparavant. Elle le lâcha, et recula quelque peu. Elle resta debout face à lui pendant une minute qui lui parut être une éternité, le toisant de haut d'un air mauvais qui le dérangeait beaucoup. Puis, sans dire le moindre mot, elle retourna s'asseoir sur le canapé, à la place où elle se trouvait un peu avant.


« Tu es dans une position délicate, tu le sais ? Tu es ici, dans une époque et un monde qui ne sont pas les tiens, où nul ne sait qui tu es, et où tu ignores tout de ce qui s'est passé, et visiblement sans moyen de retourner chez toi. Je pense qu'il vaudrait mieux pour toi coopérer avec nous, pour ta survie.

– Coopérer avec des gens comme vous et Bonar ? Je ne suis pas aussi désespéré que ce que vous pensez, cracha-t-il, les bras croisés sur son torse.

– Vraiment ? Je dois dire que tu n'as pas vraiment le choix. »


Trois violents coups retentirent sur le marteau de porte ; le bruit assourdissant qui retentit alors dans chaque pièce de l'appartement fit sursauter le rouquin. Il pria pour que ce fût quelqu'un venu le sortir de la situation épineuse dans laquelle il s'était empêtré.

Myrjam lui jeta un regard noir et, sans prononcer le moindre mot supplémentaire, alla ouvrir à leur visiteur impromptu. Il sentit la panique le submerger, son cœur cognant dans sa poitrine à la briser de l'intérieur ; il resta cependant à sa place dans le salon, de peur de se retrouver à nouveau nez à nez avec le canon du revolver, et se contenta d'observer la scène de loin.

La porte s'ouvrit dans un grincement peu rassurant, mais ce n'était rien comparé à ce que vit Raphaël. Il remarqua en un premier temps le visage terrorisé d'Alexandre, qui fixait son ancienne tutrice de ses grands yeux ambrés, comme s'il suppliait de tout son être que ce fût une effroyable méprise, mais qui réalisait un peu plus à chaque nouvelle seconde qui s'écoulait combien il s'était impliqué dans une histoire qui ne le regardait a priori pas. Mais Raphaël comprit rapidement que la terreur qui l'habitait trouvait aussi sa source en la personne de l'homme qui se tenait derrière lui, une main à la peau abîmée et visiblement peu amicale sur son épaule. Ce dernier salua Myrjam de sa voix rauque ; le jeune homme ne put que comprendre cela à l'amas de notes graves entrecoupées qui lui parvint jusque là où il se trouvait.


« Justement, je t'attendais. Et je vois que tu me ramènes un invité de renom.

– Il écoutait à la porte, répondit l'homme. Je me suis senti de devoir te prévenir.

– Et tu as bien fait, acquiesça-t-elle, tout sourire. Nous allons pouvoir continuer notre petite fête, avec des nouveaux compagnons, n'est-ce pas Raphaël ? »


Cela sembla faire tiquer l'homme qui, en voyant le rouquin, demanda s'il s'agissait bien du Raphaël, et afficha un air confus et songeur lorsqu'elle lui confirma sa supposition d'un hochement de tête. Apparemment tout le monde le connaissait ici, et était conscient qu'il n'était pas censé être présent en ces lieux, Alexandre y compris.


« Notre cher Raphaël me confirmait justement l'existence de la machine à voyager dans le temps dont mon père vous a souvent parlé, annonça Myrjam en s'asseyant, l'homme prenant place non-loin d'elle et forçant Alexandre à rester à ses côtés. N'est-ce pas ?

– Jamais des gens comme vous ne mettront la main dessus.

– Mais je sais que tu vas nous le dire. Puisque sinon... »


Elle tourna lentement ses yeux en direction de son acolyte, qui lui répondit par un large rictus qui semblait être un sourire, avant de sortir en un battement de cil un rasoir de barbier qu'il déplia et glissa sous la fine gorge d'Alexandre, qu'il empoigna par l'épaule afin de le rapprocher de lui et de le maintenir ainsi. Il retint un cri de surprise et se figea sous la terreur.


« Ce cher petit Alexandre risquerait d'y passer. Quel que soit ton choix, il est condamné.

– Pourquoi faites-vous ça ? »


Il tentait de garder son calme ; il savait de quoi cette femme pouvait être capable, et tuer Alexandre ne lui poserait visiblement aucun problème majeur. C'était même là un de ses buts. Mais alors à quoi jouait-elle ? S'imaginait-elle qu'il utiliserait la machine pour empêcher sa mort dans le cas où l'homme passerait à l'acte ? Il se mordit l'intérieur de la joue. Il avait un terrible pressentiment.


« Je vous ai déjà dit que je ne savais pas où elle était ! Hélène m'a amené ici pour m'empêcher de revenir vers elle, et...

– Hélène est morte ! Tout comme tu devrais l'être ! Je vous ai tués tous les deux ! » hurla Myrjam, hors d'elle.


Raphaël savait qu'il n'avais pas le droit à l'erreur. Mais il avait besoin de comprendre pourquoi cette ligne d'univers était aussi différente de celle d'où il venait.


« Alors pourquoi de là d'où je viens sommes-nous encore vivants à cette même époque ? Pourquoi ne pas nous avoir aussi tués dans cet univers parallèle ?

– J'ai juré de tous vous tuer peu importe le monde où nous nous trouverions, grogna-t-elle d'une voix gutturale tel un animal féroce.

– Alors comment pouvez-vous expliquer le futur radieux que j'ai vu ? Marie, Hélène, Alexandre, ils vivent tous dans la joie comme une vraie famille ! »


Il n'aimait pas mentir aussi ouvertement, encore moins sur un sujet qu'il ne maîtrisait pas, ni même ne connaissait un tant fût peu.


« Si ce que tu as vu est vrai, alors pourquoi es-tu là ? Pourquoi avoir choisi un futur où tous n'ont connu que la mort et la souffrance ?

– Parce que je sais que je peux encore tout arranger, assura-t-il d'une voix ferme. Libérez Alexandre, je vous promets de vous rendre votre père en retour. »


Elle sembla marcher, le temps d'un instant.


Elle fit signe à l'homme d'éloigner le rasoir de la gorge du jeune homme, et de desserrer son étreinte. Le blondinet ne se fit pas prier, et s'éloigna de lui d'un bond, et vint se réfugier dans les bras de Raphaël, qui lui tapota sur l'épaule en lui assurant qu'il maîtrisait la situation, et en lui répétant qu'il n'avait rien à craindre.


« Si tu as vu ce futur, tu sais qui est le père de ta chère rouquine et de son petit frère, n'est-ce pas ?

– Bien sûr. »


Elle rit. Simplement, légèrement. Sa douce voix était le seul bruit perturbant le silence qui régnait entre eux quatre.


« C'est vrai ? interrogea Alex, en relevant son visage, et en perdant ses yeux ambrés dans ceux du rouquin, une lueur d'espoir y brillant. Vous avez vu mon père ?

– Dans ce cas, tu ne vois pas d'inconvénient à me dire qui il est, n'est-ce pas ? »


Une sueur froide coula le long de la nuque de Raphaël. Pourquoi fallait-il qu'elle lui demandât ça... ?


« Je ne vois pas l'importance qu'a son nom dans notre conversation, répondit-il en se séparant d'Alexandre, qui recula et s'écarta quelque peu du groupe de discussion.

– Je pense que tu ne saisis pas les conséquences de tes actes. Cesse de te protéger derrière tes mensonges puérils. »


Elle leva le bras, le revolver serré entre ses doigts, visiblement chargé et prêt à tirer une fois la détente pressée.


« En refusant de dévoiler son identité –que nous tous ici connaissons– tu prouves que ce futur dont tu nous as parlé n'est que pure fantaisie. Je l'ai toujours dit que tu étais particulièrement stupide, et encore plus face à la mort. »


L'homme à ses côtés sortit lui aussi son pistolet, mais elle lui ordonna de le ranger, et de lui laisser les deux cibles.


« C'était tout de même amusant de se retrouver. Merci beaucoup pour ce divertissement. »


Elle appuya sèchement sur la gâchette. Raphaël vit la balle propulsée en sa direction, et s'écarta rapidement dans un semblant de réflexe sur sa droite afin de l'esquiver. Ce fut un miracle qu'elle ne l'effleurât même pas. Il n'eut pas le temps de réfléchir, et hurla à Alexandre de prendre la fuite ; ce fut plus rapide pour ce dernier, qui se trouvait plus près de la porte d'entrée. Puisque, en face de lui, Myrjam ordonna à son acolyte de le rattraper, il se contenta de lui jeter à la tête de toutes ses forces un cadre photo, premier objet qui lui tomba sous la main. Cela permit de le distraire suffisamment longtemps pour que le blondinet pût sortir de l'appartement.

La chance sembla être de son côté puisqu'il vit la femme recharger son arme ; elle avait bêtement cru qu'une balle suffirait, il devait prendre ça à son avantage. Il ignorait de combien de munitions elle était armée, et il préférait ne pas le savoir. Elle était inoffensive pour une minute à peine, et il utilisa ce laps de temps à son avantage. Il se rua sur l'homme et le plaqua violemment au mur, avant de reculer de quelques pas, et de le frapper d'un coup vif et sec à la gorge du côté de la main, ce qui eut pour effet de le mettre totalement hors de nuire. Son corps tomba au sol dans un bruit étouffé, suivi par une seconde détonation. La balle avait frôlé la joue gauche du rouquin, le blessant à peine ; il était décidément très chanceux ce jour-ci.

Il se contenta de ramasser le même cadre photo qui avait permis sa victoire sur l'imposant homme, et, en visant du mieux qu'il put, il toucha les mains de Myrjam qui tenaient fermement l'arme, ce qui la fit tirer une balle dans le sol. Lorsqu'elle releva la tête, une expression de rage indescriptible dessinée sur son visage, il avait déjà pris la fuite dans la cage d'escaliers de l'appartement, et la descendait à toute allure. Il savait qu'il n'avait plus le droit d'hésiter, si elle le retrouvait, lui comme Alexandre, c'en était fini de leurs vies.


Il sortit du lotissement en de grandes enjambées, et courut en direction de la bouche de métro la plus proche. Il sauta dans le premier en direction d'Aubervilliers, et descendit à Sèvres Babylone, l'arrêt qui lui permettait de rejoindre son appartement –celui d'Alexandre désormais– ; bien que ce fût parfaitement stupide de se rendre à un endroit où Myrjam aurait tout de suite l'idée de les chercher, il espérait que le jeune homme s'y était rendu, afin qu'ils se retrouvassent et fuissent ensemble.

L'appartement était ouvert, cela ne présageait rien de bon. Il y pénétra, et avança à tâtons, priant pour tomber sur la bonne personne, en vain. Il trouva pour seul signe de vie celui de la plante verte qui prenait le soleil dans un coin du salon, dont les feuilles frémirent au gré du courant d'air que son arrivée avait provoqué. Sa conscience lui suggéra de jeter un coup d’œil à la cave, Alexandre s'y était très probablement réfugié.


Raphaël sentit que quelque chose clochait lorsque l'étagère refusa de se décaler sur le côté lorsqu'il tira le livre. Le mécanisme avait été forcé. Il fut contraint de la pousser de toutes ses forces, suffisamment pour pouvoir se créer une ouverture assez grande pour qu'il s'y faufilât. Il trouva en bas de la cave, recroquevillé dans un coin, un Alexandre terrifié et tremblotant qui sanglotait, la tête sur ses genoux et ses mains s'agrippant à ces derniers. Ses larmes s'intensifièrent lorsqu'il reconnut la silhouette du rouquin à travers l'obscurité, et il se jeta dans ses bras.


« J'avais tellement peur, bégaya-t-il en s'accrochant à ses vêtements. Je veux pas mourir... pas comme ça...

– Ça va aller, rassura-t-il, bien que lui-même n'en était pas convaincu. Je sais où on peut se cacher. Est-ce que tu me fais confiance ? »


Il acquiesça, hésitant.


« Je te promets que tout reviendra dans l'ordre. Suis-moi. »


Il le prit par la main, et le tira hors de la cave sombre et froide. Ils quittèrent l'appartement sans regarder derrière eux, le laissant dans un état a priori peu suspect, bien que n'importe qui se serait rendu compte que quelque chose s'était produit ne fût-ce qu'en entrant dans la chambre et en voyant l'étagère décalée sur le côté, un trou béant gisant à la place du mur qui était censé se trouver là.


Ils sortirent du bâtiment sans croiser la moindre personne, et se précipitèrent à travers la rue de Bellechasse. Raphaël expliqua entre deux foulées qu'ils allaient faire un grand détour, mais que cela restait nécessaire, et que c'était pour cette raison qu'ils remontaient la rue afin de rejoindre la station Solférino-Bellechasse du M12, bien que ce fût cette même ligne qui menait à l'appartement de Myrjam. En y repensant, elle avait probablement alerté tous ses hommes de main, ils devaient faire attention à chaque personne qu'ils croisaient désormais. Voir les portes se refermer derrière eux rassura quelque peu le rouquin, qui jetait pourtant sans arrêt des regards furtifs aux alentours, à la recherche de possibles ennemis.

Lorsqu'ils parvinrent à la station Madeleine, ils sortirent au dernier moment de leur rame, afin de semer d'éventuels poursuivants en filature. Alexandre le suivait à la trace sans se questionner sur la destination qu'il comptait atteindre en empruntant la ligne 14 du métro parisien à la correspondance. Il ne disait rien, gardait un silence des plus calmes que jamais Hélène n'avait su atteindre. Alors que le jeune blondinet se perdait dans ses pensées, entre le ronronnement des rails, le souffle du vent frottant la voiture et la cadence berçant les passagers, Raphaël le dévisageait sans un mot. Son visage était figé dans une expression neutre alors que ses grands yeux ambrés scrutaient le vague au-delà de la vitre de la fenêtre, de par laquelle quelques vagues lignes lumineuses rappelaient l'immense vitesse à laquelle ils filaient. Il ne se préoccupa pas des quelques mèches blondes qui glissèrent, ébouriffées par une bourrasque un peu trop forte.

Il sursauta lorsque le rouquin l'empoigna par l'épaule pour lui indiquer qu'il devait s'apprêter à descendre à la gare de Châtelet, mais reprit rapidement conscience de la situation, avant de le suivre à nouveau. Ils croisèrent une foule dense et compacte, dont la simple vue donna un haut-le-cœur à Alexandre. Il tenta tant bien que mal de ne pas perdre de vue son compagnon de fuite, mais il suffit qu'une femme le heurtât un peu trop brusquement pour que la tignasse rousse se dérobât de son champ de vision. Il eut beau se tourner et retourner, tout ce qu'il voyait n'était qu'une marée de visages inconnus qui lui donnait la nausée. Sa respiration s'accentua. Il détestait les foules. Pire, il les craignait. Tous ces gens pouvaient être témoins d'un événement et aucun d'entre eux ne déciderait d'agir. Il devait fuir. Mais où aller ?


« Reste avec moi. Ne te perds pas. »


Il crut pendant un instant entendre la douce voix d'Hélène, comme il aimait qu'elle le réconfortât dans les moments où il avait le plus besoin d'elle. Il sentit la chaleur d'une main serrer la sienne et l'extirper hors de tous ces gens qui avançaient aveuglément à travers la gare jusqu'à un coin peu fréquenté de la station.


« Merci » souffla-t-il finalement une fois que sa respiration se fut calmée.


Raphaël hocha de la tête, et lui dit qu'il n'avait qu'à prendre le temps qu'il lui fallait avant de repartir. Alexandre s'en voulut de les avoir freinés pendant plusieurs longues minutes –il avait l'impression qu'une bonne quinzaine de minutes s'étaient écoulées– à vouloir reprendre sa respiration et attendre que son cœur reprît un rythme normal. Dès qu'il se sentit un tant fût peu mieux, il demanda à ce qu'ils repartissent, et ils se retrouvèrent dans un wagon presque vide de la onzième ligne du métro parisien.

Dès lors il ne lâcha plus Raphaël du regard, inquiet à l'idée de se retrouver seul à nouveau tout en sachant que des individus étaient à sa recherche pour le tuer. Il ne s'était jamais autant senti vulnérable. Comment celui qui se trouvait en face de lui pouvait rester aussi calme et lucide en de telles circonstances ? Il ne tremblait pas, ne se retournait pas à chaque instant afin de vérifier s'il n'était pas suivi. Il paraissait si calme, si décontracté face à la menace qui pesait sur lui... Alexandre l'enviait.


Il lui donna l'ordre de descendre de la rame dans un murmure ; peut-être était-il tout de même terrifié mais ne le montrait pas. La station Rambuteau était habitée par quelques voyageurs qui passaient par là, aucun ne montra la moindre envie meurtrière à leur égard. Cette simple constatation suffit à apaiser un peu plus l'esprit du jeune homme. Peut-être allaient-ils pouvoir se rendre là où le voulait Raphaël sans encombre finalement.


Ils empruntèrent la rue des Francs Bourgeois, qu'Alexandre ne connaissait que de nom, et dans laquelle il n'avait jamais mis les pieds. Puis, après quelques autres rues aux noms inconnus pour lui, ils atteignirent leur destination, un lieu qu'il reconnut grâce aux photos qu'il avait pu retrouver dans les affaires de sa mère après son décès.


                                                                                                                     

C'était le couvent Saint-Louré.


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